Aujourd’hui avec moi dans le paradis
L’un
des malfaiteurs crucifiés l’injuriait, disant :
N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous
aussi. Mais l’autre le reprenait et disait : Ne crains-tu
pas Dieu, toi qui subis la même peine ? Pour nous, c’est
justice, car nous recevons ce qu’ont mérité nos
crimes ; mais celui-ci n’a rien fait de mal. Et il dit :
« Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans
ton Royaume. Jésus lui répondit : « Je
te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec
moi dans le paradis » (Luc 23/39-43)
Les
heures s’écoulent lentement sur le Calvaire. Le soleil
monte peu à peu vers son zénith. Ses rayons frappent la
tête des malheureux crucifiés et augmentent leurs
douleurs. Les ténèbres qui, bientôt, recouvriront
la ville sainte, n’y apporteront d’ailleurs aucune
atténuation :
«
L’inflammation croissante des plaies, la congestion du sang à
la tête, aux poumons et au cœur, le gonflement de toutes
les veines, une oppression inexprimable, la rigidité des
membres, causée par la position forcée du corps, tout
se réunit pour faire de ce supplice l’un des plus cruels
que des hommes aient infligés à d’autres
hommes » ().
— 1
—
Trois
condamnés sont là, endurant les mêmes
souffrances. Etrange communion de ceux qu’on appelle deux
malfaiteurs avec l’homme si différent d’eux —
comment ne le sentiraient-ils pas ? — auquel ils font
escorte sur le chemin de la mort ! Jusqu’à la fin
Jésus aura fréquenté « les gens de
mauvaise vie » : après avoir « mangé
et bu avec eux » (),
au grand mécontentement des pharisiens, il agonise avec eux
dans la même effroyable torture.
Qui
sont-ils, d’ailleurs, ces deux compagnons de supplice ?
Les évangiles les qualifient de « malfaiteurs »
ou de « brigands ». Certains
commentateurs émettent d’autres hypothèses.
N’auraient-ils pas été en rapport avec un
mouvement nationaliste coloré de messianisme ? Peut-être
étaient-ils des compagnons de ce Barabbas, mis en prison pour
avoir participé à une émeute, et libéré
par Pilate sous la pression de la populace ? Quoi qu’il en
soit, ils subissent maintenant le châtiment suprême,
crucifiés l’un à la droite, l’autre à
la gauche de Jésus. Jean, le seul des fils de Zébédée
présent à Golgotha, se souvient-il en les voyant de la
demande que, jadis, son frère et lui adressaient à leur
Maître : « Accorde-nous de siéger
l’un à ta droite, l’autre à ta gauche quand
tu seras dans ta gloire » () ?
Et entrevoit-il que « demander à être
près du Christ dans sa gloire, c’est demander à
être près de lui sur sa croix » () ?
Depuis
que Jésus a prié pour que le Père accorde son
pardon à ceux « qui ne savent pas ce qu’ils
font », il a gardé le silence. Il semble que
les deux hommes, dont les croix sont si proches de la sienne, aient
fait tout d’abord de même. Ainsi, à la foule que
le spectacle attire, ils apparaissent semblables par leurs
souffrances et comme associés dans un même combat
silencieux.
Comme ils
diffèrent cependant ! Et comme nous aussi, nous différons
parfois les uns des autres, quand, cependant, nous traversons les
mêmes épreuves ! Les regards superficiels ne s’en
aperçoivent pas. Mais quiconque demande la grâce de voir
au-delà des apparences ne s’y trompe pas. Les visages
des hommes sont enveloppés d’ombre ou de clarté
selon qu’ils sont tournés vers les ténèbres
ou vers la lumière. « Il y a des croix de blasphème
et des croix de paradis » (),
note un commentateur catholique qui ajoute, citant saint Augustin :
« La
peine d’un criminel peut être semblable à celle
d’un martyr, mais la cause est dissemblable. Il y a trois
hommes en croix : un qui donne le salut, un qui le reçoit,
un qui le méprise ; pour les trois la peine est la même,
mais la cause est différente » ().
Plus
différent encore est le mouvement qui porte ces trois
crucifiés vers l’accomplissement de leur destin. Car
tout à coup le silence qui les enveloppait se déchire
et quelques paroles qu’ils échangent indiquent d’un
trait de feu la direction que chacun d’eux suit. « Trois
paroles, qui viennent du cœur des trois croix, laisseront voir
les abîmes qui les séparent » ().
