Du deuil à la joie
Jean 16.12-24
Deuil
et joie : s’il existe deux sentiments antinomiques,
radicalement opposés, ce sont bien ces deux là ! En ce
sens le titre de cette méditation de carême peut
apparaître scandaleux. Parler du deuil et de la joie, pourquoi
pas ? Sous-entendre qu’il est possible de passer du deuil à
la joie n’est pas évident. Il y a de quoi être
dubitatif ! Dans l’évangile de Jean, Jésus parle
d’une peine qui « se changera en joie »
(16.12-24). Et pourtant c’est l’ultime
entretien entre Jésus et ses disciples, juste avant que le
maître soit arrêté, qu’il comparaisse devant
les autorités religieuses et politiques, qu’il soit
condamné et aussitôt exécuté sur la base
de faux témoignages. Avec la mort de leur maître, voici
venir pour les disciples un difficile temps de deuil. Ils perdent
celui qui donne sens à leur vie. À plusieurs reprises,
l’évangile de Jean montre que les disciples ne
comprennent pas Jésus quand celui-ci leur dit qu’ils se
retrouveront, qu’il y aura bien entre eux une relation vivante.
Pierre, Thomas, Philippe et Jude interrogent Jésus tour à
tour : « Seigneur où vas-tu ? » ; «
Seigneur, montre nous le père… » ; «
Comment se fait-il que tu doives te montrer à nous et non au
monde » ?
« Le monde ne me verra plus, leur répond
Jésus, mais vous vous me verrez parce que je vis et que
vous vivrez aussi.
Quand viendra ce jour, vous comprendrez que je suis
en mon Père et que vous êtes en moi et moi en vous »
(Jn 14.19-20).
La réponse de Jésus
ne satisfait pas les disciples. Ils ne comprennent pas. Ils sont
inquiets.
« Quelques-uns de ses disciples se dirent alors
entre eux : qu’est-ce que cela signifie ? Il nous déclare
: “dans peu de temps vous ne me verrez plus, puis peu de temps
après vous me reverrez” et aussi : “C’est
parce que je m’en vais auprès du Père”. Que
signifie ce “peu de temps” dont il parle ? Nous ne
comprenons pas ce qu’il veut dire » (Jn 16.16-18).
Dans
ces paroles d’adieu, Jésus est revenu plusieurs fois sur
l’annonce de son départ et sur la relation qui se
poursuivra entre lui et les disciples. La répétition, à
sept reprises, de l’expression« dans peu de temps »
indique les questions que les Églises johanniques se posaient
quant à leur avenir. Plusieurs décennies après
l’événement, à l’époque de la
rédaction écrite de ces entretiens d’adieu, cette
mort de Jésus suscitait encore bien des questions. Le deuil
est manifestement resté douloureux. Les Églises ne
peuvent se résoudre à l’absence du maître.
Puisqu’il a laissé entendre qu’il reviendrait,
puisque des témoins l’ont vu en ressuscité, quand
sera-t-il de nouveau là ?
Avec
cette interrogation, j’entends la question de ceux qui ne
veulent plus croire sans comprendre, qui ne peuvent, avec raison,
s’en remettre à des lendemains qui chantent. On
remarquera que l’Évangile ne cache pas les difficultés
que rencontrent les croyants. Les incompréhensions et les
malentendus font l’objet de dialogues. Les disciples ont une
liberté de parole, de recherche, de questionnement
intéressant. Il y a aujourd’hui souvent comme une forme
d’autocensure sur les questions religieuses touchant à
l’essentiel. Timidité, gêne ? Le texte biblique de
Jean, en relatant combien les disciples puis les Églises ont
osé publier leur questionnement ultime, apporte le témoignage
d’une estime réciproque. D’où la liberté
de parole des disciples.
Un
peu plus loin, toujours dans ce passage où Jésus prend
congé des siens, des disciples vont à nouveau poser des
questions. Cette fois, leur nom n’est même pas mentionné
par l’évangéliste Jean, comme si leur
questionnement devenait celui de tout croyant qui s’interroge
sur sa foi, quand il constate un décalage par rapport à
ce qu’il voit, ce qu’il constate de la réalité
du monde.
Jésus
se rendit compte qu’ils désiraient l’interroger.
