Carême 1948 : Jésus-Christ, cet inconnu

Connaà®tre Jésus-Christ, c’est connaà®tre notre avenir

Je
sais bien que ce que j’ai à vous dire ce soir est le
plus difficile, mais aussi le plus important — peut-être
le plus attendu par vous, mes auditeurs inconnus.

L’avenir !
Ce mot a pour nous un poids, un prix sans pareil. Ce qui nous
adviendra, ce qui viendra à nous. Quelle pensée plus
émouvante et plus inévitable ! Car notre rêve
à tous, c’est que demain accomplisse peut-être nos
espérances, satisfasse ce qu’hier n’a fait que
décevoir, nous apporte le contenu du mot magique : le
bonheur.

Je
le sais : il y a beaucoup d’hommes sur la terre qui ne
font plus ce rêve. Leur souffrance passée a plus de
force en eux que leur attente. Ils n’attendent à vrai
dire rien, rien que de mauvais ; ils redisent, comme
l’Ecclésiaste : nulle chose n’est nouvelle
sous le soleil, tout est, tout sera toujours pareil, tout est vanité.
Ceux-là savent seulement prévoir et prophétiser
le malheur. Je n’oublie pas ces hommes sans espoir :
comment le pourrais-je, puisque chacun de nous est, peu ou prou, l’un
de ces hommes ? Pourtant je sais aussi que cette résignation
n’est pas notre seule façon d’attendre nos
lendemains. Je sais que tous (quoique le mot par lequel nous
désignons les événements prochains : ils
sont imminents, exprime le sentiment obscur d’une
menace), tous nous restons quand même des optimistes obstinés.
Le vouloir vivre est notre nature. Et donc nous pensons que la vie
nous donnera ce que nous voulons.

C’est
pourquoi, parlant de l’avenir, je pense que ceux qui m’écoutent
en ce moment attendent vraiment quelque chose de ma parole.

Elle
ne détonnera pas, cette parole, dans le discordant concert de
notre temps ! Chaque matin, le journal nous parle de ce qui va
arriver, à cause de ce que les Seize au Quai d’Orsay, de
ce qu’a dit le Président Truman à Washington, de
ce que médite Staline au Kremlin. Ces grandes inconnues de
l’équation politique, nous savons bien qu’elles
seront en fin de compte les facteurs de notre existence personnelle.
C’est pourquoi nous y sommes si inquiètement attentifs.
L’histoire, la grande histoire aboutira à nos histoires
individuelles : telle carrière réussie ou manquée,
tel amour ou telle amitié en danger, et finalement de la vie
ou de la mort.

Oui,
l’avenir est immédiat, proche de nous. Il nous atteint
aux sources de nous-mêmes.

Je
sais donc bien mon audace de vous parler sur ce sujet vital.

Mais
en quoi consiste cette audace ? Ai-je la vanité,
l’extravagance de jouer au devin, à l’astrologue,
à la cartomancienne ?

En
passant, laissez-moi rappeler le crédit dont ces personnages
jouissent auprès de tant de nos contemporains. Ceux-ci ne
l’avouent guère, mais le moindre geste superstitieux et
cependant pratiqué — treize à table, toucher du
bois, les consultations secrètes des cartes ou des diseurs de
bonne aventure, que sais-je ? — ce moindre geste en dit
davantage sur la fascination exercée par l’avenir, que
toutes les grandes théories ouvertement professées
quant à la science, au déterminisme matérialiste,
à notre sagesse d’hommes civilisés. Si j’en
avais le temps, je vous dirais ce soir que ces craintes, ces
faiblesses, ces complaisances secrètes envers les sciences
occultes, ne doivent pas être traitées, comme nous le
faisons, en souriant — avec un sourire un peu gêné,
un peu honteux. Car beaucoup de forces sont présentes au monde
où se déroule notre existence ignorante, et il ne
suffit pas de nier ces réalités pour les supprimer.
Quand la Bible en parle pour nous défendre de sonder les
choses cachées qui sont pour l’Eternel notre Dieu, c’est
gravement, et non pour se moquer de ceux qui y croient : elle
traite les démons avec sérieux.

