Carême 1967 : Aux sources de la libertéDEUXIÈME ET TROISIÈME ASSAUTSLuc 4/5-13 Deutéronome 6/16 Psaume 2/7-8 Matthieu 28/18 1. LA RELIGION Nous nous sommes efforcés samedi dernier d’identifier les deux personnages du combat pour la liberté. L’Adversaire qui parle en notre nom, qui est à la fois l’auteur et le symbole de nos aliénations et qui va proposer à Jésus les diverses manières dont nous entendons qu’il vérifie son titre de Fils de Dieu, et Jésus qui lui tient tête et lui arrache pièce à pièce notre liberté, en pariant pour elle et en refusant pour commencer de nous prendre avec du pain. Jésus oblige ainsi le Tentateur à chercher d’autres arguments, d’autres prises moins terre à terre, moins prosaïques. Il y a sans doute mieux que le pain pour prendre les hommes. « En effet, tu as raison, le pain ne suffit pas, il faut autre chose. C’est le merveilleux dont ils ont besoin, le surnaturel, le religieux, le sacré, le mystère. Tout ce qui leur permettra d’échapper à leur condition humaine. Tout ce qui les assurera d’une intervention inconditionnelle de Dieu. Tout ce qui les fera voir Dieu. Oui, ce sont d’assurances religieuses dont ils ont besoin, plus que de pain, plus que de nourritures terrestres. Tu as raison. Tu es vraiment le Fils de Dieu. On voit que tes racines plongent dans les profondeurs de la divinité. Viens donc faire ton apprentissage de Fils croyant, ton apprentissage de la confiance et du miracle. Il s’agit simplement de vérifier la Parole de ton Père et de prouver que tu y crois. Il a dit des choses si belles, ton Père. En tout cas le psalmiste les lui fait dire ; le psalmiste a fait des promesses en son nom. « Ses anges te garderont, ils te porteront, de peur que ton pied ne heurte quelque pierre ». Et combien d’autres : « Confie-toi en lui, et il agira ! ». « Rien ne pourra vous nuire ! ». « Les cheveux de votre tète sont comptés ». « Pas un moineau ne tombe à terre sans la volonté de votre Père ! ». C’est beau tout cela. Les hommes s’en bercent depuis des millénaires. C’est la consolation des pauvres et l’assurance-tout-risque des riches. La Providence, oui, mais une dimension nouvelle de la Providence qui va bien au delà du pain quotidien. Comment pourrions-nous vivre sans elle ? Mais avoue que nous avons tout de même besoin d’un petit minimum de garantie. Si tu es le Fils de Dieu, pourquoi es-tu venu sinon pour nous aider à croire, pour vérifier sous nos yeux la bonté et la puissance de ton Père, et la vérité de ses promesses ? Pourquoi serais-tu le Fils de Dieu sinon pour nous donner ce pain-là , le pain de la certitude en la divine Providence, le pain de la religion, non pas de la superstition, mais d’une religion fondée dans une démonstration éclatante et merveilleuse, une fois pour toutes, de la sollicitude de ton Père ? Une fois pour toutes. Tu vois, tous les peuples ont les yeux fixés sur le Temple de Jérusalem. Tous les prophètes ont annoncé que de là viendrait la lumière des nations, que là s’accomplirait la grande Révélation. Te voilà au sommet du Temple. Le monde entier te regarde et t’attend, ô Fils de Dieu. Il compte sur toi, sur ton courage, sur ta foi, sur ta confiance. L’heure est venue. Le salut du monde s’accomplit. Courage, Jésus ! Saute !... Mais quoi ?... Tu ne bouges pas ?... Qu’est-ce que tu attends ? Des milliards d’hommes te regardent. Allons !... Tu n’oses pas ? Tu as peur ? Tu doutes ? Mais voyons, Jésus, le saut de la foi ! « Si tu avais la foi comme un grain de sénevé, tu dirais à cette montagne : jette-toi dans la mer », et toi, tu ne peux pas te dire à toi-même : Jette-toi du haut du Temple ! Ecoute, Jésus, fais cela pour nous. Nous avons si besoin d’être