Il leur dit alors :
« Je vous ai déclaré : “D’ici
peu de temps vous ne me verrez plus, puis peu de temps après
vous me reverrez”. Est-ce à ce sujet que vous vous posez
des questions entre vous ? Oui, je vous le déclare, c’est
la vérité : vous pleurerez et vous vous lamenterez,
tandis que le monde se réjouira ; vous serez dans la peine,
mais votre peine se changera en joie. Quand une femme va mettre un
enfant au monde, elle est en peine parce que le moment de souffrir
est arrivé pour elle ; mais quand le bébé est
né, elle oublie ses souffrances tant elle a de joie qu’un
être humain soit venu au monde. De même, vous êtes
dans la peine, vous aussi, maintenant ; mais je vous reverrai alors
votre cœur se réjouira, et votre joie, personne ne peut
vous l’enlever.
Quand viendra ce jour, vous ne m’interrogerez
plus sur rien. Oui, je vous le déclare, c’est la vérité
: le Père vous donnera tout ce que vous lui demanderez en mon
nom. Jusqu’à maintenant vous n’avez rien demandé
en mon nom. Demandez et vous recevrez, et ainsi votre joie sera
complète. » (Jn 16.19-24)
Jésus
utilise une image suggestive, celle d’un l’accouchement
pour parler d’un changement radical de sentiment : la
souffrance qui se transforme en joie. Les disciples sont accablés
par l’annonce de la mort de Jésus, et pourtant ils
s’entendent dire que leur peine n’est pas le destin de
leur vie, que la joie se demande et se reçoit au cœur
des turbulences du monde et de ses violences. Ils découvrent
qu’elle est donnée par le Christ et qu’elle ne
signifie pas la fin des épreuves. Libérés du
souci de la pérennité de leur foi, les disciples vont
pouvoir adopter un nouveau regard sur la vie.
Le
texte biblique parle d’une joie qui vient d’un autre.
C’est la joie de Jésus Christ : « qu’ils
aient en eux-mêmes ma joie », demande-t-il dans sa
prière au Père. Que dit l’Évangile selon
Jean de cette joie ? J’observe que chez lui, cette joie est
mentionnée au moment même où ce sentiment ne
devrait pas être éprouvé. C’est au cœur
d’un monde en proie à la violence que la joie est
donnée, reçue, affirmée. A trois reprises dans
l’Évangile selon Jean, cette joie est ressentie dans des
situations tendues, conflictuelles, voire dramatiques.
Je
pense à Jean le Baptiste qui dit en voyant Jésus
prendre sa place : « Cette joie est la mienne et elle est
maintenant complète. Il faut qu’il grandisse et que moi
je diminue. » Et Jean le Baptiste va devenir l’enjeu
des luttes de pouvoir de la cour d’Hérode jusqu’à
son assassinat !
C’est
Jésus ensuite, dans ses paroles d’adieu, au moment où
sa vie bascule, qui annonce pour ses disciples un temps de peine
suivi de joie. « Oui, je vous le déclare, c’est
la vérité : vous pleurerez et vous vous lamenterez,
tandis que le monde se réjouira ; vous serez dans la peine,
mais votre peine se changera en joie ». Or la
perspective de la mort de Jésus est pour les disciples un
échec tragique qui les place devant une cruelle alternative :
le reniement de leur conviction, ou bien la persécution.
Et
c’est enfin la prière de Jésus tout à la
fin de sa vie, juste avant d’être arrêté au
jardin de Gethsémani : « Maintenant, Père, je
vais à toi. Je parle ainsi pendant que je suis encore dans le
monde, afin qu’ils aient en eux-mêmes ma joie, une joie
complète ».
Pouvons-nous
entendre cela ? Que cette annonce de la joie retentisse juste au
moment où tout semble se déchirer ? Comme si la joie de
Jésus ne s’était jamais plus intensément
exprimée que dans l’épreuve de la peine et devant
la mort ! La lecture des quatre évangiles fait découvrir
un Jésus qui dans des circonstances moins tendues, se montre
tour à tour bienveillant, riant, apaisant, chantant – en
un mot joyeux. Et c’est dans des situations dramatiques que
l’évangile selon Jean parle explicitement de joie. Comme
pour dire que la joie du Christ serait à même de changer
en joie la souffrance des disciples.
