Claudius Le Centurion
Un soldat, un brigand, un disciple, un officier, une étrangère, un religieux et une autre femme se retrouvent à la Croix. Qu’entendent-ils ? Que disent-ils ?
Il
y a des moments dans la vie où on n’est pas très
fier de soi. Je peux toujours me dire que je ne suis qu’un
centurion de l’armée romaine et que je n’ai fait
qu’obéir aux ordres. Il n’empêche qu’au
tribunal de ma conscience, je ne me sens pas très propre.
L’homme
qu’on a crucifié aujourd’hui ne m’était
pas inconnu. Comme je suis un des responsables de la sécurité
à Jérusalem, j’ai un réseau d’indicateurs
qui me tient informé de ce qui se dit et se prépare en
ville.
Une
fois, je me suis même déplacé pour écouter
le Nazaréen. J’ai bien aimé ce qu’il a dit.
Certes, je l’ai trouvé un peu idéaliste, mais ça
a confirmé les rapports qui m’étaient parvenus :
il n’était pas très dangereux pour l’autorité
romaine que je représente.
Aussi,
lorsque j’ai reçu l’ordre de présider la
crucifixion de trois malfaiteurs, et que j’ai appris qu’il
était dans le lot, ça m’a un peu étonné.
Mais je me suis dit que Pilate devait avoir ses raisons.
Quand
je l’ai vu, mes soldats s’étaient déjà
sérieusement occupés de lui et j’ai eu un peu
honte de la façon dont il avait été traité.
J’ai tout de suite requis un passant pour porter sa croix. En
marchant, je me disais que, s’il avait été un
citoyen romain, on ne l’aurait pas fouetté, ni crucifié.
On l’aurait juste décapité, ce qui est tout de
même plus humain.
Plus
j’y pense et plus je me dis que la terreur n’est
peut-être pas le meilleur moyen de gouverner les populations
étrangères. Si, un jour, les Juifs se révoltent,
il faudra défendre l’ordre romain, mais on l’aura
un peu cherché.
A
notre arrivée au lieu du Crâne, la foule était
déjà là pour assister au supplice. Je n’ai
jamais compris ce qu’il y avait d’attirant dans le
spectacle des crucifiés. Qu’y a-t-il donc au fond de
l’homme pour qu’il aime entendre des condamnés
hurler de haine et de douleur ?
Mes
soldats ont déshabillé les condamnés et, nus,
ils les ont cloués. Quand les croix ont été
dressées, ils ont joué aux dés la tunique du
Nazaréen. Elle était tachée de sang, mais son
étoffe est fine.
Pilate
a ordonné qu’on écrive au-dessus de sa croix :
Jésus de Nazareth, Roi des Juifs. Ça n’a
aucun sens ! Je l’ai écouté, moi. C’était
une sorte de prophète qui parlait de l’amour, du
pardon... de la justice peut-être… mais sûrement
pas un agitateur politique.
A
la différence des autres condamnés, celui qu’on
appelle Jésus ne criait pas et n’insultait personne. Son
silence était impressionnant et il faisait preuve d’un
courage qu’en tant qu’officier romain je savais apprécier
à sa juste valeur.
A
midi il a commencé à faire de plus en plus sombre.
Comme si la nuit venait poser son manteau sur la terre pour réclamer
son dû ! L’atmosphère était lourde et
pesante.
C’est
alors que le Nazaréen a dit d’une voix forte :
Eloï, Eloï, lama sabachtani ?
Il
y a eu un frisson dans la foule.
J’ai
demandé à un Juif qui était à côté
de moi de me traduire ce qu’il venait de dire. Il m’a
répondu que c’était le premier verset d’un
Psaume qui dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné ?
J’étais
bouleversé. Lui, qui était pour moi une image du
juste... abandonné de Dieu... Comment est-ce possible ?
Jusqu’où descendra-t-il donc ?
Il
a encore dit deux ou trois mots, puis ses jambes se sont relâchées,
ses bras se sont tendus, et j’ai compris que c’était
la fin. Pendant quelques secondes la terre a tremblé, comme si
les enfers s’ouvraient pour mieux accueillir cet homme rejeté
de tous... et même de son Dieu.