Les deux
premiers évangiles nous montrent les malfaiteurs outrageant
Jésus à l’exemple des prêtres et des
passants. Ce n’est plus au-dessous de lui seulement que lui
sont jetées injures et railleries. A sa hauteur, si je puis
dire, des insultes fusent contre lui. Luc, cependant, dissocie les
brigands l’un de l’autre, et les propos qu’il nous
fait entendre amènent Jésus à prononcer la
deuxième parole de la Croix.
« N’es-tu
pas le Christ ? s’écrie l’un. Sauve-toi
toi-même, et nous aussi ». Le Christ,
c’est-à-dire le Messie, si souvent annoncé par
les prophètes, et dans l’attente de qui se consumait et
se fortifiait tout ensemble l’espérance patriotique et
religieuse d’Israël. Sans doute, tout en souffrant, le
malfaiteur avait-il entendu les moqueries dont on accablait Jésus.
« Il a sauvé les autres, disaient des
magistrats, qu’il se sauve lui-même, s’il est le
Christ, l’élu de Dieu ». Et les soldats
raillaient à leur tour : « Si tu es le roi
des Juifs, sauve-toi toi-même » ().
Par une
de ces faciles contagions, la voix du condamné s’était
jointe à celles que ses douleurs ne l’empêchaient
pas de percevoir. Et peut-être, à crier avec les autres,
trouvait-il une sorte de soulagement ! D’ailleurs, il
parlait comme devait le faire un Juif :
« Quand
on a la prétention d’être le Messie, semblait-il
dire, on se tire d’affaire et les autres avec soi »
().
Mais
voici que, de la croix plantée de l’autre côté
de celle de Jésus, une autre voix s’élève.
De nouvelles injures sans doute ? Ne convient-il pas qu’à
certaines heures les insultes jetées à un malheureux
révèlent la démoniaque harmonie des cœurs
mauvais ? Quelle étrange question laissent au contraire
passer les lèvres du supplicié ! « Ne
crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même peine ? ».
Et comme les mots qui suivent ont dû tout à la fois
plonger son camarade dans la stupeur et faire passer dans l’âme
de Jésus un merveilleux rafraîchissement : « Pour
nous, c’est justice, nous payons nos actes, mais celui-ci n’a
rien fait de mal » ().
Comment
entendre une déclaration si inattendue ? Comment
expliquer un retournement si soudain ? C’est bien d’un
criminel qu’il s’agit et lui-même en fait l’aveu.
Est-ce
ici l’une de ces conversions subites que la psychologie
religieuse aime à disséquer ? Assurément,
et vous comprendrez que, devant un pareil événement
spirituel, j’éprouve le besoin de méditer
quelques instants avec vous.
— 2
—
« Pour
nous, c’est justice ». Parole d’un homme
qui reconnaît simplement, loyalement sa faute et ratifie le
châtiment qui la sanctionne. Il n’ergote plus sur sa
culpabilité, comme, sans doute, son camarade et lui le
faisaient le matin même. Non pas parce qu’il n’est
plus temps de le faire et que ce serait peine perdue, mais parce
qu’une clarté a fait irruption dans sa vie et que,
maintenant, il se voit tout autre que quelques heures
auparavant. Il se voit, il se juge, il se condamne. Pourquoi ?
Pourquoi, sinon à cause de ce Jésus, torturé par
la souffrance sur la croix voisine de la sienne ?
Le bon
larron, comme parfois on l’appelle, a entendu Jésus
intercédant pour ses bourreaux, et l’horreur de son
supplice ne l’a pas empêché de penser qu’il
n’aurait jamais songé, lui, à prier ainsi. Quel
oubli de soi-même, quelle générosité, quel
amour ! Mais plus encore que la prière de Jésus,
il a entendu son silence, ce long silence tout pénétré
de courage, de patience, de foi sereine, de tendresse rayonnante. Il
cherche à voir le visage de l’homme qui se tait. N’y
découvre-t-il pas comme une lumière que les douleurs
qui creusent le visage ne parviennent pas à voiler ? Et
c’est elle qui, venant jusqu’à lui, le pénètre,
chasse les ténèbres, éclaire brusquement les
recoins les plus cachés de son âme, de sa pauvre et
misérable âme de pécheur dont il s’est si
peu soucié jusqu’à présent, lui montre son
crime et tout ce qui l’a précédé et
préparé, le contraint à se reconnaître
coupable et le fait s’écrier : « Pour
nous, c’est justice ».
