Carême 1937 : LE GRAND à€¦’UVRE DE DIEUDÉCISION DERNIÈRENotre dernier entretien nous a conduits à cette conclusion : Jésus-Christ est la Révélation de Dieu en tant qu’il est le chemin (Jean 14/6) ; Il n’est la vérité et la vie que s’il est d’abord le chemin, et donc que si on prend ce chemin, si on s’y engage. Or, devant cette affirmation, scandaleuse pour l’esprit, un autre mouvement de rébellion se dessine au fond de nous-mêmes : tout ensemble de l’effroi et le sentiment d’une impossibilité. Car s’engager est un acte grave et, pour désirer ou oser l’accomplir, il faut de sérieuses raisons. Autrement dit : pour choisir Jésus-Christ comme le seul chemin qui mène à Dieu, il faudrait être sà »r qu’il est vraiment ce chemin. Mais en être sà »r, ce serait déjà l’avoir pris. Eternel cercle vicieux de la foi si rigoureusement fermé que nous en rencontrons les limites à tous les moments de la pensée et de la vie chrétiennes. , Par exemple, pour prier, il faut croire, et cependant si l’on prie, c’est pour demander la foi. Ou bien chercher Dieu n’est possible que si on L’a déjà trouvé. Ou encore devenir disciple de Jésus-Christ, c’est être certain qu’il est le Maître, et pour le savoir, il faut déjà être son disciple : n’a-t-il pas dit lui-même : « Quiconque veut faire la volonté de Celui qui m’a envoyé connaîtra que ma doctrine est de Dieu » (Jean 7/17) ? Il ne saurait être question de rompre ce cercle, même si c’était avec l’intention de pénétrer par cette brèche dans le domaine rigoureusement clos de la foi. Car vouloir le rompre, ce serait en réalité refuser d’y entrer. Ce serait dire que nous pouvons par nous-mêmes accéder à la Révélation, et donc avoir renoncé à ce qu’elle soit vraiment révélation, qu’elle nous communique une sagesse qui nous est vraiment mystérieuse et cachée, ou plus simplement qu’elle nous communique Dieu lui-même. Et pourtant notre cœur comme notre esprit réclament, parfois désespérément, que cet accès nous soit donné ! Que nous servirait cette révélation si elle était opérée, réalisée ailleurs que là où nous sommes, si donc elle ne devenait pas réellement nôtre ? Elle ne serait qu’un mystère plus grand, un Dieu d’autant plus douloureusement caché que nous saurions qu’Il se dévoile sans pouvoir aller là où l’on peut voir Sa face ! En évoquant cette détresse, je ne songe pas seulement, ni surtout à ces aspirants à la foi pour qui le Christianisme, malgré leur désir de le connaître, leur angoisse de ne pas le connaître, demeure encore un domaine étranger ; je pense à tous les chrétiens au cœur partagé, partagé entre leurs questions et leur certitude , et non pas seulement entre leurs convoitises et leur obéissance , à tous les chrétiens que la sécheresse spirituelle dévaste, habitants de ces déserts où l’on connaît plus souvent la présence du Tentateur que celle du Dieu qu’il met en doute, et où l’on en vient si vite à soupçonner la Révélation divine de n’être qu’un mirage ! Oui, comment connaître Dieu en Christ, comment Christ est-il vraiment révélation, et peut-il le devenir, le redevenir, ou le rester pour nous ? Questions que ne pose point seulement quelque vaine curiosité intellectuelle, mais aussi le tourment mortel d’âmes souffrantes. Pour y répondre, il n’est pas d’autre possibilité que de renoncer à les poser et les résoudre nous-mêmes ; d’accepter que ce soient des questions qui nous sont posées et qui sont résolues pour nous par un Autre, par le Dieu qui Se révèle , et s’il ne Se révèle pas Lui-même, Il demeure caché, inexorablement. Ce renoncement, cette acceptation, c’est très exactement le chemin de Jésus-Christ, Jésus-Christ devenu notre chemin. Et ce pas qui nous engage, chaque heure de notre vie chrétienne comporte que nous le refassions. Certes, il peut, il doit être plus aisé de le refaire que de le risquer pour la première fois ; mais il ne doit jamais être aisé en ce sens qu’il serait devenu une habitude religieuse, un formalisme de l’âme. S’être engagé hier ne saurait diminuer le sérieux avec lequel aujourd’hui, demain, jusqu’à la fin, nous serons et resterons vraiment engagés. La foi chrétienne, de son commencement à son terme, est décision, c’est-à -dire parti pris. Peu importe que notre sagesse voie dans cette affirmation un défaut d’objectivité ; nous n’avons que faire ici d’une autre objectivité que celle de Jésus-christ, si nous voulons vraiment connaître en Jésus-Christ la révélation de Dieu. Or, Jésus-Christ veut être objectif en ce sens qu’il prétend être un parti pris de Dieu à notre égard, et que d’autre part il exige que nous, nous prenions parti pour lui. C’est ce double aspect de son existence que nous allons examiner. * * *Ici un malentendu de grave conséquence pourrait intervenir : il consisterait à oublier le premier sens dans lequel Jésus-Christ est une décision, et donc à définir le choix que l’on fait de lui comme une des multiples possibilités humaines qui nous sont offertes. Devenir le disciple de ce Maître serait alors une option comme les autres : ni plus, ni moins sérieuse que celle qui nous embrigade dans une formation politique, nous range parmi les fidèles d’un des grands cultes modernes (race, classe, nation, etc). Il ne manque pas de par le monde aujourd’hui d’hommes, de partis, de doctrines qui réclament qu’on les choisisse exclusivement, qu’on se soumette sans discussion à leurs mots d’ordre ou à leurs mythes. Le temps est passé où l’on faisait consister la liberté de l’esprit et la dignité de la personne dans le refus de tout choix, sous prétexte que choisir, c’est renoncer, limiter son avenir. Nos contemporains ne se soucient guère de garder cette disponibilité, On les décrit au contraire avides d’engagements, fussent-ils aveugles et précipités, pourvu qu’ils soient entiers, comme on dit, totalitaires. Si la décision chrétienne était