Carême 1948 : Jésus-Christ, cet inconnu

Connaà®tre Jésus-Christ, c’est connaà®tre Dieu

Connaître
Jésus-Christ… on pourrait bien admettre que ce soit
faire connaissance avec l’homme, avec les autres, avec
nous-même, — une vraie, intime et décisive
connaissance. Jésus-Christ ne fut-il pas présent de
toute sa personne, dans toutes ses circonstances, à l’histoire
des hommes : vraiment notre semblable ?

Mais
cette affirmation : connaître Jésus-Christ,
c’est connaître Dieu
, est tout autre. Elle est d’une
audace insensée ; humainement inacceptable. Si cependant
je veux l’énoncer, c’est que, malgré et à
cause de son audace, elle demeure l’unique raison de toute
certitude quant à la signification de Jésus-Christ.

*

Et
d’abord nous ne voilerons rien de la témérité
avec laquelle Jésus-Christ, l’Eglise, moi-même, ce
soir, nous affirmons : connaître Jésus-Christ,
c’est connaître Dieu.

Impossible
de cacher cette audace, si nous nous rappelons à quel terme
nous a conduits notre réflexion sur Jésus-Christ
Révélateur, Révélation de l’homme.
Il l’est, disions-nous, parce qu’il donne accès au
cœur des autres hommes, à ce cœur plus inconnu
encore que tous les autres, ce cœur qui est le nôtre.
Mais, par dessus tout, parce qu’il atteste par sa vie qu’être
homme, ce n’est pas, comme on le dit, être un animal
raisonnable, un « roseau pensant » (Pascal),
mais bien être en présence de Dieu la créature
qui prie.

Jésus-Christ
prie. Il parle à Dieu. Il répond à Dieu. Il prie
pour lui-même, et aussi pour les autres.

Il prie
Quelqu’un : il plie les genoux devant le Tout-Puissant.
Rappelez-vous : au Jardin des Oliviers, il lui faut soumettre sa
vie, et c’est pour accepter sa mort ; il est à
terre, il agonise — c’est-à-dire : il livre
un combat de vie et de mort.

Or, c’est
ici, exactement ici qu’apparaît le mystère,
inexplicable à tout bon sens, rebelle à toute logique,
le mystère qu’il faut mettre en pleine lumière.

Cet homme
qui prie, courbé comme nous sous la puissance de décisions
incompréhensibles, accablantes, c’est le même qui
a dit sans cesse : Dieu ne m’est nullement inconnu ;
je sais le secret de Son cœur ; je partage ce secret,
comme Il connaît et partage le secret de mon cœur.

Nous nous
demandons alors : pourquoi donc prie-t-il, puisqu’il
sait ?

Je ne
veux pas éluder ce problème. Je ne veux pas nier qu’il
soit posé. Toute la vie, toutes les paroles du Christ le
posent.

Parmi
elles je retiendrai un seul témoignage évangélique,
parce qu’il me semble tracer un chemin vers la découverte.
Je l’emprunte à Saint Jean.

C’était
lors du dernier entretien de Jésus avec ses amis intimes, ses
douze disciples. C’était sa dernière
soirée avec eux. Ils venaient de prendre ensemble la Cène
et Judas était sorti pour trahir. Alors « Jésus
leur dit : mes enfants, je suis pour peu de temps encore avec
vous... Vous ne pouvez pas venir où je vais, je vous le dis
maintenant... Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père...
Je vais vous préparer une place... Vous savez où je
vais et vous en savez le chemin...

« Thomas
lui dit : Seigneur, nous ne savons pas où tu vas ;
comment pouvons-nous en savoir le chemin ? Et Jésus lui
dit : Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie, nul
ne vient au Père que par moi. Si vous me connaissiez, vous
connaîtriez aussi mon Père, et dès maintenant
vous le connaissez et vous l’avez vu.

« Philippe
lui dit : Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous
suffit. Jésus lui dit : Il y a si longtemps que je suis
avec vous, et tu ne m’as pas connu, Philippe ! Celui qui
m’a vu a vu le Père ; comment dis-tu :
montre-nous le Père ? Ne crois-tu pas que je suis dans le
Père et que le Père est en moi ? »

(Jean 13/33, 14/2, 4-10).