Encore
une fois souvenons-nous qu’aux trois croix du Calvaire sont
cloués des hommes en proie à d’indicibles
souffrances, que torturent la soif et la fièvre, et dont la
mort engloutira bientôt ce qui subsiste en eux de vie. Et c’est
dans ces heures atroces que l’un d’eux émerge tout
à coup de la nuit du péché à la lumière
de la sainteté que rayonne le Christ. Car c’est là
le choc qui bouleverse sa vie jusqu’en sa dernière
profondeur : ce n’est pas un malfaiteur comme lui, le
malheureux qui halète tout près sur sa croix, c’est
un innocent ; c’est un saint ; l’inscription,
mise par Pilate au-dessus de sa tête : « Jésus
de Nazareth, roi des Juifs », dit la vérité
(),
attestée par la royale majesté de ce visage où
les yeux brillent de fièvre mais sont plus encore brûlants
d’amour. Et ils sont là, tout proches l’un de
l’autre, et ensemble tout proches de la mort. Serait-il
possible que, recevant de Jésus une telle lumière, le
malfaiteur repentant le laissât mourir sans lui dire au moins
une parole ? Qu’il se hâte, car le temps presse.
« Jésus, souviens-toi de moi, quand tu viendras
dans ton royaume ».
« En
ton royaume », s’écriait un jour Bossuet.
« Je triomphe de joie, mes frères, mon cœur
est rempli de ravissement en voyant la fin de ce saint voleur. Un
mourant voit Jésus mourant, et il lui demande la vie ; un
crucifié voit Jésus crucifié, et il lui parle de
son royaume ; ses yeux n’aperçoivent que des croix,
et sa foi ne se représente qu’un trône » ().
« Souviens-toi
de moi ». Toi, moi.
Deux
hommes sont comme face à face à Golgotha et, à
cet instant solennel, il semble qu’ils y soient seuls. Le
troisième crucifié s’est tu. Ni Jésus ni
le malheureux qui l’appelle par son nom ne prêtent
attention à ce qui se passe ou se dit au pied des croix.
Quelqu’un tend l’oreille pour ne pas laisser se perdre
une seule des paroles qu’ils échangent.
Simon de
Cyrène ? Jean, le disciple bien-aimé ?
Marie-Madeleine ? Peu importe ! Mais béni soit celui
qui a sauvé de l’oubli ce dialogue de moribonds !
Toi,
moi. « Toi, je pressens qui tu es, car je sais
maintenant que, si mes souffrances sont celles d’un coupable,
les tiennes sont celles d’un innocent et j’entrevois que
ton chemin de détresse et d’agonie débouchera
bientôt dans la gloire. Moi, je suis un pauvre homme qui a
commis des crimes et péché contre Dieu. Mais je sens
que tu m’aimes, malgré tout, toi qui es saint, moi qui
suis pécheur. Non, non, tu ne vas pas mourir pour toujours ;
tu régneras, bientôt, au-delà des souffrances qui
m’unissent à toi comme elles t’unissent à
moi. Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton
royaume ».
«
Ce brigand, a écrit Calvin, monte soudain plus haut que tous
les apôtres et les autres disciples pour lesquels enseigner le
Seigneur avait tant pris de peine. Et non seulement cela, mais il
adore en qualité de Roi Christ étant au gibet... De
fait, cela était comme du profond des enfers monter par-dessus
les cieux » ().
Et ce
brigand, lorsqu’il prie, dit simplement : Jésus...
C’est la seule fois que dans les évangiles nous
entendons un homme appeler ainsi le Christ, et non pas Maître
ou Seigneur. Jésus ! Le nom inscrit sur l’écriteau
que porte la croix. Le nom dont l’appelait sa mère
lorsqu’il était petit. Le nom que l’ange lui avait
enseigné au jour de l’Annonciation ().
Comme son cœur a dû tressaillir si, des lèvres du
criminel, il est venu jusqu’à ses oreilles !
Jésus,
alors, sort de son silence. En lui la joie est venue se mêler à
la souffrance. Joie de discerner l’action de la grâce
dans l’âme du malfaiteur qui l’appelle. Joie de
voir cette âme naître à une vie nouvelle alors
que, comme lui, son compagnon de souffrance est tout près de
sombrer dans la mort. Joie de pouvoir rapporter encore à son
Père, avant que ne prenne fin son ministère terrestre,
une de ces brebis perdues qu’il est venu chercher et sauver.
