Carême 1929 :A TRAVERS LE MONDE DES DIEUXEn recueillant les multiples échos du tourment de Dieu dans l’âme humaine, sans doute avez-vous eu l’impression d’être un peu assourdis par toutes les voix que je vous ai fait entendre Ne fallait-il pas cependant qu’elles fussent nombreuses et d’origines très diverses pour rendre leur accord encore plus frappant ? A ce tourment les hommes de tout temps et de toute race ont trouvé, ou cru trouver un apaisement dans leur croyance à un Dieu ou à des dieux. Nous rencontrerons plus tard le Dieu d’Israël et le Dieu de Jésus-Christ. Voyons aujourd’hui si, à parcourir le monde des dieux que l’humanité a adorés, en dehors du judaïsme et du christianisme, nous pouvons apprendre quelque chose sur la signification profonde du tourment de Dieu. , I ,Qui dit Dieu dit religion ; mais qui dit religion dit-il toujours Dieu ? La question vaut d’être posée. Sans parler de l’usage qui s’est introduit dans la langue de parler de la religion du Progrès, de la religion de la Science, de la religion de l’Humanité, il convient de remarquer qu’il existe de grandes religions d’où l’idée de dieux est absente, où, tout au moins, elle paraît jouer un rôle très secondaire. C’est le cas du bouddhisme qu’un historien, Oldenberg, nous dit être une « religion sans dieu » et qu’un autre, Barth, juge « absolument athée » [1]. D’ailleurs, l’athéisme est-il toujours irréligieux ? Maints penseurs s’appuient, pour affirmer le contraire, sur des exemples singulièrement émouvants. D’autres considèrent volontiers que l’esprit humain, se dégageant de plus en plus des mythes et des légendes dont il a vécu dans les temps lointains et dont, pour une bonne part, il vit encore, trouvera un jour l’achèvement de sa vie religieuse dans une religion sans dieu. « L’idée d’un dieu unique, écrit un auteur contemporain, nous est devenue si naturelle que nous la croyons essentielle à la religion. Elle ne l’est pas... Une religion athée est parfaitement concevable » [2]. Ceci suffit, Messieurs, à marquer l’extrême difficulté que présente toute définition tant soit peu rigoureuse de la religion. L’étymologie du terme nous apporterait-elle quelque lumière ? Religion vient-il de religare qui veut dire relier, et qui, par cela même, semble impliquer l’existence d’une relation, essentielle dans toute religion, entre l’homme et un ou des pouvoirs dont il se sent dépendant ? Religion vient-il, au contraire, de relegere, comme le soutiennent certains savants ? Et ce mot suggère-t-il plutôt l’idée de soins vigilants ? Je n’hésite pas à considérer comme très probable la première étymologie, mais je reconnais que les philologues ne sont pas d’accord. Une science nouvelle se présente maintenant à nous, qui, malgré ses origines récentes, a pris déjà un développement considérable : c’est la science des religions ou l’histoire des religions. N’hésitons pas à constater qu’elle a rendu, jusqu’à présent, d’immenses services. Elle a mis en lumière et, par son développement même, elle met en lumière toujours davantage, qu’un caractère essentiel de l’homme est d’être religieux. De plus, elle fait ressortir que les multiples religions dont elle étudie la genèse et le développement sont comme les espèces d’un même genre. Mais, alors, qu’est-ce donc que la religion ? Est-il possible, par l’étude des religions les plus différenciées, de saisir en chacune d’elles certains caractères qui, se retrouvant dans toutes les autres, constitueraient, en quelque sorte, les éléments permanents de ce qu’on appelle, dans l’humanité, la religion ? L’effort des historiens des religions tend précisément à rechercher ces éléments primordiaux de toutes les religions, de manière à les inclure, si possible, dans une définition de la religion. Voyons quelques-unes de ces définitions : « Le sentiment religieux, dit l’un, est le sentiment de la dépendance par rapport à des volontés que l’homme primitif place dans l’univers » [3]. M. Salomon Reinach définit la religion « un ensemble de scrupules qui font obstacle au libre exercice de nos facultés » [4]. Pour Morris Jastrow, « la religion se compose de trois éléments : 1° la reconnaissance d’un pouvoir ou de pouvoirs qui ne dépendent pas de nous ; 2° un sentiment de dépendance à l’égard de ce ou de ces pouvoirs ; 3° l’entrée en relation avec ce ou ces pouvoirs. Si l’on réunit ces trois éléments dans une seule proposition, on peut définir la religion comme la croyance naturelle à un ou à des pouvoirs qui nous dépassent, et à l’égard desquels nous nous sentons dépendants, croyance et sentiments qui produisent chez nous : 1° une organisation, 2° des actes spécifiques, 3° une réglementation de la vie ayant pour but d’établir des relations favorables entre nous-mêmes et le ou les pouvoirs en question » [5]. Durckheim, enfin, écrit : « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à -dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent » [[Les formes élémentaires de la vie religieuse, p. 65.]]