convaincus, d’être rassurés. Qu’est-ce que cela te coà »te, et qu’est-ce que cela coà »te à ton Père ? Tu fais un acte de foi et il répond en tendant sa main miséricordieuse, et je suis convaincu et tout le monde est convaincu et la partie est gagnée, parce qu’enfin ton Père, au lieu de cet éternel jeu de cache-cache, aura fini par se montrer et par se faire prendre. Tu ne te décides pas, non ? C’est trop haut ? Mais voyons, Jésus, tu n’entends pas la prière de tous les accidentés, de tous les emprisonnés, de tous les naufragés ? Tu n’entends pas la prière de toutes les religions du monde ? Tu n’entends pas l’angoisse de tous ceux qui demandent : « Es-tu ou non le Fils de Dieu ? Ton Père existe-t-il ou n’existe-t-il pas ? ». Tu n’entends pas leur supplication d’éteindre la flamme de leur incrédulité et de les sortir enfin de leur perplexité ? Tu n’as pas pitié d’eux ? Tu ne veux pas les aider en sautant... , Bon, je vois, je comprends. Ton Père dort d’un sommeil éternel. Il est mort depuis que le monde existe. Le mieux est toujours de ne compter que sur soi-même, et de descendre par les escaliers ». Telle fut bien pour Jésus la tentation religieuse, la tentation de nous avoir par des miracles, la tentation de faire de nous non seulement des esclaves bien nourris, mais des esclaves bien croyants, des esclaves envoà »tés, des esclaves enchantés, des esclaves férus de l’Ecriture. La Bible a dit vrai, le Père a dit vrai. Vous avez vu comme Jésus l’a bien montré. Le caractère particulièrement dangereux et angoissant de cette tentation, c’est que la Parole de Dieu en est l’instrument. Nous tendons la promesse de Dieu à Jésus pour qu’il la vérifie. Nous provoquons sa foi pour qu’il provoque le secours de Dieu. Il semble vraiment que tout soit en place pour que Jésus entende la Parole de son Père dans cet appel et qu’il y succombe. Mais voici le miracle, mille fois plus extraordinaire que celui de ce saut qu’il n’accomplira pas, Jésus entend du fond des âges la supplication de son Père : « Ne me tente pas ! Ne me provoque pas ! N’exerce pas sur moi ce chantage ! ». Et il s’aperçoit qu’il est là en ce moment pour l’exaucer. Oui, il entend la voix de son Père à ce moment-là , non point dans ces « paroles de Dieu » citées par l’Adversaire, mais dans cette mise en garde étrange que le livre du Deutéronome adressait au peuple d’Israël depuis des siècles : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ! ». Bien avant de mettre dans la bouche de l’homme la prière : « Ne nous soumets pas à la tentation ! », c’est Dieu qui supplie l’homme : « Ne me soumets pas à la tentation ! N’essaie pas de faire de moi le dieu que tu imagines, que tu convoites, que tu élabores. Ne me tente pas ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment Dieu pourrait-il être tenté ? Eh bien, tout simplement comme Jésus l’est en ce moment, de devenir le grand magicien de l’univers, de ne pas respecter la condition et la liberté de sa créature, de ne pas toujours soumettre son pouvoir à son amour, de céder à cet immense chantage des religions, à cette pression exercée sur lui par la convoitise de l’humanité entière. Dieu peut être tenté de se laisser manipuler, de se laisser extorquer son secours ou ses faveurs. Vous croyez que ce n’est pas une tentation pour Dieu de se mettre au diapason des désirs de l’humanité et de faire le démagogue en montrant sa puissance ? Jésus ne serait en somme que le médiateur de la tentation. Qu’il tente Dieu en notre nom, de devenir le Dieu que notre convoitise ne cesse de souhaiter ! Et de ce Temple où le Dieu d’Abraham a fait résider son nom, qu’il en fasse, lui, Jésus, le lieu où Dieu manifeste sa gloire