Vous avez
entendu. Jésus-Christ vient de parler de sa mort imminente.
Tout à l’heure il va prier devant ses apôtres, et
pour ses apôtres, sa prière dernière (Jean 17) ;
il demandera à Dieu de garder tous ceux-là qui sont ses
apôtres, quand il ne sera plus avec eux pour les garder
lui-même. Or, ce Christ angoissé affirme avec une pleine
assurance : « Dieu est avec moi. Je suis en Dieu. Je
vais à Dieu ». Bien plus, il dit : « Dès
maintenant
(c’est-à-dire à partir de
maintenant) vous connaissez Dieu, et vous l’avez vu ».

Est-ce là
incohérence d’un cœur que la mort affole ? Ou
bien l’orgueil peut-être du héros vaincu, du
maître qui redoute, dans son désastre, de perdre ses
fidèles ? On peut se poser la question. Mais on sent
aussi que répondre tranquillement en haussant les épaules
devant tant d’illusion, est également absurde.

Donc
essayons d’entrer dans le mystère ouvert par ces paroles
inouïes.

*

Tout
d’abord il faut comprendre que Jésus refuse quelque
chose. Il refuse, comme Philippe le lui demande, de parler de
Dieu
. A cette heure il refuse d’être seulement un
prophète. A cette heure il refuse que les siens, et personne
jamais après eux, l’écoute comme on pourrait
écouter Bouddha, Platon ou Mahomet. Il faut l’écouter
comme un mourant. Car le temps n’est pas, le temps n’est
plus de parler de Dieu, mais de connaître Dieu.

Philippe
a un souci avide et sérieux… et si naturel !
Entendre une dernière fois l’enseignement du prophète
unique qui fut son Maître. Le même souci que les
disciples de Socrate eurent au chevet où agonisait leur grand
professeur de sagesse. — Mais Philippe s’entend reprocher
ce souci : « Il y a si longtemps que je vous parle
de Dieu, et tu ne m’as pas connu, Philippe ! »
.

Quelle
leçon pour nos curiosités ! Nous aussi nous aimons
parler de Dieu. Nous aimons ceux qui parlent profondément de
Dieu, qui enrichissent nos idées ou nos théories
religieuses. Peut-être y a-t-il un temps pour avoir une
philosophie religieuse. En tout cas ce temps ne dure pas toujours. En
tout cas surtout, ce temps n’est pas celui où l’on
connaît Dieu. Car connaître Dieu, c’est Le
rencontrer.

Nous
arrêterons-nous ici ? Il est sans doute bon que nous
fassions ensemble notre examen de conscience, l’examen de notre
conscience religieuse. Alors voici qu’apparaîtront les
idées — les idoles : c’est le même mot
— que nous cultivons, que nous chérissons, que nous
servons en les appelant Dieu. L’un d’entre nous divinise
la Vérité, l’autre la Beauté. Il en est
pour se vouer à la Justice, et d’autres à l’Ordre
social. Certains ont le culte de la Vie, et beaucoup, oui beaucoup
aujourd’hui, le fanatisme de l’Etat. Et puis plus
nombreux — si nombreux qu’ils sont innombrables —
tous les servants, les desservants de ces divinités
inavouées : l’argent surtout ; mais aussi la
sensualité, la soif de dominer, que sais-je ?

En
préparant ce sermon de carême, j’imaginais ce
foisonnement de faux dieux autour de ce culte, amenés par
chacun autour de cette chaire, présents autour de tant de
postes de radio ! Cette évocation m’épouvante !

Mais
Jésus-Christ veut susciter autre chose que cette peur des
démons qui nous asservissent. Nous l’écouterons
donc mettre lui-même fin à la tentation des idoles. Il
le fait en interdisant à Philippe d’ajouter l’idée
chrétienne
à toutes les idées que Philippe
pouvait déjà avoir sur Dieu. Il veut que Philippe
connaisse Dieu et non pas qu’il pense sur Dieu.

Mais avec
quel accent désolé oppose-t-il ce refus à son
ami intime : « Il y a si longtemps que je suis
avec vous ! »
. Si longtemps ! Entendons cet
accent dans ces paroles qui nous concernent. Si longtemps que nous,
chrétiens, nous lisons l’Evangile ! Si longtemps
que l’Evangile c’est peut-être notre morale, plus
ou moins respectée, peut-être notre livre de chevet plus
ou moins lu pour soutenir et sanctifier nos examens de conscience. Si
longtemps que le Dieu de Jésus-Christ n’est plus que
notre conception de Dieu ou bien notre assurance contre les
lendemains périlleux de la mort ! Oui ! Il y a bien
longtemps !

