Carême 1963 :CONTEMPLATIONCONTEMPLATION
Nous avons aujourd’hui, en ce vendredi-saint, des raisons particulières de nous recueillir, de nous tourner vers Jésus-Christ, de le contempler et de faire silence. En effet, s’il nous est apparu possible et même nécessaire, au cours de ces prédications, d’étendre la promesse de l’Evangile au-delà du cercle habituel des fidèles, et si nous avons cru pouvoir parler d’une communion humaine qui enveloppe tous les hommes sans distinction, cela a toujours été par rapport à la personne et à l’œuvre de Jésus-Christ. C’est de lui que nous tenons la parabole de l’enfant prodigue que nous avons commentée. C’est en lui, en Jésus-Christ, que Dieu a réconcilié le monde avec lui-même. Notre baptême, c’est son baptême, c’est-à -dire sa mort et sa résurrection. Le pain de la communion, c’est son corps qui est donné pour la nourriture du monde ; la catholicité, c’est son commandement, c’est son ordre de mission, adressé à l’Eglise afin qu’elle rende témoignage de sa présence en dehors des murs et jusqu’aux extrémités de la terre. La prospective chrétienne consiste à tenir compte en toute chose de la fin vers laquelle elle tend, c’est-à -dire de ne pas la frustrer de ce qui lui appartient : à savoir cette espérance que Jésus-Christ projette sur elle, selon le dessein éternel de Dieu de réunir toutes choses en Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre. En tout ceci, c’est de Jésus-Christ qu’il s’est agi, d’un bout à l’autre de nos exposés. Il est donc juste qu’à présent nous nous tournions vers lui, pour faire silence et pour le contempler. Cette contemplation de Jésus-Christ est d’autant plus nécessaire que peut-être, dans nos entretiens précédents, nous avons donné l’impression que le nom de Jésus-Christ est un mot magique qu’il suffit de prononcer pour que tout s’arrange ; qu’i1 est lui-même un personnage de légende, n’ayant qu’un geste à faire pour faire surgir une solution merveilleuse des situations les plus compliquées et pour mettre tout le monde d’accord. Comme nous serions loin de la vérité. Non, dans tout ce que nous avons dit jusqu’à présent, quand il était question de Jésus-Christ, c’est de sa souffrance qu’il s’agissait, de sa solitude et de sa mort. Cette extension de l’Evangile au-delà du groupe des pratiquants, ce pouvoir de l’Evangile d’atteindre tous les hommes, ce dépassement des frontières dont nous avons parlé, cette espérance pour l’avenir, enfin cette communion humaine qui est la grande promesse pour ce monde, il nous faut bien la comprendre, c’est le fruit de la solitude et de la mort de Jésus-Christ. Tournons-nous donc vers Jésus-Christ, et considérons plus particulièrement sa solitude. Je prends comme texte un verset de l’évangile selon Saint Jean. C’est dans la chambre haute, le jeudi soir, à la veille de sa mort, au moment où Jésus fait ses dernières recommandations à ses disciples. Il leur dit : "L’heure vient, et elle est déjà venue, où vous serez dispersés, chacun de son côté, et où vous me laisserez seul, mais je ne suis pas seul, mon Père est avec moi" (évangile de Jean, chapitre 16). Certes, Jésus a connu la solitude tout au long de son ministère et de la part de tous les hommes. Il n’a pas de domicile. Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais lui n’a pas un lieu où reposer sa tête. Jésus est un homme du dehors. Il vit en dehors des maisons, des sécurités et des combinaisons humaines. "Je me tiens à la porte et je frappe", dit-il. "Il est venu chez les siens, dit l’évangéliste Jean, et les siens ne l’ont pas reçu". A sa naissance, il n’y avait pas de place pour lui dans l’hôtellerie. Pas de place pour lui, c’est bien la parole qui lui convient. Pas de place pour lui dans les maisons, dans les institutions, dans les systèmes, les habitudes, dans les mœurs, dans la morale, ni même dans la religion du moment. Mais c’est avec ses disciples qu’il a fait l’expérience la plus aiguë de solitude. Les évangiles font souvent allusion au malentendu