. Remarquons toutefois que l’histoire des religions présente bien des incertitudes et bien des divergences. Elle offre, à vrai dire, des difficultés très particulières. « En ce qui touche aux documents, aux constatations des faits, aux relations qui servent de base à la science des religions, aucune autre matière n’offre autant de prise à l’à peu près, à l’hypothèse et à l’arbitraire ». Il s’agit, vous le remarquez sans que j’y insiste, « de connaître les pensées dernières, les sentiments les plus intimes d’hommes qui sont séparés de nous par des milliers de milles dans l’espace, par des siècles dans le temps » [6] et surtout par des coutumes héréditaires, par des habitudes mentales, par des façons d’exprimer leur pensée totalement différentes des nôtres. S’il s’agit plus particulièrement des non-civilisés, tous les historiens des religions et tous les sociologues s’accordent à reconnaître qu’on leur fait dire à peu près ce qu’on veut, tant est grande leur impuissance à s’exprimer [7]. Ainsi nous sommes mis en présence de restitutions grandioses qui font apparaître de quelle manière, au dire de tel ou tel savant, la religion s’est développée dans la race humaine, et comment se sont explicitées, sous des formes très diverses, les virtualités que renfermaient les germes originels. Mais ces restitutions, si impressionnantes qu’elles soient, paraissent le plus souvent hypothétiques et, au surplus, irréconciliables entre elles. Et quelle diversité dans la détermination de l’élément religieux fondamental ! On se propose, en effet, d’arriver au fonds primitif, on cherche à isoler, dans l’expérience religieuse humaine, la pauvre émotion, à peine plus qu’animale, qui serait la religion [8]. Mais que trouve-t-on à l’origine ? Les uns, comme Tiele, insistent sur la notion d’esprits ; d’autres, comme Frazer, mettent au premier plan la magie ; d’autres encore, comme Robertson Smith, les totems ; d’autres, comme Durckheim, l’instinct social et les tabous. Que sais-je encore ? Ne voit-on pas qu’en fait, lorsqu’il s’agit du classement si délicat de documents que l’histoire des religions met à la disposition des savants, dès qu’on veut introduire entre eux une discrimination, établir une hiérarchie, on est obligé d’avoir pris antérieurement une attitude philosophique qui, d’avance, détermine le sens général des conclusions qu’avec une entière bonne foi on entend ne faire sortir que de l’examen des faits ? « Pour anxieux que soit un homme d’arriver aux faits tout nus de l’histoire passée , écrit un penseur anglais , il ne peut les comprendre qu’en les mettant en relation avec son propre esprit. Et son esprit n’est pas vide : c’est un esprit pourvu déjà de catégories personnelles, et d’un contenu propre, disposé en conséquence à regarder les choses d’un certain biais. Il doit donc, de toute nécessité, lire ce caractère mental dans tous les faits qui lui sont soumis, les ramener à ses canons, se les approprier, se les assimiler, les tourner pour ainsi dire et les retourner jusqu’à ce qu’il puisse les voir dans la lumière de ses façons habituelles de penser » [9]. Ce sont là , Messieurs, quelques-unes des difficultés que présentent des études dont, d’ailleurs, l’un de ceux qui s’y sont adonnés avec le plus de persévérance, nous dit que non seulement, dans sa pensée, elles doivent se proposer « d’élever et d’instruire, mais de libérer l’esprit humain » [10]. Mais qu’importent les a priori qui, trop souvent, déterminent l’interprétation des faits ! Soyons reconnaissants envers tous ceux qui, depuis une quarantaine d’années, ne cessent d’apporter leur pierre à l’édifice immense qu’élèvera la science des religions, et, sans nous arrêter nous-mêmes, pour l’instant, à l’interprétation des faits, parcourons le monde