Connaà®tre Jésus-Christ, c’est connaà®tre notre devoir
Devoir
est un mot grave. Il signifie qu’il ne nous est pas permis de
vivre notre existence sans la décider et sans la juger. Il
signifie que nous sommes responsables et que nous pouvons être
repentants.
Que
la vie de chacun soit maintenant devant chacun présente,
réelle, concrète.
Naturellement,
je penserai d’abord à notre passé. Car notre
avenir, ce que nous n’avons pas encore exécuté,
ce qui n’est que projeté, appartient à un domaine
irréel qui est souvent celui du mensonge. Le proverbe ne
dit-il pas que les bonnes intentions servent surtout à paver
notre enfer ? Ainsi pour chacun, le devoir n’est pas
d’abord ce qu’il fera, mais bien ce qu’il a fait et
ce qu’il n’a pas fait, le devoir accompli ou le devoir
transgressé.
Eh
bien, qu’avons-nous fait ? Dans telle rencontre avec tel
homme, dans telle parole dite, dans telle action ou telle pensée
secrète ? Pouvons-nous y songer sans malaise ? Ou
bien faut-il que nous inventions des excuses, des justifications, que
nous répétions, dans un sursaut d’orgueil,
l’abominable mensonge : « Ce n’est pas ma
faute ! » ? Oui, un abominable mensonge,
puisqu’il signifie toujours : « J’ai fait
ce que je ne devais pas faire, mais j’interdis à
quiconque de m’en accuser. Je refuse la responsabilité
de ce qui était mal. Ce n’était pas ma faute,
c’était celle d’autrui ».
Et
maintenant, posons le problème du devoir comme celui de
l’avenir que nous avons à choisir. Ici encore, il faut
être très sérieux. Il faut que le mot « devoir »
signifie cette chose précise qui existera parce que je l’aurai
faite, ou qui n’existera pas parce que je ne l’aurai pas
faite : une vérité morale dans ce monde de
mensonge, ou bien ma laideur supplémentaire ajoutée
à l’innombrable laideur ; il faut que mon
devoir signifie la surprise possible d’un homme qui, me voyant
vivre tout à l’heure, songera : « Voici
de l’inattendu, quelqu’un qui fait quelque chose (par
exemple payer ses impôts honnêtement !), quelque
chose que personne d’autre que lui ne fait ! ».
— Ou bien le sourire sceptique, affreux, d’un homme qui
pensera en me voyant vivre tout à l’heure :
« Tous se valent, chrétiens ou non, tous font ce
qui leur rapporte quelque chose ».
Ainsi
m’apparaît le devoir. La limite entre ce que chacun de
nous a envie de faire et ce que chacun de nous sait bien qu’il
faudrait faire. Remarquons-le, ce que chacun fait en deçà
ou au delà de cette limite, ne change pas grand-chose à
l’histoire visible de ce monde. C’est pourquoi certains
pensent et parfois nous-mêmes : « Faire son
devoir, c’est être dupe ».
Pourtant
est-il beaucoup d’êtres pour ne jamais se soucier de la
rectitude de leur vie, de l’estime qu’ils peuvent avoir
pour eux-mêmes, de l’opinion que d’autres peuvent
concevoir d’eux ? Les purs cyniques sont très rares
et, s’il en est, ils trouvent encore le moyen d’être
moralement fiers de leur cynisme ; ils font de leur immoralité
leur vertu.
*
Quoi
qu’il en soit, je parle à ceux pour qui le mot
« devoir » est un grand mot, et grande
la question : « Que dois-je faire demain ? ».
Eh
bien, je le demande, cette question précise évoque-t-elle
pour ceux qui se la posent le nom, la pensée ou la recherche
de Jésus-Christ ? Ceci, je tiens à l’affirmer,
ne tient pas en dernière analyse au fait qu’on soit
protestant, catholique, détaché de toute Eglise. Le
problème du devoir et de son rapport avec Jésus-Christ
est plus profond. C’est le problème de la vie de chacun,
tout court.
