Carême 1931 : QU’EST-CE QUE L’EGLISE ?AUTORITÉ ET LIBERTÉAUTORITÉ ET LIBERTÉ
En affirmant avec saint Paul que l’Eglise est le corps du Christ, organisme mystique par lequel se réalise, dans la foi au Christ, la restauration des solidarités divines et humaines telles que Dieu les veut, nous affirmons, par cela même, qu’insérée dans la trame de l’histoire de l’humanité comme la réalité qui donne à cette histoire son sens éternel, l’Eglise est non pas invisible seulement, elle est aussi visible. Avec Calvin nous répétons que, « comme il nous est nécessaire de croire l’Eglise, invisible à nous, et cogneue de Dieu seul, aussi il nous est recommandé d’avoir ceste Eglise visible en honneur, et de nous maintenir en la communion d’icelle » (1). Cette Eglise visible est une société, la seule société qui tienne, a-t-on même pu dire. Comme toute société, elle implique, elle exige une autorité. Il nous faut donc, dirons-nous aussi avec Calvin, « traiter de l’ordre selon lequel Dieu a voulu que son Eglise fust gouvernée » (2). J’entends bien la question qui, dès l’entrée, m’est posée par plusieurs, qu’ils soient d’ailleurs non protestants ou protestants. « Que venez-vous nous entretenir aujourd’hui de l’autorité qui doit, dites-vous, s’exercer dans l’Eglise, vous, pasteur d’une Eglise de la Réforme ? Ne savons-nous pas, les uns et les autres, les uns pour l’en blâmer, les autres pour l’en louer, que la Réforme a proclamé, en face des droits que prétend avoir l’autorité de l’Eglise, la liberté que réclament la pensée et la conscience individuelles ? ». Ou l’autorité ou la liberté : l’antinomie apparaît insoluble à un grand nombre d’esprits. Arrêtons-nous donc, Messieurs, à cette question de l’autorité de l’Eglise et de la liberté au nom de laquelle on aime à dire que certaines confessions chrétiennes repoussent l’autorité. Nous l’étudierons aujourd’hui d’un point de vue général, remettant à plus tard ce qui se réfère proprement à l’enseignement de l’Eglise. Notre étude nous conduira à examiner dans leur développement historique et dans leur attitude actuelle les diverses confessions chrétiennes. Qu’on me permette de dire simplement à ceux qui m’écoutent, à quelque Eglise qu’ils se rattachent, que j’ai demandé à Dieu de purifier mon cœur de tout parti pris et de n’y laisser que le seul souci de servir la vérité dans la charité. — 1 — Que, dès les origines de l’Eglise, à l’âge apostolique, une autorité se soit exercée en elle ou ait été exercée en son nom, cela résulte avec évidence des textes mêmes du Nouveau Testament. Mais divers sont les dépositaires de cette autorité, divers aussi leurs pouvoirs, divers enfin les territoires sur lesquels ils l’exercent. D’une part, dans une fraction plus ou moins considérable de l’Eglise universelle, un apôtre, tel saint Paul ou saint Pierre, exerce une autorité spirituelle indéniable. Il a, nous le savons, en tout cas pour saint Paul, juridiction sur un nombre important de communautés qu’il gouverne, au nom du Christ, dans la puissance du saint Esprit, avec l’aide des autres titulaires des « charismes » spirituels : évangélistes, prophètes et docteurs. D’autre part, dans chaque Eglise locale, des membres de la communauté qui ont reçu le don de présider ou d’administrer, appelés tantôt évêques (surveillants), tantôt presbytres (anciens) — de ce mot vient le mot prêtre — nommés par l’apôtre ou par ses délégués, ou désignés par les fidèles, exercent une autorité administrative et disciplinaire ; toutefois, leur juridiction ne dépasse pas les limites de la communauté dont ils sont membres. Au surplus l’autorité dont les uns ou les autres sont revêtus a, directement ou indirectement, sa source dans le Christ ou en Dieu : tel est, du moins, l’enseignement de saint Paul selon qui, d’ailleurs, toute autorité vient de Dieu (3). Très rapidement, deux changements importants s’opèrent. En premier lieu, les évêques et les presbytres tendent à concentrer dans leurs mains tous les pouvoirs, aussi bien spirituels qu’administratifs, et cela au détriment de l’autorité des hommes qui, dans la période des débuts, apparaissaient revêtus soit d’une vocation apostolique immédiate, soit d’un don proprement spirituel d’évangéliste ou de prophète. En second lieu, l’épiscopat monarchique se substitue peu à peu aux régimes très divers en vigueur à l’origine. Là où il y avait plusieurs presbytres, désignant parmi eux un surveillant ou évêque, et là où, à l’origine, plusieurs évêques administraient ensemble la communauté, le principe s’affirme peu à peu qu’un seul évêque doit avoir la direction effective de l’Eglise. Une Eglise par cité, un évêque par Eglise, ayant autorité sur le collège des presbytres (des prêtres), sur les diacres, sur les fidèles : telle est la règle qui ne tarde pas à prévaloir. La théorie de la succession apostolique s’élabore. Et l’Eglise qui, sous réserve de ce que nous avons noté dans notre précédente étude, apparaissait comme une fédération d’Eglises locales, revêt le caractère d’une fédération d’évêques, seuls appelés « de droit divin » à exercer l’autorité dans