Des
crucifixions, j’en ai présidé plusieurs, mais
celle-là était différente. Jamais personne n’est
mort comme le Nazaréen. Ça n’a aucun sens, mais
je suis sûr que cet homme n’était pas qu’un
prophète un peu idéaliste. Je crois vraiment qu’il
était fils de Dieu.
Pourquoi
un Dieu a-t-il été torturé entre deux
malfaiteurs ? Pourquoi a-t-il fallu que ce soit moi qui préside
cette mort injuste ? Je n’en sais rien. La seule chose que
je sais, c’est que cette croix… je ne suis pas près
de l’oublier.
Et
même si je dois chercher longtemps, je finirai par trouver ce
qu’elle veut dire.
Le
cri de l’absence
Si
la théologie est le discours sur Dieu, il y a un moment où
le discours n’est plus possible, où l’explication
n’a aucun sens.
Sur
la croix, Jésus crie l’abandon de Dieu. Mais la foi dit
que Jésus était Dieu. Comment Dieu peut-il être
abandonné de Dieu ?
Ce
cri nous met en impasse. Il nous induit en écoute, en
contemplation… sûrement pas en explication.
Un
homme a parlé de ce cri : Elie Wiesel raconte Auschwitz.
Un
jour que nous revenions du travail, nous vîmes trois potences
dressées sur la place d’appel, trois corbeaux noirs.
Appel. Les SS, autour de nous, les mitrailleuses braquées ;
la cérémonie traditionnelle. Trois condamnés
enchaînés – et parmi eux, le petit Pipel, l’ange
aux yeux tristes.
Les
SS paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de
coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n’était
pas une petite affaire. Le chef du camp a lu le verdict. Tous les
yeux étaient fixés sur l’enfant. Il était
livide, presque calme, se mordant les lèvres. L’ombre de
la potence le recouvrait…
Les
trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises.
Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds
coulants.
– Vive
la liberté ! crièrent les deux adultes.
Le
petit, lui se taisait.
– Où
est le Bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu’un
derrière moi.
Sur
un signe du chef de camp, les trois chaises bascu-lèrent…
Derrière
moi, j’entendis le même homme demander :
– Où
donc est Dieu ?
Et
je sentais en moi une voix qui répondait :
– Où
est-il ? Le voici – il est pendu ici, à cette
potence.
Elie
Wiesel conclut : Ce soir-là, la soupe avait un goût
de cadavre35 .
Il n’y a
pas d’intuition plus vraie, plus juste, du sens de la croix que
cette réflexion du jeune Juif d’Auschwitz qui voyait
Dieu sur la potence.
Nous savons la
croix, nous en parlons tous les ans au moment de ces conférences
de Carême, mais nous avons toujours besoin de l’apprendre.
Elle échappe tellement à nos catégories et à
nos pensées, que nous sommes en permanence menacés par
la tentation de l’oublier ou de l’appri-voiser.
Et pourtant, elle
est le point ultime de l’Évangile, l’aboutissement
de la révélation, l’accomplissement de
l’incarnation.
S’il y a un
reproche que l’on ne peut pas faire à l’Évangile,
c’est de s’évader hors de la réalité
du monde.
Jésus est
né dans une étable, et sa naissance a provoqué
le massacre de nombreux enfants juifs de la part d’un tyran
appelé Hérode.
Devenu adulte, il
a été rejeté par les religieux parce qu’il
parlait très mal la langue de bois, il rappelait que Dieu
était à la fois au-dessus et en dessous de ce qu’on
disait de lui, qu’il était plus proche des pauvres de
cœur que des maîtres en religion. Il n’a pas fui la
rencontre et la confrontation avec les malades, les rejetés,
les exclus.
Il a connu la
trahison la plus douloureuse, celle de ses amis. Même le
martyre lui a été refusé : il n’a pas
été condamné pour des motifs religieux, mais
comme un vulgaire droit commun.
Sur la croix, il
a vécu l’abandon de Dieu… Oui, il est des moments
où il faut se taire, écouter.
Si la croix ne
s’explique, pas elle parle. Dans la violence de son cri nous
pouvons entendre trois paroles.
