Des témoins confiants et libres
« Je crois, viens au secours de mon manque de foi ».
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un instant avec Mozart [01] -
Avoir choisi
l’expression « Devant Dieu » pour ces prédications
de Carême a de quoi surprendre. Elle étonne. Elle
détonne même dans un paysage culturel dont Dieu paraît
absent et où l’être humain s’instaure comme son propre
fondement, sans autre vis-à-vis que lui même et les
idoles qu’il se fabrique. Idole, idéologie, ces mots ont même
racine et ils ont pris souvent dans l’histoire le même visage
monstrueux.
Notamment au cours de ce siècle finissant qui
fut celui de « l’humanité perdue » ; perdue
à Auschwitz, à Hiroshima, au Goulag, au Rwanda et en
tant d’autres lieux dont les noms sont inscrits dans nos mémoires
douloureuses.
Mais ces termes, « Devant Dieu »
résonnent aussi comme une provocation au milieu des croyances
qui prolifèrent aujourd’hui. En effet, derrière
l’athéisme de surface, nous voyons les dieux faire retour,
parfois jusqu’au drame, sous les masques les plus contradictoires :
poussée des intégrismes, dérives sectaires,
occultisme et superstitions en tous genres.
Religiosités
souvent fusionnelles où Dieu est partout, en nous, autour de
nous, au-dessus de nous. Omniprésent, envahissant, il ne
laisse que peu de place à l’individu pour se tenir debout,
seul devant Lui, différent de Lui et des autres.
« Devant
Dieu ». La Réforme a fait retentir cette expression au
XVlème siècle, comme une parole libératrice au
coeur d’un univers religieux encombré d’intermédiaires
entre Dieu et les hommes. Elle demeure aujourd’hui comme un appel à
briser toutes les images de Dieu que nous nous fabriquons et par
lesquelles nous cherchons à mettre la main sur lui.
Toutes
ces croyances à la carte qui ne sont que le versant religieux
de l’individualisme contemporain : Dieu « où je veux,
comme je veux, quand je veux ». Or le Dieu de la Bible est autre
que nous-mêmes. Il ne se laisse pas enfermer dans nos langages,
ni emprisonner dans nos systèmes. Mais Il parle. Il parle et
sa Parole dresse celui ou celle qui y répond comme un
vis-à-vis, comme un être libre et responsable devant Lui
et devant les autres.
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Et
c’est bien ce que nous allons découvrir dans les chapitres 8
et 9 de l’Evangile de Marc qui constituent la trame biblique de ces
émissions.
Aujourd’hui je voudrais centrer mon propos
sur le moment essentiel du tête-à-tête avec Dieu,
ce face-à- face fondateur de la foi, rendu possible par le
Christ.
Pour cela je partirai des versets 27 à 30 du
chapitre 8 qui commencent pas ces mots : « Jésus s’en
alla avec ses disciples vers les villages voisins de Césarée
de Philippe ».
Jésus et ses disciples se
déplacent donc dans ces contrées proches des terres
païennes, à l’écart de la juste foi, vers ces
lieux de religiosité ambiguë, d’incrédulité
et d’idolâtrie qui ressemblent tellement à notre
monde.
Et c’est là, « en chemin »,
que Jésus interroge ses disciples : « Qui suis- je au
dire des hommes ? » Et dans un premier temps les réponses
ne manquent pas. Elles fusent de toutes parts : « Jean-
Baptiste, Elie, un des prophètes ». Ils sont à
l’aise les disciples pour donner des réponses préparées
par d’autres.
Ils ressemblent à ceux qui aujourd’hui se
précipitent vers les « prêt-à-porter »
religieux qui fleurissent toujours en période d’incertitude.
Ou à ceux qui se crispent sur les doctrines héritées
du passé afin d’apaiser leur peur devant le présent et
l’avenir.
Mais voilà, Jésus ne saurait se
satisfaire d’une foi par procuration. Alors il interroge à
nouveau : « Et vous qui dites- vous que je suis ? ».
