Carême 1992 : Vous serez mes témoins

Et les autres religions

EVANGILE ET RELIGIONS

Pasteur Michel LEPLAY
28 mars 1992

— IV —
"Et les autres religions ?"

"Des adorateurs en esprit et en vérité"
(Jean 4/23)

Faut-il rappeler, si vous aviez été empêchés d’écouter les conférences précédentes, quel est notre projet pour ce Carême et où nous en sommes dans l’itinéraire proposé. Après des observations préliminaires, sur le retour du religieux, la revanche de Dieu et ses excès signalant notre permanente quête de Dieu, nous avions constaté le renouveau récemment instauré dans le dialogue entre les grandes religions du monde. Nous avons retrouvé, après des siècles de mépris ou de conflit entre chrétiens eux-mêmes, les chemins du dialogue œcuménique ; les Eglises encore séparées travaillent et prient pour la restauration de leur unité, comme le Christ la veut. Mais notre siècle aura aussi vu s’instaurer, quoique plus récemment, d’autres dialogues entre les grandes religions : avec le judaïsme d’abord, "la racine qui nous porte", comme disait saint Paul. C’est ensuite la présence de l’islam, le dialogue entre chrétiens et musulmans qui nous a retenus, samedi dernier, autour de notre commun ancêtre, Abraham là aussi, mais après des conflits tragiques et des malentendus innombrables.

Nous aurions pu arrêter là l’inventaire de la rencontre du christianisme avec les autres religions, au motif que nous aurions trouvé dans la classification précédemment proposée : si le christianisme, comme le judaïsme avant lui et l’islam qui nous suit, est une religion "prophétique", inscrite dans le temps mais inspirée d’une révélation, pourquoi chercher le contact, sinon l’entente, avec ces religions étranges dites "mystiques", qui reposent sur une expérience personnelle et finalement intemporelle ? Ne pourrions-nous pas rester entre nous, descendants d’Abraham, constituant cette fraternité des monothéismes du Livre, d’autant plus appelés à nous comprendre que nous nous sommes combattus, et promis à nous retrouver puisque nous venons du même patriarche ?

Or, les autres religions, même si une moindre part leur est faite dans mon propos, ont tout autant leur place dans notre avenir et notre devenir de citoyens du monde et de frères des hommes : non seulement parce que la Terre est devenue petite, mais aussi parce que nous ne pourrons y vivre en paix que si les religions s’accordent, au-delà de leurs théologies, sur les droits de l’homme, la tolérance et la liberté, l’entraide et la solidarité.

Mais d’autres raisons imposent ce dialogue : une raison de conviction, selon laquelle l’Evangile est destiné à tout homme, et l’évidence d’une observation sur l’universalité de la religion comme quête de Dieu. Qu’est-ce à dire ?

L’entretien de Jésus avec la femme samaritaine est à cet égard bien révélateur : tout est dit, avec simplicité, sur la margelle du puits, où l’on verra l’attente humaine au bord du mystère et des profondeurs, la soif de Dieu qui s’ignore et la demande religieuse dans sa candeur : "Nos pères ont adoré sur cette montagne...""Et vous, vous dites qu’il faut adorer à Jérusalem" : la réponse de Jésus casse cette religion qui localise le sacré, met Dieu dans un temple et la vie au fond du puits, pour annoncer la rencontre ici et maintenant : "Je sais qu’un messie doit venir""Je le suis, moi qui te parle".

Dans cet entretien, la femme s’est étonnée de ce qu’un homme lui parle, et qui plus est un juif s’adressant à une Samaritaine. Et il faut souligner que Jésus n’a aucun mépris pour la religion assez populaire et primitive de cette femme, de même qu’il avait, la veille peut-être, reçu un notable des juifs et pris soin de répondre aux questions existentielles et angoissées du nocturne Nicodème : "Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ?""Il faut que vous naissiez de nouveau".

"Dieu veut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité". Au-delà de nos classifications modernes entre religions mystiques et religions prophétiques, ou de nos classements théologiques entre descendants d’Abraham, l’Evangile de Jésus-Christ témoigne d’une ouverture universelle à ceux et celles qui cherchent Dieu, auxquels il promet le don de son Esprit, Nicodème le juif raffiné, la Samaritaine dont le nom même est inconnu, mais cet homme et cette femme représentent symboliquement toute l’humanité en quête de vérité et de vie. Et Jésus les accueille tels qu’ils sont, là où ils sont, prenant en compte la dimension religieuse de leur attente, sans pour autant la prendre pour argent comptant : à ceux-là qui cherchent Dieu — et c’est bien la raison d’être de toutes les religions — il annonce que Dieu les a trouvés, ce qui est la bonne nouvelle, mot à mot, l’Evangile de la grâce.