Quoi
qu’il en soit, l’avenir pose à chacun de nous
plusieurs questions. D’abord : qui fait cet avenir, et
donc qui en est le Maître ? Et puis : quel sera le
contenu de cet avenir ? Qu’est-ce donc qui va nous
advenir ? Enfin — si nous pouvons répondre à
ces deux premières questions — cette dernière :
quelle sera notre façon de vivre en attendant l’avenir ?

C’est
à ces trois interrogations que je voudrais donner la réponse
de Jésus-Christ, sa bonne nouvelle quant à l’avenir.

*

Qui
fait l’avenir ? Notre orgueil, que nos théories se
bornent à justifier, proclame : « C’est
nous. Tout dépend de ce que nous décidons ».
Ecoutez ce que dit une grande voix familière : « On
ne fait rien de grand sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour
l’avoir voulu... Puissent être hantés d’une
telle ardeur les ambitieux de premier rang, — artistes de
l’effort et levain de la pâte, — qui ne voient à
la vie d’autre raison que d’imprimer leur marque aux
événements et qui, de la rive où les fixent les
jours ordinaires, ne rêvent qu’à la houle de
l’Histoire ! »(
1).

Mais
il nous arrive aussi d’être moins assurés,
c’est-à-dire de songer que notre avenir n’est pas
ce que nous ferons, mais bien ce qui nous arrivera, comme arrivent
les circonstances, la pluie et le beau temps, la santé, la
maladie, la mort.

Qui
donc a raison ? Ceux qui se croient les maîtres de demain,
ceux qui sont résignés à subir demain ?

Question
sans réponse. Car, hors de la foi chrétienne, nul
précisément ne peut dire qui fait l’avenir. C’est
l’avenir lui-même qui devrait donner la réponse,
démontrer s’il est notre œuvre ou s’il nous
échappe. Mais précisément il ne peut pas donner
la réponse. L’histoire n’est jamais décisive,
puisque chaque jour met en question ceux qui l’ont précédé
et puisque chaque jour sera lui-même mis en question par ceux
qui le suivront. Et d’ailleurs, bientôt, nous ne serons
plus là pour savoir si, dans notre destin, nous fûmes
des maîtres ou des jouets.

Laissez-moi
prendre des exemples de cette incertitude sans terme. Un homme se
demande : « Est-ce bien moi qui ai choisi ma
carrière, mon parti politique, et même la femme à
laquelle j’ai lié ma vie, de qui naissent et naîtront
mes enfants ? Ou bien tout cela fut-il une aventure fortuite, un
hasard ? A quel succès de carrière, à
quelle réussite de mon parti, à quelle postérité
de ma vie puis-je confier le verdict de mon choix, puisqu’il
n’y a pas de limite à ce que je sais de l’avenir ? ».

Ainsi,
quand nous écoutons la sagesse des hommes, nous pouvons
seulement quant à l’avenir, poser une question, la
question triste du poète :

« De
quoi demain sera-t-il fait ? ».


Et cela veut dire : qui fait et qui fera demain, et
que sera-t-il fait demain de ma vie ? Je ne sais pas.

*

Or,
à cette question inévitable, obsédante et vaine,
Jésus-Christ répond : l’avenir sera ce que
Je fais. Il n’aura pas d’autre contenu que mon œuvre.

Je
sais que j’affirme ici un tel mystère que nous hésitons
tous à le croire. Car j’affirme, selon les termes
bibliques, que Jésus-Christ est le Seigneur,
c’est-à-dire le Maître de tout ce qui arrive.
Alors chacun se met à penser : « Où
voyons-nous cela ? Nous voyons des hommes qui orgueilleusement
se croient les auteurs de l’histoire ; nous voyons des
forces anonymes qui sont plus fortes que les héros
orgueilleux ; nous voyons la nature aveugle qui nous soumet à
des lois inhumaines : la terre tremble, et des hommes succombent
sous les ruines, des hivers cruels, les sécheresses de l’été,
fauteuses de famine, font périr des millions d’êtres.
Nous voyons cela, c’est-à-dire nous voyons qu’il
n’y a pas de Seigneur de l’histoire, mais simplement le
chaos de l’histoire ».