en cédant à la tentation, en sortant de sa cachette et de son secret. Celui que F. Jeanson appelle « l’interventionniste maniaque », il me semble qu’il refuse ici justement de l’être en nous interdisant de le provoquer à l’être. Et Jésus, en obéissant à ce commandement, en refusant de tenter son Père en cédant lui-même à la tentation du chantage, Jésus renonce au miracle-piège comme il a renoncé au pain-piège. Il renonce à satisfaire le goà »t du merveilleux dont les hommes sont aussi friands que d’alcool ou d’argent. Il renonce à tout ce qui pourrait envoà »ter ou enchanter les hommes, à tout ce qui pourrait faire de lui un personnage surhumain, un demi-dieu, ou même un dieu complet, ou quelque héros de la mythologie aux exploits fabuleux. Il renonce à tout ce que nous appelons le surnaturel pour n’attendre de son Père que d’être un simple homme parmi les hommes. Ce faisant, il assume déjà toute l’étrange impuissance, la totale faiblesse de la Semaine sainte, ce temps du Carême n’étant rien d’autre que la préparation ou la répétition générale de la Passion. Non, Jésus ne tentera pas son Père de devenir la grande idole magique que nous attendons tous. Jésus ne risquera pas sa vie pour obliger son Père à intervenir et à nous sauver de cette manière, car ce serait nous perdre. Où serait la liberté du monde, face au dieu que Jésus aurait ainsi tenté ? Que serait le salut d’un monde définitivement aliéné par le surnaturel et dont le dieu, ayant succombé à la tentation, ne serait personne d’autre que le Tentateur ? O, certes, Jésus fera des miracles, comme il donnera du pain. Mais aussi devra-t-il sans cesse s’en cacher, interdire qu’on en parle, tout faire pour qu’ils ne deviennent pas des arguments, c’est-à -dire des pièges pour les disciples. Rien n’est plus ambigu que le traitement du miracle évangélique, acte de miséricorde, oui, signe du Royaume à venir, oui, mais toujours menacé d’être pris par la crédulité et la convoitise des hommes pour l’acte d’un dieu qui a cédé à la tentation et qui s’est acquis de cette manière des adorateurs. Si bien que l’on peut toujours se demander si ceux que les miracles repoussent ne sont pas vraiment plus attirés par Jésus que ceux que les miracles fascinent. Tu ne me tenteras pas ! Etrange prière de Dieu à l’homme (mais pas plus étrange que le fait même que Jésus puisse être ici vraiment tenté) qui signifie que la religion est bel et bien cette possibilité que nous avons de soumettre Dieu à la tentation de devenir une idole, un magicien, un potentat métaphysique. Ne serait-ce pas la meilleure définition biblique à donner de la religion : la possibilité effrayante, démoniaque, que nous avons de tenter Dieu ? Et voilà qui éclaire encore mieux les deux adversaires. C’est nous le Tentateur et c’est Dieu qui nous résiste à la place de cet homme affamé. C’est Dieu qui défend sa liberté et son humanité, Dieu qui reste lui-même, dans la faiblesse, face à toutes nos provocations. La situation de Jésus devant Satan n’est donc ici que le résumé de la situation permanente de Dieu devant une humanité qui se rend inhumaine en le rendant inhumain. Dieu ne pourra rester Dieu que si l’homme reste un homme en Jésus-Christ. Le sort de l’homme et le sort de Dieu sont à jamais unis en lui. Jésus tenté par le Tentateur de tenter son Père, Jésus tenté comme Dieu ne cesse de l’être par sa création entière, Jésus en exauçant ici la prière de son Père : « Ne me tente pas ! » sauve notre liberté pour la deuxième fois en même temps que celle de son Père. 2. LE POUVOIR Luc 4/5-8 Après ce double refus du pain et du miracle, le Tentateur n’est point encore au bout de son rouleau. Il lui reste l’offre