Michel Bouttier a
dit : L’homme a la menuiserie dans le sang. Il voudrait
d’instinct ajuster faute et souffrance. Quel soulagement si
elles coulissaient l’une sur l’autre : nous
posséderions enfin la clef de notre destin et la mort serait
devenue raisonnable36 . Nous le savions
déjà depuis Job mais, avec le cri de la croix, il y a
un discours qu’on ne peut plus tenir, c’est celui de la
culpabilité des éprouvés.
Ce serait
rassurant de penser que les épreuves sont la conséquence
des fautes, mais un regard lucide sur la réalité montre
que des justes sont éprouvés alors que des trafiquants
de drogue sont en pleine santé.
A la croix, Jésus
n’est pas venu donner un sens, ni une explication, à la
souffrance. Il a fait exactement l’inverse, il a dit qu’elle
n’avait aucun sens. Devant une grande épreuve, il est
naturel de penser : Qu’ai-je fait à Dieu pour
que cela m’arrive à moi ? Une méditation
de la croix nous fait répondre : Tu n’as rien
fait à Dieu, dans ton épreuve il est sur la potence. Sa
croix traverse ton chemin.
Paul Claudel a
dit : Dieu n’est pas venu supprimer la souffrance, il
n’est même pas venu l’expliquer, il est venu la
remplir de sa présence. Cette citation ne va pas jusqu’au
bout de la croix. Car l’expérience de Jésus,
c’est qu’au bout de la souffrance, il n’a pas
rencontré Dieu mais l’absence de Dieu : Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Pour
nous, ce cri peut devenir parole d’espérance. Dans nos
ténèbres les plus profondes, une petite lumière
luit : Dieu partage notre propre cri, il vient habiter notre
confrontation avec son absence. Aussi bas que nous descendions dans
les bas-fonds de l’humanité, nous entendrons toujours ce
cri qui rappelle que Dieu a visité les enfers de notre monde.
Enfin, en
reconnaissant son Dieu dans l’enfant pendu à la potence
des nazis, Elie Wiesel fait écho à la parabole de
l’Évangile dans laquelle Jésus dit qu’il
était le pauvre qui a reçu un morceau de pain,
l’assoiffé à qui on a tendu un verre d’eau,
l’étranger qui a été accueilli, le
miséreux qu’on a vêtu, le prisonnier et le malade
qui ont été visités37 .
Comme l’a
dit le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer : Cela
reste une expérience d’une incomparable valeur que nous
ayons appris à voir les grands événements de
l’histoire du monde à partir d’en bas, de la
perspective des exclus, des suspects, des maltraités, des
sans-pouvoir, des opprimés, des bafoués.
S S S
Jésus est
à la croix, abandonné de Dieu. Mais dans son épreuve
il lance un cri, il prend la parole pour dire l’abandon de
Dieu. Quand Jésus crie l’absence de Dieu, il le fait
encore devant Dieu.
Le rabbin Emil
Fackenheim rapporte les conclusions de philosophes anglais après
l’étude du passage biblique qui raconte la confrontation
du prophète Elie avec des prêtres de Baal, sur le mont
Carmel. L’histoire est la suivante : Elie, un prophète
resté fidèle au Dieu d’Israël, a lancé
un défi aux prêtres de Baal qui s’étaient
multipliés en Israël. Ils devaient chacun tuer un bœuf,
le mettre sur un autel, et invoquer son Dieu pour que le feu descende
du ciel. Les prêtres de Baal ont commencé, ils ont
multiplié les invocations pendant des heures, mais il ne s’est
rien passé. Ensuite Elie a adressé une simple prière
à son Dieu et le feu est tombé du ciel38 .
Les philosophes
qui ont étudié ce passage l’ont compris comme une
sorte d’expérience devant prouver que c’était
le Dieu d’Israël, et non Baal, qui contrôlait le
monde physique. Cette épreuve était une sorte d’acte
précurseur des tests de la science moderne. Si le feu du ciel
avait consumé le sacrifice offert à Baal, non seulement
le peuple se serait rallié à son culte, mais Elie
lui-même aurait suivi la même voie. Le rabbin Fackenheim
commente cette conclusion en disant que ces doctes professeurs n’ont
pas compris l’essence du judaïsme. Si le feu avait consumé
le sacrifice des prêtres de Baal, Elie n’aurait pas
abandonné sa foi, il aurait dit : Jusqu’ici, je
n’étais que presque seul. Désormais je suis
entièrement seul, car Dieu m’a abandonné lui
aussi. Mais je resterai à mon poste39 .