l’Eglise ou à en déléguer l’exercice dans les limites de leur juridiction. L’Eglise, au sens mystique, société des fidèles communiant dans la même foi en Jésus-Christ, s’identifie avec l’Eglise, société visible soumise à une loi ecclésiastique qui règle les rapports des chrétiens avec Dieu. Vers l’an 300, les métropolites, les évêques de ces grandes Eglises dont la fécondité spirituelle avait donné naissance dans les régions environnantes à d’autres Eglises, prennent peu à peu une autorité prépondérante sur les évêques de leur voisinage. Enfin, l’on voit grandir le pouvoir de quelques évêques revêtus de la dignité de patriarche, et tout spécialement de ceux de Rome ou de Byzance. Il faudrait pouvoir jalonner avec une précision suffisante le chemin que parcourut, dès lors, l’Eglise du Christ dont l’unité se maintenait encore dans la diversité des tempéraments, dans le conflit sans cesse renouvelé des formulations doctrinales, et aussi, hélas, dans la lutte des ambitions personnelles. Nous devons nous borner à de brèves indications. On assure volontiers, de certains côtés, que les Eglises des premiers siècles, autonomes de fait à l’égard de l’évêque de Rome, en étaient néanmoins dépendantes de droit. Cette dépendance apparaît singulièrement contestable encore au début du IV° siècle, puisque le Concile de Nicée n’a été ni convoqué ni présidé par l’évêque de Rome, mais bien par l’Empereur Constantin, qualifié à cette occasion d’évêque du dehors ou de catéchumène souverain (4). Assurément, au cours des siècles suivants, l’évêque de Rome apparaît de plus en plus comme l’évêque, non seulement de l’ancienne capitale de l’Empire, mais de la seule grande Eglise de l’Occident dont la tradition la plus ancienne attestât l’origine apostolique, et comme exerçant, dès lors, une primauté d’honneur au milieu des autres évêques de la chrétienté latine. Mais nous pouvons en croire l’historien avisé et prudent que fut Mgr Duchesne lorsqu’il nous dit que « dans toutes les régions de l’Occident, quelle que fût la situation politique, l’avancement et la forme de l’organisation ecclésiastique, il n’y avait rien, au déclin du VI° siècle, qui pût faire prévoir que l’Eglise latine serait un jour plus centralisée que ne le fut jamais l’empire romain. Rome demeurait pour tout le monde le siège apostolique, la métropole suprême de l’Eglise ; dans les questions de dogme ou de discipline générale qui divisaient l’Orient et l’Occident, il était entendu que le pape avait le droit de parler au nom de toutes les Eglises occidentales... Mais, de ce respect universel à une centralisation ecclésiastique, il y avait loin. Personne, d’ailleurs, pas plus les papes que les autres, ne paraît en avoir senti le besoin d’une façon pressante » (5). Le schisme d’Orient, qui survint définitivement au XI° siècle, prouve surabondamment que jusqu’alors le pape, comme on appelait l’évêque de Rome, n’exerçait point de juridiction universelle sur l’Eglise de Jésus-Christ. Le patriarche grec admettait, certes, que son action ne s’étendît qu’à l’Orient ; il reconnaissait au pape le titre de patriarche de l’Occident, il le voulait bien comme son égal, mais non pas comme son chef. Et si les Eglises orientales reconnaissaient à l’apôtre Pierre le premier rang dans le collège ecclésiastique, elles distinguaient entre une primauté d’honneur et une primauté de juridiction et niaient, en tout cas, la transmission de ses prérogatives aux évêques de Rome (6). Dès lors, le pouvoir de l’évêque de Rome ne cesse de grandir. Sans doute, les Conciles essaient de maintenir leurs prérogatives, leur droit exclusif de formuler le dogme et les règles de discipline pour l’Eglise universelle dont ils sont la représentation authentique. Assurément aussi, le prestige de la papauté est atteint soit par le schisme d’Occident, soit par son abaissement moral en particulier au XV° siècle. Mais la Réforme renforce, dans l’Eglise romaine, la tendance à la centralisation des pouvoirs dans les mains d’un seul homme. Le temps vient bientôt où Pascal peut noter qu’ « il n’y a presque plus que la France où il soit permis de dire que le Concile est au-dessus du Pape » (7). Rien n’arrête désormais l’Eglise catholique romaine dans une évolution que ses théologiens les plus récents appellent développement, explicitation d’un dogme tout d’abord implicitement contenu dans l’Evangile lui-même. Au terme de ce développement qu’avons-nous ? Le Concile du Vatican qui, en juillet 1870, définit l’Eglise comme étant une monarchie absolue. Notez, Messieurs, que contrairement à ce qu’on croit d’ordinaire, ce qu’il y a de plus important, et peut-être de plus grave, dans la constitution Pastor aeternus, qui a défini le dogme de l’infaillibilité personnelle du Souverain Pontife, ce n’est pas cette proclamation de l’infaillibilité pontificale, mais c’est la reconnaissance, pour le pape, d’ « un plein et suprême pouvoir de juridiction sur toute l’Eglise, non seulement dans les choses qui concernent la foi et les mœurs, mais aussi dans celles qui appartiennent à la discipline et au gouvernement de