qui était dans l’esprit des disciples au sujet de l’avenir : "Nous pensions, diront-ils, que ce serait lui qui délivrerait Israël". Ils espéraient que les choses allaient s’arranger et que Jésus les entraînait dans une aventure exaltante, qui rassemblerait bientôt les suffrages de tous les hommes. Un jour, après la multiplication des pains, il semble qu’un certain enthousiasme se soit manifesté dans la foule, et qu’on ait voulu se saisir de lui pour le faire roi. Mais Jésus s’est retiré dans le désert. Les disciples en ont éprouvé une grande déception. Plusieurs d’entre eux ont abandonné le groupe, et Jésus a demandé aux autres : "Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous en aller ?". On trouverait sans peine dans les évangiles des circonstances où Jésus a dà » ressentir particulièrement sa solitude. Par exemple, cet épisode, également dans l’évangile de Jean. Jésus disait : "Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie". Les pharisiens l’interrompent pour lui dire : "Tu te rends témoignage à toi-même, ton témoignage n’est pas vrai". Je pense qu’à cet instant, il y a eu un silence dans l’entretien. Ce silence n’est pas mentionné dans l’évangile, mais il semble aller de soi. En effet, il y avait là nécessairement un disciple présent, puisque le passage a été rapporté. On pourrait penser qu’un disciple, reconnaissant en Jésus son maître, va saisir l’occasion, dans une circonstance pareille, de dire son mot. Jésus est accusé de se justifier lui-même, de se rendre témoignage à lui-même. Comment le disciple peut-il se taire ? Jésus ne s’est donc pas pressé de répondre. Mais il a tout de même dà » poursuivre : "Bien que je me rende témoignage à moi-même, dit-il, mon témoignage est vrai, car je ne suis pas seul, le Père qui m’a envoyé est avec moi". Nous retrouvons ici la même parole que plus haut. Evidemment, la solitude de Jésus auprès de ses disciples devient éclatante au moment de son arrestation. A Gethsémané, Jésus avait souhaité recevoir de ses disciples le soutien de la prière. C’est la seule mention qui nous soit faite de Jésus demandant de l’aide. "Mon âme est triste jusqu’à la mort. Demeurez et priez avec moi". Mais leurs yeux étaient appesantis, et les disciples s’endormirent. Puis la cohorte est venue, conduite par Judas. Il y a eu un simulacre de résistance et Jésus a été arrêté. Dès cet instant, il semble que, pour les disciples, tout ait été terminé. Ils se sont dispersés. Les risques devenaient trop grands. Ce n’était plus du tout ce qu’ils attendaient. Jésus cependant les avait avertis qu’il aurait à souffrir, mais cela n’était pas entré dans leur esprit. A partir de là , Jésus perd le contact avec ce petit monde de ses disciples, aux idées souvent étroites et à l’esprit chicanier, mais qui étaient cependant ses amis, ceux que le Père lui avait donnés. Il faut entendre "perdre" en son sens le plus physique. Il a cessé d’être touché par eux, sa main n’a plus touché leur main, il a été dans d’autres mains. C’est ainsi que Jésus a pu dire : "Vous me laisserez seul, mais je ne suis pas seul ; le Père est avec moi". N’entendez pas ces paroles : "Je ne suis pas seul, le Père est avec moi" comme une atténuation de sa solitude, comme l’annonce d’une situation facile et enthousiasmante. Quand Jésus dit : "Je ne suis pas seul", il fait l’aveu le plus profond de sa solitude même. Il arrive qu’un homme se plaigne d’être seul, personne ne l’aime, personne ne le comprend, personne ne se soucie de lui. Mais quelle profondeur de solitude, quel abandon, quel désert quand l’isolé doit s’encourager lui-même et dire à haute voix : "Je ne suis pas seul" ! Quel silence autour de lui, quelle absence, quelle incompréhension quand Jésus, au moment où le complot de ses ennemis resserre son étreinte autour de lui, et près de ses disciples qui comprennent de moins en moins ce qui arrive, en est réduit à dire, comme se parlant à lui-même : "Je ne suis pas seul" ! L’abandon des disciples marque le commencement de