de cet ordre, elle ne serait ni plus solide ni plus durable que toutes ces possibilités humaines de décision. Mais elle n’est pas de cet ordre ! Jésus « n’est pas de ce monde » (Jean 8/23), a-t-il dit lui-même, quoiqu’il ait vécu dans ce monde. Et c’est pourquoi on ne peut pas le choisir comme on choisirait un maître de ce monde. Ici encore, il faut se souvenir qu’il est unique, incomparable au sens le plus strict, et que la foi qu’on met en lui ne ressemble à aucune autre confiance, à aucun autre dévouement que nous pourrions consentir ici-bas. Nous n’essayerons donc pas de démontrer que le Christianisme étant un absolu, on ne saurait le connaître que dans la soumission totale. Car on pourrait en dire autant de tout ce que les hommes pensent ou décrètent absolu. Nous ne ferons pas une conférence sur la nécessité du choix en matière morale. A quoi bon d’ailleurs ! Ces preuves et analyses n’ont jamais convaincu personne durablement. C’est parce qu’il est ce qu’il est, c’est-à -dire non pas un Absolu, mais l’Absolu, le Fils unique de Dieu, qu’il réclame l’obéissance et la foi. Pour le choisir, il faut savoir autre chose que nos motifs de choix, il faut savoir par Lui qui on choisit en le choisissant. * * *Et nous voici tout de suite contraints non pas de discuter avec nous-mêmes sur la légitimité des prétentions chrétiennes , monologue épuisant et stérile , mais contraints d’écouter un message. « La foi, dit Saint Paul, vient de ce qu’on entend » (Romains 10/17), c’est-à -dire qu’elle ne vient jamais de ce qu’on se dit à soi-même. Que faut-il donc s’entendre dire quand il nous est parlé de Jésus-Christ ? Quel est le « mystère de Jésus » dont parle Pascal dans son célèbre fragment ? Je pense que vous avez tous été frappés par le mouvement singulier qui conduit l’auteur des Pensées, après avoir contemplé l’agonie de Gethsémané, à ce dialogue où le Christ lui dévoile le sens de son œuvre rédemptrice : « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. Je pensais à toi dans mon agonie... C’est mon affaire que ta conversion, ne crains point, et prie avec confiance comme pour moi... ». Quelle que soit notre opinion sur le droit d’un chrétien à faire parler son Maître en d’autres termes que ceux de l’Evangile, même s’ils ne sont que paraphrases des textes sacrés, un fait est incontestable aussitôt que la foi s’attache à cette personne de l’histoire passée, elle est tout naturellement amenée à découvrir en lui une intention personnelle ; un entretien s’engage. Ce n’est pas là un procédé littéraire, mais la conviction que Jésus-Christ, qui n’existe jamais pour lui-même, veut nous parler et veut que nous lui parlions. Aussi longtemps que, comme tous les héros de l’histoire, il demeure pour nous un objet de réflexion, d’admiration ou de curiosité, nous ne le connaissons pas ; il n’est lui, il n’est ce qu’il veut être, que lorsque nous nous sentons regardés par lui et « appelés par notre nom » (Esaïe 45/4). Il est, comme l’indique l’Evangile à propos de sa conversation avec la Samaritaine, « un homme qui sait tout ce que nous avons fait » (Jean 4/29), et qui nous le dit. Ce trait est décisif. L’incrédule peut objecter : exaltation mystique ! Le fait demeure que des millions d’êtres ont fait et font depuis 1900 ans l’expérience qu’en Jésus-Christ une relation unique s’établit entre eux... et autre chose qu’eux : la relation du dialogue, du « toi » et « moi ». Et cette relation est d’une force, d’une précision telles que, parfois, dans la solitude la plus absolue, nous esquissons comme un mouvement de fuite, un geste pour repousser cette présence invisible : « Retire-toi de moi, je suis un homme pécheur », disons-nous ainsi que Pierre (Luc 5/8), ou bien nous nous écrions, comme si nous nous jetions à ses genoux le : « Mon Seigneur et mon Dieu » de l’apôtre Thomas (Jean 20/28). Cette expérience, c’est celle que désigne par avance le Prologue de l’Evangile selon Saint Jean quand il appelle Jésus le Verbe, non pas parce que ce terme était courant dans les philosophies grecques ou judéo-alexandrines contemporaines de cet Evangile, pour y désigner une idée ou un être métaphysique, mais parce que l’évangéliste, tout nourri de la tradition de l’Ancien Testament, sait que Dieu est un Dieu qui parle, qui nous parle, et que, lorsqu’il s’incarne sur la terre, ce n’est pas dans quelque réalité muette impersonnelle, mais dans une voix vivante. Jésus-Christ, c’est pour le croyant la Parole éternelle faite chair. Est-ce à dire que seuls les discours de Jésus à la foule, et ses entretiens particuliers soient cette interpellation divine que la foi reçoit ? Pourrait-on réduire ce qu’il faut entendre de lui à ce qu’il a dit en phrases et en mots, à son enseignement ? Ne serait-il qu’un prophète suprême, voire unique ? Non, certes ! Car lorsque Dieu nous parle en Christ, ce n’est pas pour nous exposer une vérité, mais pour nous révéler notre situation devant Lui, et l’attitude qu’Il adopte envers nous. Langage plus mystérieux et plus complet que celui qui sert à exprimer des vérités susceptibles d’être enseignées ! Langage vivant, non pas seulement en ce sens qu’il est parlé par un homme vivant ; en ce sens aussi qu’il est celui de toute la vie de cet homme , oui, de toute sa vie telle qu’il la connaît et nous la fait connaître, sa vie éternelle et sa vie temporelle, ses trente-trois ans de la terre et sa présence auprès du Père « avant qu’Abraham fà »t » (Jean 8/58) et jusqu’au jour du retour et du jugement. Ce ne sont pas les paroles de Jésus qui sont la Parole de Dieu, c’est Lui. Je sais que cette affirmation paraîtra toujours incompréhensible à qui n’a pas entendu en Christ la voix de Dieu ; je sais que si beaucoup sont prêts à consentir d’étudier, d’examiner les paroles de Jésus, ils déclarent inadmissible et folle la prétention