Carême 1929 :DIEU, NON DES PHILOSOPHES ET DES SAVANTS...Vous vous souvenez, Messieurs, des premières lignes du Mémorial de Pascal auquel j’ai fait allusion à la fin de notre précédente étude. Dans la nuit du 23 novembre 1654, alors qu’il portait en lui, depuis de longs mois, un tourment de Dieu que rien n’avait encore apaisé, Pascal, méditant le chapitre 17° de l’évangile selon saint Jean, eut une illumination intérieure qu’indique le mot Feu, mis en tête des paroles, connues de tous, dont je ne rappellerai que les premières : Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Pascal, philosophe et savant, avait connu dès longtemps le Dieu que la raison humaine atteint à l’origine de l’univers et de la vie, au principe de l’ordre des choses visibles et de la pensée humaine, dans la finalité même dont témoigne la vie universelle. Mais, dès longtemps aussi, il avait éprouvé l’inefficacité, pour un grand nombre d’hommes, des preuves métaphysiques de Dieu. « Les preuves de Dieu métaphysiques, a-t-il écrit, sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées qu’elles frappent peu ; et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés » ( ). Et d’ailleurs, « c’est le cœur qui sent Dieu et non la raison » ( ) : voilà la certitude qui illumine l’esprit et l’âme de Pascal dans la nuit de sa conversion définitive. Il sait désormais qu’il y a une connaissance de Dieu sà »re d’elle-même, et combien plus riche et plus efficace que celle qu’en peut acquérir la raison, et c’est la connaissance que Dieu donne de lui-même. Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Jésus-Christ s’est révélé, et sa révélation apporte au tourment de l’homme la seule réponse libératrice qui puisse le satisfaire. Dieu s’est révélé ! Mais qu’est-ce que cette révélation ? A qui s’est-elle adressée ? Sous quelle forme ? Dans quel but ? Quel en est le contenu ? Telles sont les questions auxquelles nous avons à répondre aujourd’hui. , I , Dieu s’est révélé. Il a donné de lui-même une connaissance que, par eux-mêmes, les hommes n’auraient pu acquérir. Il l’a donnée librement, c’est-à -dire qu’il n’était pas soumis, en vertu de sa nature, à la nécessité de se révéler. La révélation manifeste la liberté de Dieu. Non qu’elle porte la marque de je ne sais quelle fantaisie divine. Tout au contraire, Dieu l’a soumise, comme toutes ses œuvres, à des lois, dont il est possible d’acquérir l’intelligence. Mais elle n’en demeure pas moins un effet de sa libre grâce et, par cela seul, elle constitue un miracle. Nous entendons par là , non pas, comme des esprits mal informés persistent à le croire, une violation des lois de la nature , qui n’expriment, d’ailleurs, que notre représentation de l’ordre que Dieu a mis dans les choses , mais une libre intervention de Dieu modifiant le cours naturel des choses en opposant aux effets de certaines lois les effets d’autres lois et les faisant concourir à certaines fins. De ce point de vue la révélation que Dieu a donnée de lui-même proclame la liberté de Dieu. Dieu s’est révélé parce qu’il a voulu se révéler. La révélation divine est un acte de la volonté divine. Mais à qui Dieu s’est-il révélé ? Aux hommes en qui il a implanté cette indéracinable volonté de vivre que nous avons déjà signalée. L’homme veut vivre ; d’un mouvement instinctif il cherche hors de lui la plénitude de vie qu’il ne trouve pas en lui. Mais sous quelle forme la vie, que l’homme cherche hors de lui, se présente-t-elle à lui sinon sous la forme de l’image ? L’image est l’élément primordial auquel se réduit, pour l’homme, ce qui n’est pas lui. L’univers vient à lui sous la forme d’une image. L’image est le premier moteur de la sensibilité, de la volonté, de l’intelligence. Elle est l’expression palpitante de la réalité mystérieuse et supérieure qu’est la vie. Elle est, pour l’homme, le sacrement de la vie. « L’image, a noté Fallot, est l’élément irréductible de la représentation ; elle signifie que tout ce qui est tend à se révéler. D’où provient sa puissance sinon de ce qu’elle a pour rôle permanent d’annoncer et de communiquer la vie ? » ( ). Si donc les hommes ont reçu une révélation qu’il a plu à Dieu de leur donner de lui-même, ils n’ont pu la saisir qu’à travers des images. Et l’on discerne aussitôt