Joie, quelle que soit la torture de tout son être, de montrer
le Ciel grand ouvert à celui qui se repent. Joie de savoir
qu’entre ce mourant et lui un élan de repentir a rendu
possible une union indissoluble que la mort, qui vient, sera
impuissante à briser.
« Un
élan, disait naguère le pasteur Benoît, rien en
somme, ou presque. Ça suffira pour que Dieu le saisisse, pour
qu’Il l’empoigne au bord du gouffre, comme çà,
tout d’un coup, à la dernière seconde, et qu’Il
lui fasse entendre, des lèvres de son Fils, une promesse
tellement haute que les plus saints d’entre les hommes ne
souhaitent pas en entendre une autre quand viendra le temps de leur
agonie » ().
Pour
Jésus aussi, semble-t-il, plus rien ne compte en cet instant,
que le crucifié qui attend sa réponse. Lui aussi, comme
l’autre, se dit : « Il n’y a plus ici que
deux hommes, toi et moi ». Pensée que l’auteur
que je viens de citer développe en ces termes singulièrement
émouvants :
« On
peut souffrir près de moi : ainsi cet autre compagnon de
notre commun supplice. Ce n’est rien. On peut souffrir comme
moi : ce n’est rien encore. Toi, tu as compris. Par ton
repentir tu m’as rejoint, moi qui n’ai pas à me
repentir. Tu souffres avec moi » ().
En
entendant ces derniers mots, je pense à ce qu’écrivait
saint Paul aux chrétiens de Philippes : « Mon
but est de connaître le Christ… et la communion de ses
souffrances... Mon but est de devenir conforme à lui dans sa
mort » ().
Ce but,
qu’il faut atteindre, selon l’apôtre, pour accéder
à l’ordre de la résurrection, ce but vers lequel
il « court », ainsi qu’il le dit
lui-même, car cette mort est à ses yeux le chemin de la
vie, voici que, d’un seul coup, le malfaiteur repentant y
parvient. La réponse de Jésus l’atteste
solennellement : « En vérité, je te
le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis ».
— 3
—
Ai-je
besoin de dire que l’authenticité de cette parole est
contestée par maints critiques des évangiles ?
D’abord, remarquent-ils, Luc seul l’a insérée
dans son récit, alors que Jean l’ignore et que Matthieu
et Marc ne parlent que des outrages adressés à Jésus
par ses compagnons de supplice. Mais Luc est également le seul
à reproduire la prière « Père,
pardonne-leur... » dont il paraît impossible de
nier l’historicité. On ajoute que le mot paradis,
dont Jésus n’use jamais ailleurs, et qui ne se trouve
que deux autres fois dans le Nouveau Testament, sonne étrangement
sur les lèvres de celui qui, lorsqu’il regardait au-delà
de sa mort, parlait de sa résurrection, de son retour en
gloire et de la venue de son royaume. Mais pourquoi, à la
vision toujours plus fréquente que Jésus avait, vers la
fin de son ministère, de ses souffrances et de sa mort, ne se
serait pas ajoutée celle de « la demeure des bénis
de Dieu » que signifiait ce terme d’origine persane
le paradis ? « Il ne faut aller aux choses qu’en
regardant l’au-delà des choses », a écrit
le chanoine Journet ().
L’au-delà de la croix et de la résurrection,
c’est l’éternité de gloire dans le paradis.
Pourquoi ce mot n’aurait-il pas chanté dans l’âme
de Jésus tandis qu’il regardait en face les avancées
de la mort ? N’avait-il pas évoqué jadis
« le sein d’Abraham » où le
malheureux Lazare, après sa vie de souffrances, connaissait la
paix () ?
Que
n’a-t-on dit enfin à propos de l’aujourd’hui ?
Impossible, affirme-t-on, que Jésus se soit ainsi contredit !
N’avait-il pas annoncé qu’il ressusciterait « le
troisième jour » () ?
Comment peut-il alors promettre au brigand pardonné :
« Aujourd’hui tu seras avec moi dans le
paradis » ?
Mais que
savons-nous de la vie du Christ entre sa mort sur la croix et la
première apparition du Ressuscité au matin de Pâques ?