de l’Eglise de fonder la Révélation sur sa personne ainsi entendue. Mais le fait est que telle est bien la prétention de l’Eglise et que c’est dans cette totalité du Christ qu’elle fait consister son œuvre de salut. Mystère sans doute ! Mais sans lui, qui est précisément le mystère de Jésus, le Christianisme n’est plus qu’une religion discutable et vaine. En tout cas, qu’on accepte ou non ce mystère, il vaut la peine de réfléchir sur ce qu’il prétend signifier, et de regarder la lumière dont il éclaire notre vie. * * *Nous aurons dans nos prochains entretiens l’occasion de définir les diverses relations vivantes que Jésus-Christ veut établir entre Dieu et nous : autrement dit, de préciser comment il est notre Médiateur. Pour aujourd’hui, nous nous bornerons à souligner, tel que nous l’avons seulement indiqué tout à l’heure, le caractère décisif et dernier de sa réalité. Décisif, c’est-à -dire que la réalité de Jésus-Christ est une décision de Dieu, donc sans recours, à notre égard, une décision d’un Autre que nous et dont nous sommes l’objet ; et c’est-à -dire en second lieu que Jésus-Christ appelle une décision de notre part, une décision définitive. L’apôtre Jean et l’apôtre Paul avancent à son égard des affirmations extraordinaires avec une émouvante simplicité : « Au commencement était la Parole ; et la Parole était avec Dieu ; et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Tout est né par elle, et absolument rien de ce qui existe n’a pris naissance sans elle » (Jean 1/1, 2, 3). « Tout a été créé par lui et pour lui » (Colossiens 1/16). Prodigieuse audace avec laquelle, en cet homme, cet homme qu’ils ont connu, qui n’est pas pour eux un mythe, ils découvrent cette existence inconcevable ! En lui, selon eux, il n’y a pas que lui-même, mais « rassemblé, tout ce qui existe dans le ciel et sur la terre » (Ephésiens 1/10). Ainsi, tout ce qui existe, ainsi nos vies, nos courtes, nos pauvres vies, sont liées à cette vie-là par la volonté même qui les a créées. C’est de toute éternité, dans l’éternité, qu’entre Jésus-Christ et nous une relation est établie. Ainsi nous ne sommes point ce que nous croyons, des êtres éphémères, fortuits, jouets des circonstances ou de forces aveugles, chaînons interchangeables de la chaîne sans fin de notre race ; nous n’allons pas de notre naissance à notre mort suivant le rythme désespérant de nos années ! Et nous ne sommes pas non plus l’une des œuvres innombrables d’une immense générosité créatrice ! Dès toujours, et avant même que nous ayons ouvert les yeux à notre soleil , lui aussi éphémère , nous étions, nous sommes connus dans notre réalité la plus personnelle, nous avons pour Dieu un nom ! « Sur ton livre étaient inscrits tous les jours qui m’étaient destinés avant qu’aucun d’eux existât », s’écrie le Psalmiste, qui aussitôt poursuit son chant de louange : « Que tes pensées, ô Dieu, me semblent impénétrables ! » (Psaume 139/16-17). Mais ce secret au delà de toute intelligence, c’est en Jésus-Christ qu’il est précisé, et aussi qu’il cesse d’être seulement accablant. Car c’est en Lui qu’il est individualisé. Ce n’est pas, en effet, sur quelque grand livre des comptabilités célestes que notre histoire s’inscrit avec toutes les autres histoires de ce monde, comme si Dieu n’était que l’historien omniscient de nos aventures, et comme si ces aventures, médiocres ou magnifiques, demeuraient anonymes pour cette sagesse invisible ! C’est avec Jésus-Christ, un homme que nous pouvons connaître parce qu’il a été l’un de nous, qu’il a vécu comme nous et parmi nous, les hommes, c’est avec lui que nous sommes liés. Tel est le sens de notre baptême. Notre nom, très personnel, celui qu’a choisi la tendresse de nos parents, y est associé avec celui, très personnel, de Jésus-Christ. Or, ce sacrement, en nous déclarant chrétiens, n’est que le signe, la confirmation d’une réalité éternelle. Merveilleuse révélation du plus insondable mystère ! Quand cet enfant naît dans une crèche, quand cet homme meurt sur sa croix et ressuscite le troisième jour, un lendemain de sabbat, c’est notre vie entière qui se trouve engagée, c’est pour notre vie entière que quelque chose se passe ; c’est celui par qui , pour qui aussi , nous avons été créés, qui est là ... Il est là , simple et immense, simple comme le plus simple des fils d’hommes, immense parce que les dimensions de son existence nous contiennent tous ; il est le commencement et la fin de notre vie. En lui, tout est enfermé, gardé, protégé. Quand il s’écrie : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés » (Matthieu 11/28), ce sont tous nos destins qu’il appelle, parce qu’ils lui appartiennent. Quand il étend ses bras sur la Croix, il dit que c’est « pour attirer tous les hommes à lui » (Jean 12/32), parce qu’aucun homme n’existe sans lui et hors de lui. Quand il ressuscite et est élevé à la droite de Dieu, c’est pour présenter à Dieu , éternellement, dans l’éternité , ceux qui , de toute éternité, dans l’éternité , avaient toujours été, sont et seront toujours les siens. , J’ai dit, j’ai répété : tous. Et il le fallait. Car Christ, comme Dieu, avec Dieu, est Amour. Et quand c’est lui qui aime, qui aime en créant, en s’incarnant, en mourant, en ressuscitant, en intercédant, et un jour en jugeant, oui, quand c’est lui qui aime, il ne saurait y avoir personne de moins aimé. Mais je dois dire tout autant, avec la même insistance : chacun, moi, vous. Car tel est son Amour qu’en le donnant, il le donne tout entier à chacun. Oui, merveilleuse révélation ! Mais pour qu’elle ne demeure pas une insondable pensée divine, pour que le mystère de Jésus, Dieu ne soit pas seul à le connaître, mais aussi ceux dont il s’agit en Christ, c’est-à -dire vous et moi, et pour que nous en tressaillions de joie, il faut que nous comprenions comment cette