Dans le
judéo-christianisme, la foi n’est pas une adhésion
à la réalité, mais la protestation contre la
réalité, chaque fois que cette réalité
abîme l’humain. La première définition que
la Bible donne de l’humain affirme qu’il a été
créé à l’image de Dieu. C’est
pourquoi, lorsque des forces abîment l’homme, nous
pouvons confesser que Dieu n’est pas dans l’événement
qui défigure, mais dans l’humain défiguré.
Quand Jésus
dit son abandon de Dieu, il le dit encore devant Dieu, et, pour ce
faire, il cite l’Écriture. Le cri : Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? est le
premier verset du psaume 22.
Dans le judaïsme,
les psaumes ne sont pas repérés par leur numéro
comme dans le christianisme, mais par leur première phrase.
Ainsi celui que nous appelons Psaume 22, sera appelé :
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Il est donc possible qu’au-delà du cri d’abandon,
la parole de Jésus sur la croix dépasse ce simple
verset pour englober la totalité du psaume.
Dans sa première
partie, le psaume est la plainte de l’homme malade, épuisé,
abandonné. Je vous propose d’en lire quelques extraits.
Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Pourquoi
restes-tu si loin, sans me secourir,
sans écouter
ma plainte ?
Mon Dieu, je
t’appelle au secours,
mais tu ne
réponds pas ;
et la nuit
encore,
mais sans
recevoir d’apaisement…
On me traite
comme une vermine ;
je ne suis
plus un homme.
Les gens
m’insultent,
tout le monde
me méprise.
Tous ceux qui
me voient se moquent de moi…
Comme l’eau,
je m’écoule ;
tous mes
membres se disloquent.
Mon cœur
est pareil à la cire,
il fond dans
mes entrailles.
J’ai la
gorge complètement sèche,
ma langue
colle à mon palais.
Tu m’as
placé au bord de la tombe.
Puisqu’il
avait une telle prière à sa disposition, on comprend
que Jésus l’ait prononcée à la croix. Le
psaume lui a fourni les mots nécessaires pour rester devant
Dieu malgré l’abandon. Elle a fourni à Jésus
la prière de l’absence qui est toujours préférable
à l’absence de prière.
Sur la croix,
Jésus nous apprend que la prière n’est pas la
récitation de jolies formules bien pieuses devant Dieu, elle
est la parole qui dit la vérité d’une vie. Oui,
la prière est d’abord une prise de parole. Quand je prie
les psaumes, les mots écrits il y a des milliers d’années
peuvent entrer en résonance avec mes propres combats.
Mais il arrive
aussi, et heureusement, que les psaumes soient en décalage par
rapport à notre réalité humaine. Nous pouvons
lire le psaume 22 en étant en bonne santé, sans avoir
d’ennemis trop féroces et en vivant en harmonie avec
notre entourage. A ce moment, la prière déborde notre
réalité humaine pour nous faire entrer en communion
avec ce que l’humanité compte de souffrance. En priant
le psaume 22, nous partageons la prière de celui qui, en ce
moment, est au fond d’un lit de souffrance, de celui qui, sans
force, est menacé par la poussière de la mort, de celui
qui subit l’oppression des puissants.
Enfin il faut
remarquer que le Psaume 22 bascule à un moment, qu’il
passe de la plainte à la reconnaissance. Après avoir
dit : Mon Dieu je t’appelle et tu ne réponds
pas, il dit : Tu m’as répondu. Après
avoir dit : Pourquoi m’as-tu abandonné ? il
dit : Le Seigneur n’a ni méprisé, ni
rejeté le misérable accablé ; il ne s’est
pas détourné de lui, il a entendu son appel.
Est-ce que, dans
sa récitation du psaume qu’il connaissait par cœur,
Jésus est allé jusqu’à cette dernière
partie ? Nous ne pouvons répondre à cette question
mais nous pouvons entendre que, lorsque nous disons notre vérité
devant Dieu, lorsque nous ne cachons pas notre fardeau, il arrive que
nous soyons déchargés et que, nous aussi, nous soyons
capables de faire le chemin qui va de la plainte à la
reconnaissance.
S S S
Nous verrons dans
les semaines qui viennent, à l’écoute des
dernières paroles de la croix, que Jésus a fait le
chemin qui va de la révolte à l’acceptation, de
l’abandon à la foi.