Il demande à chacun une démarche personnelle, un
engagement dans ses mots, dans ses gestes et dans sa vie à
lui. « Pierre prenant la parole répondit à
Jésus : Tu es le Christ ». (8/29) Et nous pouvons
penser que Pierre a formulé là une bien belle et juste
réponse témoignant d’une foi solide, conforme à
la théologie officielle.
Et pourtant Jésus va
aussitôt « commander sévèrement »
à ses disciples « de ne parler ainsi de lui à
personne » (8/30). Il redoute que ce titre de Christ, qui
désignait le Messie attendu, ne soit source de
malentendus.
Le mot Christ ou Messie était au coeur
d’une telle espérance qu’il pouvait susciter chez ceux qui
l’entendaient les rêves les plus fous et les illusions les plus
dangereuses. Il éveille notamment dans ce petit peuple occupé
par une puissance étrangère des espoirs légitimes
de libération, de justice et de paix.
Et Jésus
ne veut pas qu’on le prenne pour ce Messie puissant et glorieux que
tous appelaient de leurs prières et de leurs voeux. Son chemin
à lui passe ailleurs. Il passe par l’abaissement d’un
serviteur crucifié. Une folie aux yeux du monde !
Jésus
pressent déjà chez Pierre le refus des souffrances qui
l’attendent et qui attendent les disciples. Il discerne déjà
leur incapacité à comprendre que se tenir devant Dieu
c’est se tenir devant la croix.
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un instant avec Mozart [02] -
Ainsi l’un des fils
conducteurs de ce passage de Marc, et d’ailleurs de l’ensemble de cet
évangile, c’est l’incompréhension des disciples. Vivre
sa vie devant Dieu n’est pas chose facile.
C’est dire que ce
qui déroute les disciples pourrait bien, à notre tour,
nous dérouter aussi et nous surprendre dans l’idée que
nous nous faisons de la foi. Et cela au moins de quatre
manières.
1. Et d’abord tout commence par une
question de Jésus. « Et vous qui dites- vous
que je suis ? » Une question adressée à ses
disciples. Une question posée à chacun individuellement
pour susciter une réponse.
Jésus ne leur livre
pas une doctrine toute faite, un savoir dogmatique sur Dieu mais il
les met en chemin. Il ne leur demande pas d’acquiescer à un
catéchisme mais il réclame leur réponse
personnelle. En les questionnant il les renvoie à leur propre
parole, à leur propre responsabilité.
Ainsi se
tenir devant Dieu c’est se tenir à l’écoute de sa
Parole. Une Parole qui interpelle, qui donne à chacun la
parole, qui ouvre un espace de liberté et de responsabilité,
qui peut susciter des réponses diverses.
C’est une Parole
bouleversante qui fait même une place aux questions de chacune
et de chacun. Questions qui courent tout au long de ce
passage.
Questions rentrées des disciples qui ne
comprennent pas les souffrances du Christ mais qui n’osent pas
interroger Jésus. Questions sur leur impuissance à
guérir les souffrances de la terre. Questions devant le mal
qui parfois nous submergent quand la vie est trop dure et le malheur
trop grand.
Car la foi ne fait pas magiquement disparaître
les interrogations fondamentales liées au sens de la vie
humaine et au tragique de l’histoire. Mais elle les porte comme une
épreuve, un défi et parfois un appel qui nous tournent
vers Dieu.
Et beaucoup d’hommes et de femmes pourraient
aujourd’hui rendre compte de leur démarche, de leur quête
avec ces mots de l’astrophysicien Hubert Reeves quand il écrit :
« on rencontre Dieu au niveau des interrogations et non plus
au niveau des certitudes, on le trouve mêlé à nos
angoisses et à nos questions sur le sens profond des choses »
Réf [01].
Et ce
questionnement, qui met en route les disciples et qui accompagne les
croyants, s’il est parfois rude à porter, empêche aussi
la foi de se refermer sur elle- même en un discours clos,
absolu, univoque.