humble vérité de la terre, la vie du Fils de l’homme, est un secret du ciel ; autrement dit, comment Jésus-Christ est décisif. * * *Ce caractère décisif que comporte le fait du Christ dépasse tellement nos habitudes de pensée et notre connaissance de nous-mêmes que, pour le définir, il faut avoir recours au témoignage des hommes qui l’ont immédiatement connu, ses disciples et ses apôtres (mais sans oublier jamais que cette révélation, après eux et sans cesse, d’autres hommes de tous les temps et de tous tes pays l’ont reçue, aussi forte et directe : depuis les 3 000 de la Pentecôte, innombrables sont ceux qui ont cru que toute leur existence était liée à Christ, ou plus exactement qu’en lui elle se jouait). Comment donc ces premiers témoins ont-ils éprouvé ce mystère de Jésus dans lequel ils se laissaient si personnellement engager ? Pourquoi lui ont-ils dit, comme Pierre : « A qui irions-nous qu’à toi ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jean 6/68) ? , et ils entendaient de leur vie éternelle. Je résumerai en trois traits leur témoignage : pour eux Jésus-Christ est quelqu’un qui vient ; il est quelqu’un qui se donne ; il est quelqu’un qui nous choisit. Jésus-Christ est quelqu’un qui vient ! Toute sa vie manifeste une intention, une direction. Elle n’est pas comme notre vie un mélange de hasard et de propos déterminé. Elle est mouvement, exécution d’une volonté claire et qui ne faiblit pas. Et ce mouvement tend toujours vers autrui. Jamais il n’est ce grand reflux sur soi-même en quoi consistent les courants invincibles de notre âme. Quand il est là , chacun se sent visé, approché, cherché. Exactement le contraire de nos rencontres humaines, où nous souffrons surtout de l’ignorance où l’on nous tient, où toujours celui qui est avec nous évoque le moment où il nous quittera, où il rentrera chez lui. Le Fils de l’homme n’a pas de chez lui ; il « n’a pas de lieu où reposer sa tête » (Matthieu 8/20) ; il ne quitte pas ceux vers qui il vient, car il n’existe que pour toujours venir à eux. C’est chez nous qu’il habite. « C’est nous qui sommes sa maison » (Hébreux 3/6). « La Parole est venue chez les siens, et elle a habité parmi nous » (Jean 1/11, 14). Depuis le possédé de la synagogue de Capernaà¼m qu’il rencontra au début de son ministère, et qui le premier reconnut la messianité de ce mystérieux étranger en ces termes : « Tu es le Saint de Dieu, tu es venu pour nous perdre » (Marc 1/24), jusqu’au témoignage incessamment repris par le quatrième évangile, le « Tu es un docteur venu de Dieu » (Jean 3/2) de Nicodème, le « Celui qui vient de Dieu a vu le Père » (Jean 6/46) de Jésus-Christ lui-même , oui, à toutes les pages de l’Evangile, le Christ est celui qui cherche quelque chose, qui cherche un homme, non pas comme Diogène le cynique, mais comme le berger qui s’exténue à la poursuite de sa brebis égarée (cf. Matthieu 18/12-14). Et quand il est là , chacun sait qu’il est là pour lui, chacun se sait non seulement cherché, mais trouvé. Il en est de tous les personnages de l’Evangile comme du paralytique de la piscine de Béthesda ; tant d’années durant, il n’avait eu personne pour le plonger en temps voulu dans l’eau bienfaisante : et voici qu’un jour Jésus fut près de son lit, venu pour lui, pour le guérir (cf. Jean 5/1-9). Jésus-Christ est quelqu’un qui se donne ! Nous ne savons plus le sens de cette expression galvaudée. Nous l’appliquons au moindre geste de compassion, à de bien courtes générosités ! Auprès de Jésus de Nazareth, les hommes ont su ce qu’elle voulait dire et que donner, ce n’est pas donner quelque chose, beaucoup, presque tout de soi-même ; c’est ne rien garder, ne rien refuser, se donner au sens le plus fort. Ils ont compris ce qu’il voulait dire quand il affirmait : « Je donne ma vie pour mes brebis » (Jean 10/15). Ils l’ont vraiment compris le jour où cette vie fut entièrement remise entre les mains de ceux qui croyaient la lui ôter, alors qu’en réalité ils la recevaient comme l’inconcevable cadeau dont ils ne se souciaient point. Ils ont compris pourquoi le sacrement de sa présence n’était pas d’abord celui par lequel ils lui offriraient, eux, leur vie en reconnaissance de son droit sur eux et en reconnaissance de son amour, mais celui du don qu’il leur faisait de sa chair et de son sang, n’en conservant rien pour lui-même. Ils ont compris qu’avec Jésus-Christ il n’y a jamais qu’à recevoir, à prendre, à être comblé de lui-même. Jésus-Christ est quelqu’un qui choisit ! A vrai dire, ce caractère que revêtent ses relations humaines ne fait que manifester en les conjoignant la réalité des deux traits précédents : c’est parce qu’il vient vraiment à nous et qu’il se donne vraiment à nous que nous nous savons choisis par lui. C’est lui qui adresse vocation à ses disciples, et non pas ses disciples qui viennent à lui ; c’est lui qui élit ceux à qui il s’adresse : « Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs » (Matthieu 9/13) ; c’est lui qui éclaire l’intelligence de certains de ses auditeurs en leur expliquant ses paraboles (cf. Marc 4/11-13). Et même quand il accueille tous ceux qui se pressent spontanément autour de lui, il ne les laisse pas demeurer dans un vague anonymat, il les distingue. Telle cette femme à la perte de sang qui avait pensé avoir seulement besoin de toucher, sans être reconnue, le bord de son manteau ; Jésus aussitôt, pour le plus grand étonnement de ses disciples, a réclamé son histoire, et spécifié son miracle : « Prends courage, ma fille, lui dit-il, ta foi t’a guérie » (Luc 8/43-48). Elle aussi s’est sentie personnellement choisie. Cette élection, il faut la comprendre dans son sens le plus positif, c’est-à -dire comme un témoignage de son amour, et non pas négativement comme l’indice d’une partialité. Aimer, c’est distinguer celui qu’on aime, l’adopter