principale, l’argument décisif. Nous avons heureusement autre chose à offrir au Fils de Dieu. Nous comprenons qu’il ne veuille prendre les hommes ni avec du pain ni avec du surnaturel. Il est à la fois trop spirituel et trop réaliste pour cela. Le vrai moyen d’avoir les hommes, c’est le pouvoir, c’est le gouvernement des peuples. En offrant ici le pouvoir à Jésus, en faisant Christ roi, nous voici bien dans le sens de l’Histoire, et heureusement aussi loin du magicien que du fondateur de religion. Nous prendrons cette troisième tentation dans le texte de Luc dont la formulation est plus complète et plus frappante. « Le Tentateur lui montra en un moment tous les royaumes de la terre habitée (oikuméné) : Je te donnerai tout ce pouvoir et toute cette gloire, car elle m’a été donnée et je la donne à qui je veux. Si donc tu te prosternes devant moi, tout est à toi ». L’Adversaire possède en effet les moyens de conférer la toute-puissance à celui qui voudra bien recevoir de nous l’investiture et qui se laissera plébisciter. « Si tu te prosternes et m’adores... », c’est-à -dire : si tu consens à devenir le roi, le maître, le dieu que je conçois, que je désire et que je couronne. Un premier point à souligner : le Diable ne fait pas ici à Jésus une offre de Gascon. Il peut réellement lui donner la gloire et la puissance de tous les royaumes du monde. Sinon, ce ne serait pas une tentation. Sinon, il s’agirait une fois encore d’une simple comédie. Comment Jésus pourrait-il être tenté par une chose que le Tentateur serait hors d’état de lui procurer ? Le personnage en question, l’Adversaire, est bel et bien le Prince de ce monde. Il le donne à qui il veut et à qui le veut. Il faut évidemment que Jésus le veuille. « Si tu te prosternes... ». Mais il n’y aurait pas tentation si le Tentateur n’était pas en mesure de tenir sa promesse : « Je te donnerai toute cette puissance... ». Donc un point est acquis : l’offre est réelle. L’Adversaire peut, nous pouvons faire de Jésus le roi et le dieu de ce monde. Mais il faut tout aussitôt nous demander en quoi cette offre peut tenter Jésus. Sans doute, pour nous, est-il tentant de devenir les maîtres du monde et nous savons bien que, depuis des millénaires, une abondante collection de ces candidats garnit aussi bien les cimetières que les pages de nos livres d’histoire. Si vraiment cette offre avait constitué l’objet de la tentation, il faudrait conclure que Jésus y a succombé quand ses dernières paroles dans l’Evangile de Matthieu sont : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre ». Pouvoir (exousia), c’est le terme même employé ici par le Tentateur. Si donc Jésus obtient la royauté du monde, tout en résistant à la tentation, il est clair que la tentation ne porte pas sur elle. Les royaumes du monde sont à lui, de toutes façons. Ils ne peuvent pas le tenter. Il est le Seigneur du monde, et donc il le deviendra d’une manière ou d’une autre. D’une manière ou d’une autre. Oui, justement, c’est là toute la question. Non pas : deviendra-t-il le Seigneur du monde ? Mais de quelle manière il le deviendra. La tentation ne peut porter que sur la manière de conquérir le monde et nullement sur le fait de cette conquête, puisque c’est pour le conquérir que Jésus, nous dit-on, a été envoyé dans le monde. Il n’y a pas de plus grave malentendu que celui qui voudrait nous faire croire que Jésus ici va résister vertueusement à toute ambition politique, à tout pouvoir dans le temps présent ; qu’il va mépriser souverainement les réalités du monde actuel et laisser refouler sa royauté dans l’au-delà . Prendre la résistance de Jésus à la troisième tentation pour un refus de revendiquer les royaumes