Cela est particulièrement important à
l’heure où les religions et les Eglises ont tendance à
se crisper sur leurs identités et prétendent parfois
imposer à tous leurs réponses.
Ces
interrogations fondamentales, présentes ici, comme souvent
dans la Bible, au coeur du dialogue avec Dieu, devraient nous garder
de toute suffisance, nous préserver des dérives
sectaires et des risques d’intolérance qui reviennent en
force.
2. Mais du coup cette foi, on l’aura
compris, n’est pas statique. Elle n’a pas l’immobilité des
certitudes dogmatiques. C’est un mouvement, une quête, un
chemin.
Et ce chemin pourrait bien être la
deuxième caractéristique étonnante de l’attitude
du croyant devant Dieu, du croyant questionné et mis en route
par sa Parole. Le mot chemin revient d’ailleurs plusieurs fois dans
ce passage. C’est « en chemin » que Jésus
interroge ses disciples, c’est « en chemin » qu’il
est confronté à leurs incompréhensions.
Et
d’ailleurs, dans l’évangile de Marc, Jésus est toujours
en chemin, toujours en déplacement. Dans ce passage on le voit
passer sans cesse d’un lieu à un autre. Au bord de la mer, sur
la montagne, à la maison.
Du coup, toute réponse sur
son identité est remise en jeu par un nouveau déplacement
et par la rencontre de nouveaux interlocuteurs.
Christ
apparaît ici comme toujours hors d’atteinte. Se tenir devant
Dieu ce n’est jamais mettre la main sur lui.
La foi est un chemin
pas une possession et c’est ce qui devrait, là encore, la
protéger de tout fanatisme. Comme l’écrit l’exégète
Daniel Marguerat « le lecteur de Marc apprend que s’installer
dans le savoir est le contraire de l’évangile. Il faut sans
cesse se risquer à commencer » Réf
[02].
Il faut se risquer à suivre Jésus,
à mettre nos pas dans les siens, et se laisser transformer par
lui, renouveler par sa Parole. C’est-à-dire accepter d’être
en décalage, en porte-à-faux avec les logiques de ce
monde. Et c’est bien ce que les disciples auront du mal à
comprendre et notamment quand Jésus leur parlera de sa Passion
et de leurs souffrances : « Si quelqu’un veut venir à
ma suite, qu’il renonce à lui- même et prenne sa croix,
et qu’il me suive ». (8/34)
Ainsi se tenir devant
Dieu en suivant le Christ n’est pas un aménagement de nos
vies, mais un changement de vie. Un chemin de repentance et de
conversion.
L’Evangile n’est pas un petit surplus de
spiritualité pour un monde en manque de sens, un message
simplement rassurant qui viendrait satisfaire la curiosité
religieuse de nos contemporains, c’est un appel à renouveler
notre comportement quotidien, nos engagements dans l’histoire, nos
relations avec les autres.
Se tenir devant Dieu, c’est suivre
le Christ, c’est-à-dire renoncer à tout ce que nous
fabriquons et qui nous fascine, tout ce que nous faisons et qui nous
façonne, tout ce que nous possédons et qui nous
possède. C’est abandonner ce à quoi nous tenons, pour
nous abandonner à Celui qui nous tient.
Car sur ce
chemin difficile, rempli, comme dans ce passage, d’interrogations, de
cris et de silences, habité par l’énigme du mal,
jalonné de moments de remise en questions, nous ne sommes pas
seuls. Le Christ fait route avec nous.
3. Et nous
touchons là un troisième étonnement, une
troisième surprise. Se tenir devant Dieu n’est pas de l’ordre
d’un savoir, d’une évidence, mais d’une rencontre
personnelle avec Christ.
Une rencontre qui sauve, qui libère,
qui pardonne, qui guérit. Comme ici Jésus rassemblant
les foules, guérissant les malades, appelant ses disciples et
les associant à sa mission. Alors même qu’ils ne
comprennent pas très bien ce qui se passe et ce qu’il leur
dit.
