Carême 1929 :

DIEU, UN PROBLÈME ? OU LA SOLUTION DU SEUL PROBLÈME ?

Avant de poser le problème que nous devons examiner aujourd’hui et d’indiquer la solution qu’il me paraît comporter, essayons, Messieurs, de préciser le résultat de nos premières études. Aussi bien la dernière étape que nous avons franchie a-t-elle paru un peu aride à plusieurs. Raison de plus pour nous arrêter et pour voir où nous en sommes.

Partout et toujours, nous avons constaté, chez l’homme, une aspiration, une soif, une inquiétude, un tourment de quelque chose ou de quelqu’un qui le dépasse ; c’est ce que nous avons appelé le tourment de Dieu. De ce tourment, les religions sont un signe ; mais elles prétendent aussi lui offrir un apaisement. A travers la diversité extrême des croyances et des rites, les religions non chrétiennes nous ont laissé entrevoir, à leur origine, une croyance à peu près générale à un Etre suprême, créateur et providence.

Aux philosophes, nous avons demandé ensuite si leurs réflexions sur l’univers et sur la vie les conduisaient à une affirmation de Dieu. Les uns se sont dérobés à la question. D’autres nous ont répondu oui, mais, rejetant toute affirmation d’un Dieu transcendant, ils nous ont offert un Dieu radicalement immanent qui se confond avec la raison impersonnelle, avec les lois impératives et universelles de la pensée. D’autres, enfin, qui n’ont pas peur de la métaphysique, nous ont engagés à suivre un autre chemin. Prenant leur point de départ dans l’homme, adoptant donc une méthode d’immanence, ils nous ont conduits à discerner un réel qui ne coïncide pas avec la pensée, un réel qui transcende les choses et la pensée, et ils nous ont amenés jusqu’à un Dieu qui, librement, a créé le monde.

L’idéalisme critique des uns, la méthode d’immanence des autres, nous ont donc préparés à envisager qu’il n’y a au fond qu’un seul problème : le problème de l’homme.

Pourquoi en est-il ainsi ? C’est ce que nous allons voir tout d’abord.

, I ,

Que de la considération des choses visibles, la raison humaine puisse s’élever jusqu’à une certaine connaissance des réalités invisibles et même de la réalité suprême qui est Dieu, j’ai garde de l’ignorer.

J’aurais pu vous montrer les disciples modernes de saint Thomas d’Aquin, les néothomistes comme on les appelle, regardant comme leur mission particulière la restauration d’une métaphysique qui, à l’exemple de la métaphysique d’Aristote, prend son point de départ dans les choses, dans la représentation sensible. Mais, d’une part, la connaissance analogique de Dieu, qu’enseigne le thomisme, ne me paraît pas répondre aux données du problème tel que nous le verrons se poser. Et, d’autre part, tout en reconnaissant la vigueur et l’intérêt de la construction métaphysique des néothomistes, j’observe que, procédant par la dialectique d’une raison tout abstraite, cette métaphysique qui, des choses visibles veut aller à Dieu, fait nécessairement entrer les choses visibles dans nos concepts, les ramène à notre pensée. Observation que faisait déjà saint Augustin. Lui aussi estimait possible de partir du monde sensible pour aller à Dieu, mais il remarquait que cette voie conduisait nécessairement à la raison. D’où qu’on parte, quoi qu’on fasse, il faut passer par la pensée, et ainsi celui qui pense est ramené à soi.

« L’homme, a dit Pascal, est visiblement fait pour penser ; c’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son dessein est de penser comme il faut. Or, l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin » [1].

Et puis, Messieurs, supposons que soit résolu pour nous le problème des choses, de leur rapport avec nous, de la réalité qu’elles manifestent et de leurs origines, un autre problème se pose : quelle attitude allons-nous avoir à l’égard de ce monde visible, c’est-à -dire quel sens allons-nous donner à notre vie ?

Assurément, chaque homme donne, d’une façon ou d’une autre, un sens et une valeur à sa vie, mais, le plus souvent, sans y penser, comme chacun fait de la métaphysique sans le savoir et sans le vouloir. Mais, au delà des solutions plus ou moins inconscientes, nous avons à discerner le problème, et puisque nous vivons, et que bon gré mal gré nous devons donner un sens à notre vie, il nous importe beaucoup plus de résoudre ce problème que de résoudre les autres. Ou plutôt donner une solution aux autres problèmes et laisser celui-là sans examen et sans solution, c’est n’avoir rien fait de ce que nous avons à faire d’essentiel.