Si, comme semble l’attester le symbole des Apôtres, il a
fait alors irruption dans le monde des morts, pourquoi
exclurions-nous qu’il se soit approché du lieu où
connaissent la paix les croyants morts dans la foi ? Faut-il
vraiment nous attarder à des objections de ce genre ? Ce
qui est essentiel, c’est la promesse : « Tu
seras avec moi ». Saint Ambroise, au IV° siècle,
la commentait ainsi : « Vivre, c’est être
avec le Christ ; où est le Christ, là est la vie,
là est le royaume » ().
C’est cette promesse que le bon larron reçoit en réponse
à son appel. Ah, que ne donnerions-nous pas pour entendre
l’action de grâces du premier converti de la Croix !
Sans doute n’a-t-il pu l’exprimer que par un regard de
reconnaissance et d’amour ? Mais, dès à
présent, il a accès au « royaume des pardons
de l’amour » ().
Car, si le mot de pardon ne figure ni dans la prière ni
dans la réponse, la réalité du pardon demandé
et accordé s’y donne à contempler. C’est le
pardon que le malfaiteur sollicite, en se reconnaissant coupable, en
se courbant devant la justice de la peine infligée, en priant
Jésus de se souvenir de lui. Et c’est le pardon que
Jésus lui accorde, et beaucoup plus encore que le pardon, en
ouvrant devant lui la porte du bonheur éternel.
Oserai-je
avouer qu’en écoutant ce qui, entre le Christ et le
brigand pardonné, est infiniment plus qu’un échange
de paroles : un don réciproque de l’amour qui
pardonne et de l’amour qui répond, une sorte
d’embrasement d’une âme de pécheur par la
flamme purificatrice qui jaillit du cœur de Jésus, ma
pensée va sans cesse des deux crucifiés que nous venons
d’entendre au troisième qui, après son blasphème,
s’est enfermé dans le silence ? Est-ce le silence
d’une souffrance qui transperce tout le corps et obnubile toute
pensée ? Est-ce un silence de mépris à
l’ouïe de ce que lui a dit à lui-même et de
ce qu’a dit à Jésus son complice dans le crime ?
Est-ce un silence où commence de germer une connaissance de
soi-même et de son péché sous l’action de
l’amour tout proche qui rayonne jusqu’à lui ?
A méditer
les évangiles, nous entendons ainsi maintes questions qui
voudraient une réponse. Comment n’espérerions-nous
pas que nous la connaîtrons dans le monde des réalités
éternelles ? Mais n’est-ce pas déjà
une réponse magnifique que reçoit, du dialogue que nous
venons d’écouter, la question capitale de notre destin,
puisque nous en apprenons qu’une créature humaine, si
coupable soit-elle devant Dieu et si déchue au regard des
hommes, peut, non pas certes par sa propre volonté, mais par
une initiative de la prière, naître, dans la foi au
Christ à la vie éternelle.
— 4
—
Nous
sommes, en effet, engagés nous-mêmes dans cet
« événement spirituel » dont la
méditation vient de nous arrêter. Il peut apparaître
comme un à-côté du drame dont l’enjeu est
le salut du monde, et donc votre salut et le mien. Pour moi, il se
situe au centre même du drame et marque l’une des
révélations décisives que Dieu nous donne à
Golgotha.
Mais que
de points d’interrogation sont posés devant nous !
Et
d’abord cette conversion soudaine du malheureux que tord la
souffrance et qui sait bien que, dans quelques heures, sa chair
exsangue sera abandonnée à la voracité des
oiseaux de proie et des chiens ! Un pareil retournement est-il
possible ? Et si nous sommes nous-mêmes des disciples du
Christ, non pas de pure forme, mais par l’engagement de notre
foi et le don de notre amour, avons-nous le droit d’espérer
que d’autres, enracinés dans leur incrédulité
ou esclaves de leur péché, pourront être un jour
saisis par la grâce, connaître la joie du pardon, se
mettre en marche vers la sainteté et l’amour ?
Pouvons-nous croire ces choses ? Attendre de tels miracles ?
Ouvrez
votre Nouveau Testament, mes frères. Pour être moins
dramatiques à certains égards que la conversion du
malfaiteur, d’autres exemples de changements décisifs et
subits s’offriront à votre méditation. Voici le
paralytique, que ses amis déposent aux pieds de Jésus
et qui s’entend dire : « Tes péchés
sont pardonnés » ()
et entre ainsi dans une vie nouvelle. Voici la pécheresse,
chez Simon le Pharisien, arrosant de ses larmes les pieds du Maître,
et se relevant assurée de son pardon et le cœur rempli
de la paix de Dieu ().