de ce monde et d’exercer sur eux son pouvoir est un affreux contresens et une sorte de revanche du Tentateur qui, à défaut d’avoir pu donner le pouvoir à Jésus, serait alors parvenu à le lui retirer, et à faire que sa royauté ne soit pas sur ce monde. Et alors Jésus ne serait pas le Christ annoncé par l’Ancien Testament. Et les promesses multipliées par les prophètes à la race de David seraient lettre morte. En effet, parmi bien d’autres textes, nous entendons l’auteur du Psaume 2 qui fait parler Dieu à son Christ, c’est-à -dire à celui qu’il a élu, qu’il a oint comme berger et roi de son peuple : « Demande-moi, dit Dieu, et je te donnerai les nations pour héritage ». Ici, « Demande-moi, dit le Diable, et je te donnerai les nations pour héritage ». C’est très clair et très simple : la tentation pour Jésus, ce ne sont pas les nations, mais à qui il va les demander, de qui il va les recevoir. « Si tu te prosternes.., si tu me demandes... si tu me laisses te les donner, si tu me laisses agir, si tu me laisses prendre ta cause en main... ». En réalité, l’homme adore et sert celui dont il a revêtu les armes pour combattre, pour vivre, pour rencontrer les hommes et pour posséder le monde. Demander, c’est plus encore que se prosterner. Par ailleurs, dans l’épître aux Romains, l’apôtre Paul rappelle qu’à Abraham « la promesse a été faite d’avoir le monde pour héritage ». Ce n’était pas une tentation, c’était la promesse de Dieu, la promesse du Père de Jésus. La tentation ne peut donc intervenir que si un autre vient faire la même promesse, si un autre se substitue au donateur et se fait prendre pour lui. Nous l’avions remarqué déjà : la tentation, c’est de confondre les deux voix : « Tu es mon Fils... » et « Si tu es le Fils, ordonne à ces pierres... », ces voix qui disent toutes les deux : « Demande-moi ! ». La tentation porte exclusivement sur l’identité du donateur. Et le risque absolu, l’échec possible, c’est que Jésus se trompe de père, prenne pour celle de son Père la voix d’un étranger, notre voix. Le donateur peut changer : le don, lui, ne change pas. C’est le monde. Que voulez-vous que ce soit d’autre ? Le but ne change pas ; c’est la possession du monde. Mais avec le donateur une chose change, oui, une seule, ce sont les moyens, c’est la manière. La tentation de Jésus ne peut pas porter sur la fin, mais seulement sur les moyens. De quelle manière Jésus va-t-il conquérir le monde ? Avec quelles armes va-t-il exercer sa royauté ? Ou ce qui revient au même : de qui tirera-t-il son pouvoir ? Quelle est la source de son autorité ? Et n’est-ce pas le sens des paroles qu’il dira lui-même plus tard à Pilate : « Je suis Roi. Mon royaume n’est pas de ce monde » ? C’est-à -dire : « Je règne. Tout pouvoir m’a été remis sur la terre. Je règne sur ce monde, mais non pas avec les moyens de ce monde, mais non pas en tirant de lui, ni en appuyant sur lui ma royauté ». Il est donc clair que la tentation de Jésus intervient au seul niveau des moyens et non pas des fins, et que c’est à ce niveau-là qu’il doit prendre la décision, la libre décision d’être le Fils bien-aimé de celui qui parlait à son baptême, ou le fils de celui qui lui offre maintenant les royaumes de ce monde. Le Dieu vivant et vrai ou le Père du mensonge. Le choix s’opère non pas dans les buts de guerre, mais dans les armes du combat, c’est-à -dire dans la manière concrète et quotidienne dont le Fils de Dieu exercera son pouvoir. La tentation absolue, celle de Jésus, qui porte sur l’identité de Dieu, la tentation où il s’agit de savoir qui est notre vrai père, cette tentation ne se traduit pas au niveau du « pourquoi » mais à celui du « comment ». Ce n’est