S’il ne s’agit donc plus de poser la question de Dieu en partant du monde visible, il ne s’agit pas davantage de la poser en partant d’une certaine conception déjà donnée de Dieu. Il y a eu, sans doute, dans l’histoire de l’humanité, de longues périodes où l’esprit de l’homme, adhérant comme naturellement à Dieu, principe et fin de l’univers, n’avait aucune peine à prendre, pour point de départ de sa spéculation, le Dieu de la tradition religieuse. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Pour un grand nombre d’hommes, Dieu ne peut plus être un point de départ, tout au plus sera-t-il un point d’arrivée. Le spectacle du monde, des souffrances et des misères humaines, des innombrables cruautés de la nature, conduisent les consciences exigeantes à mettre en question le Dieu en qui on leur a appris à voir la toute-bonté et la toute-puissance. Nul ne saurait donc affirmer Dieu de nos jours, quelque enseignement ou quelque secours qu’il reçoive du dehors, s’il n’y est déterminé par des raisons intimement personnelles.

A quelque doctrine de la transcendance que nous puissions aboutir, nous devons donc l’établir par une méthode d’immanence [2] . Plus encore, nous avons à considérer, non pas l’homme en général et d’une manière abstraite, mais nous-mêmes.

Ce n’est pas là , tout le monde en tombera d’accord , une nouveauté. Pascal, à qui nous ne pouvons pas nous lasser de demander de nouvelles inspirations, avait clairement perçu que le problème essentiel est le problème que nous-mêmes sommes à nous-mêmes. Non qu’il perde jamais de vue Dieu qui doit être « la dernière fin comme lui seul est le vrai principe » ; mais il savait que ce Dieu doit être cherché pour être trouvé, et que « celui qui nous a faits sans nous ne peut nous sauver sans nous » [3].

Cependant, si Pascal a été le premier à mettre en pleine lumière les données du problème que l’homme est à lui-même, il n’a fait que préciser une méthode fort ancienne, celle que déjà suivaient saint Augustin et les grands mystiques. C’est d’eux-mêmes envisagés du dedans, que partaient un saint Augustin, un saint Jean de la Croix, et ils élaboraient ainsi une métaphysique spirituelle, non pas avec des concepts abstraits, mais avec leur âme tout entière, avec la réalité vivante qu’ils se savaient être [4].

Efforçons-nous de prendre le même point de départ et de suivre le même chemin.

, II ,

Comment le problème que nous sommes nous-mêmes à nous-mêmes se pose-t-il en chacun de nous ?

Et, tout d’abord, me demanderai-je avec Fallot, suis-je une illusion ou une réalité ? Si je suis une illusion, je ne puis pas savoir s’il y a quelque chose de réel, car le fait de concevoir quelque chose de réel me procurerait l’idée du réel, donc quelque chose de réel ; je ne serais donc plus complètement une illusion. Or j’ai l’idée du réel, donc, je possède quelque réalité, je suis une réalité [5].

Mais la réalité que je suis tend à se révéler. Nous voulons nous expliquer nous-mêmes à nous-mêmes. Ce qui nous caractérise comme hommes, c’est précisément que nous sommes capables de regarder en dedans et de nous connaître. « Etre homme, c’est avoir conscience de soi, c’est-à -dire se savoir » [6]. Mais, pour nous savoir, pour nous connaître, il ne suffit pas que, disant « je » ou « moi », nous nous séparions consciemment du monde extérieur ; il ne suffit pas non plus que, prenant conscience de nous-mêmes en tant qu’être moral, nous nous séparions de notre moi purement organique, il faut encore que nous nous recueillions dans la dispersion du temps et de l’espace. Alors seulement, par la conscience croissante qu’elle prend d’elle-même, notre âme peut se saisir comme une intériorité vivante. Mais n’entrevoyez-vous pas dès lors que, pour nous connaître vraiment, nous devons nous détacher des choses visibles, des représentations , des images , qu’elles laissent en nous, dont se nourrissent notre sensualité, notre orgueil et notre égoïsme ? [7].

Que découvrons-nous au fond de nous-mêmes ? Pouvons-nous y saisir le principe même de notre vie, de ce que nous sentons d’être et de réalité en nous ? Nullement. Nous ne sommes pas le principe de notre être ; la vie nous a été donnée, nous la subissons ; nous sommes venus à l’existence sans l’avoir su et sans l’avoir voulu ; nous n’avons choisi ni la race, ni le temps, ni le milieu où nous vivons ; nous sommes dépendants de tout un passé, de générations disparues, d’ancêtres à jamais ignorés, mais qui vivent en nous, dans notre nature même ; nous sommes dépendants d’un monde extérieur dont les représentations pénètrent sans cesse en nous et viennent ébranler notre sensibilité ; et surtout nous sommes dépendants d’un principe qui se manifeste en nous par le seul fait que nous vivons ; nous sommes imposés nous-mêmes à nous-mêmes. Dépendance à l’égard des choses, dépendance à l’égard de la vie : voilà ce que, tout d’abord, nous trouvons en nous.