Pourtant,
malgré ces protestations (qui sont aussi mes
protestations), j’affirme et je vous annonce : « Je
crois
au Seigneur Jésus-Christ ».

*

Que
signifie cette phrase ? D’abord que Jésus-Christ
est celui en qui l’on croit, celui dont on ne peut
nullement prouver la présence seigneuriale, mais à qui
l’on peut se confier, plus qu’en tous les hommes
orgueilleux ou en ces forces sans nom qui écrasent tout. Oui,
croire en Lui, cela veut dire : il fait tout l’avenir, il
est l’avenir, le mien et celui de tous. Je l’accepte avec
joie.

Cette
indémontrable foi, les vrais chrétiens l’ont
affirmée et vécue en disant ces mots, étrangers
à notre langage prosaïque : « Jésus-Christ
est à la droite de Dieu, il reviendra pour juger les vivants
et les morts »
.

*

Jésus-Christ
est à la droite de Dieu. C’est-à-dire :
tout ce qui arrive dépend de sa volonté qui est celle
de Dieu lui-même. Ce qui arrive d’atroce, ce que les
hommes font d’atroce — et Dieu sait si nous sommes
capables d’atrocités ! — ce que l’ennemi
de Dieu et des hommes, Satan, essaye de détruire — et
Dieu sait quelles destructions les événements
diaboliques accumulent sur la terre des hommes ! — ce que
le mystère des lois dites « naturelles »
impose à notre existence misérable — je pense
surtout à ce mystère de la maladie et de la mort,
inévitable, absurde ; oui, tout cela est dominé
par un Seigneur souverain. Ce ne sont ni les tyrans, ni les guerres,
ni les épidémies, ni les cimetières qui règnent
sur nos vies, qui font notre avenir. C’est un Autre.

Encore
une fois, parce que nous ne comprenons pas cela, dirons-nous :
« Non, ce n’est pas vrai » ? Alors
encore une fois il me faudra répondre : notre objection
ne vaut pas. C’est vrai : nous ne comprenons pas, nous ne
pouvons que croire. Mais croire au Seigneur signifie : un
jour à venir, nous comprendrons, parce que nous verrons
le Seigneur. Croire, c’est attendre de voir. Et l’on
verra ce qu’on a cru.

Si
vous me permettez une comparaison, notre vie de croyant ou
d’incrédule me semble pareille à la curieuse
aventure d’un homme qui lirait le chapitre d’un roman
dont il serait lui-même l’un des personnages. Ce lecteur
ne saurait de l’histoire ni le début ni la fin. Il ne
saurait que l’absurdité insignifiante ou cruelle de son
épisode. Pourtant, c’est la fin qu’il lui faudrait
connaître pour savoir si ce chapitre qu’il vit a un sens
ou une beauté.

La
fin donnera le mot de l’énigme actuelle. Saint Paul
disait : aujourd’hui, nous ne voyons
qu’énigmatiquement, alors
— à la fin —
nous verrons face à face (1 Corinthiens 13/12).

Ainsi,
même pour la foi, la Seigneurie de Jésus-Christ s’exerce
sur toute chose et sur nous-mêmes dans la pénombre et le
clair-obscur. On peut la mettre en doute — sans pour cela
l’empêcher de s’exercer. Cependant le jour viendra,
le jour vient, où elle sera évidente, vue à
l’œil nu.

Ce
jour du Seigneur, c’est l’avenir. Nous n’avons
pas à en attendre d’autre.