l’Eglise universelle » (8). Cette marche vers une centralisation croissante de l’autorité dans l’Eglise et vers une concentration définitive de tous les pouvoirs dans la personne du Souverain Pontife a revêtu, entre autres, deux aspects qu’il importe de signaler. En premier lieu, les libertés dont l’histoire de l’Eglise romaine conserve le souvenir, sont de plus en plus diminuées et l’on tend à les supprimer. La liberté de discussion, tout d’abord. A-t-on jamais vu, depuis la Réforme, sauf à l’époque du Jansénisme, des controverses doctrinales se déployer à l’intérieur de l’Eglise romaine comme pendant les premiers siècles ou, au moyen âge, à la veille du Concile de Latran ? Serait-il possible à un canoniste aussi réputé que le Panormitain, qui joua un rôle de premier plan au Concile de Bâle, de s’exprimer aujourd’hui ainsi qu’il suit : « Le Concile peut convaincre un pape d’hérésie. Si le pape pouvait invoquer de meilleures raisons et de meilleures autorités que le Concile, c’est lui qui convaincrait le Concile d’erreur... Ce sont les bons arguments qui établissent la vérité. Et si un chrétien quelconque avait de meilleurs arguments rationnels et scripturaires que le pape, c’est sa thèse qu’il faudrait préférer... Même le Concile général n’est pas l’Eglise, il ne fait que la représenter. L’Eglise universelle est constituée par la totalité des fidèles » (9). Pareille liberté de langage ne serait pas tolérée aujourd’hui. Personne, à vrai dire, ne songerait à en user. Ainsi que l’écrivait, il y a peu d’années, un homme qui ne ménage pas son admiration pour les grandeurs de l’Eglise catholique, le professeur Foerster : « Tout avis libre et spontané est devenu impossible ; et d’ailleurs un pareil avis ne retrouverait pas l’efficacité qu’il eut naguère (qu’on se rappelle Catherine de Sienne et ses épîtres au pape Grégoire XI, tout inspirées de la vraie liberté ecclésiastique et qui contribuèrent tant à replacer la papauté au centre spirituel de la chrétienté). Un saint même, au premier conseil audacieux et opportun qu’il oserait donner, serait invité à se taire, et non pas par l’autorité suprême seulement, mais plus encore par l’intolérance maladive et l’âpre fanatisme de tels milieux importants de l’Eglise » (10). Sans doute, on nous affirme que « les tendances locales, nationales, psychologiques ou sociales, viendront d’elles-mêmes se fondre dans l’unité harmonieuse d’une même foi et d’une même vie » (11). Mais la fusion dont on parle n’est-elle pas l’effet d’une tendance, que signalait aussi Foerster, « à transporter les méthodes militaires de subordination et d’uniformité dans un domaine où elles peuvent tout simplement anéantir les âmes » (12) ? C’est alors qu’on voit apparaître, chez les uns, un zèle immodéré pour l’unité extérieure, et chez d’autres, trop souvent, un dédain croissant pour les personnalités créatrices. Quant au pouvoir des évêques, successeurs des apôtres au même titre que l’évêque de Rome, chacun sait quelles limitations leur ont été peu à peu apportées. A tel point qu’au témoignage d’un prêtre éminent qui prit part aux récentes Conversations de Malines, « deux opinions sont soutenues aujourd’hui parmi les théologiens catholiques : la première faisant dériver toute juridiction du pape ; la seconde admettant que la juridiction des évêques leur est donnée directement par Notre-Seigneur, comme aux apôtres, étant bien entendu que l’exercice de cette juridiction doit être autorisée par le Pape » (13). Il serait superflu d’insister sur ce point. Le second aspect de la longue évolution de l’Eglise romaine auquel je désire vous rendre attentifs, est l’élaboration progressive, achevée au moyen âge, de la doctrine d’après laquelle toutes les puissances temporelles sont soumises au pouvoir spirituel. Il semble que ce soit là, pour les théologiens de l’Ecole, la différence caractéristique entre l’ancien ordre païen et le nouvel ordre chrétien. Dans l’ordre païen le sacerdoce était soumis à César, dans l’ordre chrétien il lui sera subordonné. « Il convient, dit le pape Boniface VIII, dans la bulle Unam Sanctam, que le glaive soit sous le glaive, et que l’autorité temporelle soit soumise au pouvoir spirituel ». Et par un retour offensif du paganisme dont la tendance est toujours présente au moins en germe dans l’Eglise comme au cœur de l’homme, cet ordre chrétien est conçu comme une société bâtie du dehors, comme un édifice de bois et de pierre, et essentiellement comme une hiérarchie valant par elle-même et pour elle-même, et dans laquelle les individus, au lieu d’être considérés dans leur intériorité spirituelle, ne sont plus que des moyens. Présentée comme l’expression authentique du christianisme, la doctrine théocratique, qui reste, quoi qu’on puisse penser, la doctrine authentique de l’Eglise romaine, nous en paraît être la négation. Par un glissement sans doute inconscient, l’Eglise romaine, rêvant elle-même de puissance temporelle, en est venue à user des mêmes méthodes que les puissances temporelles. L’on aboutit ainsi à l’absolutisme d’une autorité qui semble se prendre