des dieux auxquels les hommes ont demandé ou demandent encore un apaisement à leur tourment. , II ,Au premier abord, nous nous trouvons dans un monde où la diversité va jusqu’à l’incohérence et à la contradiction. De l’animisme, du totémisme ou du fétichisme des non-civilisés nous passons dans l’Inde où le culte de la vache et de dieux innombrables voisine avec le panthéisme brahmanique. La Chine paraît nous inviter au culte des morts et à la pratique d’un confucianisme sans racine religieuse. Au Japon, les dieux de la nature, personnifications des forces naturelles, accueillent successivement les empereurs dans une famille qui compte huit cents myriades de divinités. Et, dans tout cet Extrême-Orient, le bouddhisme, plus ou moins dégénéré selon les régions, offre à ses sectateurs une discipline de délivrance qui n’implique aucune reconnaissance d’une divinité. La Perse antique, s’efforçant de résoudre le problème de l’origine du mal, nous convie à l’adoration de deux dieux éternellement hostiles, dont l’un incarne le principe du bien et l’autre le principe du mal. Les panthéons de la Grèce et de Rome nous racontent, dans leur mythologie, les histoires de dieux et de déesses singulièrement enclins à éprouver les passions humaines. Dans l’Egypte ancienne, nous retrouvons des animaux divinisés et un culte solaire. L’Islam seul, en dehors du judaïsme et du christianisme, paraît enseigner un Dieu unique, un Dieu qui est un Maître miséricordieux sans doute, à ses heures, mais qui distribue si arbitrairement châtiments et récompenses qu’en vérité il paraît être plutôt une personnification de la fatalité. Ajoutons qu’à tous ces dieux les hommes offrent des cultes dont les rites infiniment divers laissent souvent à la magie une place prépondérante. Que cherchent-ils en s’approchant ainsi des divinités auxquelles ils veulent rendre leur hommage ? N’est-ce pas, la plupart du temps, à écarter leur courroux, à se les concilier, à se les rendre propices ? Ainsi, dans la plupart des religions humaines, l’homme paraît se préoccuper avant tout, par son culte, de mettre à son service le dieu ou les dieux auxquels il croit. Cependant, Messieurs, regardons de plus près ce monde où nous n’avons vu, jusqu’à présent, qu’une multiplicité désordonnée. Grâce à la science des religions, au labeur des ethnologistes, des missionnaires, des folkloristes, nous pouvons, par delà l’observation superficielle, entrevoir et même saisir une réalité toute différente. Voyez, par exemple, la Chine. C’est un fait qu’au début de l’ère chrétienne, les confucianistes avaient oublié la notion du Ciel sublime souverain. Mais l’antiquité de cette notion est attestée par Confucius lui-même. Si, cinq siècles avant Jésus-Christ, le grand moraliste n’a d’autre souci que d’établir des règles concrètes qui aideront à la formation d’une classe de politiques avisés, appelés à gouverner avec sagesse le peuple chinois, il n’en est pas moins vrai que Confucius croyait ce que croyaient avant lui les anciens, dont lui-même nous a conservé tout ce qui reste d’eux [11]. Or, deux ou trois siècles avant Confucius, la croyance en un Etre suprême est certaine chez les Chinois. C’est un être qui règne, qui gouverne, qui récompense ou châtie, qui fait justice aux opprimés qui lui adressent des requêtes. Cette croyance apparaît, d’ailleurs, chez les anciens Chinois, antérieurs de quinze ou vingt siècles à l’ère chrétienne ; pour eux, au-dessus de tout, est « un Être supérieur qu’ils appellent Sublime Ciel, Ciel, Sublime Souverain ou Souverain, quatre appellations parfaitement synonymes. Le Ciel donne, conserve ou ravit l’existence. Il est l’auteur de toutes les relations, de toutes les lois. Il considère les hommes et les juge. Il récompense et punit selon le mérite ou le démérite » [12]. Si, de la Chine, nous passons au Japon, nous avons peine, avouons-le, à nous reconnaître dans le labyrinthe où « la voie des dieux », le Shinto comme disent les Japonais, semble avoir perdu les Japonais eux-mêmes. Et pourtant l’on discerne une hiérarchie de divinités, de dieux de la nature ou de dieux des hommes, personnifications de héros, au sommet de laquelle siège Amaterasu, la déesse du soleil. Dans la grande famille indo-européenne, la linguistique comparée impose une première constatation. Qu’est-ce que le Jupiter qu’honorent toutes les races latines ? Qu’est-ce