Vaclav
Havel a dit : Il nous faut parfois tomber jusqu’au fond
de la misère pour reconnaître la vérité,
de même qu’il nous faut descendre au fond du puits pour
apercevoir les étoiles40 .
Quand un homme, une femme, quand
un peuple touche le fond de l’épreuve et de l’horreur,
il arrive qu’ils trouvent dans leur désespoir une
nouvelle énergie, qu’ils se relèvent et qu’ils
témoignent d’une foi et d’un courage exemplaires.
Je voudrais
terminer cette méditation en donnant trois exemples.
Il y a dix ans,
six jésuites qui vivaient en communauté ont été
assassinés au Salvador. Un de mes amis, qui visitait les
Églises de ce pays, m’a raconté que ce meurtre
collectif avait été comme un électrochoc qui a
été à la base d’un véritable réveil
dans l’Église. Malgré l’oppression qui
subsistait, des centaines d’hommes et de femmes se sont levés
pour affirmer publiquement qu’ils n’avaient plus peur. Ce
témoignage est la confirmation a posteriori de la prédiction
d’un autre martyr de cette région. Monseigneur Romero
disait avant son assassinat : S’ils me tuent, je
ressusciterai dans le peuple salvadorien, ils perdent leur temps.
Léonardo
Boff est un prêtre brésilien, théologien de la
libération. Dans un de ses livres il raconte : J’ai
vu un jour une femme plantée debout sur ses jambes, telle une
Pietà ; son fils de quinze ans venait d’être
abattu par la police ; il était son fils unique et lui
rapportait ce dont elle avait besoin, qu’il collectait
quotidiennement dans les rebuts de la ville. Désespérée,
déjà elle ne pleurait plus car elle n’avait plus
de larmes ; mais elle était profondément triste.
Je lui demandai : " Madame, croyez-vous toujours en
Dieu ? " Alors elle me regarde, avec un regard droit,
venu directement de celui qui doit être le divin dans sa
tendresse : " Comment pourrais-je douter de Dieu, qui
est mon Père ? A quoi m’accrocherais-je si je ne
pouvais compter sur le soutien de Dieu et me sentir entre ses
mains ? "41
Le dernier
exemple est fourni par notre ami Claudius, le centurion de l’évangile
dont nous avons entendu le témoignage. Pour l’entendre,
il faut savoir que l’évangile de Marc est construit
autour d’un énorme quiproquo à propos de la
croix. A trois reprises, Jésus annonce sa mort, et ses
disciples vont tout simplement ne pas l’entendre. Pour eux, le
mot Christ et le mot croix sont absolument
incompatibles l’un avec l’autre. Le mot Christ veut
dire celui qui est oint, choisi par Dieu, béni de Dieu. Le mot
croix parle, à l’inverse, de rejet, de malheur,
de malédiction. Ces deux mots ne peuvent en aucun cas être
associés. Le premier qui conjugue le mot Christ avec le
mot croix est le centurion, alors que, dans l’évangile
de Marc, la seule parole qu’il a entendue de Jésus est :
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Comment, à partir d’une simple parole d’abandon,
le centurion a-t-il confessé la foi chrétienne ?
Cela procède du mystère du cheminement de l’Esprit
dans le cœur d’un homme. Mais nous pouvons entendre que,
aussi bas qu’un homme puisse tomber, il a toujours une parole à
sa disposition, fût-ce une parole d’abandon. Cette parole
est parfois l’amorce d’un chemin qui fait passer du
désespoir au courage, et de l’abandon à la
confession.
Le fondateur du
mouvement hassidique s’appelait rabbi Israël Baal Shem
Tov. On dit que ses parents étaient déjà âgés
à sa naissance et qu’ils ont disparu alors qu’il
était encore un enfant. Avant de mourir, son père l’a
appelé et lui a dit : Mon fils, je n’aurai pas
l’occasion de parfaire ton éducation, alors n’oublie
jamais ce que je vais te dire. Chaque jour, Dieu est avec toi, et
donc il n’y a pas grand-chose que tu aies à craindre42 .
Lorsque, à son tour, il est devenu âgé, le
Baal Shem a dit que dans tout ce qu’il avait fait dans sa vie,
il n’avait jamais oublié cette parole : Il n’y
a pas grand-chose que tu aies à craindre.