Toutefois, Messieurs, si nous éprouvons le sentiment profond et poignant de cette dépendance, nous saisissons en nous une autre réalité. Nous vivons et nous voulons vivre. Lorsque nous prenons conscience de notre dépendance, il nous semble que nous ne sommes rien par nous-mêmes, et pourtant la conviction s’impose à nous, que nous devons être par nous-mêmes. Au fond de nous-mêmes nous découvrons une volonté de vivre, de vivre une vie toujours plus intense, de vivre infiniment et, dans cette volonté de vivre, lui conférant une qualité unique, nous découvrons une aspiration à nous dépasser, plus encore une exigence d’être nous-mêmes, de nous posséder, de réaliser toutes les virtualités que nous sentons présentes en nous. Cette exigence d’autonomie est en nous comme une obligation d’être nous-mêmes mais aussi toujours plus que nous-mêmes.

Ce que nous découvrons en nous, la psychologie, l’histoire, nous le font voir en tout homme. Où que l’homme ait rencontré l’homme, il n’a jamais trouvé un homme qui ne se créât pas des obligations au moins envers soi-même, « selon l’idée qu’il se fait de ce qu’un homme tel que lui doit être » [8]. Dans ce que l’homme est , quoi qu’il soit , il se sent traversé par un devoir-être , sous quelque forme qu’il se le représente , qui l’empêche de s’en tenir à ce qu’il est. Et s’il lui apparaît parfois , notons-le en passant , que ce devoir-être constitue, à l’horizon de sa vie morale, comme une nature nouvelle qu’il doit acquérir, dans son effort même pour s’y élever il devient certain que cette nature nouvelle ne peut, en aucune manière, être plaquée sur la nature qui lui a été donnée, mais qu’elle est cette nature même restaurée par la reconnaissance de son vrai principe et par l’acceptation de sa fin véritable.

Telle est la contradiction que nous constatons en nous-mêmes.

De la rencontre de cette obligation de nous réaliser nous-mêmes et d’être nous-mêmes avec la dépendance foncière que nous avons signalée, naît précisément l’inquiétude, le tourment par quoi l’homme se distingue de toutes les autres espèces animales.

Recueillons-en, une fois de plus, l’écho chez Pascal : « L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir trouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables » [9].

C’est là le problème, le seul problème, le problème de l’Unique nécessaire. Comment, dans cette inexorable dépendance, pouvons-nous nous expliquer cette obligation de nous appartenir ? Comment, étant et nous reconnaissant dépendants d’un principe de vie qui se manifeste dans notre vie sans que nous l’ayons voulu, pouvons-nous satisfaire à une exigence d’autonomie, être à nous-mêmes, être nous-mêmes, et même nous dépasser nous-mêmes ? « Il ne s’agit plus, a dit un jour le P. Laberthonnière, de ramener les choses à nous, il s’agit de nous ramener nous-mêmes à ce qui nous dépasse et à ce dont nous dépendons » [10].

Encore une fois, c’est là le problème, le problème essentiel qui se pose à l’homme.

La seule solution qui réponde à ses données, je l’indique dès maintenant, est qu’au principe de notre vie se trouve Dieu, non pas un Dieu quelconque, mais un Dieu d’amour et de bonté. Dieu est la solution du problème qui se pose en chacun de nous.

, III ,

Est-ce vraiment la solution ? Nombreux, en vérité, sont ceux qui le contestent. Mais tout d’abord, est-il nécessaire qu’il y ait une solution ? J’entends les objections que, de ce point de vue, plusieurs sont disposés à présenter [11].

Assurément, diront-ils, nous constatons en nous-mêmes ce que vous-mêmes constatez en vous ; mais est-il rationnellement nécessaire que cette dépendance et cette exigence d’autonomie répondent à quelque chose ? Qu’il soit désirable qu’au principe de sa vie l’homme trouve un être suprême auquel il puisse appuyer son être, nous le reconnaissons volontiers ; mais est-ce suffisant pour que cela soit ?

Veuillez remarquer, Messieurs, que le simple désir ainsi exprimé marque, sinon la reconnaissance, tout au moins le pressentiment d’un devoir-être qui s’affirme dans ce que nous sommes. Et ce désir, d’où vient-il ? C’est, direz-vous, un idéal qu’il est conforme à la nature de l’esprit humain, de voir peu à peu s’élaborer en lui. Encore faut-il rendre compte de la présence en vous de cet idéal ! D’où vient que surgisse ainsi, dans l’homme, un idéal qui fait appel à ce qu’il y a de meilleur en lui ? A cette question nous sommes toujours ramenés.