la mort même de Jésus qui est comme étalée en divers épisodes. Jésus a été laissé et renié par ses disciples, puis par son peuple. Au moment de l’arrestation, il était encore aux mains de ceux de sa nation. Avec les Juifs, il était encore dans son monde, le monde de la délivrance d’Egypte, le monde de l’Alliance du Sinaï, de la royauté de David, le monde des prophètes et de la promesse du Messie. Maintenant, il va être livré aux mains de la puissance occupante, de la police des légions romaines. De là enfin, aux volontés et aux sarcasmes de la foule. Lorsqu’il sort de Jérusalem, lorsque la cohorte se met en route vers la colline du Golgotha, tout le monde peut constater qu’il est rejeté, comme exclu de la vie, exclu de la condition humaine. Avant même d’être crucifié, il semble qu’il est déjà refoulé de la terre, de cette terre où décidément il n’y a pas de place pour lui, encore que pendant quelques heures il soit encore là et que l’on puisse le contempler. Je ne vais pas vous décrire cette scène de la crucifixion. Tout porte à penser que Jésus a connu sur la croix une nouvelle manière d’abandon, le silence même de Dieu, avant d’en arriver au moment où tout lui est devenu totalement incompréhensible. Je ne veux pas m’appliquer à vous émouvoir par ces souvenirs. L’important est de comprendre que c’est de là que nous vient l’espérance. C’est de là que nous vient l’avenir, c’est la source de notre communion. Lorsque nous parlons de la réconciliation, lorsque nous parlons de Dieu réconciliant le monde avec lui-même, quand nous disons qu’il faut nous réjouir parce que l’Evangile est une bonne nouvelle pour tout homme, nous ne quittons pas ce monde pour nous évader dans le rêve d’un autre monde merveilleux, nous ne quittons pas le sol ; c’est sur cette terre que nous marchons, c’est vers le bois que nous allons, c’est de la mort de Jésus qu’il s’agit. Ceci doit être mis en lumière. S’il y a un espoir de paix entre les hommes, comme nous sommes invités à le croire, et comme, encore tout récemment, nous y exhorte la belle et généreuse encyclique de Jean XXIII "Pacem in Terris", si ce texte a de la force et dilate notre cœur, s’il y a une réconciliation annoncée pour les hommes, une réconciliation déjà accomplie et qui marque dès maintenant l’histoire en attendant de se manifester ouvertement le jour prévu selon le dessein de Dieu, s’il y a un pardon possible, un vrai pardon pour les fautes par un retournement de la situation, de sorte que là où le péché a abondé la grâce surabonde et l’emporte, s’il y a une parole humaine qui va visiter, jusqu’aux dernières extrémités, l’homme désabusé qui écoute, s’il y a un accueil dans la maison du Père, s’il y a une joie qui n’est pas factice mais qui est fondamentale, s’il y a une consolation qui n’est pas verbale mais qui est réelle parce qu’elle va plus loin que la vérité de l’épreuve, s’il y a une vocation pour l’homme, c’est-à -dire un sens à son existence, s’il y a une salutation entre nous et une bénédiction prononcée, en un mot si ce monde n’est pas un monde quelconque mais un monde qui porte un secret, comprenons-le bien, c’est parce que Jésus a souffert sous Ponce Pilate, qu’il a été crucifié et qu’il est mort. C’est à partir de cette solitude de Jésus que toutes ces choses sont vraies. Tout ici est lié, selon la volonté de Dieu. C’est parce qu’il a été seul que nous sommes ensemble, c’est parce qu’il est entré dans la nuit que nous sommes conduits vers la lumière, c’est parce qu’il s’est abaissé que nous sommes élevés, c’est parce qu’il a été livré aux hommes que nous sommes délivrés, c’est parce qu’il a été jugé et condamné que nous sommes absous, c’est parce qu’il n’a pas repoussé loin de lui la coupe de la souffrance que peut venir jusqu’à nous la coupe de la délivrance, et c’est parce qu’il s’est avancé jusqu’à la mort, ne cherchant pas à se sauver lui-même, que le Royaume de Dieu nous est ouvert et la vie éternelle promise. Si le grain de blé, tombé en terre, ne meurt