Etranges
pensées ! C’est-à-dire pensées qui
nous sont étrangères. Pourtant, des siècles
durant, nos pères ont vécu de ces pensées
étranges. Parcourez la France : sur les frontons de nos
cathédrales, vous verrez de naïves images où le
Christ apparaît comme le Juge de l’immense et obscure
histoire humaine. Il est là, sculpté dans la pierre,
disant un mot, le dernier mot. Il arrête le cours de cette
histoire en rendant ses arrêts de justice. Nos ancêtres
ont passé leur existence — non : ils ont voulu
exister, en vue de cet avenir. C’est bien pourquoi ils
existèrent avec moins d’incertitude et plus de sérieux
que nous. A cause de cet avenir, ils ne pouvaient ni se moquer de
leur vie ni la gaspiller : ils voyaient de loin leur Juge.

Je
sais que, ces termes, on me les reprochera, et que beaucoup
m’objecteront : « Oui, l’éternelle
obsession de la peur, contenu de toute religion ! ».
Mais vous, qui objectez ainsi, êtes-vous donc tellement
certains que vous ne serez pas jugés, que vous pouvez
faire n’importe quoi et à n’importe qui, sans
qu’une justice — nullement « immanente »
— prononce un jour la parole sans appel : « Tu
as bien ou tu as mal fait » ?

Car,
le problème de l’avenir n’est pas réellement
abordé, aussi longtemps qu’il reste le problème
du hasard dans notre vie, le problème de l’accident
possible. Il ne se pose vraiment que lorsqu’il devient le
problème de notre responsabilité, de notre condamnation
ou de notre acquittement. Mon avenir ne serait pas pour moi un
problème — c’est-à-dire quelque chose
que j’ai à résoudre
— s’il
consistait seulement dans l’éventualité qu’un
taxi m’écrase Place de la Concorde, ou qu’une
bombe atomique détruise ma maison, mes enfants, ma
civilisation. Mon avenir me concerne si, dans ma vie et dans ma mort,
je suis jugé sur ce que j’ai fait et sur ce que je suis.
En d’autres termes, l’avenir, mon avenir, ce n’est
pas seulement ce qui m’arrivera, c’est ce dont j’aurai
à rendre compte.

*

Nous
voici ramenés à la certitude de la foi chrétienne,
à la substance de mon message de ce soir : Jésus-Christ
sera le Juge
.

Il
jugera tous les hommes et toute chose. Moi et vous. L’histoire
obscure deviendra claire dans et par son jugement. Notre vie cessera
d’être énigmatique, souffrante, c’est-à-dire
subie : elle sera éclatante de vérité, de
Sa vérité.

Je
voudrais que cette affirmation singulière ne parût pas
singulière, mais qu’elle appelât chacun de nous à
changer son point de vue, le point d’où nous voyons,
d’où nous regardons l’obscurité apparente
de notre destin. Je ne voudrais épouvanter personne avec des
menaces de prédicateur, mais bien convier tout homme à
vivre dans la lumière qui se lève, l’aurore du
jugement dernier.

*

Car
c’est à quoi il nous faut aboutir. Notre avenir, ce
n’est pas l’histoire d’un demain que suivra un
autre demain. C’est le jour final où notre vie et toute
vie sera dévoilée en pleine lumière. Ce qui
précède cette Révélation n’est en
réalité pas ce qui nous attend. La seule chose qui nous
adviendra vraiment, c’est celle qui sera définitive,
sans lendemain. Or, cette chose, nous l’avons dit, ce sera la
parole de notre Juge. Nous l’avons dit aussi : ce Juge
sera Jésus-Christ.

Quand
nous acceptons et croyons cela, nous découvrons en même
temps le contenu de l’avenir éternel. Le nom du Juge
permet de prévoir la réalité qui nous attend. Il
annonce les considérants de l’arrêt, et l’arrêt
que lui-même prononcera sans appel.