Et puis, cet idéal, qui le réalisera ? Non pas vous, puisque, n’admettant pas Dieu, vous refusant à le prendre pour fin suprême de votre vie, vous emprisonnez votre destinée dans l’existence éphémère que vous vivez sur la terre et vous vous résignez à disparaître bientôt à jamais avec l’idéal qui, cependant, aura fait tressaillir votre cœur.

Ceux qui viendront après vous le réaliseront-ils plus que vous ? Mais qui vous garantit que les hommes qui viendront après vous auront le même idéal que vous ? Il semble, en vérité, qu’avec beaucoup d’autres vous soyez victimes d’une singulière illusion : l’illusion du progrès nécessaire, fatal, de l’humanité, de l’esprit humain, de l’idéal humain. Qu’est-ce qui vous donne le droit de croire que l’humanité de demain aura un idéal plus noble, plus pur, que celle d’aujourd’hui ? Et même où puisez-vous le droit d’affirmer qu’il y aura, demain et toujours, une humanité ? Supposons, toutefois, que vous ayez raison et que, sur cette terre, des hommes se succèdent sans fin les uns aux autres. Ne voyez-vous pas qu’aucun ne réalisera jamais l’idéal qu’il portera en lui ? Toujours, sur le point d’être engloutis dans le néant avec leur rêve, leur existence individuelle leur apparaîtra comme un moyen qui collabore, peut-être, à une fin qu’ils ne connaîtront point. N’est-ce pas, en fin de compte, au supplice de Tantale que vous nous condamnez avec l’humanité qui nous précède et l’humanité qui doit nous suivre ?

, Soit, diront d’autres interlocuteurs ; admettons qu’une solution doive être donnée au problème que vous avez posé. Ne peut-il y en avoir d’autres que celle que vous nous indiquez ?

Lesquelles, Messieurs ? Ah, je sais, d’aucuns, à travers les apparences qui les individualisent, prétendent découvrir qu’ils ne font qu’un avec l’absolu. « Créatures d’un jour qui s’agitent une heure » dans un monde qui est éternellement ce qu’il est, ils apaisent leur inquiétude et croient échapper à leur dépendance en pensant, un moment, l’universel ! Ou bien, acceptant de n’exister que par le bon plaisir de je ne sais quel Dieu de puissance, qui ne peut aimer et vouloir que lui-même, ils s’abandonnent à ce despotisme divin qui, sans doute, se propose des fins qu’ils ignoreront toujours. En quoi, je vous le demande, font-ils autre chose que de subir, en quoi satisfont-ils à l’obligation d’être eux-mêmes et de s’appartenir ?

D’autres se persuadent que l’homme finira bien par triompher de sa dépendance. Qu’il pénètre les lois des phénomènes, qu’il réussisse à surprendre même le secret de la vie, que les physiciens, les chimistes domestiquent les forces de la nature, alors le monde dont nous dépendons aujourd’hui sera à notre service !

, Fort bien ! Mais n’avons-nous pas vu, au cours des derniers siècles, l’humanité travaillant à capter les forces de la nature et à les mettre à son service ? A quoi aboutit ce gigantesque effort ? Aboutit-il à une prise de possession du monde, à une réelle domination de l’homme sur les choses ? Ne sont-ce pas plutôt les choses qui envahissent et étouffent la personne humaine [12] ? Nous avons désiré passionnément asservir le monde visible, et nous sommes possédés par lui plus encore que nous ne le possédons.

C’est là , Messieurs, le sens profond de l’histoire du monde moderne. L’homme a cru pouvoir se passer de Dieu et conquérir les choses visibles à lui tout seul, mais « l’homme sans Dieu cesse d’être homme » [13]. Il a beau dépenser et détruire ses forces créatrices dans l’affirmation de soi-même en gravitant sur la périphérie des choses ; parce qu’il a rompu avec le centre spirituel de la vie, il s’est arraché de la profondeur et a passé à la surface. Et dans la superficialité à laquelle il se condamne, il finit par s’épuiser et par perdre jusqu’à la foi qu’il avait mise en lui-même. « La position de l’homme sans Dieu et contre Dieu, écrit le philosophe Berdiaeff, la négation de l’image et de la ressemblance de Dieu dans l’homme conduisent à la négation et à la destruction de l’homme » [14]. Verdict sévère, auquel adhère M. Jacques Chevalier s’écriant : « Qui supprime la personnalité en Dieu la supprime nécessairement en l’homme : car l’une est garant de l’autre » [15].