Une rencontre qui n’est pas le fait des oeuvres humaines
et des exploits religieux, mais le résultat d’un acte d’amour
dont Dieu a l’initiative. Si nous pouvons nous tenir devant Lui c’est
parce que lui-même s’approche de nous tels que nous
sommes.
Cette rencontre n’est pas forcément
spectaculaire. Elle n’a pas lieu un jour, une fois pour toutes. Mais
elle est chaque jour cet événement par lequel une
femme, un homme, se sent et se sait accueilli, aimé
gratuitement par Dieu, quels que soient ses performances ou ses
défaillances spirituelles.
Dans cette position « Devant
Dieu » nous recevons notre identité véritable.
Nous sommes reconnus et « justifiés » comme nous
disons nous protestants, c’est-à-dire mis à notre juste
place, dans une juste relation avec Dieu et avec les hommes.
La
foi est cette « confiance » disait Luther, cette confiance
qui « nous arrache à nous mêmes et nous établit
hors de nous, pour que nous ne prenions pas appui sur nos forces, sur
notre conscience, nos sens, notre personne, nos oeuvres, mais que
nous prenions appui sur ce qui est au- dehors de nous : la promesse
et la vérité de Dieu qui ne peuvent tromper »
Réf [03]. Une telle
confiance n’est pas une disposition de l’esprit, une qualité
morale ou un pouvoir humain, mais elle est l’oeuvre du Christ en
nous, certitude imprenable qui leste et enracine nos existences,
assurance de sa présence même lorsqu’il nous arrive de
l’oublier, puissance sans laquelle nous ne pourrions ni croire, ni
vivre, ni espérer.
Cette confiance s’exprime notamment
lors des récits de guérison. Dans ce passage de Marc,
on voit des gens s’approcher de Jésus, le supplier avec une
certitude à la fois totale et chancelante comme par exemple le
père de l’enfant possédé quand il crie : « je
crois, viens au secours de mon manque de foi ».
(9/24)
Enfermé dans son tourment et son malheur cet
homme pressent confusément que sans cette démarche de
compassion du Christ vers lui, sa propre foi demeurerait infirme. La
foi est tout entière dans cette rencontre, dans cette
confiance qui nous tourne vers Dieu malgré nos limites et nos
faiblesses.
4. C’est enfin cette confiance qui
permet de se tenir devant Dieu et de répondre personnellement
à la question que Jésus pose ici à ses disciples
: « Et vous qui dites- vous que je suis ? ».
La
réponse personnelle de Pierre montre bien que Jésus
ne parle pas ici à la cantonade, de manière générale,
mais il s’adresse à chacun individuellement, reconnaissant
chacun comme un être unique et précieux devant
Dieu.
Ainsi, quatrième étonnement pour les disciples
et pour nous, ce qui fonde notre foi, ce n’est pas d’abord, comme
beaucoup le pensent, notre appartenance historique ou affective à
une communauté religieuse, à une Eglise, à une
institution, mais c’est notre relation personnelle au Christ sans
intermédiaires.
Et au XVIe siècle les
Réformateurs réaffirmeront que la foi réside en
effet dans ce dialogue personnel et intime avec Dieu et ils fonderont
théologiquement, spirituellement le rôle de
l’individu.
Pour ce qui est de sa foi -et elle concerne tous les
domaines de sa vie- le chrétien n’a de comptes à rendre
qu’à Dieu.
Privilège inouï ! Aucun pouvoir,
aucun magistère, aucun chef, aucune hiérarchie ne
sauraient le contraindre, ni penser, ni répondre, ni décider
à sa place.
Au XIXe siècle le pasteur Alexandre
Vinet soulignera avec force cette dimension individuelle de la
foi.