pour sa propre fin. Au-dessous d’elle sont les sujets de l’Eglise, les puissances obédientielles ainsi qu’on les appelle, de qui l’on ne réclame qu’une obéissance inconditionnelle. Et tandis qu’autrefois les thèses les plus outrancières des canonistes des XIV° et XV° siècles étaient vigoureusement combattues, elles peuvent être reprises aujourd’hui sans que personne élève la voix contre elles. Qu’importe, en vérité, qu’on perfectionne la conduite des âmes si, d’autre part, l’autorité exerce une oppression destructive du caractère, et si l’Eglise, au lieu d’être une société par communion s’élaborant intérieurement dans une solidarité universelle de devoirs réciproques, n’est plus conçue que comme une société par subordination où ceux d’en haut n’ont qu’à faire valoir des droits sur ceux d’en bas ? — 2 — Toujours, dans le cours des siècles, longtemps même avant la Réforme, les excès de l’autorité dans l’Eglise et sa méconnaissance des exigences de la conscience et des aspirations vers la liberté ont provoqué des réactions plus ou moins violentes. Et toujours, au long de l’histoire chrétienne, les thèses romaines ont soulevé de multiples objections. Même avant le christianisme, il serait facile de montrer, dans ce qu’on appelle en Israël la lutte du prophétisme contre le sacerdoce, les réactions parfois très vives d’hommes qui, se sentant appelés par Dieu à la liberté, s’élèvent contre une autorité spirituelle qui outrepasse ses droits ou, plus encore, méconnaît ses devoirs. Jésus, l’apôtre Paul, Pierre Valdo, Jeanne d’Arc, Savonarole, Jean Huss et, après la Réforme, les jansénistes, n’ont-ils pas, les uns et les autres, affirmé les droits et les exigences saintes de la conscience religieuse en face d’une autorité qui les méconnaissait ? On nous dit que la Réforme du XVI° siècle a été une révolte contre l’autorité de l’Eglise, une protestation contre la notion même d’une autorité dans l’Eglise. Est-ce exact ? C’est là, Messieurs, une interprétation erronée de la pensée la plus certaine des Réformateurs. Pourquoi ceux-ci se sont-ils soulevés contre l’autorité religieuse telle qu’elle s’affirmait à leur époque ? Parce qu’elle leur est apparue contraire aux évidences de l’histoire et, plus encore, aux enseignements du Nouveau Testament dans lequel, comme dans toute la Bible, le témoignage intérieur du saint Esprit les obligeait à reconnaître la parole souveraine de Dieu. Aux évidences de l’histoire, tout d’abord. Jamais, nous le remarquions tout à l’heure, l’Eglise d’Orient, pendant les dix siècles de l’unité de l’Eglise, n’a reconnu la juridiction universelle de l’évêque de Rome. Et si, au cours des premiers siècles, on peut citer dans l’Eglise latine maintes circonstances où les évêques ont suivi les conseils de l’évêque de Rome, on en peut citer d’aussi nombreuses où ils ont soit méconnu ses avis, soit fait appel aux conseils ou à l’autorité d’autres sièges que le siège romain. L’enseignement du Nouveau Testament ne laisse d’ailleurs aucun doute sur le point qui nous préoccupe. Allons droit à la question qui domine toutes les discussions entre catholiques et orthodoxes comme entre catholiques et protestants, celle de la primauté de l’apôtre Pierre. Que voyons-nous dans l’Eglise apostolique telle que nous pouvons la connaître par les lettres de l’apôtre Paul ou par les autres écrits apostoliques ? Certes, l’apôtre Pierre y occupe une place éminente. Il exerce une primauté d’honneur parmi ceux qui, avec lui, constituent le collège apostolique ; et, à maintes reprises, à tout le moins dans la première partie du livre des Actes des apôtres, on le voit prendre des initiatives et accomplir des démarches qui révèlent une autorité particulière. Cependant, il n’y a pas trace, ni dans le livre des Actes, ni dans les autres livres du Nouveau Testament, d’une juridiction quelconque que l’apôtre Pierre ait exercée sur les autres apôtres ou sur les Eglises fondées par ceux-ci. Regardez, au chapitre premier du livre des Actes, le récit de la désignation, comme successeur de Judas, de l’apôtre Matthias. Si c’est l’apôtre Pierre qui prend l’initiative de faire combler le vide créé dans le collège apostolique, est-ce lui qui nomme Matthias ? Nullement. Deux noms sont proposés par une assemblée de cent vingt personnes, comprenant par conséquent des laïques plus encore que des apôtres. Et c’est l’Esprit saint — et non Pierre — qui, par le sort, désigne Matthias (14). Ai-je besoin de vous rappeler les paroles de l’apôtre Paul qui prouvent surabondamment qu’il considérait que, si l’apôtre Pierre avait été appelé par l’Esprit du Christ à exercer son apostolat parmi les circoncis, lui, Paul, tenait de Jésus-Christ une vocation immédiate à exercer l’apostolat et le pouvoir de juridiction dans toutes les régions occupées par les incirconcis (15) ? Si saint Paul avait connu, si peu que ce fût, ce qu’on appelle la juridiction immédiate et universelle de l’apôtre Pierre, comment expliquer qu’au moment même où, dans sa lettre aux Ephésiens, il énumère les charges établies par le Christ dans l’Eglise : apôtres, prophètes, docteurs