que le Zeus pater des Grecs, sinon le Dyaà »s pitar du sanscrit ? Certes, dans l’Inde, la personnalité de Dyaà »s s’est un peu effacée au profit d’autres entités ; mais « il ne paraît guère douteux que nous nous trouvions ici devant quelque chose de primitif, et que non seulement l’idée du dieu suprême soit indo-européenne, mais que sa personnalité ait été assez marquée pour que son nom même se soit maintenu avec une fidélité remarquable » [13]. Notez en passant que le nom de ce Dyaà »s, devenu Zeus pater chez les Grecs et Jupiter chez les Latins, signifie le « Brillant », appellation que, dans des races et dans des peuples très éloignés de la Grèce et de Rome, nous retrouverons donnée à un dieu regardé comme Etre suprême et créateur du monde. Sans doute, chez les Indo-iraniens, au sommet des dieux, nous trouvons un couple de dieux gardiens de l’ordre moral, entourés de divinités subordonnées. Mais dans la Perse ancienne, bien avant Zoroastre Auramazda, « l’esprit Science » est considéré comme le grand dieu, le plus grand des dieux, qui sait tout, qui voit tout, le créateur du ciel, de la terre, de l’homme, du bonheur. Et dans l’Inde des brahmanes, bien antérieurement au bouddhisme, Varuna ne fait-il pas penser au Iahveh israélite, fondateur et gardien de l’ordre cosmique et moral ? Il semble qu’en ces temps lointains les dieux disparaissent parfois derrière l’image du vrai Dieu, « l’unique sans second » qu’on appelle Brahma [14]. L’histoire religieuse de la Grèce nous présente-t-elle des constatations analogues ? Assurément, la conception d’un dieu du ciel dont la foudre est le principal attribut, y est fort ancienne et vraisemblablement primitive. Mais quelle étrange opposition entre la religion des Grecs et leur philosophie ! Déjà , au commencement du sixième siècle avant Jésus-Christ, Xénophane de Colophon, en face des images vulgaires consacrées par les cultes helléniques, dressait l’idée pure d’un Dieu unique et universel [15]. Plus tard, Platon, Aristote, d’autres encore, écrivirent des pages admirables sur Dieu, sur la justice divine, sur la possibilité pour l’homme de croître dans l’imitation de la divinité, mais ils n’exercèrent aucune action sur la vie religieuse de leur époque. Il semble, a-t-on justement remarqué, que, sur ce point, les Grecs aient payé la rançon de leurs facultés esthétiques [16]. De même les Romains, préoccupés « non de réfléchir sur le monde, mais de s’en servir » [17], ne voyaient, dans les cultes qu’ils rendaient à leurs dieux, que l’accomplissement d’un devoir civique, et, s’ils adorent avant tout Jupiter, le dieu indo-européen primitif, ils n’en viennent à spéculer sur Dieu que sous l’influence de la philosophie grecque. Quel contraste avec l’Egypte ancienne ! Sans doute, ici encore, nous nous trouvons en présence d’un mélange de croyances et de cultes juxtaposés et souvent contradictoires. Et cependant, devant les beautés sans cesse renouvelées que la nature offrait aux regards des Egyptiens, leur esprit s’était élevé à l’idée d’un Créateur dont le soleil si puissant, si bienfaisant, si nécessaire, est la plus éclatante des manifestations. Dans l’ancien empire, Râ, le soleil, est le plus grand dieu ; dans le nouvel empire, Amon Râ est l’être suprême, créateur de toutes choses, et, ainsi que le dit un papyrus, « il est unique, unique, n’ayant pas son semblable » [18]. Cette croyance au dieu unique est plus frappante encore chez les non civilisés. C’est ici, en vérité, Messieurs, que la science des religions comparées me paraît appelée à mettre en lumière les faits les plus saisissants. Reconnaissons d’abord avec M. Raoul Allier, dans sa Psychologie de la conversion chez les peuples non civilisés, que « la notion d’un Dieu suprême ne joue à peu près aucun rôle ni dans la conduite du non-civilisé, ni dans les actes de sa piété, ni dans ses sentiments habituels, ni dans son intelligence peu préoccupée de problèmes théoriques ». Il n’en est que plus frappant que ce soit cette notion, qui semble la plus éloignée de sa pensée ordinaire, qu’il accepte la première, lorsque les missionnaires la lui présentent. « Il a l’air de l’accepter comme si, antérieurement, elle avait été à lui et qu’il ne fasse qu’en reprendre une possession consciente ». « On dirait qu’au milieu des cultes animistes, elle est passée presque au rang d’une chose démodée, surannée, tombée