pas dans ses projets d’avenir, ce n’est pas sur la ligne d’arrivée du monde meilleur rêvé par tous les hommes que se joue la fidélité de Jésus, pas sur les lendemains qui chantent, mais sur l’aujourd’hui qui appelle, mais ici et maintenant, dans le choix des armes. Le vrai Dieu ou l’idole, le Père juste ou le grand fétiche, l’Etre ou le Néant, cette alternative n’a de sens et ne se situe aujourd’hui et à chaque instant de la vie de cet homme, que dans la manière qu’il aura d’être le Fils de Dieu. Ce qui arrache au service du vrai Dieu toute spéculation sur l’avenir et toute fuite en avant, toute rêverie et toute imagination pieuse et signifie une fois encore : Dieu, le seul, le vrai, l’inconnu, ne se révèlera à nous et n’existera pour nous strictement que dans la manière d’être de Jésus au milieu de nous, sur la terre. Ce que la Bible appelle le Royaume de Dieu, ce que nous appelons la fin de l’Histoire ou l’avenir du monde, sera fait de ces moyens que Jésus librement choisit et ne sera pas fait de ceux qu’il rejette. Dieu est ici dans ce refus que Jésus nous opposera, dans les armes qu’il choisira pour sa lutte. Ailleurs, tout n’est qu’idolâtrie, ailleurs tout n’est que mystification, ailleurs ne serait que le fils d’un faux dieu. Le pouvoir ne qualifie personne. Il peut être démoniaque ou divin. C’est la prise du pouvoir et l’exercice du pouvoir qui qualifieront le Fils de Dieu. Et c’est pourquoi la tentation pèse de tout son poids sur ce point unique : par quel moyen ? Cela étant bien entendu, il faut nous demander quels peuvent être ces moyens que l’Adversaire propose à Jésus pour devenir le roi des nations. Il n’est pas difficile de répondre. La première des réponses nous est soufflée par Jésus lui-même quand il dit à Pilate : « Si mon royaume était de ce monde (autrement dit, si j’avais accepté les moyens que m’offrait le Tentateur), mes gens combattraient pour moi ». Jésus aurait une force armée à sa disposition. Le fait est qu’aucun empire ne s’est jamais fondé ni maintenu sans elle. L’empire de la vérité, l’empire du Fils de Dieu ferait-il exception ? Dans ce monde mauvais, dans ce monde méchant, allez donc voir ce que deviendra la vérité si vous ne lui prêtez main forte. Et nous imaginons facilement tout ce que Jésus, nouveau David contre les Philistins, nouveau Cyrus contre les Babyloniens, nouveau Judas Maccabée contre les Syriens, pourrait entreprendre pour la libération du monde, à la tète d’une armée de croisés et d’un empire chrétien. Il est vrai aussi que cette image d’un Jésus conquérant, commandant une armée blindée et détenteur de la bombe atomique, nous paraît si indigne de lui qu’il ne nous étonne pas du tout qu’il l’ait rejetée. Il nous semble aller de soi qu’il ne pouvait se laisser avoir par des perspectives de conquête guerrière. Nous dirions même qu’il lui était facile de résister. Mais gardons-nous de trop simplifier la question et de penser trop vite à des Alexandre ou des Napoléon. Car point n’est besoin qu’il soit lui-même à la tête d’une armée ou d’un gouvernement. Tout se passe si bien par personne interposée et ce qu’on appelle « le recours au bras séculier » peut si bien traduire l’un des moyens offerts â Jésus ! Et sans même aller si loin que le « recours au bras séculier », de quelle multitude de moyens de pression, de contraintes et de chantage le Fils de Dieu ne pourrait-il pas disposer, s’il voulait bien consentir à ce que l’Adversaire, l’antidieu, prenne soin de ses intérêts ! En fait, puisqu’il en a réellement le pouvoir, comment le Diable donnera-t-il les nations à Jésus ? Autrement dit : comment rendra-t-il tout le monde chrétien ? Encore une fois, il le peut et