« L’Evangile s’adresse aux individus dit-il, ce
n’est pas à un homme abstrait, neutralisé par les idées
de tous, qu’il jette sa parole ; c’est à vous, c’est à
moi, c’est à chacun (...). Chaque homme est pris à
partie dans ce qu’il a de propre et d’exclusif ; aucun être
collectif ne s’interpose entre lui et Dieu (...) ; c’est de lui- même
et de lui seul qu’il est question, comme s’il était tout seul
au monde, comme s’il était toute l’humanité »
Réf [04]. C’est donc
dans la rencontre personnelle avec Dieu, dans cette relation nourrie
des Écritures bibliques et fortifiée par la prière,
que réside la source de la liberté et de la
responsabilité du croyant, la force de son engagement au coeur
du monde, sa capacité de résistance à tous les
pouvoirs.
C’est cette relation de confiance dont Dieu a
l’initiative qui donne au croyant « le courage d’être
seul » devant Lui. Ou comme le dit le théologien
Paul Tillich « le courage de s’accepter soi- même comme
accepté en dépit du fait que l’on est inacceptable »
Réf [05].
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un instant avec Mozart [03] -
Ainsi cette
première approche des chapitres 8 et 9 de l’évangile de
Marc, nous montre qu’exister comme individu devant Dieu est une
entreprise difficile sans cesse à recommencer. Et sans doute
faut-il d’emblée lever quelques malentendus.
° Et
d’abord se tenir devant Dieu n’est pas se replier dans un dialogue
intime et privé avec Lui, mais c’est assumer devant Lui une
solitude responsable qui rend disponible pour les autres, nous allons
le découvrir au fil des émissions.
° Cette
dimension individuelle de la foi n’a rien à voir non plus avec
l’individualisme contemporain confortable et conformiste, qui ne vise
qu’à un épanouissement immédiat sans
renoncement. Elle implique au contraire un refus de tous les
conditionnements collectifs, une critique des idoles et des
puissances de ce monde.
° Enfin cette solitude n’est pas,
comme certains le croient et le disent une forme de suffisance ou
d’orgueil spirituel. Ce n’est pas la prétentieuse assurance de
religieux bardés de certitudes, mais la confiance certaine
donnée par Dieu à ceux qui le cherchent et qui le
servent.
En effet, celui qui a été rencontré
par Christ, reçoit la force et le courage de devenir témoin,
c’est-à-dire de rendre compte à son tour de sa
rencontre avec Dieu.
Non pas enseigner, démontrer, imposer,
mais signifier par des mots et des gestes, même maladroits, ce
que lui- même a reçu.
En réponse à
la question de Jésus, en réponse à la Parole de
Dieu, « chacun est appelé au risque de sa propre
parole et de son propre témoignage et rien ni personne ne
saurait nous en dispenser » Réf
[6]. Chacun est appelé à trouver les mots
pour confesser le Christ aujourd’hui, le dire dans son contexte
particulier, dans son histoire, dans sa culture, dans son langage
propre, mais en sachant en même temps que la vie devant Dieu a
toujours quelque chose d’incommunicable, d’indicible.
Le Dieu
devant lequel nous nous tenons dépasse toujours ce que nous
pouvons en dire. Nos mots sont toujours inadéquats,
inappropriés, infirmes, pour parler de la rencontre
personnelle avec lui. L’incapacité et l’impuissance des
disciples à témoigner fidèlement du Christ,
malgré la belle confession de Pierre, est à cet égard
significative.
Mais n’est-ce pas justement qui peut nous
empêcher d’ériger nos discours de foi en absolu ? Et
n’est-ce pas dans ce sens qu’il faut comprendre ce secret que Jésus
impose ici à ses disciples « leur commandant de ne
parler de lui à personne » ou de « ne
raconter à personne ce qu’ils ont vu » ? Ce secret
qui court de manière si insistante et mystérieuse dans
l’évangile de Marc et qui a suscité tant d’hypothèses
explicatives.
C’est sans doute, nous l’avons vu, parce que
Jésus craint les malentendus et la suite va lui donner
raison.
Mais n’est-ce pas aussi, fondamentalement, une manière
de dire qu’aucun langage ne peut rendre compte de Dieu et de notre
relation à Lui, que tous nos discours sur Lui ne sont que des
approximations ? Dieu se dérobe toujours à nos mots, à
nos pensées, à nos sentiments, à nos
expériences, à nos institutions, à notre
témoignage lui-même.