non pas aux dépens d’autres, mais dans son irréductible réalité individuelle. Un père aime chacun de ses enfants d’une tendresse particulière et totale, sans qu’il fasse tort pour cela à aucun d’entre eux. Mais il y a un sens le plus profond au choix que Jésus-Christ fait des siens. S’ils se sentent élus par lui, c’est parce que son élection les revendique entièrement, les annexe à lui, qu’elle est une élection décisive. Combien souvent il a affirmé que lorsqu’un homme était choisi par lui, il devait s’attendre non pas à devoir modifier sa morale et sa conduite, mais à subir les plus sévères aventures : l’hostilité, la persécution, la mort même. Et combien souvent il a déclaré à ses disciples qu’en les faisant siens, il les vivifiait à jamais. En choisissant quelqu’un, Jésus-Christ sait qu’il décide de toute sa vie présente et éternelle : « Sauver sa vie, c’est la perdre ; perdre sa vie à cause de moi, c’est la sauver » (Marc 8/35). Cependant ces attitudes du Christ ne sauraient suffire à expliquer son mystère, peut-être même pas à l’éclairer. Car on pourrait en dire autant de toute relation entre un des maîtres de ce monde et ses disciples. Le vrai mystère de l’action de Jésus-Christ, c’est qu’« il n’agit pas de lui-même » (Jean 5/19). Ce qu’il fait pour nous, ce qu’il fait de nous en venant à nous, en se donnant à nous, en nous choisissant, c’est ce qu’aucun homme ne peut faire : un acte de Dieu ! Quand il nous adopte, ce n’est pas entre lui et nous seulement que se nouent des liens très forts ; en lui c’est Dieu qui « opère le vouloir et le faire » (Philippiens 2/13), et c’est donc Dieu qui nous atteint et nous adopte. Il parle, commande, absout, « avec autorité » (Marc 1/22). Et cette autorité est indiscutable parce qu’elle ne vient pas de lui. Ses adversaires sont scandalisés : « Comment cet homme peut-il parler ainsi ? Qui peut pardonner les péchés que Dieu seul ? » (Marc 2/7). Ses disciples s’étonnent : « Les esprits démoniaques eux-mêmes lui sont assujettis ! » (Luc 10/17). Lui sait ; il dit souverainement : « Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre » (Matthieu 28/18). Si nous reprenons les trois caractères que nous avons relevés dans son action humaine, nous en découvrons aussitôt les dimensions divines ! Jésus-Christ vient, mais d’En-Haut ; il est un envoyé, il incarne dans ce mouvement qui le mène à nous non seulement sa volonté, mais aussi celle d’un Autre. Et tout son secret, c’est qu’en venant à nous, il fait à la fois ce qu’il veut et ce que le Père veut. Il s’abaisse lui-même, mais, en s’abaissant, il obéit. , Jésus se donne pleinement, librement, totalement ; mais en même temps il nous est donné, tellement donné que l’Evangile emploie l’expression la plus forte : « livré » (Matthieu 17/22). Et on la comprend quand on sait ce que les hommes , et non pas seulement Pilate et les Juifs , ont fait de celui qui leur fut , il le dit lui aussi dans le cri effrayant de la Croix , plus que donné, abandonné par Dieu ! Celui qui nous offre Jésus-Christ, c’est Celui à qui Jésus-Christ appartient parce qu’il est Son Fils. , Jésus nous choisit ; mais en nous choisissant, il sait qu’il nous reçoit de la main même de son Père. Quand il prie pour ses disciples dans sa suprême prière, il les appelle « ceux que Tu m’as donnés » (Jean 17/11, 12). Et s’il est sà »r qu’ils viendront à lui et qu’il les gardera, c’est parce qu’il les tient de Dieu : « Tout ce que le Père me donne viendra à moi » (Jean 6/37-39). Telle est la véritable relation de Jésus-Christ avec ceux qui croient en Lui : une relation où Dieu lui-même est l’un des termes. Il dit : « Quiconque m’a vu a vu le Père » et tant qu’on ne sait pas cela, ni on ne connaît Dieu, ni on ne connaît Jésus. Vous vous rappelez cette scène à la veille de sa mort : « Si vous m’avez connu, vous connaîtrez aussi mon Père, et dès à présent, vous le connaissez et vous l’avez vu ». , Philippe lui dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit ». Jésus lui dit : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu, Philippe ! Celui qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : Montre-nous le Père ? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père, et que le Père est en moi ? » (Jean 14/7-10). Dès lors, nous pouvons comprendre pourquoi Jésus-Christ est une décision dernière intervenue dans notre vie. Elle l’est en un double sens. Décision dernière, parce qu’elle est de Dieu, et donc sans appel. De quelle autre instance notre sort pourrait-il relever quand celle-la a parlé ? Dans quel autre ciel, plus haut que celui de Dieu, irions-nous chercher notre destin ? , Mais aussi décision dernière, parce que, étant de Dieu, elle est celle d’un amour absolu. Qu’y aurait-il au delà de cet Amour quand il a tout donné ? Que pourrions-nous encore attendre quand nous avons tout reçu ? Les décisions de la sagesse sont révocables et conditionnelles. L’Amour seul, quand c’est celui de Dieu, ne comporte aucune réserve, aucune possibilité de se ressaisir... et donc aucune possibilité de nous perdre, de nous abandonner à nous-mêmes, de nous rejeter à notre manque d’amour. Ecoutez l’hymne de joie qui clôt le chapitre 8 de l’épître aux Romains : « Que dire de plus ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré à la mort pour nous tous, comment ne nous donnerait-il pas toutes choses avec lui ?... Oui, je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les dominations, ni le présent, ni l’avenir, ni les puissances, ni les forces d’en-haut, ni les forces d’en bas, ni aucune créature au monde, ne pourra nous séparer de l’amour que Dieu nous a manifesté en Jésus-Christ, notre Seigneur ! » (Romains 8/31-32, 38-39). Qu’en Jésus-Christ il soit décidé par Dieu de toute notre vie, c’est ce qu’annonce enfin l’évangile du Jugement. Je dis bien