Je
ne traiterai donc pas ce soir de la « morale chrétienne »,
comme d’une série d’applications à la vie
privée ou publique des règles édictées
par telle ou telle église. Que les moralistes professionnels
donnent ces prescriptions de bonne conduite ! Ils n’aboutiront
au fond jamais qu’à donner à quelques-uns bonne
conscience à peu de frais. Personnellement, j’ai un
autre discours à vous adresser.
Laissez-moi
être clair et précis. Un ménage, peut-être,
en ce moment m’écoute, qui souffre de sa désunion,
et chacun des deux conjoints veut savoir s’il a le droit de
reprocher à l’autre son infidélité ou même
seulement son mauvais caractère. Et si chacun demande :
« Que dit "la morale chrétienne" sur ma
situation ? », c’est que, hélas, chacun
pense : « La morale chrétienne devrait me
donner raison ».
Ou
encore, un homme m’écoute et se dit : « Je
suis patron ; j’ai des devoirs de patron. Mais mes
ouvriers ne rendent pas justice à ma bonne volonté, aux
efforts que je fais pour eux. Ils revendiquent toujours. Maintenant
je suis lassé de leur incompréhension. Que dit "la
morale chrétienne" sur cette justice que je cherche dans
mes rapports avec mes inférieurs ? ». Et cet
homme aussi veut que la morale chrétienne lui donne raison.
Naturellement
je pourrais évoquer la réflexion d’un autre,
âpre, mais souvent très honnête, de celui qu’on
appelle « le révolutionnaire » et qui me
demande : « Et vous, chrétiens, qu’est-ce
donc qu’elle dit, votre "morale chrétienne"
sur l’iniquité sociale, sur l’exploitation de
l’homme par l’homme ? Servira-t-elle seulement
toujours à justifier les gens en place, les « satisfaits »
— c’est-à-dire ceux qui estiment qu’ils ont
assez fait — ? ». Cet homme amer (dont jamais
je n’entendrai les accusations sans me sentir personnellement
tourmenté) demande lui aussi la même chose : « La
morale chrétienne me donne-t-elle raison contre les
riches ? ».
Mais
à tous, oui, à tous, parce qu’à moi-même
d’abord, je répondrai : là n’est pas
la question. Il n’y a pas de « morale chrétienne »
si l’on peut discuter cette morale comme une théorie,
une chose abstraite, un principe, et non pas comme la chose que je
vais et que je veux faire à cause de Jésus-Christ
présent à ma vie. Car si la morale chrétienne
devient la préoccupation d’être devant le
Christ, ni le mari, ni la femme, ni le patron, ni l’ouvrier,
ni personne n’interrogera plus : « Que dit la
morale chrétienne ? » afin de se justifier
lui-même ou de se révolter. Chacun sera devant
Quelqu’un qui va dire le dernier mot. La morale, quand elle
est véritablement chrétienne, se réduit à
ceci : Jésus doit dire le dernier mot ; bien plus :
pour nous il ne se borne pas à le dire, mais il a
réellement le dernier mot sur ce que nous sommes et ce que
nous faisons.
Voyez-vous,
le malheur, c’est que les hommes pensent tous — sauf
ceux, les pauvres, qui ne pensent à rien — oui, tous
pensent qu’ils ont des « choses » à
faire, sur lesquelles ils peuvent avoir des « opinions » :
des choses, rien que des choses, et même si ces choses sont
belles et nobles — la fidélité, l’honnêteté,
la justice, par exemple — alors qu’en réalité
il n’y a rien à faire que de vivre devant
Jésus-Christ, c’est-à-dire, encore une fois
et tout simplement, à relire son Nouveau Testament et sa
Bible.
Vivre
selon quelqu’un, c’est singulier pour nous qui ne vivons
jamais que selon nous-même. Mais vivre selon le jugement et en
tenant compte de cet Autre qui est Jésus-Christ, ce prodige,
c’est le devoir.
Je
pense en ce moment aux chrétiens qui se prétendent
chrétiens et à l’immense misère de leur
prétention. Tous — moi avec tous — nous nous
ressemblons pour accaparer Jésus-Christ, pour dire
« Jésus-Christ est d’accord avec moi »,
alors qu’il faudrait dire : « Je vais
m’accorder à Jésus-Christ, chercher d’abord
ce qu’il veut pour m’appliquer et m’acharner
ensuite à le faire ». Après tout, chacun de
nous cherche dans sa vie à être approuvé, loué
par quelqu’un. Pour les chrétiens, il importe que
maintenant et au jour du jugement, ce Quelqu’un soit
Jésus-Christ.