Si nous
comprenons cette parole de la croix, peut-être pourrons-nous à
notre tour dire : Il n’y a pas grand-chose que j’aie
à craindre.
Les
Intermèdes musicaux étaient extraits de :
- Les
7 dernières paroles du Christ en croix ( Heinrich
Schütz )
- Pièces pour instrument
seul, en la mineur ( Jean-Sébastien Bach )
- Pièces
pour instrument seul, en la mineur ( Jean-Sébastien
Bach )
- Johannes Passion Chorals ( Jean-Sébastien
Bach )
Introduction
du Pasteur Antoine NOUIS, pour le volume "Sept
paroles de vie"
Les
méditations qui composent les différents chapitres de
ce livre sont le texte, à peine modifié, des
conférences du " Carême Protestant " qui
ont été diffusées sur France Culture en
mars-avril 2000.
Lorsqu’on
m’a proposé de prendre en charge ces conférences,
j’ai tout de suite pensé à une série de
narrations que j’avais écrites pour une liturgie de
Vendredi Saint. J’avais pris la liberté littéraire
de rassembler autour de la croix sept personnages, cinq hommes et
deux femmes, et de leur donner la parole pour qu’ils expriment
la façon dont ils ont entendu les sept dernières
paroles que le Christ a prononcées avant de mourir. Un soldat,
un brigand, un disciple, un officier, une étrangère, un
religieux et une amie proche se retrouvent au Golgotha.
Qu’entendent-ils ? Que disent-ils ?
Ces narrations
sont des prédications, c’est-à-dire qu’elles
se situent du côté de l’interprétation et
non de la source historique. Mais comme toutes prédications,
elles ne font pas l’économie d’une lecture
minutieuse du texte biblique, et d’un travail d’exégèse.
Si nous avons
choisi ce procédé, c’est qu’il semble
particulièrement pertinent pour parler de la croix. Au-delà
de toutes les explications elle demeure un événement
qui fait éclater nos cadres de pensée, et qui
transcende nos raisonnements. Dès que nous cherchons à
expliquer la croix, nous courons le risque d’apprivoiser ce qui
restera toujours de l’ordre de la folie et du scandaleux. En la
racontant nous demeurons dans le domaine de l’interprétation,
mais nous lui laissons de l’espace pour dépasser nos
paroles.
Les épîtres
de Paul articulent la croix avec la grâce. Elle débouche
sur un autre thème qui, par définition, relève
de l’indicible. Si la grâce est grâce, elle échappe
à toute logique, elle déjoue toute tentative de vouloir
l’enfermer dans un système cohérent. Si la grâce
ne peut pas s’expliquer, elle peut néanmoins se
raconter. C’est ce que nous avons essayé de faire en
suivant le cheminement de sept personnes qui ont entendu les paroles
d’un mourant, et qui les ont reçues comme des paroles de
vie.
Pour les
émissions du Carême, nous avons demandé aux
comédiens de la troupe Sketch up d’interpréter
ces sept personnages. Je suis reconnaissant à son responsable,
Olivier Arnéra, pour les conseils qu’il m’a donnés
afin d’adapter ces récits à une écriture
radiophonique.
La seconde
partie de chaque émission est plus classique. Elle comprend
des méditations qui essayent de développer et
d’actualiser la parole des comédiens. Elles me donnent
l’occasion de développer une théologie de la
croix qui se déploie autour des thèmes du pardon et de
la conversion, de l’absence et de la persévérance,
de la quête de Dieu et de l’accomplissement des
Écritures.
Puisque ce
livre est la reprise des conférences de Carême, il me
revient de remercier tous ceux qui m’ont accompagné dans
ce travail. Les amis de l’Eglise de Paris-Annonciation qui ont
eu à cœur de me laisser le temps nécessaire pour
l’écriture, ma famille qui a pâti de mon manque de
disponibilité pendant les derniers mois qui ont précédé
les enregistrements, Geneviève Barnaud ma correctrice
attitrée, et enfin Dominique Fano-Renaudin qui a fait un gros
travail de recherche pour l’illustration musicale et qui a
déployé ses talents de comédien pour lire les
citations.
Antoine
NOUIS