c’est ce qu’il offre à Jésus : des peuples où tout le monde croira en Lui. C’est tentant cela, pour Jésus. N’est-il pas venu justement pour appeler tout homme à la foi et pour faire un monde chrétien ? Comment Satan donnera-t-il les nations à Jésus ? Par les armes, oui, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Nous serrerons de plus près la question en répondant : il donnera les peuples à Jésus en y rendant la foi chrétienne obligatoire. Bien entendu, devant le refus de Jésus, il se rattrapera par l’autre bout et s’empressera de l’interdire. Mais c’est tellement moins grave. Ce n’est qu’un pis-aller. La foi souffre tellement moins d’être interdite que d’être obligatoire. Encore faudrait-il nuancer, car à défaut d’obligation proprement dite, on pourrait dire que le Diable donne un peuple à Jésus en y rendant la foi si intéressante, si avantageuse, que chacun y est tenté d’être chrétien. Mais peut-être s’en tire-t-il encore à meilleur marché, en faisant pousser la foi comme la barbe, en la rendant si habituelle, si normale, si conforme aux gestes de la tribu, si courante en un mot, que nul ne possède plus la liberté de ne pas courir avec les autres, que nul ne s’aperçoit même plus que sa foi est celle d’un esclave et que l’objet de cette foi n’est pas le Christ, mais bien celui-là même qui tentait le Christ au désert. Non, Jésus n’aura pas même besoin de se compromettre directement avec les pouvoirs militaires ou avec les polices, il lui suffira d’agir dans le contexte d’un ordre établi qui lui soit favorable et où les institutions et les coutumes ne laissent place à quasiment aucune décision personnelle. Nous pouvons donc traduire cette dernière proposition par : Laisse-moi utiliser tous les moyens, grands et petits, d’imposer la confiance en toi, laisse-moi séduire les hommes en ta faveur, et toutes les familles de la Terre t’appartiendront. Voilà qui assurément nous ouvre des perspectives assez vertigineuses sur l’histoire de la chrétienté et sur le problème de la liberté religieuse que nous aborderons la semaine prochaine. Mais avant d’y regarder de plus près, écoutons la réponse du Fils de Dieu, la réponse de cet homme à qui l’on offre les moyens efficaces de remplir sa mission, à qui l’on assure le succès de cela même pour quoi il a été envoyé. Comme les deux premières fois, il s’appuiera sur un texte, un de ces textes de l’Ancien Testament témoignant des interventions de Dieu dans l’histoire d’Israël. Et encore une fois, s’il s’appuie sur ce texte, c’est qu’il y reconnaît la même voix que celle qui disait : « Tu es mon Fils bien-aimé ! ». C’est que la Parole vivante de son Père est là , dans l’histoire écrite d’Israël, et non dans les inspirations et les insinuations du Tentateur. Dans la voix de Moïse et des prophètes, il reconnaît la voix de son Père et il n’a rien d’autre pour se défendre contre l’envahissement des séductions religieuses et politiques, rien que le recours à ces vieux textes qui rendent sa liberté inexpugnable. En l’occurrence, il s’agit d’un texte du Deutéronome qui résume tout l’enseignement mosaïque et prophétique : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul ». A moins que Jésus ne pense tout simplement au Décalogue : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai délivré de l’esclavage en Egypte. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi ». En opposant à cette tentation le premier commandement, Jésus en fait une exégèse d’une simplicité et d’une profondeur inaccoutumées. Ce premier commandement dont l’obéissance paraît aux chrétiens aller de soi, va si peu de soi qu’ils le transgressent chaque fois qu’ils prétendent mettre au service de la vérité quelque moyen de pression que ce soit. En se réfugiant dans cette obéissance élémentaire (servir Dieu seul), pour rejeter tout ce qui lui permettrait à nos yeux de devenir le maître des nations, tous les moyens de séduction, Jésus établit à jamais l’identité de la fin et des moyens, de la vérité et de la liberté, du service de l’homme et du service de Dieu. Tel est le sens surprenant donné aujourd’hui par l’obéissance de Jésus à ce commandement : forcer quiconque et de quelque manière à croire au vrai Dieu, c’est servir un autre dieu que le vrai Dieu, c’est servir un faux dieu. Il est donc impossible désormais de n’avoir pas d’autre dieu que le Père de Jésus, sans défendre la liberté de tout homme d’accueillir ou de ne pas accueillir ce Jésus ; impossible pour nous de rendre témoignage au Fils unique de ce Père et à l’obéissance de ce Fils à son Père, sans défendre la liberté de tout homme d’accueillir ou non notre témoignage. La moindre entorse au respect le plus absolu de la liberté de notre interlocuteur, est aussitôt un contre-témoignage, c’est-à -dire un témoignage à ce que Jésus n’est pas, à ce que Jésus a précisément refusé d’être. La moindre entorse au respect de la liberté, serait-ce une mise en condition des hommes pour les christianiser, est transgression du premier commandement, service d’un dieu étranger, témoignage rendu à un faux christ. Si vraiment telles ont été l’obéissance de Jésus et sa résistance à la dernière tentation, le premier commandement voudra dire : pour faire connaître Jésus, pour accréditer sa Parole, cette Parole dont tu es le témoin, tu ne t’appuieras sur rien d’autre que cette Parole elle-même. Elle est suffisante. Elle est désarmée jusqu’à la fin du monde. Pour faire connaître et faire aimer Jésus, tu n’as rien d’autre que Jésus lui-même, que ce Jésus qui, à son tour, n’a rien d’autre pour prendre le pouvoir et pour l’exercer, que lui-même. Il ne recevra de nous aucune part de son autorité. Il la recevra toute de son Père seulement, puisqu’il le servira lui seul. Sa royauté ne sera pas de ce monde, pas de nous-mêmes mais de son Père, sur ce monde et sur nous-mêmes. Et la question qui obsédait ses contemporains et qui ferait bien de nous préoccuper aussi : « Par quelle autorité fais-tu ces choses ? », cette question reste sans réponse, car les références que devrait donner Jésus pour satisfaire et rassurer ses interlocuteurs, seraient quelques réalités ou quelque ordre de ce monde promu par là même au rang d’idole. Quelle référence Jésus pourrait-il donner qui ne lui soit pas procurée par l’Adversaire ? Quels seraient les points d’appui de son autorité qui ne soient pas alors un autre Dieu ? Jésus ne tient son autorité d’aucune des dominations et des puissances de ce monde. Elle est sans référence possible à quoi que ce soit d’imaginable par les hommes. Elle est absolue et inconditionnelle. Elle est le secret de son obéissance au premier commandement, de son service exclusif du Dieu d’Abraham, son Père. L’obéissance de Jésus au premier commandement est la Révélation du seul vrai Dieu. On voit comment la loi sauve et garde la liberté du monde, non pas le texte de la loi, mais l’obéissance vivante de Jésus, mais sa confession du Commandement devant l’Adversaire et sa découverte, à cet instant crucial, que servir le Dieu d’Israël seul, c’est renoncer à tout ce qui peut asservir les hommes. Venu pour accomplir la loi, pour obéir au premier commandement, cela est synonyme de « venu non pour être servi mais pour servir ». Ce n’est pas le commandement qui sauve, mais la façon dont Jésus le confesse et l’interprète en pariant une troisième et dernière fois pour notre liberté. |