et pasteurs, il garde un silence complet sur le pouvoir suprême conféré à l’apôtre Pierre (16) ? Plus encore, si véritablement la primauté de juridiction de l’apôtre Pierre avait été, comme on nous l’affirme, reconnue à l’âge apostolique, l’apôtre Paul qui, d’après sa lettre aux Galates, a montré à l’apôtre Pierre, à Jacques, frère du Seigneur, à l’apôtre Jean, qu’il appelle les colonnes de l’Eglise, la plus grande déférence, aurait-il affirmé son indépendance à l’égard de Pierre, et, plus encore, lui aurait-il résisté et l’aurait-il repris comme il nous affirme lui avoir résisté et l’avoir repris parce que, à Antioche, Pierre « avait évidemment tort » (17) ? Venons-en, Messieurs, aux évangiles, et, pour abréger sur ce point si important qu’il soit, arrêtons-nous tout de suite aux paroles que Jésus adresse à Pierre d’après le chapitre XVI de l’évangile selon saint Matthieu. Vous en connaissez les circonstances. Le Christ est allé, avec ses disciples, dans les régions situées au nord de la Galilée ; pour la première fois, il juge nécessaire de les amener à dire ce qu’ils pensent de lui et ce qu’ils croient sur lui ; il les interroge et, après leur avoir demandé : « Qui dit-on que je suis ? », leur adresse cette question directe : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? ». Et c’est l’apôtre Pierre qui, dans cette occasion, comme dans plusieurs autres, prenant la parole au nom de tous les apôtres, répond à la question du Maître : « Tu es le Messie, le fils du Dieu vivant ». Alors, dans l’entretien qui s’engage, Jésus, au témoignage du seul évangile selon saint Matthieu, dit à Pierre : « Et moi, je te dis : tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de la Demeure des morts ne prévaudront point contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux » (18). Je sais, Messieurs, tout ce que la critique néo-testamentaire peut opposer d’arguments de valeur à l’authenticité de ces paroles célèbres qui, chose étrange, sont absentes du récit parallèle de l’évangile selon saint Marc dans lequel, cependant, la tradition la plus ancienne rapporte que les souvenirs de l’apôtre Pierre ont été consignés par l’un de ses plus intimes disciples. Acceptons, cependant, l’authenticité de ces paroles. Comment ont-elles été comprises dans les premiers siècles ? Un grand nombre de Pères, et non des moindres, se sont refusé à admettre qu’en s’adressant à Pierre, comme il l’a fait, le Christ ait entendu affirmer son intention de fonder son Eglise sur une personne. Ecoutez par exemple saint Jean Chrysostome : « Sur cette pierre, mais non sur Pierre, car il n’a pas fondé son Eglise sur un homme, mais sur la foi de Pierre. Quelle foi ? — Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. — Sur cette pierre de la profession repose l’édifice de l’Eglise : cette foi est le fondement de l’Eglise ». Au surplus, si la promesse faite à l’apôtre Pierre avait été faite à lui seul, le témoignage des évangiles ne pourrait manquer, certes, de retenir notre attention la plus sérieuse et de nous obliger à examiner, avec une conscience si possible plus scrupuleuse encore, les interprétations qu’en donne l’Eglise catholique romaine. Mais veuillez remarquer que la promesse faite à Pierre et l’autorité qui lui a été donnée dans l’entretien de Césarée de Philippe ne sont pas un privilège exclusif. Si ce privilège lui a été conféré à lui, le premier, à l’heure de sa confession de la messianité de Jésus, il a été accordé aux autres apôtres aussi bien qu’à lui-même. D’après le même évangile selon saint Matthieu, alors que Jésus s’entretient encore de l’Eglise avec les apôtres, ne leur dit-il pas, et cette fois à eux tous : « Tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel ; et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel » (19) ? Et ce don plus général de l’autorité n’est-il pas attesté par le rappel que fait l’apôtre Jean des paroles du Christ à ses disciples après sa résurrection : « Recevez le Saint-Esprit ; à ceux auxquels vous remettrez les péchés, ils seront remis ; à ceux auxquels vous les retiendrez, ils seront retenus » (20) ? Ainsi, en ce qui concerne la promesse faite à Pierre, soit les passages parallèles soit l’évidence qui ressort du Nouveau Testament pris dans son ensemble vont à l’encontre du caractère exclusif qu’on prétend lui assigner. Si donc, Messieurs, les Réformateurs ont condamné, au nom de l’Ecriture sainte et de la tradition la plus ancienne de l’Eglise, les revendications du Siège de Rome, n’en concluez pas qu’ils aient rejeté la nécessité d’une autorité dans l’Eglise. Ce n’est pas, d’ailleurs, comme d’aucuns le prétendent, au nom de la liberté de conscience ou du libre examen qu’ils ont combattu les prétentions de la papauté, mais au nom d’une autorité plus haute. Liés par la Parole divine, ils entendaient se conformer au principe proclamé par l’apôtre Pierre lui-même : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (21), à laquelle fait écho la parole de Luther devant la Diète de Worms : « Je ne puis autrement ». Bien loin de nier la légitimité