Et vous
qui accusez le christianisme ou bien qui croyez pouvoir l’ignorer,
ne percevez-vous pas, vous aussi, dans la voix de ce soir un appel,
un reproche contre votre bonne conscience de pharisien incrédule ?
Vous dites : il y a longtemps que nous connaissons l’Eglise
chrétienne, la morale chrétienne, la
philosophie chrétienne, les partis politiques chrétiens
— et nous savons ce qu’en vaut l’aune. L’aune
de Jésus-Christ ! — Mais je vous le demande :
avez-vous essayé de connaître Jésus-Christ et non
pas tout cela qui ne fait que porter son nom ? Si vous ne l’avez
pas essayé, si vous êtes honnêtes, mieux vaut
mettre fin à vos reproches.

Ah, tous
ces jours perdus par les chrétiens pour ne pas connaître
Jésus-Christ ! Tout ce temps perdu par les indifférents
ou par les adversaires pour discuter ou pour rejeter le
« christianisme » ! Quel long temps
d’ignorance, et comme tous ont perdu ce temps !

*

Quoi
qu’il en soit, le mot décisif n’est pas dans cette
peine du Christ, parce qu’il y a si longtemps ! Elle est
dans sa tranquille affirmation : « Qui m’a
vu a vu Dieu »
.

Nous
voici de nouveau acculés au mystère que nous disions,
ramenés au scandale de l’audace du Christ, de l’audace
de l’Eglise qui se réclame du Christ : est-il
réellement possible, sinon pour l’extase d’un
dément, de voir, de rencontrer Dieu dans un homme, dans cet
homme, rien que dans cet homme ?

Pour
dire : « Oui, c’est possible », le
Nouveau Testament emploie une expression frappante. Il appelle Jésus
le Fils unique de Dieu. Dans ce passage même que nous
avons lu, Jésus dit à Philippe : Je suis le Fils,
et il dit : Dieu est le Père.

Ah, je
sais bien : les mots défaillent sur nos lèvres
s’il nous faut comprendre ces termes avec notre intelligence
d’homme. Tout au moins tentons de retenir l’indication
qu’ils contiennent.

Fils
unique !
Cela veut dire : comme un père humain
vit en son fils, comme il se réjouit d’être
présent dans cette vie différente de la sienne et née
de la sienne, de s’y retrouver, d’avoir un autre lui-même
dans cette chair de sa chair, de même Dieu se sait, se veut, se
réjouit de se retrouver présent en Jésus-Christ.
C’est cette vie de Dieu, vécue en Jésus-Christ,
cette joie de Dieu d’être Jésus-Christ, que
Jésus-Christ annonce quand il appelle Dieu son Père et
quand il se dénomme lui-même le Fils, le Fils unique de
Dieu.

Etonnante
co-existence que cette répétition de l’existence
divine dans l’existence du Christ ! Saint Paul en a donné
quelques expressions lapidaires. Par exemple il a dit : « Dieu
était en Christ »
(2 Corinthiens 5/19), ou
encore : « La plénitude de la divinité
a habité corporellement en Christ »
(Colossiens
2/9) — c’est-à-dire, dans notre langage familier :
Dieu tout entier était la vie de cet homme concret que fut
Jésus, corps et âme. Ou bien, inversement : cet
homme, Jésus, était la totale présence de
Dieu.

*

Nous
sommes ici au cœur du mystère. Mais ce cœur, ce
n’est pas à vrai dire le cœur d’un mystère,
d’un problème. C’est le cœur d’un
homme. Et il nous faut y pénétrer.

Est-ce
possible ? Est-ce permis ? En tout cas cet homme nous y
invite, — davantage : il nous l’ordonne.

Seulement,
pour descendre aussi profond, il faut nous souvenir maintenant, et
avant tout, de l’heure et des circonstances où cet homme
parle. Car s’il dit : « Qui m’a vu a
vu Dieu »
, c’est parce qu’il vient de
dire : « Je m’en vais là où,
vous, mes disciples, vous ne pouvez pas me suivre »
.


allait-il donc ? Vers quel lieu où il serait sans ses
compagnons et sans aucun compagnon ? — Certainement vers
sa mort. Après, après seulement il ira vers l’au-delà
de sa mort, vers sa place éternelle et vers la place qu’il
voudrait préparer aux siens.

Ainsi,
c’est en nous tenant sur le seuil de cette solitude mortelle
que nous pourrons découvrir qui est en Jésus-Christ
quand nous regardons Jésus-Christ, — que nous pourrons
découvrir Dieu.

Quelle
est donc cette mort où seront découverts l’indicible
secret de Dieu et son indicible beauté ?