que les images sous lesquelles les hommes ont vu venir à eux la révélation de Dieu ne pouvaient être que celles que mettaient à leur disposition le développement de leur sensibilité et de leur intelligence, le spectacle de la nature, leur connaissance d’eux-mêmes. Fait essentiel à noter, dont certaines conséquences nous apparaîtront bientôt. Une autre remarque, non moins importante, a sa place ici. N’importe quel homme n’est pas apte à recevoir une révélation de Dieu. Dieu ne peut se révéler aux hommes charnels, tant qu’ils sont asservis aux choses visibles. Il ne peut se révéler à l’orgueilleux qui, s’idolâtrant lui-même, se prenant pour sa propre fin, est par cela même incapable d’écouter une autre voix que la sienne. Il ne peut se révéler à l’égoïste qui, n’ayant de soins que pour ses intérêts personnels, et ne voyant dans les autres hommes que des instruments au service de ses ambitions propres, se condamne à ne pouvoir sortir de lui-même pour entrer en contact avec une autre préoccupation que celle de sa personne. Pas davantage ne peut-il se révéler à ceux qui, concentrant toute leur attention sur les phénomènes et sur leur enchaînement, s’enferment dans le parti pris de ne pas chercher, par delà les phénomènes, la réalité qu’ils manifestent. Les hommes intuitifs seuls sont aptes à recevoir les révélations de Dieu parce que, seuls, ils peuvent être inspirés par lui. Inspiration, intuition, révélation : trois aspects de la même réalité, trois moments de la même action divine. Peut-être n’est-il pas inutile d’apporter ici quelques précisions ? Qu’est-ce que l’inspiration ? Disons seulement, pour l’instant, qu’elle implique toujours la rencontre, le contact de deux esprits, l’un qui inspire, l’autre qui est inspiré. Dès lors que Dieu veut se faire connaître aux hommes, il prélude à son action révélatrice en éveillant, en stimulant en eux le désir de le chercher. Là où l’esprit de l’homme répond aux premières sollicitations de l’Esprit de Dieu, l’inspiration devient possible. « Mon cœur me dit de ta part de chercher ta face, s’écrie le Psalmiste ; je chercherai ta face, ô Eternel » ( ). L’inspiration rend peu à peu, parfois aussi soudainement, l’homme inspiré capable de saisir, dans une intuition, une révélation de Dieu. Ce que l’homme charnel, ce que le philosophe et le savant ne peuvent ni voir ni entendre, l’homme inspiré est rendu capable de le voir et de l’entendre. Ce qui n’était jamais monté au cœur de l’homme naturel, Dieu le lui révèle. L’inspiré devient ainsi le coopérateur de Dieu. Par lui Dieu se laisse, en quelque sorte, voir et comprendre. La révélation est l’achèvement de l’inspiration. « Certitude, certitude », disait Pascal. Et l’apôtre saint Paul, honoré, bien avant Pascal, des révélations divines, s’était, lui aussi, écrié : « Je suis certain... ». Dans l’intuition même, qui saisit la révélation de Dieu, l’inspiré puise une inébranlable certitude. Ce n’est pas seulement sa sensibilité qui est mise en mouvement par la révélation de Dieu, ce n’est pas seulement sa volonté qui est agie par Dieu, c’est sa pensée, sa pensée vivante qui est illuminée et qui saisit dans la révélation l’élément intellectuel, l’élément doctrinal sans lequel la vie du croyant demeurerait à jamais désordonnée. « Impossible de vivre sans doctrine, a noté Fallot, parce que vivre sans doctrine serait vivre sans gouvernail ». « Il n’y a certitude que là où il y a pleine conscience, et il n’y a pleine conscience que là où il y a prise de possession par la pensée. Non pas que la certitude implique le raisonnement ; par l’intuition j’aboutis souvent à la certitude. Mais la certitude implique croyance explicite, affirmative, à laquelle la pensée concourt aussi bien que le cœur » ( ). N’avons-nous pas ici l’écho de cette autre pensée de Pascal : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes... Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut à autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances... Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire » ( ). , II , Il ne suffit pas de mettre en lumière le comment de la révélation. Encore importe-t-il d’en préciser le pourquoi. Dans quel but, Dieu s’est-il révélé aux hommes ? Pour donner de lui une connaissance autre que celle que leur procurent l’exercice de la raison ou les pressentiments de leur conscience ? Oui, assurément, Dieu a des secrets qu’il est impossible à l’homme de surprendre. Si nous croyons en Dieu, nous ne pouvons supposer que nous puissions savoir quelque chose de lui soit contre, soit même sans sa volonté. Tout ce que nous saurons sera ce qu’il lui plaît de nous dire, de nous montrer ( ). Mais si Dieu a voulu se faire connaître aux hommes par une révélation de lui-même, c’est du même coup pour les amener à se connaître eux-mêmes. A la révélation de Dieu correspond une révélation de l’homme se voyant, se connaissant, se jugeant à la clarté de la révélation divine. Se connaître ainsi, c’est, pour les hommes, se connaître dans leur misère, dans leur état de séparation d’avec Dieu, plus encore d’hostilité contre Dieu, pour tout dire, dans leur péché. Mais c’est aussi, dans cette révélation divine, que saisit une inspiration qui jaillit du plus profond d’eux-mêmes, c’est aussi, pour les hommes, découvrir un appel de Dieu à entrer dans un nouveau rapport avec lui. C’est, se sachant pécheurs, se découvrir « capables de Dieu », comme disait saint Augustin, appelés par Dieu à le trouver pour le connaître, pour le posséder, pour s’unir à lui. Et, par conséquent, c’est voir surgir, au dedans de soi, une contradiction plus poignante que celle dont je vous signalais tout récemment la gravité. Il s’agit de beaucoup plus que du conflit entre notre exigence d’autonomie et notre dépendance foncière à l’égard des choses et de ce par quoi nous vivons ; il s’agit du désaccord tragique entre les hommes pécheurs que nous sommes et les hommes, participant à la vie même de Dieu, que Dieu, par le seul fait qu’il se fait connaître à nous, nous appelle à devenir. Comment ne pas voir, d’ailleurs, que connaissance implique ici pénétration des esprits, et par conséquent amour ? Apprenons donc à mieux entendre ce qu’est l’inspiration par laquelle le contact s’établit entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme. « Elle est, a écrit Fallot, une prise de possession de l’âme par un autre qui l’amène à se ressaisir elle-même en sorte qu’elle se sent à elle-même tout en étant à un autre. En définissant l’inspiration : un principe d’activité nouvelle qui persuade l’âme à l’action mais ne l’y contraint pas, on fait de l’amour la substance même de l’inspiration. En effet, la terreur écrase, la crainte contraint, la passion asservit, l’amour seul libère et fait librement agir. Pour que je me sente inspiré, il faut que je me sente moi-même, mais en même temps hors de moi-même sous la puissance d’un plus grand que moi-même qui possède mieux que moi les clefs de moi-même. Un inspiré se possède et se sait possédé ; il est lui mais il est un autre. Toutefois cet autre sous la puissance duquel il se trouve, qui l’enveloppe et qui le pénètre, le respecte et veut qu’il soit lui-même » ( ). Ainsi Dieu se révèle aux hommes pour les amener à se connaître eux-mêmes en le connaissant, mais aussi à se vouloir tels qu’il les veut. Cette action de Dieu sur le dedans et par le dedans rend les hommes à eux-mêmes en les amenant à ressaisir en Dieu le principe de leur vie. « L’Esprit rend témoignage à leur esprit qu’ils sont enfants de Dieu » ( ). Dieu se fait connaître aux hommes pour leur inspirer d’agir sur eux-mêmes, de travailler à se faire tels qu’ils découvrent que Dieu les appelle à devenir, de devenir dans sa force ce qu’ils sont, en dépit de leur misère et de leur péché actuels, selon les intentions de son Amour éternel. Est-ce tout ? Pas encore. Si Dieu, par la révélation qu’il donne de lui-même aux hommes, leur fait retrouver tout au fond d’eux-mêmes l’image de leur Créateur et, plus encore, les conduit à la certitude qu’ils ont été créés à l’image de Dieu, c’est pour se révéler par eux. Les hommes à qui Dieu s’est révélé doivent devenir des révélateurs à leur tour. Et ceci est conforme aux lois de la dynamique spirituelle. Les inspirés incarnent, dans leurs paroles, dans leurs actes et, tout d’abord, dans leurs sentiments les plus intimes, les énergies spirituelles qui, par le contact de l’Esprit de Dieu avec leur esprit, pénètrent leur sensibilité et leur volonté. Ceux qui vivent auprès d’eux subissent