de l’autorité de l’Eglise, les Réformateurs en ont affirmé la nécessité. Ce qu’ils ont nié, c’est qu’il y ait, dans l’Eglise, une autorité qui, seule, à l’exclusion des autres, soit de droit divin. Pour eux, comme pour saint Paul, toute autorité, dans l’Eglise, vient de Dieu et est donnée par le saint Esprit. Ecoutez Calvin affirmant, en ces termes, la nécessité de l’autorité ecclésiastique : « Le ministère des hommes duquel Dieu use pour gouverner son Eglise, est comme la joincture des nerfs, pour unir les fidèles en un corps. « Comme ainsi soit que toutes choses se doyvent faire en l’Eglise, décentement et par bon ordre, principalement cela se doit observer quant au gouvernement, d’autant qu’il y aurait plus de danger en cela qu’en tout le reste, s’il se commettait quelque désordre » (22). « Comme nulle ville ou village, dit-il encore, ne peut estre sans police, ainsi l’Eglise de Dieu a mestier d’une certaine police spirituelle, laquelle neantmoins est toute différente de la police terrienne ; et tant s’en faut qu’elle l’empesche ou amoindrisse, que plustost elle aide à la conserver et avancer. Pourtant cette puissance de jurisdiction ne sera, en somme, autre chose qu’un ordre institué pour conserver la police spirituelle » (23). Ce que les Réformateurs se refusaient à admettre, c’est que l’autorité appelée à gouverner l’Eglise pût jamais oublier qu’elle doit être soumise elle-même à la Parole souveraine de Dieu. Je sais qu’à l’encontre de ce que je viens de dire on peut invoquer des erreurs ou des fautes qui leur sont imputables, et que toutes les Eglises de la Réforme n’ont jamais hésité, d’ailleurs, à désavouer. J’en appelle cependant au témoignage d’un historien non protestant qui, étudiant les causes de l’échec de la Réforme en France, a mis en lumière le fait que la Réforme avait cherché à enseigner et à faire prévaloir une nouvelle conception de l’autorité de l’Eglise. « D’après les Réformateurs, dit-il, le rôle du Pape n’est point de se soumettre les âmes pour les gouverner, mais de se soumettre aux âmes pour les servir. Il se dégage une conception de l’autorité en matière religieuse fort originale... « On ne peut pas dire qu’elle soit neuve, étant tirée de l’Evangile, où la Réforme est allée la chercher. Mais l’Eglise catholique s’était vue obligée, toujours pour vivre et s’adapter, de la combiner avec l’idée du droit qu’elle trouvait dans la législation romaine » (24). A la base de sa conception de l’autorité de l’Eglise, la Réforme plaçait ces paroles de Jésus : « Vous savez que ceux qui passent pour régner sur les nations en sont les dominateurs, et que les grands, dans ces nations, exercent sur elles un pouvoir impérieux. Il n’en est pas ainsi parmi vous. Au contraire, que celui qui voudra devenir grand parmi vous soit votre serviteur ; que celui qui voudra devenir le premier parmi vous soit l’esclave de tous » (25). « En soi, ajoute Autin, cette théorie constituait une révolution. L’autorité, qu’on considérait dans l’Eglise romaine comme un droit et comme une puissance, apparaissait ici comme un devoir et comme une sujétion. C’était un service, un ministère, dans le plus beau sens du terme » (26). Tout cela est vrai, Messieurs. Seulement, là aussi, des dangers surgirent qui ne furent pas toujours évités et des glissements se produisirent qui, du plan des réalités surnaturelles, firent descendre un grand nombre de successeurs des Réformateurs et des théologiens protestants sur le plan de la vie naturelle. Tout d’abord la doctrine de la justification par la foi (27), séparée, dans l’ébranlement que détermina la Réforme, de la doctrine du corps du Christ, servit trop souvent de prétexte à un individualisme religieux qui, devenant la négation de la solidarité, ne tarda pas à engendrer l’anarchie ecclésiastique. Et vous savez de quelle manière, dans certains milieux religieux se rattachant par leurs origines au protestantisme, on en est venu jusqu’à considérer l’Eglise comme la source de tous les maux. En second lieu, dans leur légitime réaction contre la conception d’une Eglise identifiée à la hiérarchie, les Réformateurs furent conduits avec raison à vouloir que les laïques fussent associés aux pasteurs dans le gouvernement de l’Eglise, qu’il s’agît de confesser la foi de l’Eglise, d’élaborer sa discipline ou de veiller à l’exécution des décisions prises par les corps qui, dans la plupart des Eglises de la Réforme, exercent l’autorité à la place des personnes. Mais la réaction dépassa le but. Associée à une interprétation erronée de la doctrine du sacerdoce universel, elle aboutit à la méconnaissance, dans un grand nombre d’Eglises, des exigences d’une subordination librement consentie et des nécessaires primautés de responsabilités. N’avons-nous rien à retenir, nous, protestants, de l’avertissement que nous donne un écrivain catholique contemporain quand, étudiant ce qu’il appelle l’instabilité du protestantisme au cours des quatre derniers siècles, il écrit : « Le protestantisme a laissé les âmes courir le risque des hauteurs... C’est le vice du protestantisme de