Je
voudrais maintenant savoir promettre à chacun de ceux qui
m’écoutent le jugement dernier comme la plus grande joie
de sa vie. Oui, c’est une joie immense, que tout aboutisse au
jugement prononcé par l’homme dont les Evangiles
racontent l’histoire, une joie que lui seul ait le pouvoir de
juger sans appel. Car cet homme, nous savons comment il a vécu
sa vie et comment il a vécu sa mort. Certes, quand il
regardait à Dieu durant l’agonie de sa croix, il a pu
crier, pensant à lui-même : « Pourquoi,
mon Dieu, m’as-tu abandonné ? »
.
Mais quand il regardait du haut de cette même croix les hommes,
ses bourreaux, quand il nous regardait, il priait en cette même
heure : « Père, pardonne-leur ».

Il
n’aura pas changé de disposition à notre égard
quand, après avoir été notre victime, le
Vendredi Saint, il deviendra notre Juge au jour suprême où
les vivants et les morts verront leur éternité à
jamais décidée par lui.

Un
ancien catéchisme protestant dit cette phrase grandiose :
« Dans toute affliction et persécution, la tête
haute, j’attends du ciel comme juge, celui-là même
qui s’est auparavant présenté pour moi devant le
tribunal de Dieu et a écarté de moi la malédiction »
(Catéchisme de Heidelberg, question 52).

Je
n’ai rien à ajouter à cette annonciation de notre
avenir. Rien d’autre que cette assurance magnifique.

*

Pourtant,
il faut encore répondre à deux questions possibles,
nécessaires. D’abord celle qui assiège les plus
aimants parmi les hommes. « Et les autres ? »
disent-ils. Car comment accepter la perspective d’un radieux
avenir personnel assuré par le jugement de Jésus-Christ,
si ce jugement devait exclure quiconque de cet avenir ?

Je
comprendrai toujours, comme la plus chrétienne, la strophe de
Péguy dans sa première Jeanne d’Arc :

« Et
s’il faut pour sauver de l’Absence éternelle

« Les
âmes des damnés s’affolant de l’Absence,

« Abandonner
mon âme à l’Absence éternelle,

« Que
mon âme s’en aille à l’Absence
éternelle ! ».

Je
n’oublierai jamais Saint Paul disant : « Je
voudrais être anathème
— c’est-à-dire
exclu de toute vie éternelle — pour ceux de ma race
et de mon sang »
(Romains 9/3).

Mais
à cette torturante angoisse, que je partage, il n’y a
pas de réponse apaisante, sinon celle qui est annoncée
par la paix de Dieu « qui surpasse toute
intelligence »
, comme dit Saint Paul (Philippiens
4/7), — c’est-à-dire une paix qui ne peut être
l’objet d’aucun raisonnement, enfermée dans les
termes d’aucun dilemme, délimitée par aucune
logique d’homme. Cette paix consiste avant tout à ne pas
poser le problème de l’avenir selon notre brève
sagesse. L’avenir, quand il est le jugement dernier de
Jésus-Christ
, n’est pas une distribution de paradis
ou d’enfer. L’avenir, c’est précisément
que Jésus-Christ soit le contenu autant que l’arbitre du
lendemain éternel, où toute la création de Dieu
trouvera son repos.

Si
nous consentons que la question soit ainsi posée, nous ne
demanderons plus : « Serai-je avec ceux que j’aime,
serai-je avec tous les hommes dans l’éternelle vie ? ».
Nous nous demanderons : « Est-ce le Christ de
l’Evangile qui, pour moi, dispose de la vie éternelle ? ».

Dès
lors le problème des autres, de l’avenir des autres,
change totalement. Il devient ce que déjà nous avions
indiqué : le problème de notre « prochain »
découvert en Jésus-Christ. En Jésus-Christ seul.
Car, voyez-vous, aussi longtemps que les « autres »
ne sont pas devenus pour nous notre prochain, nos proches dans la
famille de Jésus-Christ, ils restent — fussent-ils les
membres de notre famille, notre femme, nos enfants, nos amis
bien-aimés — ils restent séparés de nous.
Mais aussitôt que Jésus-Christ est devenu notre vraie
communauté avec tous les autres, voici, du même coup,
que nous cessons de nous tourmenter pour eux comme si par notre foi
nous les abandonnions à leur incrédulité ;
nous cessons de nous inquiéter sur leur présence ou
leur absence dans notre ciel, — en répétant que
notre ciel deviendrait notre enfer s’ils en étaient
absents. Nous commençons d’avoir pleine confiance en
Jésus-Christ pour eux, et pas seulement pour nous. Car
Jésus-Christ aime ceux que nous aimons, beaucoup plus que nous
ne les aimons. Jésus-Christ a cherché et voulu leur
présence avec lui pour l’éternité,
beaucoup plus que nous ne voulons leur présence éternelle
à nos côtés. N’a-t-il pas été
élevé sur la croix « pour attirer tous
les hommes à lui »
 ? (Jean 12/32).