Voici le gardien de la prison de Philippes que la merveilleuse
délivrance accordée à Saul et à Silas
incite au suicide mais qui, persuadé par ses prisonniers,
donne aussitôt sa foi au Seigneur Jésus-Christ et reçoit
le baptême avec tous les siens ().
Et voici enfin, car il faut bien le nommer, Saul de Tarse lui-même,
foudroyé par la grâce sur le chemin de Damas, et se
relevant disciple du Christ pour l’éternité ().
Combien d’autres pourrais-je nommer encore, qui attesteraient
devant nous que la souveraine grâce de Dieu, qui est l’une
des faces de son éternel amour, se rit des limites que notre
incrédulité prétend lui imposer, qu’il n’y
a pas d’abîmes où elle ne puisse descendre ni
d’esclaves du péché qu’elle ne puisse
affranchir, et qu’elle passe outre, lorsqu’elle le veut,
aux préparations et aux délais que nous croyons devoir
lui ménager !
Certes,
d’une conversion à l’autre, il y a des nuances,
des différences, que les psychologues religieux étudient
avec intérêt. Peu nous importe ici ! Ce que Dieu
nous révèle au Calvaire, c’est qu’à
aucun homme, si grand pécheur soit-il, n’est
irrémédiablement dénié le droit au
salut, et que l’amour du Christ qui s’offre en
sacrifice pour le salut du monde porte en lui une puissance capable
de se faire ouvrir les âmes les plus fermées et d’y
susciter la naissance à la vie de l’amour.
Peut-être
trouvons-nous dur de recevoir cet enseignement de la conversion, non
d’un honnête incroyant mais d’un criminel ?
« N’ayons point honte, dit Calvin, d’avoir ce
maître que le Seigneur nous a proposé pour humilier et
abattre l’orgueil de la chair » ().
Ne cédons
pas surtout à la tentation de croire que de tels miracles de
la grâce aient été réservés aux
premières générations chrétiennes.
L’histoire de l’Eglise, depuis bientôt vingt
siècles, est remplie d’exemples semblables. Et sans
doute, parmi mes auditeurs proches ou lointains, en est-il qui
pourraient en témoigner ? Pourquoi hésiterais-je à
en témoigner pour moi-même ? Lorsque je regarde à
plus de cinquante-huit ans en arrière, je vois un visage
rayonnant la pureté et l’amour du Christ, j’entends
quelques brèves paroles qui m’interrogent... Je sais, et
je ne cesse pas d’en rendre grâces à Dieu, que ma
vie a été, de manière soudaine, transformée
ce jour-là. Comment pourrais-je douter alors de la
toute-puissance de la grâce qui, faisant irruption dans une
existence d’homme pécheur, y accomplit une nécessaire
œuvre de mort pour rendre possible l’éclosion,
l’épanouissement, puis un jour l’achèvement
de la vie à laquelle Dieu, par le Christ, appelle ses
enfants ?
Le
malfaiteur repentant, du haut de sa croix, nous crie sans paroles
qu’il n’est jamais trop tard pour nous repentir et pour
connaître la joie du salut. Toujours, sans que nous le
sachions, le Christ frappe à la porte des cœurs fermés
à son amour et à sa promesse. Oh, je sais qu’il y
a des endurcissements redoutables et des refus obstinés qui
semblent rendre certaines vies impénétrables à
l’action de Dieu. Et pourtant les victoires remportées
par l’amour du Christ là où il semblait être
inexorablement repoussé nous interdisent de jamais désespérer
d’une âme et nous obligent à ne pas nous lasser de
l’envelopper d’une persévérante
intercession.
Mais ici
une nouvelle question s’impose. Quel témoignage rend ce
que nous appelons notre foi ou notre vie chrétienne devant les
hommes qui, pour quelque motif que ce soit, vivent « sans
Dieu et sans espérance », ne connaissant pas le
Christ ou l’écartant délibérément
de leur vie ?