Et que, malgré tout, pour résoudre le problème qui s’impose à lui dans sa conscience, l’homme nie orgueilleusement sa dépendance et affirme son autonomie, qu’avec un héros de Dostoïevski, il proclame : « Si Dieu n’existe pas, tout dépend de moi et je suis tenu d’affirmer mon indépendance », à quelle folie n’est-il pas entraîné ? Se substituant à Dieu, se figurant être Dieu, il cherche, pendant longtemps peut-être, l’attribut de sa divinité et il finit par le trouver : l’attribut de sa divinité, c’est son indépendance.

Mais, comme le Kiriloff de l’écrivain russe, il ne trouve, au bout du compte, qu’une seule manière d’affirmer son indépendance, et c’est le suicide. « Je me tuerai, dit Kiriloff, pour affirmer mon insubordination, ma terrible et nouvelle liberté » [16]. Est-ce vraiment là se posséder soi-même, être soi-même et, plus encore, se dépasser soi-même ?

Vous le voyez, Messieurs, les diverses solutions que nous avons envisagées nous conduisent à une impasse où nous demeurons avec notre dépendance et l’exigence d’être et de nous réaliser que nous avons constatées au fond de notre conscience.

, IV ,

Une seule voie nous reste ouverte : reconnaître, au principe même de notre vie, un Dieu qui, parce qu’il est amour et bonté, nous veut pour nous-mêmes et nous suscite à l’être pour que, partant de ce qu’il nous donne de son être, nous devenions pleinement et librement les hommes que nous devons être.

Ne nous lassons pas de le répéter : au principe de notre vie, nous ne mettons ni un Dieu qui crée par une propriété de sa nature, c’est-à -dire nécessairement, ni un Dieu qui ne nous ferait être que pour manifester sa gloire. Pas davantage n’y mettons-nous un Dieu qui, s’imposant du dehors, rendrait impossible qu’on ne crà »t pas en lui. Avec un tel Dieu, nous serions dépendants, certes, mais jamais nous ne nous réaliserions nous-mêmes, jamais nous ne vivrions en nous-mêmes. Or nous voulons être, nous devons être.

Nous ne valons que par notre désir infini de vivre. Dieu, source de la vraie vie, est l’objet unique de notre désir. Nous avons soif de la vie, donc de quelque chose qui est en nous et qui, en même temps, est plus que nous. Nous nous voulons, mais, en nous voulant, nous voulons un autre que nous. Comment le voudrions-nous avec une telle intensité si, en quelque manière, il n’était pas nous-mêmes ?

« Du désir, remarque Fallot, jaillit la notion de l’unité dans la pluralité. Quelqu’un qui est en moi tout en étant un autre que moi : donc quelqu’un qui, en me pénétrant, me complète et devienne partie intégrante de moi tout en demeurant lui-même.
Je dépends de l’objet de mon désir : désirer, c’est tomber dans la dépendance de l’objet qu’on désire. Je ne puis vivre sans cet objet. Mais l’objet parfait du désir étant quelqu’un qui, tout en restant lui-même, fait partie intégrante de moi, en le désirant je me désire moi-même. La dépendance aboutit à la liberté, puisque nous ne pouvons saisir Dieu sans nous saisir nous-mêmes » [17].

« L’immanence de l’action de Dieu nous permet donc d’affirmer que Dieu, par son action, est plus intimement présent à l’homme que l’homme n’est présent à lui-même » [18].

« Tu étais en moi, priait un jour saint Augustin, mais moi j’étais bien loin de toi ».

Et Pascal, de son côté, écrivait : « Il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or, il n’y a que l’Etre universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous ; le bien universel est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous » [19].

Ainsi, Messieurs, « Dieu se présente à nous comme une générosité, comme une bonté, comme une charité, qui veut les êtres que nous sommes en eux-mêmes et pour eux-mêmes et se donne à eux pour les faire être et vivre éternellement ; en sorte que, si ce n’est qu’en se donnant à lui qu’à leur tour ils atteignent leur fin et se sauvent, il leur appartient néanmoins de se donner ou de se refuser » [20].

Pour connaître ce Dieu, pour le reconnaître en nous-mêmes, nous devons, nous l’avons déjà indiqué, nous dégager de la connaissance commune, nous recueillir au milieu des choses visibles et, renonçant à nous prendre pour centre, triompher de notre égoïsme, c’est-à -dire aimer. Mais comment parviendrions-nous à cette libération, comment pourrions-nous aimer si nous n’étions suscités, du dedans de nous-mêmes, à la vie de l’amour par un amour vivant et vivifiant ? Et si, pour connaître ce qu’il nous est essentiel de connaître, pour que notre vie ait un sens, nous avons à renoncer à nous-mêmes et à aimer, c’est parce que ce qu’il nous faut connaître est en soi amour et bonté. L’amour seul est en mesure et en droit de provoquer et d’exiger l’amour.