Que
finissent donc nos « pourquoi », nos
« comment » sur le ciel et sur l’enfer !
Que nous remettions enfin tout, les autres avec nous et nous avec les
autres, à Celui qui de tout son cœur, de toute sa vie
immolée nous appartient à tous et a voulu être
l’avenir de tous et de tout ! Celui qui a pu, lui, et
voulu, être anathème pour tous.

Voulez-vous
saisir ce grand mystère déconcertant ?

Rappelez-vous
un épisode raconté par l’évangéliste
Saint Jean (11/1-46). Marthe se désole que son frère
Lazare soit mort. Elle reproche à Jésus d’avoir
été loin au moment de cette mort. « Si tu
avais été là, mon frère ne serait pas
mort »
— c’est-à-dire pour elle :
« J’aurais encore mon frère, je l’aurais
pour l’aimer et pour être heureuse de sa présence.
Mais voilà : tu as été absent, et ton
absence est devenue pour moi l’absence mortelle de mon frère,
mon désespoir ! ».

Or,
Jésus de Nazareth lui répond : « Je
suis, moi, Jésus, qui suis en ce moment avec toi, je suis
la Résurrection et la Vie. Le crois-tu, TOI
, Marthe ? ».
Il faut maintenant qu’elle réponde elle-même. Il
faut qu’elle ne discute pas sur Lazare, sur la foi de Lazare en
Jésus, sur l’amour qu’elle porte à Lazare.
Il faut qu’elle réponde en son propre nom : oui.
Alors elle découvrira que lorsque Jésus-Christ est,
pour quiconque lui répond personnellement, la
Résurrection et la Vie, il n’y a plus aucune absence de
ceux que nous aimons, il n’y a plus que nos bien-aimés
rendus à notre amour, il y a le Royaume de Dieu. Et Lazare
sort de son sépulcre. Sans Jésus-Christ les morts sont
des morts. L’abîme est béant et éternel
entre les morts. Mais avec Jésus-Christ, les morts
ressuscitent.

Si
Marthe croit en Jésus-Christ, Lazare sort de son sépulcre
où, depuis trois jours, il n’était qu’un
mort. Donc, d’après cet Evangile, une seule chose
importe, que Marthe réponde : « Je crois,
Seigneur »
— que, nous, nous répondions
aujourd’hui : « Je crois que Tu es la
Résurrection et la Vie ».

Oh,
je le sais : beaucoup qui m’écoutent hausseront les
épaules et penseront : « Tout cela est
absurde, incompréhensible, compliqué ! ».
Ils argumenteront dans leur for intérieur contre tant
d’extravagance. Mais je leur redirai : croyez-vous, vous
qui m’écoutez, que Jésus-Christ est la
Résurrection et la Vie ? Si vous ne le croyez pas, il n’y
a que la mort éternelle. Croyez-vous que Jésus, comme
le confessait l’un de ses disciples, a les paroles
non de la mort éternelle — mais de la vie éternelle
(Jean 6/68), et qu’il peut les dire, lui et lui seul ?
Tout alors sera changé dans votre angoisse et dans votre
désespoir.

*

Mais
ce « Croyez-vous ? » qui est ma question,
celle que je vous adresse, et non plus l’objection que vous
m’adressez, a une signification très précise,
immédiate.