La conviction est donc que l’Evangile est destiné à tous, et l’observation des religions dans leur diversité nous permet d’en donner une définition universelle. La double étymologie possible du mot même de "religion", permet de prendre en considération des religions différentes (1) : si "religio" veut dire "attention scrupuleuse, vénération du sacré", le verbe â l’origine du substantif peut être "relegere", ce qui est "recueillir, rassembler" ou "religere", ce qui signifie relier, pour garder. C’est dans cette perspective, qu’après l’inventaire du mystère d’Israël et la découverte de la présence de l’islam, que nous allons nous interroger sur les autres religions, l’hindouisme puis le bouddhisme.

Il y a, bien sûr, une grande difficulté à parler de ces religions lointaines, différentes, que nous connaissons si mal, que je ne pratique absolument pas, nées et répandues dans des contrées où je n’ai pas voyagé. La prétention insensée qui est alors la mienne n’est acceptable et supportable que si on veut bien en prendre conscience : je parlerai de loin, à distance et avec respect, vous invitant à la sympathie spontanée, vous proposant des informations contrôlées et enfin des citations significatives.

-o-

L’hindouisme, comme son nom l’indique, est la religion de l’Inde, presque partout et depuis très longtemps : 500 millions d’adeptes, et presque tous en Inde, puisque c’est une religion tout à fait liée à ce peuple, depuis ses origines les plus lointaines. On fait remonter, en effet, à l’an 2000 avant notre ère l’arrivée par le nord de l’Inde de ces Indo-Européens, dits "Aryens", qui venaient d’Iran et apportèrent les plus anciens textes sacrés : ces "vedas", ou livres du "savoir" en sanscrit, qui furent collectionnés, puis commentés sous forme d’enseignement confidentiel ; ce sont alors les "upanishads", littérature datée des années 1500 à 800. Leur volume est égal à six fois notre Bible judéo-chrétienne. Là sont les archives dans lesquelles puiseront sages et moines, inspirés et commentateurs, enseignants et disciples.

Ajoutons qu’à l’image de cette collection d’écrits, l’hindouisme est un collectif de religions, comme on l’a dit, et non une religion. C’est que Dieu, dans cette spiritualité tellement étrange, est une divinité inconnue et qui se présente sous des apparences multiples : il y a deux ou trois dieux principaux, dans ce panthéon védique, Brahma le dieu créateur, Vishnu le dieu conservateur et Shiva, le destructeur. On ajoute parfois une déesse, mais finalement l’existence de Dieu n’est pas du tout la question. Nous ne parlons que de l’Etre suprême ; pour l’hindouisme, la quête est celle de l’Etre intérieur. Où nous mettons à Dieu une majuscule de respect, l’Hindou laisse une minuscule d’ignorance, tout attaché à affiner sa recherche jamais achevée, tandis que nous nous empressons d’afficher nos trouvailles. On a eu raison de dire que les religions asiatiques, et celle-là très particulièrement, partent de l’homme, puis le dépassent. Nous verrons que le bouddhisme part de l’homme et n’en sort pas.

Pour en revenir à ce collectif qui rassemble avec tolérance plusieurs points de vue sur Dieu, à cette religion qui est une collection de sectes, il nous faut en relever les points forts et communs à chacune des traditions secondaires et des écoles particulières. Les mots sont connus en Occident, "dharma", "yoga", "caste", sans oublier "paria" et "réincarnation", des mots difficiles à traduire et dont notre compréhension occidentale n’est souvent que l’involontaire trahison !

Essentiel, le sentiment immuable, la conviction permanente que le monde est un tout organisé, un ensemble cohérent et unifié. Il ne s’agit que d’y trouver sa place, d’y être à sa place et d’y rester. Ce monde n’est pas destiné à être dépassé ou transformé, mais nous devons l’habiter autrement et nous y parviendrons par l’étude des textes sacrés, à l’écoute des gourous et au moyen d’exercices pratiques. Ici intervient le fameux yoga — dont nous avons des clubs et des séances — mais le Yoga véritable, avec une lettre majuscule, beaucoup plus qu’une technique, est une poétique de la soumission et de l’harmonie du corps. Le mot même de "yoga" vient de verbes actifs comme "unir", "joindre", "atteler", "conjuguer". Il s’agit par Yoga de revenir à soi pour y renoncer, et se fondre dans le monde, jusqu’à la méditation profonde et le recueillement parfait : le fond et la fin de la religion, pour ainsi dire.