Quelle
est l’origine de cette joie annoncée, avant d’en
esquisser quelques aspects. Si c’est bien la joie du Christ qui
transforme ma peine, ma souffrance en joie, ce n’est donc pas
en moi que je la trouverai. L’idée est courante
aujourd’hui dans notre société que c’est en
chaque individu que réside une joie à épanouir,
à faire grandir, à préserver. Ce ne sont pas les
suggestions qui manquent dans les magazines pour y arriver : sagesses
traditionnelles, conseils d’experts, techniques diverses…
Mais la joie peut-elle se trouver au fond de soi précisément
quand on est en difficulté, voire en très grande
difficulté ? Une joie qui serait mienne peut-elle me faire
surmonter ma souffrance ? N’est-ce pas évident pour
chacun de fuir sa peine plutôt que d’être acculé
à la subir ? Au fond, je cherche plus à éviter
la peine qu’à la transformer, qu’à essayer
de la changer. Cela signifierait tout un travail dont la perspective
m’apparaît redoutable. La joie dont je rêve, en
fait, est une joie délivrée des soucis, de la fatigue.
La joie du Christ qui m’est proposée, elle, vient
affronter la souffrance et la peine. Elle n’en fait pas
l’économie, elle se demande « en son nom »
et se reçoit au cœur des difficultés du
monde.
À
ses disciples inquiets, Jésus dit que la joie qu’il leur
promet est à demander et à recevoir. Je soulignerai
l’importance de ces deux verbes : demander et recevoir. Ils
confirment que la joie dont parle le Christ n’est pas à
trouver au fond de soi, comme une ressource personnelle. Elle nous
vient d’un autre, de celui en qui Dieu a montré toute sa
bienveillance. Cela étant, ces deux verbes indiquent qu’elle
ne tombe pas du ciel ! Demander et recevoir, cela indique à la
fois une recherche et un accueil. Personne ne peut le faire à
notre place. Il faut oser le faire, et sans doute pas seulement une
fois.
Que
cette joie soit à demander et à recevoir signifie
également qu’elle n’est ni à conquérir
ni à imiter. Le réformateur Martin Luther disait : «
Il ne faut pas faire du Christ un Moïse, ni le considérer
comme un maître ou comme un exemple. Ce qui est capital dans
l’Évangile, c’est de recevoir et de reconnaître
le Christ comme un don de Dieu. Saisir le Christ comme un modèle,
voilà la partie la moins importante de l’Évangile.
Elle ne mériterait même pas d’y figurer : le
Christ n’est alors pas plus utile qu’un autre saint. Sa
vie reste la sienne, sa propriété, elle ne te secourt
pas directement.
L’article
principal, le fondement même de l’Évangile, c’est
que, avant de prendre le Christ pour modèle, tu le Une
foi éprouvée 65 reçoives
et le reconnaisses comme un cadeau, un don qui t’a été
octroyé par Dieu et qui désormais t’appartient.
Tu
peux compter là-dessus comme si, ce que le Christ a fait, tu
l’avais fait toi-même. Bien plus, comme si tu étais
toi-même le Christ »[1]
.
Ces
paroles de Martin Luther m’amènent à ce que
l’évangile selon Jean appelle une joie complète :
une joie reçue d’un Dieu qui en Jésus Christ
a révélé sa bienveillance pour le monde et qui
propose une joie lucide car confrontée aux drames de ce monde.
Une joie pleine, profonde, une joie qui n’est pas loin de notre
humanité, comme une réserve divine, mais une joie qui
vient relayer les souffrances, fragilités et conflits. J’ai
souvent été marqué par les récits
d’hommes et de femmes au contact de populations croyantes très
pauvres, en Afrique, en Amérique latine, mais qui témoignent
pourtant d’une joie de vivre surprenante. Dans le dénuement
voire dans l’exploitation ou la misère, la joie de
certaines populations est surprenante. Certes n’est pas une
raison pour justifier un système économique, mais ce
peut être un sujet de reconnaissance.