La mort
se ressemble toujours, si différents que soient les hommes
qu’elle rassemble dans l’égalité des
tombeaux. Elle est toujours ces oreilles qui n’entendent plus
nos voix, ce mutisme absolu des lèvres fermées. Mais la
mort diffère par la manière dont chacun l’aborde,
par les circonstances aussi qui la précèdent, la
provoquent et par l’écho de ces circonstances dans le
cœur du mourant. Comment Jésus-Christ connut-il sa mort
avant de la vivre — puisque, après tout, chacun doit
vivre sa mort ?

Avec une
pleine lucidité. Sa mort, ce fut d’abord pour lui la
volonté des hommes, ce que veulent tous les hommes, tous
ensemble. Juifs et Romains, Hérode et Pilate, les chefs
religieux d’Israël, les autorités politiques et la
foule mouvante, tous allaient se mettre d’accord. D’accord !
Le mot est significatif. Il signifie étymologiquement que tous
vont avoir, vont se faire un même cœur. Les hommes
n’ont-ils donc un même cœur que contre
Jésus-Christ ?

Jésus
ne refuse pas de plonger son regard dans cet abîme de l’accord
des hommes. Il ne se trompe pas sur leur unanimité. Que
veulent donc ces ennemis, réconciliés par leur haine
commune ? — Ils veulent réduire au silence la
bouche qui leur disait la parole de Dieu. Ils veulent que soient
finis ses accusations, ses perspicacités gênantes, ses
appels au renoncement de soi-même. Ils veulent que la vérité
ne soit plus dite, ne leur soit plus dite à eux — car,
pour Jésus, « à chacun sa vérité ».
Et quand, sceptique et lâche, Pilate leur donnera son
consentement : « Crucifiez-le donc, quoique ce soit
un juste ; crucifiez-le, puisque vous le voulez tous »,
il ne fera qu’accomplir la prévision lucide de Jésus.
Un évangéliste a dit : « Jésus
savait ce qui est dans l’homme »
(Jean 2/15).

Mais
voici, Jésus prévoyant sa mort ne prévoyait pas
seulement l’abominable conjuration du vendredi qui approche. Il
pense à tous les vivants de tous les siècles, à
nous ce soir. Chaque fois que nous avons refusé, que nous
refusons une parole de Dieu, chaque fois que nous nous obstinons, et
que nous parvenons, à oublier cette parole — sans le
savoir peut-être, sans le vouloir consciemment — nous
sommes d’accord avec ses bourreaux, puisque nous avons le même
cœur qu’eux. Notre responsabilité est engagée
quand Jésus meurt. Et lui le sait bien.

*

Mais
cette culpabilité de tous et de chacun n’est pas la
seule connaissance que Jésus ait de sa mort imminente. Il en
sait autre chose. Autre chose qui, avec cet abîme de passions
et d’infidélité humaines, compose le mystère
de sa croix. Autre chose qui lui permet de dire : « Qui
m’a vu a vu Dieu »
. Il sait un autre accord que
celui des hommes conjurés. Il sait cette chose inimaginable :
Dieu, lui aussi, est d’accord avec cette croix. Et lui, Jésus,
donne, avec Dieu, le consentement total de son cœur à
cette croix.

Je sais
que ceci dépasse toute imagination. Essayons pourtant
d’écouter les raisons de cette double et commune
décision de Dieu et de Jésus sur la mort du Christ. Le
Christ a souvent exposé ces raisons.

En ce qui
le concerne elles se résument à celle-ci : « Je
puis et je dois consentir à ma souffrance et à ma mort,
parce que je ne puis pas consentir au châtiment de la
culpabilité humaine, à la juste condamnation de mes
bourreaux : Le Fils de l’homme est venu pour donner sa
vie en rançon
 » (Matthieu 20/28).

En ce qui
concerne Dieu, dont le Fils unique — répétons-le
— connaît le cœur comme son propre cœur, ces
raisons sont contenues dans la phrase infinie : « Dieu
a tant aimé le monde, qu’Il a donné son Fils
unique »
(Jean 3/16).

Oh, il me
faut encore le redire : tout cela est insensé. Les
objections se pressent, les révoltes se déchaînent :
« Comment un homme pourrait-il s’accuser de la faute
d’autrui ? Comment pourrait-il non pas en assumer la
responsabilité — cela, c’est possible — mais
vouloir en être coupable ? Et quelle faute ! Non pas
quelque peccadille contre la loi, mais celle-là même qui
a été commise contre sa propre vie, la haine mortelle
qui ne pourra s’assouvir que dans son supplice ». —
« Et puis, est-il possible d’oser encore parler de
Dieu et de sa justice en tout ceci ? Un innocent va succomber
sous un verdict atroce et inique. Ne devrait-on pas dire : c’est
le diable, et non pas Dieu, qui veut cela — car c’est le
diable qui frappe les innocents ? ».