*
Mais
qu’est-ce donc qui mérite et méritera d’être
loué par ce Juge unique ? Car chaque homme sait bien ce
qui fera plaisir à la femme, à l’ami qu’il
aime, mais pouvons-nous savoir ce qui sera approuvé par
Jésus-Christ ?
A
plusieurs reprises, l’Evangile rapporte que Jésus
« tressaillit de joie » à cause de la
conduite, de la disposition de cœur d’hommes, de femmes
et même d’enfants qu’il rencontrait. Chose étrange,
c’étaient pour la plupart des êtres inattendus,
souvent des païens : la femme de Tyr, le capitaine de
Capernaüm, souvent des êtres peu recommandables : la
femme adultère, le percepteur Zachée, la pécheresse
au vase d’albâtre. Mais il y en eut aussi qui étaient
des hommes respectables, religieux, de très braves gens :
Nathanaël, Marthe et Marie, tel ou tel de ses apôtres.
Qu’est-ce
donc qui fit de chacun de ces humains si divers une joie éprouvée
par Jésus-Christ ? Il me semble que ce fut toujours un
certain renoncement chez eux à se faire valoir devant les
autres et devant Dieu, autant que devant eux-mêmes, un certain
renoncement à se défendre contre les critiques, le
mépris, la haine d’autrui ; une joyeuse spontanéité
à écouter le Christ et à aimer les autres. Alors
le Seigneur trouvait dans ces humbles êtres quelque chose qui
ressemblait à ce qui inspirait sa propre vie. Alors il se
réjouissait, comme nous nous réjouirons dans le Royaume
de Dieu lorsque notre joie ne sera pas celle que nous nous donnons à
nous-mêmes, mais celle que les autres nous donneront par leur
merveilleuse présence.
Je
sais bien que ceci semblera sans doute à la plupart d’entre
nous très théorique, inapplicable. Car nous vivons dans
un monde cruel, où les autres nous sont cruels et où
nous-mêmes, avec notre égoïsme, nous sommes
affreusement cruels aux autres. Et souvent nous ne savons pas comment
faire pour les rendre heureux et pour être heureux par eux. Il
ne suffit point — n’est-ce pas ? — de
recommander le désintéressement. On ne devient pas
désintéressé pour cela ! Et il ne suffit
pas d’exhorter au dévouement : le dévouement
n’est pas une science qu’on apprend dans un manuel !
Encore
une fois, je voudrais être concret. Je pense en ce moment à
quelqu’un qui, par exemple, aurait entendu la conférence,
que j’ai entendue cette semaine, d’un pasteur décrivant
l’injustice sociale de tant de conditions humaines et
demandant : « Continuerez-vous, vous qui êtes
des privilégiés, de consentir à cette
injustice ? ». Je pense à quelqu’un qui
aurait entendu le discours du Général de Gaulle, nous
annoncer des avenirs menaçants qui exigeront de chacun sa
décision. Et naturellement je pense aussi à ceux qui
ont reçu le mot d’ordre de leur parti sur leurs devoirs
de partisan. Et peut-être pensé-je encore davantage à
tel homme ou à telle femme qui sont seulement ce soir accablés
par la maladie, la pauvreté, tel conflit insoluble, dans la
réalité immédiate de leur vie. Il me semble que
tous demandent à la fois : que faire ? Qu’est-ce
que je dois faire comme chrétien ? Certainement,
il ne suffit pas que je leur réponde : lisez l’Evangile,
écoutez Jésus-Christ, et puis décidez-vous !
*
Voilà
pourquoi il me faut essayer de dire comment Jésus-Christ
révèle à chacun de nous son devoir présent.
Encore une fois, ce ne sera pas en termes généraux,
avec des doctrines sociales, politiques ou morales, que nous
n’aurions ensuite qu’à appliquer. Mais ce sera
encore moins en permettant à chacun de faire au hasard
n’importe quoi, pourvu que ce soit de son mieux, avec de bonnes
intentions. Tout dépendra de l’honnêteté
intérieure avec laquelle chacun écoutera, puis obéira.