directement leur influence ; mais l’influence indirecte qu’ils exercent est souvent aussi profonde, et combien plus étendue ! Avec le souvenir des paroles et des actes des grands inspirés se transmettent, de génération en génération, de siècle en siècle, les forces divines dont ces actes et ces paroles ont été les fruits. Que des hommes, portant en eux le pressentiment des réalités spirituelles, entrent en contact avec eux à travers le récit, très ancien peut-être, de ce qu’ils ont dit ou fait, et aussitôt l’Esprit divin, incarné dans l’enseignement ou l’action des inspirés, manifeste son énergie toujours vivante et révèle aux âmes altérées de vie quelque chose de la vérité de Dieu. C’est ainsi que s’élargit à l’infini le champ d’action de ceux à qui Dieu s’est révélé pour qu’ils le révèlent à leur tour. De ces quelques indications, il résulte clairement que, pour que la révélation que Dieu a voulu donner aux hommes atteigne son but, elle a dà » revêtir un caractère pédagogique. Et ceci explique pourquoi la révélation de Dieu n’a pu être ni évidente ni parfaitement connue des hommes dès le début. Toujours identique à elle-même et parfaite en elle-même, la révélation de Dieu, nous l’avons dit, ne peut être saisie que par des hommes inspirés. Or, l’inspiration revêt des degrés infiniment divers, qui dépendent de la grossièreté ou de la délicatesse plus ou moins grandes de l’organe spirituel de l’homme. De là , la nécessité pour Dieu de faire l’éducation de l’homme, de développer, d’affiner peu à peu dans l’homme le sens de la réalité spirituelle qui s’offre à lui. De plus, si puissante que soit l’inspiration de Dieu, elle affecte des hommes pécheurs , nous ne parlons pas aujourd’hui de Jésus-Christ , c’est-à -dire des hommes que leur état de déchéance rend inaptes à s’assimiler une révélation dès le début parfaite. Un penseur anglais note à ce sujet que « Dieu peut être devant un homme dans toute la beauté de la sainteté, et l’homme ne pas être capable de la comprendre ni avoir la faculté de la percevoir. C’est pourquoi, au début de la révélation, il y a quelque chose de grossier, même beaucoup de mauvais, non parce que Dieu a déçu l’homme, mais parce que l’homme n’a pas encore la faculté de comprendre » ( ). D’ailleurs, dans l’enfance de l’humanité, comment les inspirés auraient-ils pu comprendre une révélation parfaite de Dieu ? Pas plus que l’enfant n’est apte, pendant les premières années de sa vie, à comprendre la révélation complète que sa mère voudrait lui donner d’elle-même. Ce n’est que par une patiente et persévérante éducation que Dieu a rendu les hommes, auxquels il entendait se révéler, spirituellement et moralement aptes à accueillir la révélation divine comme la force dont ils étaient appelés à vivre. Pour que les hommes non seulement comprissent ce que Dieu voulait leur révéler de lui-même et d’eux-mêmes, mais pour qu’ils en devinssent les révélateurs, il fallait que cette révélation devint chair de leur chair et sang de leur sang. Pour qu’il en fà »t ainsi, à quels malentendus, à quel abaissement Dieu n’a-t-il pas dà » se résigner ? L’histoire de la révélation est l’histoire d’un Dieu qui accepte que sa pensée soit déformée, son caractère travesti, ses ambitions mutilées, et la connaissance qu’il veut donner de lui-même rétrécie à la mesure de l’homme pécheur et grossier, et qui, pourtant, avec une inlassable patience, poursuit son effort révélateur. J’ai dit plus haut que la révélation de Dieu ne pouvait arriver à l’esprit, au cœur des hommes, qu’à travers des images qu’ils ne pouvaient emprunter qu’à leur développement affectif et intellectuel, à leur connaissance du monde, à leur expérience de la vie. Mais, outre que « l’imagination est toujours matérialiste » ( ), vous comprenez sans peine que les hommes, dans l’enfance de l’humanité, n’ont à leur disposition que des images puériles, que les hommes charnels n’utilisent que des images charnelles, souvent grossières, portant l’empreinte des souillures du péché. C’est, néanmoins, dans ces images que Dieu a dà » tout d’abord consentir que sa révélation soit enveloppée. On se scandalise, dans certains milieux, de ce qu’on appelle des anthropomorphismes, c’est-à -dire des représentations que les hommes se font de Dieu