pas, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. Ces choses sont liées entre elles. Si les moissons sont belles dans la lumière de juillet, si la récolte anime une grande joie au mois d’aoà »t, avec des rires et des chansons, c’est parce que, par une froide matinée d’hiver, le grain a été jeté en terre et s’est trouvé seul. Il a été foulé aux pieds par les hommes, il a été enseveli et il est mort. Il est mort, il a été enseveli et il est descendu aux enfers. Il va être bientôt sept heures ; la nuit vient. Nul doute qu’à Jérusalem, à cette même heure, tout était terminé. Je parle du jour où ces choses se sont passées. La mort a été constatée à trois heures. Joseph d’Arimathée a fait les démarches nécessaires pour obtenir l’autorisation de retirer le corps. Il a fallu chercher de l’aide. La descente de croix a eu lieu, le transport dans le petit jardin, l’ensevelissement, et la pierre a été roulée. Alors il est devenu évident que tout était fini et les hommes s’en sont allés. Tout est devenu calme, sauf sans doute la conscience des disciples. N’osant pas se regarder, ils se sont dispersés chacun de son côté, sans doute en proie à une agitation intérieure faite de pensées contradictoires. De ce passé tout récent qu’ils venaient de vivre, quelques paroles devaient leur revenir avec insistance, comme des paroles de vérité, des paroles vivantes, les paroles mêmes de Jésus, et je pense que l’une d’entre elles était celle que Jésus avait dite à leur intention : "Vous me laisserez seul, mais je ne suis pas seul, le Père est avec moi". "Je ne suis pas seul", disait Jésus. Avec ces mots, les disciples ont appris l’essentiel de ce qu’il faut savoir. Je souhaite qu’ils restent dans votre esprit. Ces mots ne sont encore pour les disciples qu’une parole entendue, une parole de Jésus dont ils se souviennent, mais bientôt, dès la journée de Pâques, et ensuite à la Pentecôte, ces mêmes mots "Je ne suis pas seul" vont prendre pour eux un sens personnel, vont devenir d’une façon saisissante leurs propres paroles, et ce sera le commencement de l’Eg1ise. Une conviction plus forte que les hommes, une paix qui surpasse toute intelligence, une joie capable de convoquer toute la Création. "Je ne suis pas seul", ce sera le secret de leur hardiesse, dès le début de leur mission et jusqu’à leur dernier souffle. Pour le moment, ce n’est que vendredi soir, cette parole n’est encore qu’une parole entendue. Elle n’est encore que la parole d’un autre. Nous sommes entre l’ensevelissement et la résurrection. Nous sommes à ce point, dans le déroulement du Symbole des apôtres, qui se trouve entre la phrase "Il est descendu aux enfers" et la phrase "Le troisième jour, il est ressuscité des morts". C’est à ce point que nous sommes. Désormais tout est accompli. Et il n’y a rien d’autre à attendre que la manifestation du Dieu vivant. Je résume pour finir ce que j’ai tenté de dire au cours de ces prédications. Il y a une communion humaine où chaque homme est chez lui de plein droit. Personne ne s’enquiert de savoir de quel groupe il dépend, ni s’il remplit bien toutes les conditions : la seule condition, c’est la condition humaine. L’Eglise est le miroir où il peut apprendre quelque chose de cette communion humaine, mais en définitive, c’est Jésus-Christ qui en est la source et le garant. Sa souffrance, sa solitude et sa mort nous permettent de nous parler comme des frères, d’aller les uns vers les autres, de nous aider, de nous saluer, de nous comprendre dans une nouvelle intelligence et de nous convier à la joie. Je vous laisse pour terminer la parole du jour : "Je ne suis pas seul". Je la dépose en vous. Peut-être ne pouvez-vous pas la prononcer vous-même à votre propre compte, mais Jésus l’a prononcée pour qu’elle soit dans votre cœur, comme le don de sa grâce, en attendant d’être votre propre parole et le signe de votre vocation. Que Dieu vous bénisse et qu’il vous garde, et toute son Eglise et tout le genre humain, au nom du Seigneur Jésus-Christ. Amen. |