croire que chaque conscience est assez virile pour tenter, avec ses seuls moyens, l’expérience religieuse. Si elle fortifie les forts, la liberté tue les faibles » (28) ? Peu à peu, à mesure que s’écoulaient les siècles qui nous séparent de la Réformation, en bien des régions de la chrétienté réformée, sous l’influence du rationalisme, sous l’influence aussi du mythe révolutionnaire en vertu duquel les hommes naissent libres et égaux en droits, le sens propre a pris la place du témoignage intérieur du saint Esprit et le jugement individuel, sous le couvert de la liberté humaine, s’est substitué à la révélation. Ainsi, Messieurs, séparées l’une de l’autre depuis le XVI° siècle, l’Eglise romaine n’a cessé de développer son juridisme centralisateur au détriment des aspirations les plus légitimes de la liberté, et la chrétienté réformée n’a cessé, tout au moins jusqu’à la fin du XIX° siècle, de pousser jusqu’à leurs dernières conséquences les principes d’individualisme et de libre examen. Quelles que soient les richesses de sainteté et d’amour que le rejet de certaines doctrines ne nous empêchera jamais de reconnaître avec émotion dans une autre confession chrétienne que la nôtre, et quel que soit notre filial attachement et notre gratitude pour l’Eglise à laquelle nous appartenons, ne sommes-nous pas conduits, par l’étude du catholicisme et du protestantisme, à reconnaître que, dans l’Eglise aussi bien que dans l’Etat, l’autorité qui ne sert pas la liberté devient despotisme et la liberté qui ne se fonde pas sur l’autorité devient licence ? N’avons-nous pas ici, d’ailleurs, comme un écho de la pensée de Pascal : « La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion ; l’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie » (29) ? — 3 — Mais peut-être, Messieurs, par les excès mêmes de l’autorité comme par les excès de la liberté, Dieu veut-il nous faire entendre que les antinomies les plus insolubles en apparence pour l’homme naturel se résolvent dans l’ordre de la grâce et ne peuvent se résoudre que là ? Et d’abord certaines antinomies sont-elles aussi réelles qu’on l’affirme de certains côtés ? Prenons celle de l’autorité et de la liberté. Elle en recouvre une autre, qui surgit à tous les tournants de l’histoire d’Israël et de l’Eglise chrétienne, celle de l’esprit sacerdotal et de l’esprit prophétique. Au lieu de voir en eux des contradictoires, ne faut-il pas les regarder comme des complémentaires ? Et l’histoire et la psychologie ne nous obligent-elles pas à nous orienter vers cette conclusion ? Lorsqu’on oppose l’esprit prophétique à l’esprit sacerdotal, le héraut de l’inspiration individuelle au serviteur de l’institution et même du rite, n’aboutit-on pas à des désastres ? « S’il est une vérité incontestable aussi bien au point de vue historique qu’au point de vue psychologique, a écrit Fallot, c’est que le prophétisme, merveilleux agent de purification, est, abandonné à ses seules forces, privé de toute puissance plastique. Si le prophète s’isole du prêtre, si l’homme de l’inspiration puissante mais anarchique continue à faire la guerre au prêtre et à confondre dans un même dédain le rite et l’abus du rite, le symbole et l’abus du symbole, le prophète se condamne à passer ici-bas sans pouvoir faire œuvre qui dure. « La loi maîtresse de l’histoire s’appelle la loi de l’incarnation ; les plus nobles aspirations, lorsqu’elles ne réussissent pas à prendre corps dans des actes, dans des habitudes, dans des institutions, ne laissent pas plus de trace que la nuée qui reflète les gloires du soleil couchant » (30). On ne peut, d’ailleurs, pénétrer au cœur de l’Ancien Testament sans être amené à la conviction que Dieu a établi une indissoluble solidarité entre le prophète et le prêtre, et par conséquent entre la liberté et l’autorité, et qu’il a confié à l’une et à l’autre une tâche nécessaire dans le développement de la vie religieuse de l’humanité. Au surplus, l’histoire ne nous enseigne-t-elle pas que toutes les grandes personnalités religieuses sont issues d’institutions religieuses et ont soit délibérément maintenu les institutions religieuses qui existaient à leur époque, soit fondé d’autres institutions, soit exercé une influence qui explique seule la formation de ces institutions. Dans toute l’histoire religieuse d’Israël et du christianisme s’affirme cette interdépendance de l’individuel et du social. Il en est ainsi depuis Elie jusqu’à Jérémie, avec la centralisation du culte par le roi Josias et son organisation d’une véritable Eglise. Il en est de même, ensuite, jusqu’à Ezéchiel, à qui se rattache l’ecclésiasticisme renforcé du Code sacerdotal. Il en est de même encore avec Jean-Baptiste qui, si original qu’il apparaisse, a, en réalité, une riche préparation sociale derrière lui et autour de lui. Il en est de même enfin avec saint Paul et avec l’auteur du quatrième évangile. Saint Paul, ce mystique par excellence, organise l’Eglise chrétienne, libérée par lui de toute soumission à l’Eglise juive. Et l’évangile selon saint Jean présuppose que le christianisme se manifeste