Mais les livres savants (2) m’apprennent qu’il y a plusieurs écoles de Yoga et, en chacune d’elles, des étapes précises et différentes, et je ne pourrai en parler, pas plus que n’oserait le faire quelque gourou, serait-il mon frère, qui ne connaîtrait rien de la spiritualité chrétienne, de Siméon le Stylite à Thérèse d’Avila. Respectons donc au moins ce que nous ne connaissons pas. Tout au plus, selon une méthode empirique et universelle, peut-on essayer "de reconnaître l’arbre à ses fruits". Sur l’arbre aux branches nombreuses de l’hindouisme, je vois au moins trois fruits, disons plutôt : le feuillage, la sève et les fleurs.

Le feuillage, ce qui est le plus apparent pour un touriste, c’est au premier coup d’œil le système des castes : l’idée n’est pas folle, qu’on ne mélange pas ce qui est différent, que les fonctions diverses appellent des états séparés et, quand on a de l’organisation structurée du monde et de la société une conception très forte, on en déduit des classifications : ce sont les castes. Celle des prêtres ou brahmanes, puis celle des nobles et des guerriers ; viennent ensuite les paysans et les marchands, viennent enfin les parias, vidangeurs et autres éboueurs, non aryens à l’origine, et voués à toutes les exclusions. Et les lois ont eu beau interdire les castes, elles demeurent ou renaissent souvent, sous prétexte d’un ordre intangible du monde, mais d’autant plus avantageux pour ceux qui le maintiennent.

La sève de l’hindouisme, sa conception de la vie est illustrée par ce poème : "Le même fleuve de vie qui court nuit et jour à travers mes veines, court à travers le monde...".

Autrement dit, la vie est partout, et la mort n’est que partielle, provisoire, apparente, sinon normale. La vie me dépasse et le corps est secondaire ; l’essentiel, dit-on chez nous, est invisible pour les yeux. Mais l’Hindou en déduit la possibilité de reprendre vie dans un nouveau corps. Cette renaissance ou réincarnation représente, par rapport à notre résurrection chrétienne, une véritable "alter-native", mot à mot une autre nativité, reprise et non recréation, une continuité sans rupture, un mystère sans miracle. Tout est d’ailleurs si simple dans la profondeur, et d’une unité si parfaite englobant tous les êtres, qu’un Hindou, a-t-on dit (3), ne peut absolument pas être athée, ni même hérétique !

Les fleurs, enfin, sur cet arbre de l’Inde, seront pour nous, en Occident encore une fois, et des rivages du christianisme, ces moines et ces poètes, ces penseurs et ces auteurs qui ont nom Ramakrishna et son disciple Vivekananda que Romain Rolland nous fit connaître, le Mahatma Gandhi, l’un de ces hommes qui aura empêché notre siècle de désespérer complètement de lui-même ; et Rabindranath Tagore, contemporain, prix Nobel de littérature, traduit par André Gide qui s’honora de cette vertu... Mais écoutez plutôt, pour conclure sur l’hindouisme :

"Que seulement je fasse de ma vie
une chose simple et droite,
pareille à une flûte de roseau
que tu puisses emplir de musique…" (4).

-o-

Notre prochaine étape, dans l’inventaire des autres religions, en Asie surtout, appelle au passage deux remarques pour nous faire sourire : d’une part, l’hindouisme, dont je viens de parler, est une invention occidentale. Comme si les religions asiatiques avaient inventé un seul mot pour dire en même temps judaïsme, christianisme, islam. Et d’autre part, en Asie, notre mot "religion" n’existe pas, est intraduisible ; tout au plus peut-on parler d’enseignement fondamental, de connaissance précieuse.

Mais nous voici à pied d’œuvre, sinon pour parler du bouddhisme, du moins pour essayer d’en dire quelque chose.

A son origine, bien sûr, le Bouddha, ce prince du VI° siècle avant notre ère, fondateur d’une sorte de religion dérivée de l’hindouisme. Ses disciples furent chassés de l’Inde, où il n’y a actuellement pas de bouddhistes : les 300 millions d’adeptes vivent en Birmanie et Thaïlande, en Chine, au Viêt-nam, en Corée et au Japon.

Bouddha, L’éveillé, L’illuminé, avec son sourire de Joconde qui regarde à l’intérieur de sa tête, le Bouddha est une sorte de protestant asiatique ! Ecoutez-le plutôt : il refuse les rites au profit du cœur, exclut les castes et tout clergé par souci de l’égalité entre les êtres, parle la langue du peuple pour que tous comprennent, prêche la simplicité de la vie et le renoncement progressif à tout, et, ce qui est quand même peu protestant, ne se prononce pas sur Dieu en qui il ne croit pas à proprement parler : ignorance prudente et doute philosophique !