à leur image, à l’image de leurs passions, du monde où ils vivent, de la nature qui est pour eux un grand livre d’images derrière lesquelles ils entrevoient des réalités, les unes bienfaisantes, les autres redoutables. Sans ces anthropomorphismes, l’âme humaine n’aurait jamais pu saisir une révélation de Dieu. Et, d’ailleurs, sous une forme ou sous une autre, ne sont-ils pas toujours inévitables ? N’est-ce pas toujours en hommes et à la manière des hommes, sous des images humaines ou des concepts humains, que nous nous représentons la réalité divine et éternelle ? Des images qui déforment et trahissent la révélation que Dieu veut donner de lui-même, certes, nous en rencontrons à chaque moment de l’histoire. Mais, par l’action de son Esprit, Dieu travaille sans cesse à purifier les images dont les hommes enveloppent la réalité sainte. Souvenez-vous d’Elie, l’un des premiers grands prophètes d’Israël. Au lendemain de la rencontre qu’il a eue sur le mont Carmel, avec les prophètes de Baal, Elie, découragé, s’est retiré dans la caverne d’Horeb. Dieu lui fait comprendre qu’il veut se révéler à lui. Le prophète sort de la caverne. Un vent violent le fait chanceler : Elie a l’intuition que Dieu n’est pas dans le vent. Un tremblement secoue la terre sous les pieds du prophète : Dieu n’est pas dans ce tremblement de terre. Le feu du ciel éblouit les yeux d’Elie : Dieu n’est pas dans le feu. Alors le prophète perçoit un murmure doux et léger : il sait que Dieu est là ( ). Quelle patience et quelle persévérance n’a-t-il pas fallu au Dieu vivant pour qu’une conscience humaine soit rendue capable de saisir la révélation divine, non plus dans le tumulte des forces de la nature, mais dans le doux murmure qui vient caresser l’âme fatiguée et l’aider à croire à une invisible tendresse ! Mais alors même que des images imparfaites déformaient et trahissaient nécessairement la révélation parfaite, elles n’en servaient pas moins à proclamer la vie de Dieu et à éveiller dans le cœur de ceux qui connaissaient le désir, et souvent le tourment de Dieu, l’espérance qu’une réponse leur était offerte et que, par elle, le sens de leur vie leur serait révélé. Il faudrait pouvoir montrer à quelle expérience profonde répond, par exemple, l’image de la colère de Dieu qui, peut-être, nous trouble et nous scandalise lorsque nous la rencontrons dans la prédication des prophètes d’Israël ou dans les lettres de saint Paul. Qu’exprime-t-elle d’autre sinon la conviction de l’homme pécheur, à qui la gravité tragique de son péché vient d’être révélée en même temps que l’absoluité de la sainteté divine, qu’en face des désobéissances, des révoltes et de l’idolâtrie humaines, Dieu doit affirmer sa sainteté avec une force qui oblige les hommes à rentrer en eux-mêmes, à prendre conscience de leur culpabilité, à accepter la malédiction qui frappe le péché, à vouloir la délivrance ? , III , Nous venons de voir comment et pourquoi Dieu s’est révélé. Mais quel est le contenu de la révélation ? Ne disons-nous pas, nous, chrétiens, que nous le trouvons dans la Bible ? Oui, certes, mais il faut préciser ce que nous entendons par là . Ici encore je dois me souvenir que tout ce qui touche à l’Evangile est réservé à un dernier entretien. A qui devons-nous la Bible ? A Dieu tout d’abord ; ensuite aux inspirés auxquels il s’est révélé et qui sont devenus ses révélateurs ; enfin aux hommes, inspirés ou non, qui ont écrit le souvenir de la vie des inspirés ou qui ont conservé leurs enseignements, qui ont recueilli ou collectionné leurs écrits. Sans revenir sur le respect de la liberté de l’inspiré qu’implique nécessairement toute définition de l’inspiration, ceci suffit à faire comprendre que l’action de Dieu, si essentielle qu’elle soit dans l’histoire de la révélation, ne peut pas préserver d’erreurs tout humaines les hommes qu’il inspire, et moins encore ceux qui nous conservent le souvenir ou les paroles des hommes inspirés. Ne cherchons donc pas dans la Bible ce que Dieu ne veut pas nous y faire trouver. Elle n’est ni un livre de science, ni même, au sens où nous entendons d’ordinaire ce terme, un livre d’histoire. La science, elle l’ignore. Je n’en donnerai qu’un seul exemple : les premières pages de la Genèse. Lorsqu’elle nous