Voici
cette signification : que voulez-vous attendre quand vous
attendez votre avenir ? Voulez-vous attendre quelques années
que vous avez à vivre, la guerre ou la paix, la catastrophe ou
le répit de la catastrophe ? Et, certes, je comprends que
toutes ces attentes sont importantes. Dieu me préserve
de mépriser ceux qui veulent vivre, faire quelque chose de
leur vie terrestre, en aimer le bonheur — même éphémère
— en réaliser les obligations — même
provisoires ! Dieu m’en préserve. Car s’Il
nous a créés, s’Il nous a donné notre
temps à vivre, c’est que ce don était sérieux,
d’un grand prix, digne d’être reçu avec
louange et ferveur.

Mais
pourtant, si nous n’attendons que cela, qu’attendons-nous,
sinon notre mort, puisque tout cela finira, puisque tout cela est
avant-dernier ? Alors ma question, c’est bien :
voulez-vous attendre votre lendemain éternel, non pas votre
mort, mais la résurrection de la mort ? Voulez-vous
attendre Jésus-Christ et rien que Lui
, son retour, son
jugement, son verdict ?

Si
oui, vous attendez la Vie éternelle.

Si
oui aussi, il ne vous faut pas vivre sur la terre follement,
légèrement, mortellement chaque journée qui vous
reste à passer sous le soleil. Il faut vivre aux aguets, sur
le qui-vive ; comme la sentinelle qui ne dort pas et guette le
bruit sourd de pas dans l’obscurité. Dans cette
vigilance (qui sera votre sérieux, votre moralité,
votre amour de vos frères d’armes, pour qui vous êtes
la sentinelle éveillée) — dans cette vigilance, à
votre « qui vive ? » répondra une
voix prodigieuse : « Qui vive ? — Moi, le
Seigneur, le Vivant aux siècles des siècles »
(Apocalypse 1/18).

Ce
mot de passe, Jésus-Christ vous le donnera sur votre lit de
mort après vous l’avoir donné à chaque
jour de votre existence. Et vous saurez que Jésus est vraiment
ce qu’il dit : la Vie et la Résurrection de la
mort.

*

Mes
amis, durant six semaines nous nous sommes rencontrés pour
préparer la sainte semaine. Ce soir est notre dernière
rencontre. Humainement, elle a lieu dans un temps bien sombre. Le
Président Truman a parlé et ses paroles nous disent :
1948, 49 sont graves. Staline médite dans un grand silence les
plans de ses rêves universels. Et dans des maisons d’hommes,
sur toute la terre, beaucoup pensent à l’avenir comme au
risque de perdre un être bien-aimé, ou à la joie
de voir naître une vie merveilleuse dans une époque
menaçante.

Mais
Jésus-Christ, cet Inconnu, nous dit en cette dernière
rencontre : « Rencontrez-moi. Vous serez paisibles,
courageux, pleins d’espérance pour 1948, 49 et jusqu’à
la fin du monde. Rencontrez-moi ! ».


le rencontrerons-nous, ce Prince de la paix, ce Prince de toute paix
— quant au présent et quant à l’avenir ?

Nous
l’avons dit : nous le rencontrerons dans l’Evangile
qu’il faut lire. Aujourd’hui, je voudrais être
encore plus précis : nous le rencontrerons dans ces pages
particulières de l’Evangile qu’à partir de
dimanche l’Eglise relira, depuis l’histoire des Rameaux
jusqu’à l’histoire du matin de Pâques. Là
nous le rencontrerons, présent, actuel, éternel, Celui
qui a tout donné pour que nous soyons heureux, pour que nous
ayons sur la terre la Vie, et au delà de la terre, et avec
toute sa création, la Vie.

Célébrons
la semaine sainte en disant à Jésus-Christ : « Je
crois en Toi, mon Inconnu que je commence à connaître.
Je crois : aide-moi dans mon incrédulité ! ».

Prions
cette prière. Et Jésus-Christ nous répondra :

« Je
suis TON Chemin, TA Vérité, TA Vie »
.

1()
Charles de Gaulle, Le Fil de l’Epée, p. 168.