Deux séries de remarques, autant qu’on peut résumer, mais au moins pour donner envie de connaître sans déformer et inviter au dialogue sans a priori. Quatre vérités et quatre courants dans le bouddhisme. Nous avons bien quatre évangiles, mais ce n’est pas la même chose ! Si l’hindouisme quitte le monde des apparences pour trouver Dieu, le bouddhisme cherche à quitter le monde pour aller à soi-même, par une démarche plus philosophique et morale que vraiment religieuse et spirituelle. Voyez plutôt : tout est souffrance, imperfection et finitude sans même conscience de soi, d’où soif de savoir et d’exister. C’est la deuxième noble vérité. La troisième est dans l’extinction des désirs, la pureté, la paix. Je cite un ancien texte, très significatif :

"Celui qui a réalisé la Vérité, le Nirvana, est l’être le plus heureux du monde. Il est libéré (...) des tracas, des difficultés, et des problèmes qui tourmentent les autres. Sa santé mentale est parfaite. Il ne regrette pas le passé, il ne se préoccupe pas de l’avenir, il vit dans l’instant présent. (...) Il est pur et doux, plein d’un amour universel. (...) libéré de l’illusion du Soi et de la soif de devenir" (5).

Fin de la douleur, accomplissement ultime, le sentier, ou "la voie", discipline et sagesse constituent la quatrième noble vérité. Ainsi parlait le Bouddha, à Bénarès. Il devait mourir en 486 avant Jésus-Christ, et les chrétiens s’interrogeront longtemps, aux côtés de leur Crucifié ressuscité, sur cet illuminé immortalisé. Le Christ de la Passion patiente, donne sa vie ; le Bouddha impassible de la patience compatit...

Il convient enfin de rappeler, pour n’être ni ignorant ni naïf, que le bouddhisme, lui aussi, a donné naissance à des courants divers et successifs : la tendance restreinte et orthodoxe des bonzes et des monastères, l’école plus libérale, laïque, dite du "grand véhicule" pour parvenir au nirvana. Puis une réaction, normale, rituelle et piétiste, sous forme du bouddhisme tibétain ou "tantrisme", pour aboutir au courant japonais du bouddhisme zen, la réforme des dalaï-lamas dans le Tibet du XV° siècle, ses 200 000 moines dans plus de 3 000 monastères, et les persécutions que l’on sait, et l’exil.

En somme, une belle expérience humaine, ce bouddhisme, avec la quête moins de Dieu que d’un cœur pur, sa compassion fascinante et immobile, ses leçons de tolérance et de non-violence.

"Jamais la haine ne cesse par la haine, avait dit le Bouddha,
c’est la bienveillance qui réconcilie : telle est la loi immuable" (6).

Est-ce le culte "en esprit et en vérité" que l’on va rendre dans les pagodes au non-dieu du bouddhisme, cet humanisme extrême qui ne dit rien de Dieu ? Toujours est-il que cette quête asiatique de soi fut contemporaine, sur l’autre face de la Terre, de la recherche menée par Socrate. Quelques siècles avant Jésus-Christ...

Il faudrait, dans ce tour du monde des "autres religions", ne pas oublier le reste de l’Asie et toute la grande Afrique. Et il faut bien que ce soit un pauvre Européen qui prétende à telle ambition. Tentons quand même des balbutiements, au moins pour signaler de loin la haute morale sociale de Confucius, encore moins porté à parler de Dieu que le ci-dessus bouddhisme, mais très préoccupé de relations entre les hommes : 350 millions de sociétaires dans un juste milieu. Respectueux de la morale, paisiblement conservateur, le confucianisme habite principalement en Chine depuis le VI° siècle avant notre ère. Plus proche du bouddhisme, aussi en Chine, le taoïsme, ou règle de Lao-Tseu, plus ancien que Confucius, met l’accent sur la responsabilité de ses quelques dizaines de millions d’adeptes, tandis que le shintoïsme est la religion japonaise par excellence : nombreux temples, culte très simple, peu de textes, quelques pratiques, mais surtout un état d’esprit fait de sympathie pour les êtres vivants et de besoin de sécurité.

Poussées jusqu’à la caricature, peut-être, ces religions, qui n’en sont pas tout à fait à notre sens, appellent en tout cas l’étude et le respect, et le dialogue avec elles, si du moins elles le souhaitent. Tant il est vrai que ce sont plutôt les Occidentaux et les chrétiens qui sont demandeurs de dialogue interreligieux.