D’ailleurs, dans sa générosité vivante et infinie, Dieu est toujours au-dessus de ce que nous sommes par ce que nous avons appris déjà à connaître de lui, mais de telle sorte que sa vie et sa charité infinies, de par le don qu’il nous fait de lui-même pour nous faire être et nous faire vivre, nous sont toujours participables, que toujours elles vivent en nous pour que nous puissions croître en elles [21].

C’est parce que Dieu nous est ainsi plus présent que nous ne le sommes à nous-mêmes que Pascal a pu dire : « L’homme passe infiniment l’homme » [22], et qu’il a pu ajouter : « L’homme n’est pas digne de Dieu, mais il n’est pas incapable d’en être rendu digne » [23].

Nous sommes donc nés pour nous réaliser nous-mêmes, mais en réalisant en nous l’Etre dont nous dépendons, en dehors de qui notre vie ne pourrait jamais valoir, et qui, dans nos existences dépendantes, introduit une présence et une action qui les dépassent et nous assigne une fin que nous devons prendre et poursuivre librement comme notre fin. Et cela ne nous est possible que parce que nous dépendons d’un amour qui nous veut en nous-mêmes et pour nous-mêmes. Dépendance non plus subie mais acceptée librement. « On ne subit pas ce qu’on aime, a dit encore le P. Laberthonnière, quand l’amour de ce qu’on aime est justement ce par quoi l’on est et l’on vit ».

Mais encore, demandera-t-on, ce Dieu dont vous nous entretenez est-il vraiment hors de nous ? Sa transcendance n’est-elle pas illusion ?

La question ne naît-elle pas d’un malentendu ?

« On s’imagine volontiers, remarquait récemment Maurice Blondel, qu’un transcendant réel ne peut être que conçu comme une chose extérieure et antérieure dans le temps et dans l’espace, à laquelle il faudrait revenir, tandis qu’il s’agit d’y accéder comme à une perpétuelle et inépuisable nouveauté, en allant de l’avant, par une prospection et une promotion spirituelle » [24]. Remarque à laquelle s’ajoute celle de M. Jacques Chevalier : « Dans l’ordre de la réalité, on a opposé transcendant et immanent comme on opposerait l’extérieur et l’intérieur dans l’espace : en sorte que le transcendant serait nécessairement séparé, s’il est distinct, ou que l’immanent serait nécessairement identique au sujet, s’il lui est présent. On n’a ainsi le choix qu’entre le séparatisme et le panthéisme, entre un Dieu étranger à l’homme ou un Dieu qui se confond avec lui. Mais Pascal : « Dieu est tout à la fois en nous et hors de nous » [25].

Non, Messieurs, Dieu n’est pas création subjective ou projection, dans un transcendant imaginaire, de notre idéal. Sans doute, il n’existe pour nous, il n’existe en nous que lorsque nous avons accompli, de notre être tout entier, une démarche à laquelle rien ne peut suppléer. Mais il ne peut exister pour nous et en nous que parce qu’il existe en soi.

Si Dieu n’était qu’immanent, comment pourrait-il jamais y avoir en nous autre chose et plus que ce qui y est déjà  ? C’est parce que Dieu, tout en étant en nous, est infiniment au-dessus de nous, que son action nous sollicite sans cesse de nous dépasser pour nous élever jusqu’à lui. Le besoin, la soif de Dieu, que nous découvrons en nous, ne viennent pas de nous. Si leur origine était en nous, comment, lorsque nous essayons d’apaiser cette soif, y serions-nous aussi radicalement impuissants ?

Dieu ne peut être immanent que parce qu’il est transcendant. Et la méthode d’immanence ne peut aboutir qu’à l’affirmation, plus encore, à la doctrine d’un Dieu transcendant.

, Soit encore, m’accorderont quelques-uns, mais à part l’affirmation, un peu générale, de l’amour, de la bonté de Dieu, ce Dieu dont vous nous parlez, n’est-il pas inconnaissable ? Incompréhensible ? Oui, Messieurs, Dieu l’est. Ce qui signifie que la philosophie ne pourra jamais le saisir dans sa plénitude, comprendre tout ce qu’il est et tout ce qu’il fait, et qu’ici-bas nous n’avons jamais fini de le connaître.