en désuétude » [19]. Et pourtant, ceci accordé, croyons un observateur aussi consciencieux que le missionnaire Rusillon lorsqu’il nous affirme « qu’une longue liste pourrait être faite des noms des dieux, souvenirs gardés précieusement par les âmes les plus nobles, et dont obscurément les hommes attendent le retour ou les bénédictions. Ils s’en sont privés, ils le reconnaissent eux-mêmes, par une révolte inconsidérée, ils le savent, ils s’en accusent. Ce qui frappe quand on examine ces dieux divers, c’est de voir combien ils sont semblables les uns aux autres, comme si la tradition de chaque peuple parlait du Dieu unique de l’humanité » ( [20]). C’est, par exemple, Nyambé, dieu supérieur, au Zambèze ; dans l’Afrique équatoriale, Nzame, dieu des Fangs ; ailleurs, Mawu, le dieu suprême des Nigritiens ; Molimo, le grand dieu des Bassoutos, « celui qui est au-dessus » ; Zanahary « le rayon de soleil », le « brillant » des Sakalaves. Sous des noms différents, c’est toujours le même Etre suprême qui a quitté les hommes à cause de leur méchanceté, et dont les hommes n’ont pas perdu le souvenir. La même croyance se retrouve plus ou moins précise chez les peuples les plus arriérés, par exemple dans la partie de l’Australie qu’on connaît le mieux et sur laquelle, avec une prédilection marquée, les sociologues portent leurs investigations. Chez les Esquimaux, comme dans les îles de l’Océanie, une croyance analogue apparaît au fond de l’esprit humain. « Dieu vivait parmi les hommes, raconte une vieille légende malgache recueillie par un missionnaire, mais les hommes, fatigués de sa surveillance, n’eurent plus d’égards pour lui, et Dieu décida de les abandonner. Dieu est parti, disent-ils, mais avec lui, tout ce qui faisait notre bonheur. Les femmes sont devenues rétives, les hommes sont méchants. Nous avons besoin de retrouver Dieu : comment le faire revenir parmi nous, les hommes ? C’est ainsi que la légende explique le commencement des charmes et des idoles ( [21] ). Et des légendes analogues, ailleurs qu’à Madagascar, racontent, sous de multiples formes, la même histoire. Le moins qu’on puisse dire, après ces observations, si sommaires soient-elles, est que tous ces non-civilisés semblent avoir fait « une chute hors d’un théisme primitif dont ils gardent la nostalgie » [22]. Jugement que semble bien confirmer l’un des spécialistes les plus qualifiés des études africaines lorsqu’il écrit : « La plupart des noirs d’Afrique croient à l’existence d’un Dieu créateur » [23]. Que conclure sur ce point, Messieurs, sinon que le problème du monothéisme primitif qui se serait trouvé à l’origine des croyances humaines est loin d’être résolu ? C’est ce qu’indique fort sagement M. Raoul Allier, dans une note très importante de son ouvrage : « Quand nous avons entrepris notre travail, dit-il, cette idée d’un monothéisme primitif nous semblait inspirée par un a priori dogmatique. Les enquêtes du P. Schmidt (un savant catholique universellement connu et respecté), nous apparaissent maintenant comme troublantes... La notion d’un Etre suprême a parfois l’air de devenir plus précise à mesure qu’on remonte le cours des âges. On comprend que des savants, et non des moindres, déclarent aujourd’hui que le problème est à reprendre en entier » [24]. , III ,Cette conclusion nous met en mesure d’apprécier maintenant une interprétation, très en faveur aujourd’hui, de l’expérience religieuse humaine : je veux parler de l’interprétation sociologique. La sociologie est, elle aussi, une science récente. Dès l’origine elle a attaché une importance capitale à toutes les manifestations de la vie religieuse de l’humanité. « Nous admettons, écrivait naguère Durckheim, l’un de ses plus éminents représentants, que les croyances religieuses reposent sur une expérience spécifique dont la valeur démonstrative, en un sens, n’est pas inférieure à celle des expériences scientifiques, tout en étant différente » [25]. La sociologie étudie donc les religions comme les autres faits sociaux ; elle pratique rigoureusement, cela va sans dire, la méthode d’exclusion de la transcendance ; elle s’efforce de mettre les variations de l’expérience religieuse en corrélation avec les transformations des milieux sociaux. La religion apparaît aux sociologues comme « une chose essentiellement sociale » [26]. « Ce qui, dans l’individu, dépasse l’individu », lui vient de « cette réalité supra-individuelle, mais donnée dans l’expérience, qu’est la société » [27]. La conscience religieuse est donc, dans l’homme, le retentissement de la conscience collective, qui est, elle, « la forme la plus haute de la vie psychique parce qu’elle est une conscience de consciences » [28]. « Loin que l’idéal collectif que la religion exprime soit dà » à je ne sais quel pouvoir inné de l’individu, c’est bien plutôt à l’école de la vie collective que l’individu a appris à idéaliser » [29]. En somme, « on peut dire, en gros, que partout et toujours », au dire des sociologues, « il y a correspondance étroite entre la forme de la société et celle des croyances religieuses » [30]. Et ici, si nous en avions le loisir, il conviendrait de s’arrêter à une hypothèse, qui parfois même a été présentée par certains sociologues comme une thèse dogmatique, hypothèse d’après laquelle il y aurait différence irréductible entre ceux qu’on appelle les primitifs et les civilisés, différence irréductible, par conséquent, entre les sociétés primitives et les sociétés civilisées, et, par cela même, différence non moins irréductible entre les croyances et les expériences religieuses de ces sociétés primitives et les croyances et les expériences religieuses des sociétés civilisées. Qu’il y ait, dans les thèses ou les hypothèses énoncées par les sociologues, une grande part de vérité, et qu’au demeurant elles soient fort utiles comme point de départ de nouvelles recherches, nous ne saurions le méconnaître. Un immense labeur, auquel il convient de rendre le plus éclatant hommage, a été accompli en particulier par les sociologues français. Toutefois il convient aussi de remarquer qu’il n’y a pas une seule école sociologique et qu’ici, comme en tout ce qui touche à la science des religions, nous avons à noter des divergences d’écoles et beaucoup plus que des nuances dans l’interprétation des faits. Peut-être serait-il nécessaire de distinguer entre la sociologie et le sociologisme. Si la sociologie, maniée par des hommes ayant le sens de l’objectivité, faisant effort pour se libérer, tant qu’il leur est possible, des a priori dont nous parlions tout à l’heure, est appelée à rendre des services considérables, on me permettra de dire que le sociologisme, cette généralisation à outrance de l’explication de toutes choses par l’action de la société, renferme de graves erreurs. En premier lieu, la détermination des « formes élémentaires de la vie religieuse », par l’étude de ce qu’on appelle les primitifs, conduit-elle à des conclusions certaines ? Chaque fois qu’on entreprend l’explication d’une chose humaine, disait Durckheim, il importe de remonter à l’origine, de parvenir, dans la mesure du possible, à la forme la plus primitive et la plus simple de ce qu’on entend expliquer. Mais est-on sà »r d’atteindre les primitifs ? Et dans ces primitifs qu’on croit trouver dans telle ou telle province de l’Australie ou ailleurs, sont-ce véritablement des primitifs qu’on rencontre ? Ne sont-ce pas plutôt des dégénérés ou, du point de vue de la civilisation, des ratés ou des manqués [31] ? Au surplus, les coutumes religieuses qu’on observe chez ces prétendus primitifs sont, non pas simples, mais au contraire extrêmement compliquées, ce qui laisse entrevoir derrière elles une évolution déjà fort longue. En fait, ainsi que l’observe M. Delacroix, « l’histoire des religions n’atteint pas les origines. Quand commence l’histoire, la religion existait déjà ; l’étude des origines est l’étude de quelque chose qui a déjà commencé. On reconstruit les origines historiques, et, à plus forte raison, la préhistoire, à coup d’hypothèses ». Et n’est-ce pas encore une erreur « de croire que toute l’activité créatrice se soit dépensée à l’origine et qu’il n’y ait plus eu, dès lors, que conservation et développement à partir d’un germe donné ? » [32]. Dans la réalité complexe de la vie religieuse, l’histoire et la psychologie nous font assister à une incessante collaboration de l’individu et de la société. Qu’on prenne donc garde de ne pas ramener l’évolution à un déroulement mécanique, alors qu’elle présente un développement organique. On prétend isoler un germe primitif dans lequel on croit saisir les éléments constitutifs de toutes religions. C’est bien plutôt l’étude de l’être évolué, adulte, aussi parfait que