L’Afrique, enfin, toujours oubliée, notre premier souci missionnaire au point que le christianisme et l’islam, sans se la partager, s’y affrontent souvent. Mais ce qui nous déroute pour parler des "religions africaines", c’est leur constante de fait social, leur dimension traditionnelle faite du respect des anciens et de l’amour de la vie, qui fait dire par exemple à un proverbe du Congo :
"Le jeune debout ne voit pas ce que voit le vieux qui est assis".

A la différence des religions de l’Asie, ces religions comportent la croyance en Dieu, ce pourquoi elles auraient été plus réceptives aux missions monothéistes que leurs sœurs asiatiques.

Quant aux morts, ils n’ont aucune perspective de réincarnation ni de résurrection, puisqu’ils sont toujours et définitivement présents auprès des vivants. La vie alors est histoire, mémoire, souvenir, récit, danses et masques, et non doctrines ou théories.

Merveilleuse diversité des fils de Dieu, des frères humains sur toute la terre et sous le ciel. Qu’est-ce à dire pour la foi chrétienne ?

-o-

Que dire devant cette variété multicolore, même réduite à des simplifications réductrices et peut-être meurtrières ? Que dire devant ces sincérités émouvantes, ces différences irréductibles, ces houles de sympathie et ces foules souffrantes dont un de nos journalistes a fait l’un des plus beaux livres de ce temps avec La Cité de la joie (7) ? Que dire avec ces continents si lointains et si proches, si différents et pourtant semblables dans les aspirations élémentaires et les plus hautes de leurs habitants ? Disons pour conclure, et ce sera l’amorce de notre prochaine méditation sur l’Evangile et les religions, que l’on peut imaginer et justifier, ou pratiquer, quatre attitudes différentes. Autant de questions pour ce soir.

— On peut évidemment nier la valeur de toutes les religions, affirmer avec Karl Marx, dont l’effondrement du communisme n’a pas invalidé les thèses philosophiques, que si la religion est "l’opium du peuple", elle est aussi l’expression de sa misère et peut-être même sa plus haute protestation contre cette misère. Alors, religions de compensations, ou de consolation, de refus ou de fuite ? Notre dialogue avec les grandes religions du monde ne peut pas nous faire échapper à la discussion avec les partisans de cette critique radicale de la religion.

— A l’autre extrémité de l’éventail des réponses, on dira que nous perdons notre temps, vous et moi ensemble, puisque toutes les religions sont bonnes, pourvu qu’on soit sincère ! Vous connaissez l’antienne. Le relativisme est évidemment une sagesse, que l’Asie connaît mieux que l’Europe, toujours prête au rationalisme et au fanatisme qui en est l’absolu, mais le relativisme est aussi une paresse, la fin de toute quête et la juxtaposition immobile et aseptisée des vérités diverses et partielles. Cette solution a des partisans dont on peut écouter l’argumentaire.

— D’autant que d’autres affirmeront que nous perdons encore notre temps, pour la raison inverse : il n’y a qu’une seule vraie religion, donc une seule bonne, qui ne change pas, que je défends et annonce, dans son intégrité jusqu’à vous imposer mon intégrisme et avec une assurance triomphante qui s’appellera bientôt fanatisme. Inutile de donner des exemples.

— A moins, enfin, que, tels Nicodème dans la nuit et la Samaritaine au bord du puits, nous soyons tous en quête de renaissance et de connaissance, de vie nouvelle et de culte véritable, "en esprit et en vérité", en sorte que ces religions, qui viennent de nous, laissent la place à cette Révélation qui vient à nous. Mais c’est là une autre histoire, ou plutôt l’histoire d’un autre Dieu, Celui qu’avaient aperçu Socrate et Bouddha, Moïse et Mohammed, le Dieu révélé en Jésus-Christ, "reflet de sa gloire et empreinte de sa personne" (8).

 

----------------------------------

Notes :
(1) Voir un exposé de la question dans Dennis gira, Les Religions, Le Centurion-La Croix Edit., 1991, p. 16-21.
(2) Cf. René girault, Introduction aux religions orientales, Droguet et Ardant, 1991. La bibliographie et l’index facilitent l’usage de cette petite encyclopédie.
(3) Hans kung, Le christianisme et les religions du monde, Le Seuil, 1986, p. 227.
(4) Rabindranath tagore, L’offrande lyrique.
(5) Cité par René girault, op. cit., p. 140.
(6) Pierre crépon, Les Fleurs de Bouddha — anthologie du bouddhisme, coll. "Spiritualités vivantes", Albin Michel, 1991, p. 57.
(7) Dominique lapierre, La Cité de la joie, Robert Laffont, 1985.
(8) Epître aux Hébreux 1/3.