l’évangile, la bonne nouvelle du jugement dernier. Car ce jugement est dernier, non parce qu’il vient à la fin de notre existence temporelle, mais parce que c’est Jésus-Christ qui y est, au nom de Dieu, le juge suprême. Or, lui-même a dit comment il jugera et les raisons de sa sentence : il n’appliquera pas les règles d’un code, il ne prononcera d’après aucune morale, ni en nous accordant les circonstances atténuantes d’aucune piété. , « Ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le Royaume des Cieux, mais ceux-là seuls qui font la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (Matthieu 7/21). , Il jugera d’après la façon dont on l’aura traité, lui, dont on l’aura servi, lui, là où il nous dit qu’il est présent sur la terre, d’après la façon vraie ou menteuse dont on aura cru en lui : « Alors, le Roi dira à ceux qui sont à sa droite : Venez, vous, les bénis de mon Père ! Entrez en possession du Royaume qui vous a été préparé depuis la création du monde ; car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus vers moi... » (Matthieu 25/34-36). Et ici , qu’on nous entende bien, ici seulement , peu importe que Jésus-Christ, ce soient tous ceux qui ne lui ressemblent que par le dénuement de leur vie : l’essentiel, c’est que le lien noué de toute éternité entre Jésus-Christ et nous, apparaisse, pour l’éternité, dans son verdict de juge et dans la raison de son verdict : lui-même. Oh, je sais combien ces perspectives nous font souvent trembler, combien peu nous admettons que nos vies soient jugées tant nous redoutons de les découvrir, à cet instant dernier, condamnées sans appel. Mais pourquoi aurions-nous aucune crainte, pourquoi ne tressaillerions-nous pas de joie puisque nous savons qui sera le Juge ? Le verdict qui nous attend, ce n’est pas celui d’une Loi impassible, ce n’est même pas celui de Dieu dont les voies nous sont inaccessibles et la lumière insoutenable ; c’est le verdict de Celui qui est venu, qui s’est donné , bien plus, le verdict de Celui qui est monté au Ciel à la droite de Dieu, pour y être, jusqu’à la fin (jusqu’au jour où il sera le Juge), l’avocat de nos causes perdues, notre défenseur (cf. 1 Jean 2/1). Loué soit Dieu qu’Il ait remis à cette dernière instance l’arrêt irrévocable auquel il faudra nous soumettre. Loué soit Dieu que notre juge, ce soit Celui qui nous a choisis... et qui a voulu être choisi par nous ! Qui a voulu être choisi par nous. Il y a donc une contrepartie de tout ce que nous venons de reconnaître dans le mystère de Jésus ; et c’est la décision dernière que nous, nous devons prendre quant à Jésus-Christ. Peut-être beaucoup se sentiront-ils ici sur un terrain plus familier. Car, il faut bien l’avouer, toutes ces affirmations que j’ai osé répéter avec les apôtres, avec l’Eglise, elles sont si audacieuses, si disproportionnées à tout ce que notre intelligence et notre cœur connaissent, qu’elles nous laissent perplexes, sinon angoissés. S’il faut, non pas les répéter comme les formules d’un credo tout intellectuel, mais croire pratiquement, concrètement que notre vraie, notre quotidienne vie est sans cesse référée à celle de Jésus de Nazareth, s’il faut croire qu’en lui, , que nous connaissons si peu et comprenons si mal , la volonté suprême de Dieu fait se jouer notre destin , qui pourra connaître Dieu ? Sagesse trop mystérieuse, trop cachée, trop au-dessus de notre portée ! Il est vrai que, pour voir « resplendir la gloire de Dieu sur la face de Christ » (2 Corinthiens 4/6), il faut un miracle plus grand encore, semble-t-il, que pour croire en Dieu lui-même. S’agirait-il alors d’attendre passivement ce miracle et, ne comprenant pas cette révélation, de passer à côté du mystère de Jésus ? Non, certes ! Car si le Christ est décisif pour nous, c’est aussi parce que nous ne pouvons le connaître que dans une décision. Et si sa décision quant à nous est dernière, c’est aussi parce qu’il exige de nous une décision sans retour. Ici, que s’en aillent ceux qui ne veulent connaître Jésus-Christ qu’avec leur raison, ou leurs effusions, ceux qui l’étudient comme s’il était Socrate ou Napoléon, ceux qui veulent le discuter et, après leur longue, leur sage discussion, l’accepter pour des arguments dont ils sont en même temps les maîtres et les juges ! Et que s’en aillent aussi ceux qui ont sur lui les opinions les plus ou les moins correctes, les doctrines les plus orthodoxes ou les plus hérétiques, si quant à lui ils n’ont que des opinions ou des doctrines ! Il n’y a pas de place dans le Christianisme pour les spectateurs de Jésus-Christ et pas davantage pour les docteurs de « métaphysiques chrétiennes ». Jésus-Christ est quelqu’un que l’on choisit, pour qui on se décide avec toute sa vie. Et on le choisit par un choix dernier, on se décide pour lui définitivement, parce qu’il est Lui. Rien que pour cela. Il faut insister sur ce caractère absolu que doit revêtir la décision chrétienne. Toutes nos autres décisions humaines , si entières qu’elles soient , comportent une possibilité , si petite qu’elle soit , d’être annulées, corrigées, remplacées. Nous pouvons nous reprendre après nous être donnés. Car dans ces décisions, c’est nous qui avons choisi, c’est nous qui nous sommes engagés. Nous avons manifesté notre pouvoir sur nous-mêmes ; nous ne l’avons pas renoncé. Quand il s’agit de Jésus-Christ, il n’en est pas de même. Si nous le choisissons, c’est parce qu’il nous a choisis le premier ; si nous l’adoptons, c’est parce qu’il s’est emparé de nous. Telle est la gravité de sa venue dans notre vie qu’elle nous dépossède complètement. Il ne vient qu’en Maître. Il est le Seigneur Jésus. Comment en serait-il autrement ? S’il a ainsi jeté sur nous-mêmes son dévolu, le dévolu de Dieu, s’il nous a tout donné de lui-même et si c’est Dieu qui nous l’a donné, imaginerions-nous