possible, qui permet seule de conclure à la présence, dans le germe, de virtualités inaperçues et jusqu’alors imperceptibles [33]. Il y a plus encore. Nous avons noté, en parcourant le monde des dieux, le contraire de progressions, ce qu’on peut appeler des dégressions. Par exemple, ce passage, si caractéristique, d’un monothéisme qui apparaît primitif, pour autant qu’on puisse parler de primitif, à des formes nettement inférieures de la vie religieuse. Comment en rendre compte, du point de vue du sociologisme ? « La langue des païens d’aujourd’hui, note le missionnaire Rusillon, toute pleine d’idées qu’ils ont oubliées, est meilleure que leur propre cœur » [34]. Fait remarquable, confirmé par les observations d’un nombre considérable de missionnaires parmi les peuples non civilisés, fait auquel se heurtent les thèses que nous avons signalées. Mais le sociologisme, appliqué à l’étude des religions, est contredit plus encore par le simple fait d’un païen se convertissant contre le milieu social auquel il appartient. Si la religion est chose essentiellement sociale, si la conscience religieuse d’un individu n’est que le retentissement en celui-ci de la conscience collective du milieu auquel il appartient, comment expliquer que, dans la conscience de cet individu, apparaissent tout à coup des valeurs spirituelles toutes nouvelles par lesquelles, dès lors qu’il les adopte, les intègre dans sa pensée et dans sa vie, il se met en contradiction formelle avec les traditions les plus sacrées de la société où il a vécu jusqu’alors ? Et il y aurait ici, reprenant le point que je n’ai fait qu’indiquer, à montrer également de quelle manière l’hypothèse de la différence irréductible entre les non-civilisés et les civilisés s’écroule devant le fait que des individus appartenant à des peuples considérés comme non-civilisés ou primitifs, ouvrent leur vie tout entière, non pas simplement par une adhésion plus ou moins extérieure de l’esprit ou du geste, mais par la participation effective à une foi personnelle, à une conception de la vie religieuse, à une expérience spirituelle totalement différentes de celles dont leur milieu leur avait tout d’abord imposé le type. Ces transformations radicales d’individus, ayant entendu, par les missionnaires de telle ou telle confession chrétienne, la prédication de l’Évangile du Christ, impliquent d’ailleurs une attitude toute nouvelle à l’égard de la divinité. Je signalais tout à l’heure que, dans la plupart des cultes dont l’observation s’offre à nous (hélas, ne pourrions-nous faire la même remarque dans de nombreux milieux chrétiens ?) nous constatons le désir plus ou moins conscient de l’homme de se servir du dieu auquel il rend un culte. Et voici que dans des peuples non-civilisés ou dans des races de l’Extrême-Orient, ayant une formation spirituelle toute différente de la tradition chrétienne, nous voyons apparaître tout à coup, sous l’influence des conversions dont je viens de parler, une modification décisive dans l’attitude à l’égard de la divinité. Le dieu n’est plus celui dont on se sert, dont on veut se concilier la faveur, ou dont on veut écarter le courroux, il est le Dieu en qui l’on trouve le principe d’une vie qui est, avant tout, don de soi-même, répondant au don de celui qui appelle l’homme à participer à sa vie. Notons enfin que, dans les peuples aux religions les plus diverses, la transformation religieuse de quelques individus prépare la transformation des milieux sociaux eux-mêmes auxquels ils appartiennent. Ici encore nous voyons la thèse du sociologisme se heurter à des constatations de fait. Des sociétés nouvelles surgissent au milieu des sociétés non-civilisées, sous l’action de quelques hommes, conquis à une nouvelle conception de la vie et participant par leur être le plus intime à une nouvelle expérience religieuse. Telles sont quelques-unes des objections que l’on peut faire au sociologisme. Vous voyez aussi par là , Messieurs, ce qu’il faut penser de l’interprétation, commune à un grand nombre d’écrivains, selon laquelle l’homme, sortant de l’animalité serait sorti de la matière inconsciente et inerte, aurait d’abord été naturiste, puis animiste, puis fétichiste, puis idolâtre, puis polythéiste, puis théiste, et serait en marche vers la laïcité [35]. Je me suis efforcé, Messieurs, au cours de cette étude, de ne pas m’écarter du