Car lorsque Jésus donna la double règle du devoir
chrétien, il commença par dire : quand tu aimeras
le Seigneur ton Dieu, ce sera de tout ton cœur, de toute ton
âme, de toute ta force et de toute ta pensée (Marc
12/30, Luc 10/27). Si cette totalité et cette profondeur de
l’amour sont absentes, toute observation de la Loi demeure
extérieure et n’est au fond que mensonge ;
désobéissance, et non obéissance.
Que
chacun apporte donc tout ce qu’il est pour réfléchir
à son double devoir : tu aimeras Dieu, et tu aimeras ton
prochain.
*
Or,
Jésus a illustré ces deux impératifs qui
résument la morale chrétienne dans deux circonstances
particulières : sa rencontre avec un jeune homme riche ;
son entretien avec un professeur de morale religieuse, qui prit la
forme de la parabole du bon Samaritain.
Il
est remarquable que, dans les deux cas, il s’agisse du devoir
envers le prochain. Ceci éclaire la remarque de l’apôtre
Saint Jean : « Si quelqu’un dit :
j’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est
un menteur ; car celui qui n’aime pas son frère
qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit
pas ? » (1 Jean 4/20).
Il
est remarquable aussi que, dans les deux cas, l’interlocuteur
de Jésus fut un homme, apparemment sérieux et bon, qui
demandait à être instruit de son devoir pour le faire.
L’un et l’autre posent la même question à
Jésus : « Que faut-il faire pour hériter
la vie éternelle ? ».
Mais
— et c’est le plus remarquable — au fond, ces deux
chercheurs de leur devoir n’avaient qu’un désir
profond : se justifier eux-mêmes, avoir bonne conscience.
Or, faire son devoir et avoir bonne conscience, ne sont certes pas la
même chose. Et c’est parce que nous confondons ces deux
mobiles, que tout devient faux, obscur et insoluble.
*
Mais
laissons maintenant la simplicité de Jésus simplifier
nos problèmes moraux, les poser comme lui, Jésus, les
discerne.
Voici
le premier récit :
« Comme
Jésus se mettait en chemin, un homme accourut et, se jetant à
genoux devant lui : bon maître, lui demanda-t-il, que
dois-je faire pour hériter la vie éternelle ?
Jésus lui dit : pourquoi m’appelles-tu bon ?
Il n’y a de bon que Dieu seul. Tu connais les commandements :
tu ne commettras point d’adultère ; tu ne tueras
point ; tu ne déroberas point ; tu ne diras point de
faux témoignage ; tu ne feras tort à personne ;
honore ton père et ta mère. Il lui répondit :
maître, j’ai observé toutes ces choses dès
ma jeunesse. Jésus, l’ayant regardé, l’aima,
et lui dit : il te manque une chose ; va, vends tout ce que
tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le
ciel. Puis viens, et suis-moi. Mais, affligé de cette parole,
cet homme s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
Jésus, regardant autour de lui, dit à ses disciples :
qu’il sera difficile à ceux qui ont des richesses
d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Les disciples furent
étonnés de ce que Jésus parlait ainsi. Et,
reprenant, il leur dit : mes enfants, qu’il est difficile
à ceux qui se confient dans les richesses d’entrer dans
le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de
passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche
d’entrer dans le royaume de Dieu. Les disciples furent encore
plus étonnés, et ils se dirent les uns aux autres :
Et qui peut être sauvé ? Jésus les regarda,
et dit : cela est impossible aux hommes, mais non à Dieu,
car tout est possible à Dieu » (Marc 10/17-27).
Ainsi
il y avait là devant Jésus un homme qui voulait, qui
croyait vouloir de tout son cœur, faire son devoir. C’est
pourquoi Jésus l’aima. Mais cet homme eut de la
tristesse à cause de son devoir. Naturellement, pour lui,
c’était son devoir de riche, — nous dirions
aujourd’hui : de « capitaliste ».
Or, immense étrangeté — pour Jésus, son
devoir, c’était précisément de n’être
plus un riche, de n’avoir plus un cœur de riche. Son
devoir, c’était de suivre Jésus.