dans le monde comme une Eglise (31). Reconnaissons d’autre part, Messieurs, la vérité de ce que Fallot a appelé la loi des régressions, cette loi qui « indique, tout à la fois, la part qu’il faut faire à la liberté humaine en même temps qu’elle met en lumière un des procédés de la sagesse divine qui, après avoir fait accomplir un progrès très rapide à une élite d’hommes, semble mettre en question les résultats acquis en favorisant un recul apparent, tandis qu’il ne s’agit que de mettre ces résultats à la portée de la masse » (32). Toute période prophétique est, en règle générale, suivie d’une période sacerdotale, tout jaillissement de la liberté dans l’Eglise rend nécessaire une affirmation d’autorité qui aura, sans doute, toutes les apparences d’un recul, mais qui sera en réalité une régression providentielle. L’inspiration, pour exercer une action durable, doit se fixer dans des formes, et celles-ci ne peuvent remplir le rôle pédagogique que leur assigne la sagesse divine que si elles impliquent une loi, c’est-à-dire une autorité. Messieurs, nous croyons à la nécessité de l’autorité dans l’Eglise, au devoir urgent de la restaurer là où l’incompréhension des exigences les plus évidentes de la vie sociale en a paralysé l’exercice. Toutefois, la question n’est pas de savoir s’il doit y avoir, dans l’Eglise, des dirigeants et des dirigés. Il n’y a jamais eu de société humaine digne de ce nom où, à quelque degré et sous quelque forme, il ne s’en trouve. La question capitale est de savoir dans quel esprit et de quelle manière on doit diriger pour le faire humainement et chrétiennement. Ce qu’il importe de déterminer, plus encore que le ou les dépositaires de l’autorité, c’est le caractère que l’autorité doit prendre, la fin à laquelle elle doit tendre, les moyens qu’elle doit employer pour être une autorité et non pas une tyrannie. Plus l’autorité, que Dieu appelle, dans l’Eglise, à servir la destinée éternelle des âmes solidaires de Dieu et solidaires les unes des autres, est centralisée, plus il convient, pour offrir une base saine à l’universalité, que soit élargie la liberté d’opinion et de manifestation pour les membres de l’Eglise. C’est à ce prix, comme l’a noté Foerster, que l’autorité gardera le contact avec la vie totale de la chrétienté (33). Peut-être les Eglises d’Orient ont-elles sur ce point à donner un exemple aux autres confessions chrétiennes. Les laïques ne sont pas un élément passif dans l’Eglise orthodoxe. La plus haute autorité de l’Eglise orthodoxe est l’Eglise elle-même dans sa totalité. Non pas les évêques seuls, ni le clergé en général, ni, cela va de soi, les laïques seuls : aucun de ces groupes ne représente l’Eglise. Mais évêques, clergé et laïques, dans leur union intime, sont l’Eglise et exercent l’autorité (34). Mais où donc l’autorité trouvera-t-elle sa loi, sa méthode, la fin à laquelle elle doit se subordonner, sinon dans la révélation que Dieu nous a donnée, dans la Bible et dans l’histoire des âmes, de son autorité à Lui, de la pédagogie dont elle use, de la fin qu’elle poursuit avec une infinie patience ? Une notion chrétienne de l’autorité se fonde nécessairement sur une doctrine de l’inspiration, sur la connaissance que Dieu nous donne de l’action de son Esprit dans les âmes. Quelle autorité voyons-nous alors s’exercer ? Jamais elle ne s’impose du dehors. Toujours elle cherche à convaincre, à subjuguer par le dedans. Elle crée la liberté parce qu’elle sait que l’adhésion volontaire ne peut être donnée que par des âmes filiales au Dieu qui attend d’elles qu’elles consentent librement au don d’elles-mêmes. Le drame de l’histoire humaine est dans le risque que Dieu a accepté. Oui, sans doute, l’homme peut se dérober aux appels de l’amour divin qui, par les sollicitations de son Esprit, ne cesse de chercher à éveiller en lui la liberté par laquelle l’homme se soumettra librement à l’obéissance et sera ainsi rendu capable de réaliser sa destinée éternelle. Mais Dieu n’a reculé ni devant le risque de l’amour ni devant le risque de la liberté. Par l’Incarnation il a placé l’homme en présence d’une révélation décisive de son amour éternel, qui ne veut pas contraindre mais persuader, et, par l’action de son Esprit dans l’Eglise, il ne se lasse pas de travailler à faire naître les hommes à l’ordre de la grâce où l’antinomie de l’autorité et de la liberté se résout dans l’obéissance filiale, librement consentie, à l’amour qui ne commande que pour servir et ne châtie, lorsqu’il croit devoir le faire, que pour sauver. Messieurs, le jour où les Eglises chrétiennes, toutes les Eglises chrétiennes, s’offrant aux purifications et aux libérations nécessaires, accepteront de ne vouloir, de n’exercer d’autre autorité que celle qui, ne se considérant jamais comme un droit à revendiquer, ne veut être qu’un service des hommes que Dieu appelle à le servir, ce jour-là l’autorité et la liberté seront bien près d’être réconciliées dans l’Eglise, et ce sera l’une des grandes victoires de la grâce de Dieu.
-------------------------------- (1) Institution chrétienne, IV, 1, 7. |