Nous
avons entendu les paroles qui s’échangent d’une
croix à l’autre. Nous avons écouté aussi
le silence. Et le silence de Jésus s’est révélé
tout pénétré d’amour, d’un amour qui
n’a nul besoin de paroles pour s’exprimer et se
communiquer, parce qu’il porte en lui une lumière à
quoi les âmes les plus obscures ne sauraient demeurer toujours
insensibles. Lumière d’autant plus pénétrante
qu’elle émane d’une vie livrée aux plus
atroces souffrances.
Ne me
dites pas que nous ne sommes pas Jésus-Christ ; je le
sais. Mais je sais aussi que nous devons imiter son exemple. Et quel
est-il ici, sinon l’exemple d’une inébranlable
fidélité à la loi de l’amour, d’un
oubli de soi-même qui donne la divination des désespoirs
et des espérances des autres, de leurs attentes secrètes,
de leurs appels muets, de leurs servitudes cachées, d’un
amour qui demeure fidèle à sa vocation essentielle
alors même que la souffrance broie la chair et déchire
le cœur ? Voilà encore une leçon, ou plutôt
une question que pose à chacun de nous la Croix.
Il n’est
jamais trop tard, disais-je tout à l’heure. N’est-ce
pas une affirmation dangereuse, dont s’empareront ceux qui,
entendant les appels de l’Evangile, en remettent l’examen
à plus tard ? Plus tard ? Mais qui les assure que,
pour eux, il y aura un plus tard ? Pensent-ils qu’il n’y
a de mort soudaine que pour les autres ? Et croient-ils, comme
Talleyrand jadis, pouvoir fixer avec précision l’heure
où il leur agréera de faire leur paix avec Dieu ?
Ne voient-ils pas qu’à refuser d’entendre, de
rentrer en eux-mêmes comme l’enfant prodigue, de se
reconnaître coupables devant Dieu, sinon devant les hommes, ils
s’avancent sur le chemin où nous courons le risque, si
Dieu ne veille sur nous dans sa miséricorde, de commettre le
péché contre le Saint-Esprit ? Ah, mes frères,
que notre témoignage, auprès de ceux qui toujours
remettent à plus tard, soit assez humble, assez pénétré
de tendresse discrète et vigilante, assez ouvert aux clartés
éternelles, pour qu’ils connaissent, avant qu’il
ne soit trop tard, l’aujourd’hui de Dieu.
« Aujourd’hui,
tu seras avec moi dans le paradis ». Comment ne
dirigerions-nous pas nos regards, à la grande clarté de
cette parole, vers l’au-delà de la mort qu’elle
nous fait entrevoir ?
Ce n’est
pas une assurance d’immortalité que Jésus donne
au brigand converti, dont pourrait se prévaloir aussi, devant
la mort toute proche, l’autre malfaiteur muré dans sa
souffrance. Et nous n’avons pas davantage à trouver ici
une déclaration autorisée certifiant que d’avance,
pour tous les hommes, la mort, selon le mot de saint Paul, « a
été engloutie dans la victoire » ().
« Tu
seras avec moi dans le paradis », dit Jésus,
parce que, déjà, tu es avec moi. « Non pas
parce que tu es cloué sur une croix semblable à la
mienne et que ton pauvre corps est torturé comme le mien. Mais
parce que ta foi, répondant d’un soudain élan à
mon amour qui t’enveloppe et te pénètre, te lie à
moi d’un lien si fort, si indissoluble, que rien, pas même
la mort, ne peut désormais te séparer de moi. Oh, des
moments terribles nous attendent encore avant que prenne fin la
souffrance. Cependant, que ton cœur ne se trouble point. Tu
mourras avec moi, mais, parce que ta foi s’attache à
jamais à moi, avec moi tu t’éveilleras dans la
grande lumière de l’amour éternel ».
Voilà
l’espérance, voilà la certitude de foi que le
Christ implante au cœur de ses disciples. « Qu’il
nous suffise, a écrit Calvin, que tous ceux qui par foi sont
entrés au corps du Christ sont participants de sa vie, et
ainsi après la mort jouissent du bienheureux et joyeux repos,
jusqu’à ce que la gloire parfaite de la vie céleste
soit pleinement manifestée par la venue du Christ » ().
Donne-nous
cette certitude, ô Christ ! Augmente notre faible foi en
la nourrissant de ta promesse. Et que, quand nous marcherons dans la
vallée de l’ombre de la mort, quelque souffrance que
nous ayons à y accepter, sur quelque croix que nous devions
être cloués, nous allions, soutenus par ton amour,
au-devant de la vie triomphante !