Ah,
que personne ne dise aussitôt : la morale chrétienne
est décidément absurde, impossible, si impraticable
qu’elle devient inutile. — C’est ce que pensa le
jeune homme riche qui « s’en alla tout triste,
car il avait de grands biens ». C’est ce que
pensèrent les disciples qui objectèrent à
Jésus : « Qui dans ces conditions peut
faire suffisamment son devoir pour être sauvé ? ».
Et c’est — ô prodige ! — ce que Jésus
pensa lui-même quand il dit cette chose terrifiante : « Il
est impossible aux hommes de faire leur devoir », mais
pour ajouter aussitôt cette chose admirable : « C’est
possible à Dieu ».
Comme
cette phrase est énigmatique ! Car, n’est-ce pas,
le devoir des hommes, c’est ce qu’ils ont, eux, à
faire, et non pas ce que Dieu a à faire pour eux ?
Or
Jésus dit expressément : Oui, ce que les hommes
ont à faire leur est impossible. Mais une chose leur est
possible, et c’est de connaître ce que Dieu a fait pour
eux, ce que Dieu a fait d’eux. Une chose peut, par Dieu, leur
devenir possible : reconnaître le trésor qu’ils
possèdent et qui n’est pas dans leurs grandes, et au
fond si petites et si précaires richesses, mais dans le ciel,
là où, comme Jésus dit ailleurs, « la
rouille ne détruit pas et où les voleurs ne volent
pas » (Matthieu 6/10). Il peut leur devenir possible
d’apprendre qu’on peut se confier en Dieu et, dès
lors, ne plus avoir un cœur de riche, mais un cœur de
disciple ; possible de ne plus avoir envie de conserver ses
biens, mais envie de posséder le seul bien enviable,
l’incalculable trésor qu’est Dieu lui-même.
Ah,
tous ces mots que je dois répéter au mépris de
toute correction de style : « On peut, il est
possible de pouvoir... » ! Mais c’est que le
devoir, c’est une impossibilité qui doit nous devenir
possible, alors que nous n’en sommes pas capables, une
possibilité qui doit nous être donnée. Il
faut que Dieu donne ce qu’Il ordonne.
Revenons-en
au récit. Il s’en trouvera parmi nous pour penser :
« Est-il nécessaire de choisir entre ces deux
biens ? Ne peut-on pas aimer son argent et en même temps
aimer Dieu, — à condition de faire de son argent
d’excellents usages ? ». Cela, c’est
l’alibi, aussi bien des riches qui redoutent dans l’Evangile
cet épisode, que l’alibi des pauvres qui désirent
être riches. C’est aussi la constatation de notre
impuissance. Jésus la connaît et ne la méprise
pas : je vous ai rappelé qu’il aima ce riche
honnête. Pourtant il faut bien affirmer : pour Jésus,
cet alibi ne justifie pas. On ne peut pas aimer Dieu et l’argent
ensemble (Matthieu 6/24). On ne peut aimer que Dieu. C’est le
premier commandement : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœur.
Mais
cette possibilité miraculeuse est merveilleuse, comme tout
miracle de Dieu. Car elle révèle la joie inconnue
d’aimer. Notre récit signifie dans son contexte :
vous avez un Dieu que vous pouvez aimer, et vous pouvez
l’aimer parce qu’Il vous aime le premier. Tout le reste,
l’or y compris que nous chérissons avec notre mauvais
cœur, ne comble pas notre attente. Tout le reste — et
pour beaucoup ce n’est pas la fortune, mais bien les idées
qu’ils ont, les talents qu’ils possèdent, la
popularité qu’ils recherchent, que sais-je ? —
tout le reste ne nous aime point. Il n’y a pas de réciprocité
dans notre amour de ces choses : biens, gloriole, succès...
Voilà pourquoi il n’y a que tristesse et amertume à
convoiter des choses. Nous les aimons, mais elles ne nous aiment pas.