Pourtant
ces raisons déraisonnables, Jésus- Christ les donne et
les accepte. Son cœur et le cœur de Dieu ont des raisons
que la raison des hommes ne connaît pas. O mystère !
Dieu et Jésus-Christ s’accordent là où les
hommes ne peuvent plus être d’accord avec cette
soi-disant divinité de Dieu et de Jésus-Christ !

Dieu et
Jésus-Christ s’accordent. Le Père donne le Fils.
Son Fils. Il ne choisit pas un bouc émissaire. Il donne son
bien-aimé. Qu’avant d’accuser Dieu, quelqu’un
ose songer au retentissement dans le ciel du cri monté de la
croix !

Et le
Fils accepte d’être donné par le Père. Il
accepte de perdre sa vie ; la vie qu’il tient de son Père,
qu’il a en commun avec son Père. D’avance il
accepte, mortellement triste, ce qui sera sa véritable
Passion, devoir prier : « Non pas ma volonté,
mais la tienne »
— comme si la volonté de
Dieu et la sienne n’étaient plus la même ; et
devoir supplier : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m’as-tu abandonné ? »
.

Jamais et
nulle part souffrance ne fut comparable ! Elle est grande comme
le cœur insondable de Dieu et de Jésus-Christ !
Elle est totale comme la nuit qui, le Vendredi Saint, descendit sur
le monde et sur les hommes créés par Dieu ; elle
est vraiment cette heure prédite par Jésus comme aussi
l’heure diabolique, l’heure « du Prince des
ténèbres »
(Luc 22/53).

*

Nous
sommes donc parvenus à cette obscurité littéralement
complète. C’est-à-dire celle où nous ne
pouvons plus rien comprendre avec notre sagesse, notre raison, et
peut-être avec notre morale et notre religion. L’heure où
les hommes sont d’accord pour tuer le Christ, où le
Diable croit remporter sa victoire sur Dieu et sur le Christ ;
l’heure où Dieu et Jésus-Christ sont d’accord
« pour que le Fils de l’homme souffre beaucoup et
meure »
(Luc 9/22).

Or, à
ce point où nous sommes parvenus et de cette heure obscure où
nous ne comprenons plus, Jésus-Christ a dit :
est Dieu
. Quiconque voit ma croix, voit et connaît qui est
Dieu.

Ah, que
se taisent les ironies faciles qui raillent : « Comment
Dieu serait-il là où précisément il est
déclaré absent ? ». — Et que se
taisent aussi les sagesses orgueilleuses qui affirment : « Dieu
est lumière, inaccessible aux ombres humaines, Dieu règne
et nul ne peut entraîner Sa majesté dans l’abomination
des crimes de la terre ». Et tant d’autres petites
pensées que nous avons sur la grandeur de Dieu !

Oui, il
faut se taire ! Si l’on veut connaître Dieu en
Jésus-Christ, il faut simplement regarder. Comme le Crucifié
a demandé qu’on le fît. Car là où il
mourait, il voulait être regardé, vu — et non pas
« compris ».

Je
voudrais ici évoquer une figure étrange au milieu de
l’Evangile étrange. Ce capitaine romain, commandé
de garde pour le service d’ordre autour de l’exécution
capitale du calvaire. Cet homme était un païen. Il n’a
fait qu’une chose : regarder les trois croix, les chefs
religieux contemplant leur victoire, les émissaires du
gouvernement se moquant de cette émeute de juiverie, la foule,
Marie, les rares fidèles qui pleuraient. Surtout, il a regardé
Jésus-Christ qui ne descendait pas de sa croix. Puis il a
dit : Cet homme était vraiment le Fils de Dieu
(Matthieu 27/54). Ainsi dans l’histoire fut donnée la
première réponse affirmative à la question
contenue dans mon titre : est-ce que connaître
Jésus-Christ, c’est connaître Dieu ?

*

Et
maintenant, je voudrais résumer simplement les découvertes
que nous avons faites en suivant le singulier chemin tracé par
Jésus-Christ vers le mystère de sa mort et vers le
mystère de Dieu.