Mais Dieu n’est pas, pour la métaphysique que nous considérons aujourd’hui, cet inconnu dont certains philosophes ou certains théologiens nous disent que nous ne pouvons savoir que ce qu’il n’est pas. « La connaissance est la conscience de l’action », a dit Jacob Boehme. Ainsi nous connaissons Dieu par son action et sa présence en nous ; nous le connaissons comme le principe et la fin de notre vie ; et, dès lors, connaissant et Dieu et nous-mêmes, nous pouvons acquérir une connaissance véritable du monde. Connaître Dieu, c’est, du même coup, nous ouvrir à sa vérité sur nous-mêmes et sur le monde.

Il y a plus : si nous avons à nous unir à Dieu par la démarche même qui nous le fait reconnaître en nous, nous pouvons en conclure que notre pensée est solidaire de sa pensée. Notre pensée tend irrésistiblement vers la vérité parce que notre être tout entier a son principe dans un Dieu qui, dès que nous commençons de le connaître, s’impose à nous comme la vérité. Mais cette solidarité qui lie notre pensée à la pensée de Dieu fonde la réalité de l’objet de notre connaissance. Si Dieu est la vérité, le Dieu dans lequel nous pensons nous fait penser le vrai et l’objet de notre connaissance, s’il ne peut être que borné, n’en est pas moins certain.

J’ajoute que nous connaissons Dieu comme une personne. Assurément, nous sommes sensibles à toutes les difficultés que soulève, appliquée au Dieu infini, la notion de la personnalité. Dire que Dieu est une personne, n’est-ce pas lui imposer les limitations par quoi se définit toute personnalité ? N’est-ce pas installer la contradiction dans la notion que nous avons de Dieu ? Lachelier disait un jour : « J’hésiterais à dire, à moins que ce ne fà »t par une sorte de symbolisme, que Dieu est une personne... » [26]. Mais comment nous passerions-nous du symbole de la personnalité dès lors que nous essayons de nous représenter l’Etre en qui et par qui nous reconnaissons que nous sommes appelés à nous réaliser nous-mêmes, c’est-à -dire à devenir, dans le sens le plus profond du mot, des personnes ! « Nous ne pouvons nous faire une idée de la volonté suprême qui crée, unifie et coordonne le monde, remarque justement Foerster, autrement que sous l’image de ce qui, en nous, vient mettre l’unité et l’ordre dans le chaos intérieur... Un Dieu impersonnel serait au-dessous de l’homme ; la cause serait moindre que l’effet ; et par conséquent, la créature s’élèverait au-dessus de son Créateur. Toute pensée qui conclut à l’existence de Dieu doit aboutir nécessairement à l’affirmation d’un Dieu personnel » [27].

Nous voici parvenus, Messieurs, au terme de l’étude que nous nous étions proposée pour aujourd’hui. Une fois encore nous sommes mis en présence d’un Dieu qui nous a créés, mais d’un Dieu qui nous a créés par amour, qui nous veut pour nous-mêmes, qui est l’être de notre être, la vie de notre vie, la conscience de notre conscience. Comprenez-vous maintenant la signification profonde du tourment de Dieu ? Au fond de notre vie s’éveille un désir confus qui tend vers la vie parfaite. Mais, au lieu de chercher la perfection de la vie dans l’accord librement voulu avec le principe dont nous dépendons, nous croyons la trouver dans la possession et dans la jouissance des choses visibles, et même de tous les trésors de la Pensée et de l’Art, dont, séparés de Dieu, nous ne pouvons connaître qu’une possession éphémère et donc imparfaite. De là naissent, au-dedans de nous-mêmes, ces désaccords, ces contradictions, ces aspirations qui ne se résignent pas à être toujours refoulées ; de là cette inquiétude et ce tourment auxquels Dieu seul, non pas subi mais accepté comme le principe et la fin de notre vie, peut apporter une réponse et un apaisement efficaces. « Dieu, a écrit Solovieff, est une vérité intérieure que nous sommes moralement obligés d’accepter librement » [28]. C’est l’acceptation de cette vérité qui, seule, explique à l’homme pourquoi il est un être qui doit se dépasser. Dieu, le Dieu d’amour, est celui en qui nous devons croire si nous voulons donner un sens à notre vie. « La créature ne s’explique que par le Créateur » [29].

Mystère, direz-vous peut-être. Oui, mystère, mais qui projette une magnifique lumière sur ce que nous sommes et sur ce que nous devons être. Au néant, dissimulé sous de plus ou moins séduisantes apparences, que d’aucuns offrent à notre choix en face de ce mystère, je préfère, pour ma part, le mystère à la clarté duquel j’entrevois que je ne suis homme que parce qu’à la racine de mon humanité il y a l’action d’un Dieu d’amour. « Qu’est-ce à dire, sinon que la vocation de l’homme est de vivre en Dieu pour Dieu ? ».