raconte la création du monde, l’apparition de la vie, les origines de l’humanité, la séparation de l’homme d’avec Dieu par le péché, et de l’homme d’avec l’homme par l’égoïsme meurtrier, la Bible n’entend nullement nous donner une description scientifique ou un récit critique destinés à satisfaire notre curiosité intellectuelle. Dans une cosmogonie analogue à d’autres cosmogonies orientales elle enveloppe les grandes, les souveraines affirmations révélatrices que Dieu a fait retentir dans la conscience d’Israël : Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre... Dieu fit l’homme à son image... L’homme pécheur n’est pas seulement une victime, il est aussi un coupable. L’histoire ? Sans doute, la Bible nous raconte une histoire, et combien émouvante et magnifique ! Toutefois, elle la raconte, non pour elle-même, mais à cause de la signification religieuse dont elle est chargée. L’histoire ne vaut que pour les affirmations révélatrices que soutiennent, en quelque sorte, les faits, que pour son sens doctrinal et même métaphysique, que pour la révélation qui, accordée à des hommes et devant être transmise par des hommes, devait nécessairement s’insérer dans une trame historique qu’elle ne cesse de transcender. Que devons-nous donc chercher dans la Bible ? La révélation que Dieu nous donne par ceux qu’il a constitués ses révélateurs. Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, les prophètes, les psalmistes : des hommes. Et quels hommes ? Souvent bien misérables, participant à toutes les déficiences, à toutes les misères, à toutes les souillures de l’humanité pécheresse. Et pourtant, Dieu les appelle, par un libre choix, à entrer les uns après les autres dans la redoutable aventure au terme de laquelle il veut que l’humanité prenne possession de la vie parfaite. Parfois, la lumière divine éclaire leur chemin. Dans tout ce qui frappe leur regard, ils voient le symbole de la réalité invisible dont Dieu leur a donné la nostalgie. Oui, vraiment, pour eux « les cieux proclament la gloire de Dieu », mais aussi le petit enfant et la fleur parfumée. Le moindre phénomène devient ainsi, pour les inspirés, le prophète du Dieu vivant. Mais parfois aussi, il semble que Dieu se dérobe à leur recherche ; ils ne voient plus que la nature brutale, les hommes méchants et cruels, les pécheurs jouissant de leur péché. Ah, l’on comprend qu’à de telles heures ils se soient écriés : « Tu es un Dieu qui te caches, Dieu d’Israël ! » ( ). Et puis, peu à peu le voile se soulève ; de nouvelles clartés luisent dans leur cœur. Plus encore que Baudelaire invoquant la mort, n’auraient-ils pas pu dire, s’adressant à Dieu : « Si le ciel et la terre sont noirs comme de l’encre, Comme il serait nécessaire de vous les faire connaître avec quelque détail, ces hérauts de la révélation divine ! Un Moise, infusant aux tribus encore à demi-sauvages d’Israël la conscience d’une unité nationale indissolublement liée à leur commune foi au Dieu dont le prophète leur transmet la révélation. Un Amos, saisi par l’Esprit de Dieu au milieu de son troupeau de Tékoa, devenant le prédicateur de la justice divine et, de longs siècles avant Luther, proclamant, en face d’un ritualisme asservi au pouvoir temporel, les droits souverains de la conscience religieuse. Un Osée, déchiffrant à travers la trame douloureuse de sa vie la révélation d’un Dieu qui n’est pas seulement le Dieu de la justice, qui est aussi le Dieu d’amour et de miséricorde. Un Esaïe, prosterné dans la contemplation de la sainteté de Dieu, en face de laquelle il prend conscience de la grandeur de son péché et de la gratuité du pardon divin et, par une magnifique anticipation de la foi, annonçant le triomphe définitif de la paix dans une humanité trop longtemps ensanglantée par la guerre. Que d’autres, encore, parmi les grands inspirés de la Bible, devraient, si nous en avions le loisir, être rendus vivants à vos yeux ! Bornons-nous simplement à marquer les traits essentiels de la révélation qu’ils ont incarnée dans leur enseignement et dans leur activité. C’est, en premier lieu, la révélation de l’humanité de Dieu. Non pas, certes, que les inspirés de la Bible ne proclament pas la transcendance de Dieu. Tout au contraire, plus la révélation se précise, plus le Dieu vivant apparaît infiniment au-dessus de l’homme et de tout ce que l’homme peut concevoir de lui. « Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos voies ne sont pas mes voies », révèle-t-il à l’un de ses prophètes ( ). Et pourtant Dieu est près, tout près de l’homme. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger. « Dieu et l’homme, a dit un grand chrétien du siècle dernier, sont deux semblables qui se sont perdus et qui se cherchent » ( ). C’est bien là le Dieu de la Bible, dont la transcendance ne voile pas plus l’humanité que son humanité ne voile sa transcendance. Humanité de Dieu, mais aussi vocation divine de l’homme. L’homme, tel que l’Esprit de Dieu lui apprend à se connaître, déchiffre, au fond de son âme souillée par le péché, les titres de sa noblesse divine. Il appartient à Dieu par droit de naissance. Le péché est donc contraire à la vraie nature de l’homme. Il est dans les intentions de Dieu que celle-ci soit restaurée. Mais, pour qu’elle le soit, l’homme doit consentir à la souffrance, remède contre nature mais seul remède à l’état, contre nature lui aussi, auquel l’homme a été réduit par le péché. Par la souffrance, et par la souffrance seulement, l’homme peut répondre à sa vocation divine ; car il ne peut devenir participant à la vie même de Dieu , pour reprendre un autre mot de saint Augustin , que s’il accepte d’être libéré de la servitude des choses visibles, de mourir à son égoïsme et à son orgueil, de naître, dans la souffrance, à la vie de la foi et de l’obéissance à Dieu ( ). Voilà , réduite à ses traits essentiels, la révélation qu’en dehors même de l’Evangile nous apporte la Bible. Et voilà pourquoi, de siècle en siècle, son autorité ne fait que grandir. Non pas autorité asservissante d’une lettre qu’il faut accepter sans comprendre. Autorité d’un esprit qui, inspirant notre esprit, nous fait discerner, dans la Bible, et accueillir un message libérateur. Autorité qui veut nous conduire à la liberté et qui, effectivement, nous libère, lorsque, nous ouvrant à elle, nous nous offrons, « par les humiliations aux inspirations », et recevant dans ce que nous sommes la révélation de ce que Dieu nous appelle à être, nous nous engageons résolument sur le chemin sur lequel les hommes se retrouvent fils de Dieu. , IV , Vous voyez, dès lors, quelle erreur commettent ceux qui prétendent qu’en nous soumettant à l’autorité de la révélation que nous transmet la Bible nous nous enchaînons à un texte mort, à un livre qui appartient au passé. Sans doute, ainsi que nous le verrons dans notre prochaine étude, la Bible nous offre, dans le Christ, une révélation de Dieu qui ne peut être dépassée. Mais n’est-ce pas le Christ lui-même qui a dit à ses disciples que « l’Esprit les conduirait dans toute la vérité » ( ), et saint Paul n’a-t-il pas, à maintes reprises, indiqué que, même après s’être parfaitement révélé en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, Dieu ne cesse pas de poursuivre son action révélatrice ? Il s’agit, pour lui, de révéler à l’Eglise, et par l’Eglise à l’humanité, le sens profond de la venue, de la vie, des souffrances, de la mort, de la résurrection du Christ. Il s’agit de révéler, dans la mesure où il a jugé bon de le faire, la nature des relations qui unissent le Christ au Père et la richesse de la vie intra-divine dont, par le Christ, il nous laisse entrevoir l’ineffable beauté. Il s’agit, à mesure que l’Eglise se trouve placée devant de nouveaux problèmes, de lui révéler de quelle manière elle doit travailler à les résoudre, et quelle est, à leur égard, la pensée de Dieu. Il s’agit, alors que la conscience et la pensée chrétiennes éprouvent, au choc des réalités douloureuses, une si poignante angoisse, de leur révéler le secret des certitudes qui apaisent les pires tourments. Révélation incessante qui découvre, dans la parfaite révélation de l’Evangile, des richesses toujours nouvelles. Révélation que Dieu accorde de siècle en siècle à ceux qui, inspirés par lui, ne peuvent être honorés de ses révélations actuelles que dans la mesure où tout leur être se laisse pénétrer, purifier et transformer par la révélation des prophètes, des apôtres, de Jésus-Christ lui-même. « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ». Mais