encore qu’il pourrait se contenter de ce qui n’est pas nous : de ce qui n’est que nos opinions, nos ferveurs, nos velléités ? S’il n’obtenait de nous qu’une adhésion conditionnelle, révocable, renouvelable comme un bail, c’est qu’il n’aurait pas atteint notre véritable existence, que notre destin ne serait pas en jeu. Il faut qu’honnêtement nous comprenions qu’en Jésus-Christ, c’est nous qui sommes cherchés, et non pas quelque chose de nous, c’est-à -dire qu’il réclame notre décision dernière. Si nous ne la consentons point, c’est que nous n’avons pas été trouvés. Rigueur de Jésus-Christ à qui on n’échappe pas ! Bienheureuse rigueur ! Car cette mainmise sur nous, toutes ces issues fermées sauf une, cette obligation de dire oui ou non, et jamais « peut-être », c’est le signe, le seul, que vraiment la main de Dieu est posée sur notre vie et la tient, que vraiment il n’y aura plus d’impasse où nous viendrons buter, que le souverain Amour nous a lui-même et à jamais dit Oui ! L’exigence intolérable de la foi, c’est la marque de la grâce qui nous est faite dans la foi. Je voudrais ici ajouter une remarque pour tous ceux qui hésitent encore au seuil du Christianisme parce qu’en Jésus-Christ il demeure pour eux trop de mystère. Faudra-t-il qu’ils attendent une révélation plus complète ? Sont-ils encore exclus de ce choix divin qui serait leur joie ? Il suffit de lire l’Evangile pour être sà »r que telle n’est pas la façon dont Jésus réclame notre choix. Combien parmi ceux qu’il a abordés, pardonnés, acceptés, qui ne savaient guère de lui que l’appel secret de sa venue ! Combien qui n’ont fait que lui demander d’être guéris, de sauver un enfant en péril, de leur donner une miette du pain qu’il rompait ! Et tous, ils ont été exaucés, autrement qu’ils ne s’y attendaient et au-delà de ce qu’ils comprenaient. Relisez les récits de leurs rencontres avec le Seigneur. Le seul trait commun à tous ces hommes, toutes ces femmes en détresse, c’est qu’ils sont accourus vers Jésus de Nazareth, d’un seul élan, avec toute leur vie offerte et suppliante. Ils ne l’ont pas consulté comme un docteur parmi beaucoup d’autres ; ils n’ont pas cru en lui en se réservant de discuter ses décisions ou ses dons ; ils ont renoncé, pour s’approcher de lui, à tout respect humain, à tout souci de l’opinion : ils se sont jetés à genoux comme ce chef d’une synagogue (Marc 5/22), ils sont montés à un arbre comme cet important percepteur de Jéricho (Luc 19/4) ; ils l’ont étonné, lui, par leur foi naïve, absolue, comme la femme païenne du territoire de Tyr et Sidon (Matthieu 15/27) ou le capitaine de Capernaà¼m (Luc 7/9). Oui, tous ceux-là , il les a reconnus comme les siens ! Et ceux qu’il a renvoyés, ceux qu’il n’a pas voulus, ce sont ceux qui en savent pourtant bien plus, mais qui « savent » seulement : c’est Nicodème qui pose ardemment des questions sur Dieu , hélas, rien que des questions (Jean 3/1-13) ; c’est le jeune homme riche, qui veut lui donner tout... sauf ce que Jésus lui demande, ses richesses (Matthieu 19/16-26), , c’est le disciple qui a encore quelque chose à faire avant de suivre ce Maître qui passe (Luc 9/59-62)... Ainsi, pour être chrétien, il suffit, quoi qu’on ait compris de lui, de s’engager soi-même absolument dans cette compréhension, c’est-à -dire tout simplement, de faire, tout de suite et sans arrière-pensée, ce qu’il nous commande, de croire, tout de suite et sans discussion, tout ce qu’il nous dit. Le sérieux avec lequel on accepte ce « tout de suite et sans retour », c’est la reconnaissance qu’il exige de sa divinité. Et il n’est pour personne d’autre façon de le confesser. * * *Et maintenant, une grande, une redoutable question demeure peut-être ouverte pour beaucoup. Comment pourrions-nous aujourd’hui connaître Jésus-Christ, connaître en lui cette décision dernière de Dieu sur nous et comment pourrions-nous aujourd’hui le choisir sans réserve et sans conditions ? Si des hommes ont pu être ainsi ses disciples, c’est parce qu’ils vécurent avec lui, ou parce qu’ils eurent, comme Saint Paul, la faveur de le voir dans une apparition extraordinaire. Mais cette possibilité, nous ne l’avons pas. Il ne vient pas à nous, nous devons aller le chercher dans les pages d’un livre. L’y trouverons-nous ? Pouvons-nous l’y trouver assez pour jouer toute notre vie sur ces brefs récits et ces quelques lettres ? Nous connaissons tous ces interrogations inquiètes, d’autant plus inquiètes que d’autres voix viennent les amplifier. Savants et historiens, avec la légitime rigueur de leur méthode, contestent ces pages elles-mêmes ; ils les amputent ou les déclarent apocryphes. Comment, après tous leurs travaux, saurions-nous où rencontrer notre Seigneur ? Je ne songe pas à examiner, encore moins à discuter, ces problèmes de philosophie ou d’histoire. Je n’en ignore ni l’existence ni la complexité. Pas davantage je ne conteste qu’ils soient réels, qu’il ne faille les poser et que ceux qui les posent le fassent , pas tous ! , avec une grande et belle honnêteté intellectuelle. Mais au moment où il s’agit de la décision dernière de Dieu et de notre décision suprême pour Jésus-Christ, c’est vraiment une autre question qui est posée, qui nous est posée. Alors Jésus-Christ n’est pas un personnage qui puisse être déterminé, limité ou saisi par les procédés de nos sciences : il ne serait plus le mystère de Dieu incarné. S’il n’était que Jésus de Nazareth, le plus grand des initiés, nous pourrions le soumettre aux rigueurs de nos disciplines intellectuelles. Car il ne s’agirait que de connaître un homme. Dans cette hypothèse, nous pourrions aussi le juger seulement sur sa doctrine et au besoin transposer celle-ci dans des formules rajeunies. Mais l’affaire est plus sérieuse. « Il s’agit de nous et de notre tout » (Pascal). Et dès lors, il faut