Seul le Seigneur Dieu est Quelqu’un qui nous aime. Et c’est
le grand secret de l’amour que nous pouvons Lui donner. Quand
Jésus dit : « Tu aimeras ce Seigneur, ton
Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta
force et de toute ta pensée », il nous dit à
sa façon nouvelle : tu reconnaîtras avec bonheur
que le Seigneur ton Dieu t’aime de tout Son cœur, de
toute Son âme, de toute Sa force et de toute Sa pensée.
*
Maintenant
venons-en au deuxième récit où nous est présenté
le devoir humain. Ecoutez :
« Un
docteur de la Loi se leva, et dit à Jésus, pour
l’éprouver : maître, que dois-je faire pour
hériter la vie éternelle ? Jésus lui dit :
qu’est-il écrit dans la Loi ? Qu’y lis-tu ?
Il répondit : tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout
ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute
ta pensée ; et ton prochain comme toi-même. Tu as
bien répondu, lui dit Jésus : fais cela, et tu
vivras. Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus :
Et qui est mon prochain ? Jésus reprit la parole et dit :
Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il
tomba au milieu des brigands, qui le dépouillèrent, le
chargèrent de coups, et s’en allèrent, le
laissant à demi-mort. Un sacrificateur, qui par hasard
descendait par le même chemin, ayant vu cet homme, passa outre.
Un prêtre, qui arriva aussi dans ce lieu, l’ayant vu,
passa outre. Mais un Samaritain, qui voyageait, étant venu là,
fut ému de compassion lorsqu’il le vit. Il s’approcha
et banda ses plaies, en y versant de l’huile et du vin ;
puis il le mit sur sa propre monture, le conduisit à une
hôtellerie, et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux
deniers, les donna à l’hôte, et dit : aie
soin de lui, et ce que tu dépenseras de plus, je te le rendrai
à mon retour. Lequel de ces trois te semble avoir été
le prochain de celui qui était tombé au milieu des
brigands ? C’est celui qui a exercé la miséricorde
envers lui, répondit le docteur de la Loi. Et Jésus lui
dit : va, et toi, fais de même » (Luc
10/21-37).
Ici
encore, il est question du devoir d’aimer.
Mais,
à vrai dire, ce récit est aussi étrange que le
précédent. Etrange d’abord parce que, d’après
lui, le prochain, il faut le découvrir. Et il ne semble pas
plus facile de connaître ce prochain que de connaître
Dieu. Il y faut aussi un miracle. Comment s’opère ce
miracle ?
Jésus
le déclare en racontant l’histoire d’une grande
souffrance. C’était sur une route de la terre. Des
hommes s’y rencontraient. Les uns — encore une fois,
c’est singulier, et c’est toujours pareil — étaient
des hommes religieux. Pour eux, le misérable, agonisant dans
le fossé, resta un voisin ; il ne devint pas un prochain.
Ils le croisèrent tout simplement. Ils le virent, dit
l’Evangile. Mais en réalité ils ne le « virent »
même pas. L’un peut-être lisait son bréviaire,
l’autre pensait au culte de Dieu qu’il célébrait ;
ils n’avaient pas de vrai regard pour les hommes. Toutefois,
sur cette route, un autre passa. Encore une fois, c’est
singulier et c’est toujours pareil : cet autre était
un païen, un Samaritain. Lui « vit »
vraiment le blessé, il le soigna et le sauva.
Le
sens de cette parabole est-il donc seulement de nous exhorter à
avoir des yeux pour voir les hommes, les hommes malheureux ?
Non : il s’agit d’une réalité bien
plus profonde. Il y a, en effet, dans le texte évangélique,
un singulier renversement que nous serions souvent tentés de
prendre pour un lapsus. Jésus concluant sa parabole ne dit pas
au professeur de morale qui l’interrogeait : « D’après
toi, lequel dans mon histoire traita le blessé comme étant
son prochain ? ». Il dit : « Qui
devint le prochain du blessé ? C’est-à-dire :
à qui le blessé, cet homme délaissé et
mourant, rendit-il service ? ». Naturellement,
c’était au Samaritain. Les deux autres, qui avaient
passé leur chemin, n’avaient rien appris. Le païen
compatissant avait appris quelque chose.