Ainsi s’exprimait Boutroux, résumant la Philosophie de son maître Lachelier [30]. Mais sommes-nous encore sur le terrain de la philosophie ? N’avons-nous pas franchi, déjà , la frontière qui sépare la philosophie de la religion ? Lorsque Charles Secrétan, dans son ascension vers Dieu qu’il identifiait avec la liberté absolue, découvrait en lui l’Amour absolu, il avait conscience de faire de la métaphysique et non de la théologie. Redisons ici avec Boutroux que « toute philosophie est abstraite et formelle, simple aspiration ou folle exigence de la pensée, qui ne s’achève pas dans la religion. C’est en Dieu et en lui seul que se trouve dans sa réalité et dans sa plénitude l’être, le mouvement et la vie. Nous ne pouvons cesser de nous vouloir nous-mêmes que si Dieu condescend à se vouloir en nous » [31].

C’est la grandeur de la métaphysique, a remarqué Jacques Maritain, qu’elle éveille le désir de l’union suprême, d’une possession spirituelle consommée dans l’ordre même de la réalité. Mais sa misère est qu’elle ne peut le satisfaire [32].

Non, le Dieu des philosophes et des savants, s’il est au terme du chemin par lequel s’élève notre pensée et s’il satisfait l’exigence que nous portons en nous de découvrir le principe de notre vie, ne peut apaiser notre soif de Dieu. C’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Jésus-Christ qui, seul, peut nous donner cet apaisement. Non que nous soyons acculés à choisir l’un ou l’autre, comme veulent nous le faire entendre certains philosophes [33], mais parce que ni les savants ni les philosophes ne peuvent nous révéler, tel qu’il veut l’être, le Dieu vivant qui se révèle à nos âmes en se donnant à elles pour les vivifier. C’est à ce Dieu vivant que nous demanderons, désormais, de se faire connaître lui-même à nous.

Notes

[1Pensées (édit. Giraud), 146.

[2Sur ce point v. Jacques Chevalier, Trois conférences d’Oxford, Paris, 1928, pp. 34s.

[3Ibid.

[4Voir, dans le Bulletin de la Société française de Philosophie (mai-juin 1925), l’exposé fait par le P. Laberthonnière, à propos de l’ouvrage de M. Baruzi, de la méthode de saint Jean de la Croix.

[5Cf. Marc Boegner, La Vie et la Pensée de T. Fallot, t. II, pp. 314s.

[6Laberthonnière, Bulletin..., p. 49.

[7Ibid., p. 60.

[8Renouvier, Critique philosophique, supplément trimestriel, 1880, p. 21.

[9Pensées, 427.

[10Bulletin de la Société française de Philosophie, février 1909, p. 65.

[11Je ne formule pas de moi-même les objections ci-dessous. Je les ai entendues maintes fois, en particulier au cours des entretiens auxquels j’ai fait allusion dans la précédente conférence et dont on aura, dans celle-ci, un nouvel écho.

[12Cf. Foerster, Le Christ et la vie humaine, Paris, 1924, p. 29.

[13Berdiaeff, Un nouveau moyen-âge, Paris, 1927, p. 69.

[14Ibid., pp. 80, 19.

[15J. Chevalier, Bergson, p. 15.

[16Voir J. Maritain, Dialogues, dans le Roseau d’or, sixième numéro des Chroniques, Paris, 1928, pp. 42s.

[17La Vie et la Pensée,... t. II, p. 382.

[18J. Chevalier, Trois conférences d’Oxford, p. 32.

[19Pensées (édit. Brunschwicg), 485.

[20Laberthonnière, Bulletin... (mai-juin 1925), p. 56.

[21Ibid., pp. 68s.

[22Pensées (édit. Brunschwicg), 434.

[23Ibid., pp. 510.

[24L’itinéraire philosophique de Maurice Blondel, p. 218.

[25Trois conférences d’Oxford, p. 49.

[26Bulletin de la Société française de Philosophie, février 1909, p. 68.

[27Le Christ et la Vie humaine, p. 66.

[28Cité par Schwob, Moi juif, p. 353.

[29J. Chevalier, Trois conférences d’Oxford, p. 33.

[30Revue de métaphysique et de morale, 1921, p. 18.

[31Ibid.

[32Grandeur et misère de la métaphysique, dans le Roseau d’Or, n° 5, p. 156s.

[33Cf. Brunschwicg, La querelle de l’athéisme, Société Française de philosophie, 24 mars 1928.