Dieu
n’est pas la providence espérée par les hommes
qui veulent des faveurs célestes. Dieu n’est pas
l’indulgence complaisante rêvée par les hommes qui
veulent continuer de mal faire avec tranquillité.

Et Dieu
n’est pas celui que les hommes imaginent, dont ils discutent
l’existence ou l’inexistence, énumérant ses
attributs : infinité, éternité,
toute-puissance, sagesse, et tant d’autres propriétés
de la perfection hypothétique d’un Etre suprême.

Et Dieu
n’est pas non plus celui qui nous obligerait à croire,
parce qu’il a fait par le moyen de Jésus-Christ beaucoup
de prodiges. Et même point parce qu’il a fait ce miracle
des miracles : ressusciter le mort du Vendredi Saint.

Non !
Dieu n’est jamais à la mesure de la bassesse de cœur,
de la noblesse d’idées, ni à la mesure des rêves
ou de l’incrédulité des hommes. Il est à
la mesure de la réalité des hommes. C’est-à-dire
à la mesure du cœur faible et mauvais des hommes, à
la mesure des pauvretés intellectuelles des hommes, à
la mesure des jugements mérités par les hommes. C’est
pourquoi, s’il a une mesure humaine, c’est celle qu’il
a prise en devenant Jésus-Christ, appelé Fils de
l’homme et mourant sur sa croix. Et c’est pourquoi, pour
connaître la réalité de Dieu, il faut regarder ce
Fils de l’homme. Il faut le regarder vivre. Il faut surtout le
regarder mourir. Car « son agonie dure jusqu’à
la fin du monde » (Pascal), — puisque nous n’avons
pas davantage fini de le faire souffrir que lui n’a renoncé
à mourir pour nous.

Oh, je
sais et je crois tout ce qu’il faut savoir et croire d’autre
sur Dieu tel qu’on le connaît en Jésus-Christ. Je
sais et je crois le miracle de Pâques et tous les miracles. Je
sais et je crois que Jésus-Christ est maintenant vivant,
associé à la gloire éternelle de son Père,
et que cette gloire peut être exprimée dans la
Providence de Dieu, dans tous les attributs du Tout-Puissant. Oui, je
sais tout cela ! Ce sont des choses qui paraissent bien
différentes, plus : qui apparaissent contradictoires avec
cette connaissance de la mort de Jésus-Christ où je me
suis borné. Mais aucune autre connaissance de Dieu ne m’est
compréhensible, réelle et sûre, si je ne reviens
sans cesse à celle-là, dont Saint Paul disait :
c’est la seule chose que je veuille savoir, la seule chose du
ciel et la seule chose de la terre : Jésus-Christ
crucifié
(1 Corinthiens 2/2).

Pourquoi
cette insistance ? Pourquoi cette porte étroite, si
étroite ? — Parce que seule elle ouvre sur le
mystère rayonnant, le mystère annoncé dans la
formule la plus brève : Dieu est Amour (1 Jean
4/8). Il n’est qu’Amour.

Mais ici
je voudrais être aussi réaliste, aussi vrai, aussi
certain que le Christ nous demande de l’être, et donc
éviter toute fausse sagesse, toute illusion et toute emphase.

Voyez-vous,
il ne faut pas parler de Dieu et de l’homme, de Jésus-Christ
et de sa croix impersonnellement et comme à distance. Il ne
faut pas avoir des idées sur tout cela. Il ne faut pas parler
de l’universel péché, comme Baudelaire, ou
du salut universel, comme ceux qui soupçonnent Dieu de
ne pas aimer tout le monde. Rien n’est réel pour nous
qui se passe universellement, c’est-à-dire
ailleurs que dans notre vie. Et Dieu non plus n’est pas réel
si nous le connaissons sans Le rencontrer nous-même.

Or, tels
que nous sommes, avec notre art de dissimuler aux autres, de nous
dissimuler à nous-même ce que la Croix de Jésus-Christ
révèle — je pense à la grande obscurité
de notre vie et à tout ce que nous y cachons — nous ne
voyons pas ce qui est cependant également révélé
par la Croix de Jésus-Christ, — je veux dire la
conclusion donnée par Dieu à notre mensonge toujours
répété : sa décision de nous aimer
malgré tout, au delà de tout, sa décision de
nous sauver.

Celui qui
connaît personnellement cette décision et qui
personnellement l’accepte, sait qui est Dieu. Il a vu Dieu en
Jésus-Christ. Il peut dire : Dieu m’aime. Et
désormais il peut vivre en paix, faire ce qu’il a à
faire : son devoir.