Et
quoi donc ? — Qu’il était un « bon »
Samaritain ? Ah, si le soir de cette rencontre, quand il eut
quitté l’hôtellerie où il laissait l’homme
demi-mort soigné à ses frais, sauvé par lui,
s’il avait songé : « Comme je suis bon
et généreux ! », il ne serait certes
pas celui dont Jésus dit au professeur de morale : « Va,
et fais comme lui ». Non, le Samaritain, pour mériter
d’être appelé, selon la tradition : le
« bon » Samaritain, dut penser tout
simplement : « Comme je suis heureux de ce que cet
homme m’a révélé ! Comme je suis
heureux de l’avoir rencontré et d’avoir par lui
appris à connaître que le monde n’est pas une
jungle, une terre de brigands où il faut défendre à
chaque instant ses privilèges, mais le monde où l’on
peut se faire de nouveaux amis ! Comme je suis heureux que des
hommes puissent s’aimer réciproquement, sans calcul,
comme des frères. Car on ne calcule pas, n’est-ce pas,
avec son frère : on l’aime, tout simplement, comme
il vous aime. Si le Samaritain fut bon, c’est parce qu’il
venait de découvrir le monde de Dieu, le monde du prochain,
qui est bon à notre égard, et que désormais le
devoir n’est plus que la joie d’y vivre.
*
Ai-je
eu tort de dire : connaître Jésus-Christ, c’est
connaître son devoir ? Car où, je vous le demande,
sinon dans cet Evangile de Jésus-Christ, apprend-on que peut
exister cette joie, cette qualité de joie dans notre monde :
la joie d’aimer parce qu’on a découvert d’abord
la joie d’être aimé, parce que Dieu nous y a aimé
et que dans chaque homme, jusqu’au plus misérable, Il
nous annonce en parabole ce grand bonheur insoupçonné ?
J’ai
souvent pensé au résumé que l’on pouvait
donner de la morale chrétienne, et je me suis souvenu de la
formule lapidaire : le devoir, c’est de devenir ce que
l’on est.
Or,
nous et tous les autres, d’après Jésus-Christ,
nous sommes uniquement ceux que Dieu a aimés jusqu’au
sacrifice de la Croix. Nous n’avons donc qu’une chose à
faire : devenir ces gens dont le sort a été
déterminé irrévocablement par le Tout-Puissant,
quand Jésus-Christ a vécu et qu’il est mort ;
ces gens qui apprennent à qui ils veulent donner leur vie, qui
apprennent par le grand blessé qui agonise sur sa croix
combien ils sont aimés, et qui donc ne passent pas à
côté de cette croix, mais s’arrêtent devant
elle et découvrent qu’ils seront toujours, non pas les
bienfaiteurs de Jésus-Christ, puisqu’ils le crucifient,
mais ses obligés, puisqu’il meurt pour eux.
Monde
miraculeux ! Monde où la solitude humaine, notre
malédiction, est finie ! Monde qui n’est pas
seulement notre avenir, mais qui peut être notre monde
présent ! Où le mystère de notre devoir
devient le bienheureux mystère d’être aimé
par Jésus-Christ.
*
Je
voudrais finir par où j’ai commencé. Il s’agit
en tout ceci de choses simples et concrètes, de choses
personnelles et à faire immédiatement. Il s’agit
de notre pratique avec Dieu et avec les hommes.
En
pratique, croiserons-nous simplement ceux qui sont sur notre route,
et demeureront-ils ceux que nous n’avons pas vus ? Ou bien
deviendront-ils nos amis ? Nous occuperons-nous en les
rencontrant de ce qu’ils pensent ou de ce qu’ils nous ont
fait, en bien ou en mal, ou seulement de leur présence
souffrante et solitaire ? Rencontrerons-nous en chacun d’eux
le Dieu qui nous aime ? Et rencontrerons-nous surtout dans le
Christ de la Passion et de la Croix, ce blessé de notre route
humaine ? Ou bien cheminerons-nous le chemin solitaire et amer
de notre vie terrestre et abandonnée ?
Connaître
Jésus-Christ, c’est connaître son devoir. Mais
connaître son devoir, c’est connaître — le
plus merveilleusement — que Dieu nous a tant aimés qu’Il
nous a donné son Fils, afin que nous ayons la vie éternelle.