je pressens, dans certains esprits, une hésitation prête à se formuler et à laquelle, avant de terminer, je veux essayer de répondre. « Vous nous avez parlé, me diriez-vous peut-être, d’un Dieu qui s’est révélé en un point déterminé de l’espace et à un moment de l’histoire déterminé, du Dieu qui s’est révélé au peuple d’Israël et par le peuple d’Israël. Mais le reste de l’humanité, les autres peuples sont-ils demeurés étrangers à l’action de Dieu ? Non, Messieurs, Dieu ne s’est pas borné à agir en un point de l’espace et dans une période limitée de l’histoire humaine. Partout où l’homme vit, Dieu agit. Sans doute Dieu s’est heurté à des résistances que, par respect pour la liberté qu’il veut développer dans l’homme, il n’a pas cru devoir briser. C’est pour cela que, partout, comme nous avons pu le constater, surgit, dans l’âme humaine, le tourment de Dieu auquel Dieu entend répondre en révélant à l’homme la délivrance et la paix. Mais si Dieu ne peut pas sauver l’homme sans l’homme, il demeure libre de prendre les initiatives de grâce qui assureront la réalisation de ses desseins. S’il se révèle à un homme, à un peuple, ce n’est pas pour que cet homme ou ce peuple jouisse égoïstement de la grâce qu’il lui accorde, c’est une responsabilité dont il le charge, c’est une vocation qu’il lui adresse. Ce qu’il lui révèle, il lui demande de l’incarner dans une vie, dans une activité qui devienne, en vertu même des lois de la dynamique spirituelle, une action révélatrice qui conduise d’autres hommes, d’autres peuples, à chercher à leur tour et à trouver le Dieu qui veut se révéler à eux. Et d’ailleurs, pour peu qu’on ait ouvert son esprit et son âme à la clarté des révélations divines, l’histoire religieuse de l’humanité prend un sens qui manifeste l’universalité de l’action divine dans l’humanité. C’est tout un drame humain qui se découvre à nos yeux, mais un drame où est sans cesse engagée l’action de Dieu, éveillant, dans l’humanité de tous les temps et de tous les lieux, le pressentiment d’une délivrance nécessaire et le désir de marcher à sa rencontre. Sans doute, parce que, dans l’âme des ancêtres d’Israël, Dieu a trouvé une réponse à ses sollicitations qu’il ne rencontrait pas ailleurs, il a inséré son effort rédempteur dans l’histoire d’un peuple dont il a fait , au prix de quelles luttes ! , le peuple de la révélation. Mais, dans le même temps, il inspirait à l’humanité tout entière de le « chercher à tâtons », selon l’expression de saint Paul ; il faisait pénétrer de premières lueurs révélatrices dans les consciences obscurcies par le péché, empêchant ainsi l’humanité païenne de sombrer dans la bestialité pure ; à quelques nobles esprits de l’antiquité il communiquait le pressentiment, parfois même la vision des réalités éternelles ; en d’autres il développait le sens d’une vie morale pure et généreuse ; partout où régnaient, partout où règnent le péché, la souffrance et la mort, c’est-à -dire partout où vivent des hommes, il suscitait, il suscite toujours en eux le besoin d’une libération, d’une consolation, d’une immortalité qui, tel un aiguillon, les pousse, en dépit des effroyables servitudes auxquelles, trop souvent, ils se résignent, à chercher ailleurs que dans leur misère actuelle, ailleurs aussi que dans le monde qui passe, la raison dernière et la fin suprême de leur vie. Et, à travers ce qu’on appelle la religion naturelle, à travers les religions païennes, comme par sa révélation proprement dite, Dieu prépare l’humanité à le connaître parfaitement et à se connaître parfaitement elle-même en Jésus-Christ. « Oh, si tu déchirais les cieux et si tu descendais » ( ), priait un prophète d’Israël, exprimant le tourment de l’âme humaine en quête d’une connaissance et d’une possession complètes de Dieu. A cette prière des hommes, Dieu, « lorsque les temps furent accomplis », a répondu par l’Evangile. Avec le Christ la révélation s’achève dans l’incarnation. Ce que nous avons pu saisir aujourd’hui des révélations divines n’est que peu de chose à côté de ce qui nous reste à connaître par Jésus-Christ. Le Dieu de l’Evangile, voilà le Dieu dont l’homme, dont l’humanité a besoin. Ah, que lui-même nous révèle sa sainteté, sa vérité, sa beauté et son inexprimable amour ! |