Après
la question de l’origine de la joie, dont l’Évangile
selon Jean me dit qu’elle me vient d’un autre, je
voudrais en souligner trois autres aspects :
D’abord
cette joie vient de l’assurance que le Christ reverra les siens
: « Je vous reverrai, alors votre cœur se réjouira
». Dans cette parole de Jésus, il n’est plus
question d’un lieu ou d’un temps, mais d’une
nouvelle relation. Le Dieu de Jésus n’est plus là,
à portée de main ou de vue. Mais l’Évangile
annonce qu’en Christ, dans la foi, chacune et chacun peut être
avec lui. A plusieurs reprises l’évangile selon Jean
mentionne le rôle de l’Esprit qu’il appelle le
Paraclet et qui vient rappeler ce que le Christ a apporté. Ce
même évangile en vient à suggérer que
l’Esprit est comme un second Christ : il assiste les disciples
en les rendant contemporains, par la foi, du Christ et donc du Père.
Ensuite
il est question d’une joie inaliénable : «
Votre joie, personne ne peut vous l’enlever ». Cette
joie demandée et reçue malgré les difficultés
ne peut être retirée. Bien sûr en disant cela,
j’ai conscience de situations où l’estime de ceux
qui souffrent interdit de parler de joie à leur place. Il n’y
a guère qu’un cinéaste comme Roberto Benigni pour
pouvoir réaliser un film tel que La vie est belle. La
conscience d’une joie inaliénable est cependant
questionnante, car elle peut délivrer du souci paralysant de
la perte, de l’échec, du jugement des autres. Elle rend
disponible au prochain et elle apporte donc de la joie en retour !
Enfin,
il y a cette parole qui peut prêter à malentendu : «
Vous ne m’interrogerez plus sur rien ». Si la joie
devait saturer le croyant il y aurait, me semble-t-il, de quoi
s’inquiéter. Vu le contexte, j’entends là
une parole d’apaisement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y
ait plus de questions qui se poseraient aux croyants ! Mais celle de
la pérennité de la foi des croyants n’est plus
décisive. Les disciples ont compris que leur foi consiste non
dans l’attente d’un retour à une situation
antérieure, mais à une vie de foi qui les conduit à
un dialogue fructueux. D’autres questions se poseront bien sûr
à nouveau. Les disciples ont été dans l’épreuve.
Ils en connaîtront d’autres. Leur joie ne sera ni
insouciante, ni triomphante. Elle pourra accueillir la joie du
Christ, cette joie profonde, faite de paix, de disponibilité
et d’espérance, qui lui a permis de continuer toujours,
de ne jamais désespérer de son service, jusqu’au
« tout est accompli » de la croix. Tout est accompli,
jusqu’à la joie pleinement donnée : «
Que ma joie soit en vous, et que votre joie soit complète. »
Puissions nous avoir faim et soif de cette joie-là !
Nous
prions avec la pasteure Francine Carillo :
Nous
venons à toi dans la prière, Seigneur,
Et
c’est une manière de faire place en nous
à
un Autre que nous-mêmes.
Nous
venons à toi
et
c’est une manière de libérer notre regard
de
ce qui l’encombre,
une
manière de nous délier
du
manque de confiance, de la lâcheté ou de la colère
qui
nous retiennent attachés.
Là
où nous sommes tentés de nous replier sur notre
amertume,
ouvre-nous
à la tendresse qui est en toi !
Là
où nous nous crispons sur l’attente d’être
aimés,
emmène-nous
vers la générosité qui porte la joie !
Là
où nous avons peur de manquer,
donne-nous
de regarder ce manque
comme
une source de fécondité !
Notre
prière, Seigneur,
c’est
aussi une manière d’accompagner les situations
douloureuses
et
de rendre grâce pour les situations heureuses.
Nous
nommons aujourd’hui devant toi
ceux
et celles qui vivent un temps d’éclatement et de
remise
en question,
un
temps de deuil ou de maladie…
Nous
nous réjouissons avec celles et ceux qui reprennent pied
et
qui ont des envies pour demain…
Garde-nous
accueillants
à
ceux et celles qui cherchent leur voie
et
vivent leur foi autrement que nous !
Préserve-nous
de toute suffisance
et
donne-nous plutôt de témoigner
de
la largesse du regard
que
tu poses sur chaque être humain,
ce
regard que nous accueillons
lorsque
nous te disons : notre Père…[2]
[1]
Gorgées d’évangile.
Libres paroles de Frère Martin Luther, librement
rapportées par Michel BOUTTIER,
Les Bergers et les Mages, Paris, 1997.
[2]
Traces vives. Paroles
liturgiques pour aujourd’hui, Labor et Fides, Genève,
1997, pp.110-111.