l’aborder comme on n’aborde aucun homme, aucun fait, aucune histoire. Il faut venir à lui avec notre vie, puisque c’est avec sa vie qu’il est venu à nous. Et il faut se décider comme dans une décision d’où dépendent la vie et la mort. Encore une fois, demandera-t-on, comment est-ce possible ? Ici, je n’ai qu’une réponse à faire : celle que l’Eglise propose. Je ne saurais en suggérer d’autres ; car l’Eglise, c’est justement la communauté de ceux qui prennent Jésus-Christ complètement au sérieux, je veux dire comme une question de vie ou de mort. Et cette réponse tient dans un mot : la Bible. Où aller chercher Jésus-Christ comme notre décision dernière ? L’Eglise répond : dans la Bible. , Disons-le en passant, toutes les Eglises chrétiennes professent cette certitude, puisque toutes admettent un canon, une Ecriture Sainte. Certaines peuvent n’y reconnaître qu’un moyen privilégié de connaître Jésus-Christ, en admettre d’autres ; elles peuvent prolonger l’Ecriture par la tradition ; et certaines peuvent imaginer que cette révélation est continuée, complétée par telles autres révélations particulières de l’Esprit Saint. Mais toutes se réfèrent à l’Ancien et au Nouveau Testament comme au lieu où Jésus-Christ est présenté à la décision de la foi. , Pour les Eglises de la Réforme en tous cas et, avec une absolue rigueur, c’est par la Bible, par elle seule, que Jésus-Christ nous est rendu contemporain. Si l’Ecriture est Sainte, c’est parce qu’elle nous offre la possibilité de connaître la décision dernière de notre vie et de prendre notre décision sans retour. , La possibilité seulement ? Oui, seulement la possibilité. Car on peut lire la Bible sans rien décider du tout, et donc sans avoir rencontré Jésus le Seigneur. Mais on peut aussi, du commencement à la fin de la Bible, entendre la Parole vivante de Dieu, entendre Dieu parler de Jésus-Christ et en Jésus-Christ, et, L’ayant entendu, on peut, , non, on doit se décider pour ou contre Lui. Qui décidera entre les deux termes de cette alternative ? Ici encore, et parce qu’il s’agit vraiment de la décision de Dieu sur nous et de notre décision pour Dieu, l’Eglise répond : Dieu lui-même, et Jésus-Christ lui-même ; ou, en d’autres termes, le Saint-Esprit. Car à qui d’autre appartiendrait-il d’être la dernière instance ? Dans la Bible comme en Jésus de Nazareth, à qui appartiendrait-il « de révéler le Père si ce n’est au Fils » (Matthieu 11/27), et qui pourrait « venir au Fils si le Père ne l’attire » (Jean 6/44) ? Ici encore, que personne ne se décourage. Certes, il faut un miracle pour croire au miracle de décision et de joie que Jésus-Christ signifie, et il faut un miracle pour comprendre sa Bible et y connaître Jésus-Christ. Mais ce miracle, quiconque lit , non : quiconque écoute parler la Bible pour y entendre non pas des histoires, de l’histoire, des vérités, de la morale, de la religion, mais bien le choix suprême de sa vie, le dernier mot de son destin, quiconque cherche dans ces pages Jésus- Christ comme son Seigneur, celui-là tôt ou tard, lentement ou tout d’un coup, trouvera ce qu’il cherche. Et il saura qui il est et qui est Dieu ; il entendra Dieu lui parler aujourd’hui. « Si, méchants comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent » (Luc 11/13). Et que personne non plus ne se dérobe devant cette exigence de ne chercher Jésus-Christ que là ! Il a été dans les desseins de Dieu de décider qu’il en serait ainsi. De même qu’il est venu à nous sous les apparences discutables d’un homme, dans l’humilité d’une vie particulière, de même Il nous fait connaître cette venue inouïe par ce discutable moyen qu’est un livre , chacun sait combien on peut discuter tous les livres ! , un livre particulier, c’est-à -dire rédigé, fini, sans adjonction possible. Encore une fois, on demandera : pourquoi ce livre ? Et l’Eglise répond : « Parce qu’il est le livre des prophètes et des apôtres de Jésus-Christ ! ». Mais pourquoi rien que ce livre, et non pas d’autres documents si proches des écrits canoniques de l’Ancien et du Nouveau Testament ? Et l’Eglise répond : « Parce que c’est dans ces témoignages-là que j’ai entendu Dieu parler de Christ comme de la décision dernière ». Devant ces affirmations de l’Eglise, on peut s’étonner et se scandaliser. Mais c’est qu’alors on n’a pas compris qu’il est question de décision dernière, de vie et de mort. Celui qui, n’ayant que cette unique richesse, sa vie, sait ce qu’elle est, une vie qui va mourir, celui-là ne se soucie pas de tous les arguments et de toutes les objections. Il va à la Bible et il s’y entend dire : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant la parole de vie , et la vie a été manifestée, et nous l’avons vue et nous lui rendons témoignage, et nous vous annonçons la vie éternelle, qui était auprès du Père et qui nous a été manifestée , ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi, afin que vous aussi vous soyez en communion avec nous. Or, notre communion est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. Et nous écrivons ces choses, afin que notre joie soit parfaite » (1 Jean 1/1-4). Et lui aussi, cet homme, commence à se réjouir. * * *Jésus-Christ peut-il être cette joie ? Peut-il l’être parce qu’en lui et par lui nous savons que Dieu nous a choisis de Sa décision sans appel ? Et peut-il l’être parce que nous, nous le choisissons ? Le choisissons-nous vraiment, définitivement, sans réserve ? Voulons-nous, pouvons-nous même le choisir ainsi, avec nos cœurs partagés qui en définitive ne réussissent jamais qu’à se choisir eux-mêmes ? Autrement dit : sommes-nous dignes de Dieu, dignes que Dieu nous choisisse et sommes-nous capables de Dieu, capables de choisir Dieu ? C’est à cette question essentielle, qui est au centre même du Christianisme, que nous consacrerons notre prochaine étude. |