Et du coup ce secret appelle
les témoins, appelle les chrétiens et les Eglises, à
l’humilité et à la tolérance pour partager leurs
convictions sans se croire en possession de toutes les réponses.
Il les préserve de toute volonté d’imposer aux autres
ce qu’ils croient, il les protège de toute tentation de
prosélytisme agressif, d’hégémonie ou de
domination sur la société.
Dietrich Bonhoeffer,
pasteur allemand qui fût emprisonné et pendu par les
nazis, affirmait lui aussi au coeur de la tourmente, que la vie
devant Dieu prend la forme d’un secret. Notre temps disait-il en
substance appelle des hommes et des femmes de prière, moins
des parleurs publics de Dieu que des parleurs privés avec
Dieu.
Les chrétiens vivent et témoignent sans
inquiétude ni timidité d’une « certitude cachée
». Elle « ne se déploie pas en contrainte
sur les autres, mais elle leur offre la présence pleinement
humaine et disponible du croyant » Réf
[07].
Ainsi les témoins peuvent conduire
vers le Christ ou maladroitement le désigner. Ils peuvent
ouvrir un chemin.
Ils peuvent poser des jalons.
Mais leur
tâche s’arrête quand commence le tête-à-tête
libre et responsable avec Dieu. Le témoin fait ce qu’il a à
faire et ensuite il s’efface. Le reste, qui est l’essentiel, ne lui
appartient pas. C’est l’oeuvre de Dieu lui-même.
Cela
devrait le délivrer de toute obsession du résultat. Et
nous délivrer de toute mauvaise conscience, de nos regrets et
de nos tristesses quand nous constatons notre impuissance à
faire partager l’Evangile à nos plus proches prochains. Qui
sait si l’essentiel ne se produira pas au moment où nous ne
l’attendions pas ? Au moment où, ayant fait ce que nous avions
à faire, nous aurons le sentiment d’avoir été
inutile ou inefficace ?
Finalement, nous ne savons jamais
quand survient l’essentiel. Car la foi, demeure un don de Dieu. Mais
il est déposé au creux de nos existences fragiles de
témoins. Des témoins confiants et libres qui peuvent
joindre leurs voix à celle du père et dire à
Dieu : « je crois, viens au secours de mon manque de foi ».
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un instant avec Mozart [04] -
-Références
des citations :
Réf
[01] Hubert REEVES, in Bulletin du C.P.E.D.
Réf
[02] Daniel MARGUERAT, La construction du lecteur par le texte
(Marc et Matthieu). The synoptic gospels : source
criticism and trie new literary criticism. FA. Camille Focart,
Leuven, University Press, 1993, p. 262
Réf
[03] Martin LUTHER, Commentaire de l’épître aux
Galates. Oeuvres Tome XVI, Labor et Fides, Genève p.97.
Réf
[04] Alexandre VINET, Essais de philosophie morale. Paris,
1837, p.153
Réf [05] Paul
TILLICH, Le courage d’être. Casterman, Paris, 1967,
pp.162-165
Réf [06] François
VOUGA, Catéchèse et évangélisation in Le
Point catéchétique, Sept.-Nov., 1984-1985 p.9
Réf
[07] André DUMAS, Une théologie de la réalité,
Dietrich Bonhoeffer. Labor et Fides, Genève, 1968, pp.216-217
-
Les instants avec Mozart :
[01]
Adagio du Concerto en La pour clarinette et orchestre, KV 622.
Clarinette Jack Brymer. Orchestre Academy of St
Martin in the Fields. Direction Sir Neville Marriner.
[02]
Larghetto du Quintette en la majeur, pour clarinette et cordes KV 581
[03] Adagio en ut majeur pour cor
anglais, violon, alto et violoncelle, KV 580 a
[04]
Vêpres d’un confesseur, Laudate Dominum, K. 339. Kiri Te
Kanawa, soprano. Choeur et orchestre symphonique de Londres.
Direction : Sir Colin Davis