terrain des observations vérifiables par tous les esprits cultivés. Permettez-moi d’indiquer, en conclusion, le point de vue auquel se place un penseur chrétien pour interpréter les faits que j’ai soumis à votre réflexion. Le chrétien n’ignore pas les incertitudes, les obscurités, les erreurs des religions non chrétiennes. Il sait que les dieux de beaucoup d’entre elles réclament des hommes un culte qu’accompagnent les pires excitations de la sensualité. Et pourtant, dans les cultes les plus grossiers, aussi bien que dans les plus purifiés, le chrétien discerne toujours et partout l’homme cherchant de quoi étancher sa soif intérieure, de quoi apaiser son tourment. Rien de ce qui est dans le monde visible ou dans la nature ne peut répondre à l’aspiration de l’âme humaine. C’est d’un monde invisible, surnaturel, qu’elle espère la délivrance. On parle volontiers, dans des milieux d’ailleurs mal informés, du rire des païens, de la gaieté des non-civilisés, et on en conclut que, loin d’avoir l’âme troublée, comme j’ai eu l’occasion de le dire, ils possèdent une paix que nous pourrions leur envier. Ne tombez pas dans une erreur si grossière. Ceux qui connaissent le mieux les païens, quel que soit leur paganisme, pour avoir vécu longtemps avec eux, et les avoir beaucoup aimés , pourquoi ne dirais-je pas que ce sont surtout des missionnaires ? , savent que ce rire est mélangé de douleur et d’amertume ! Et ils savent aussi, et les chrétiens savent avec eux, que, dans tout paganisme, il y a « les résultats d’un combat incessant, disant maladroitement, sans doute, mais avec sincérité, toute l’angoisse des hommes, la douleur de leur cœur, la ténacité de leurs espérances. Et leur pitié s’est mêlée d’admiration pour la pauvre âme humaine cherchant à tâtons, sans se lasser, le fil sauveur qui doit la conduire à Dieu » [36]. D’où vient donc que partout et toujours, chez le païen moderne de nos cités de luxe et de misère comme chez le païen d’Afrique ou d’Orient, la même aspiration se manifeste, souvent si douloureuse ? Pourquoi, tout le long de son histoire, l’humanité cherche-t-elle en gémissant ? Est-ce un Dieu dont elle garde la mystérieuse nostalgie qui lui inspire de le chercher et veut se faire trouver par elle ? Mais pourquoi lui est-il si difficile de le découvrir et de le trouver ? Est-elle le jouet d’un mirage ? Se nourrit-elle de fictions ? Saisit-elle, au contraire, peut-elle saisir une réalité ? Ces questions, la raison humaine , et non pas seulement le cœur , ne cesse de les poser. Avant d’aller plus loin, nous devons écouter les réponses que leur donne la philosophie. Notes[1] Pour ces appréciations et d’autres encore, voir Durckheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, p. 46. [2] Couchoud, La Renaissance religieuse, p. 140. [3] Marie-Jean Guyau, cité dans Orpheus, p. 3. [4] S. Reinach, Orpheus, Paris, 1909, p. 4. [5] The Study of Religion, New-York, 1901, p. 170. [6] Léonce de Grandmaison, dans Christus, Manuel d’histoire des religions, Paris, 1916, p. 24. [7] Christus, p. 24. Dans le même sens Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures. [8] Christus, p. 37s. [9] Illingworth, Reason and Revelation, Londres, 1902, p. 96. [10] S. Reinach, Orpheus, p. 36. [11] Léon Wieger, dans Christus, p. 15. [12] Wieger, ouvr. cité, p. 134. [13] Albert Carnoy, Christus, p. 293. [14] Ibid., pp. 305, 375, 383. [15] Cf. Brunschwicg, Nature et Liberté, Paris, 1901, p. 144. [16] Joseph Huby, Christus, p. 483. [17] Martindale, Christus, p. 488. [18] Alexis Mallon, Christus, pp. 613, 615, 627, 635. De magnifiques hymnes à Amon-Râ, traduisant une croyance émouvante à sa providence, sont traduites pp. 636ss, 658. [19] 2 vol. in-8, Paris, 1925. T. I, pp. 279, 282. [20] Rusillon, Le Paganisme, p. 26. [21] Rusillon, ouvr. cité, p. 23. [22] Ibid., p. 21. [23] Maurice Delafosse, La Civilisation négro-africaine, p. 12. [24] Ouvr. cité, T. I, p. 284, n. 6. [25] Ouvr. cité, p. 596. [26] Ibid., p. 605. [27] Ibid., p. 638. [28] Ibid., p. 683. [29] Ibid., p. 604. [30] Jean Piaget, Immanence et Transcendance, Genève, 1928, p. 10. [31] Il faut lire, sur ce point, l’ouvrage de Raoul Allier, Le Non-civilisé et nous, Paris, 1927. [32] Delacroix, La Religion et la Foi, pp. 402, 404. [33] Cf. Christus, p. 4. [34] Rusillon, ouvr. cité, p. 30. [35] Cf. Christus, p. 99. [36] Rusillon, ouvr. cité, p. 15. |