Heureux les pauvres de coeur et les doux
Je commencerai par relire le
texte des Béatitudes qui guidera notre méditation tout
au long de ce Carême :
A la vue des foules, Jésus
monta sur la montagne. Il s’assit et ses disciples
s’approchèrent de lui. Et, prenant la parole, il les
enseignait :
Heureux les pauvres de
cœur, le Royaume des cieux est à eux.
Heureux les doux :
ils auront la terre en partage.
Heureux ceux qui
pleurent : ils seront consolés.
Heureux ceux qui ont faim
et soif de la justice : ils seront rassasiés.
Heureux les
miséricordieux : il leur sera fait miséricorde.
Heureux les cœurs
purs : ils verront Dieu.
Heureux ceux qui font
œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux ceux qui sont
persécutés pour la justice : le Royaume des cieux
est à eux.
Heureux êtes-vous
lorsqu’on vous insulte, que l’on vous persécute
et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à
cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse car
votre récompense est grande dans les cieux ; c’est
ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes
qui vous ont précédés.
Heureux les pauvres de cœur : le
Royaume des cieux est à eux.
Qui ne connaît cette
première béatitude ? D’ailleurs, à
combien de contre-sens sa traduction littérale a-t-elle pu
donner lieu ? « Heureux les pauvres en esprit »
qui est devenu, dans l’oreille de beaucoup : « Heureux
les pauvres d’esprit ». Les traductions actuelles
essaient d’ailleurs souvent d’éviter la confusion
en traduisant « pauvres de cœur »,
« âme de pauvre » ou même
« heureux ceux qui se savent pauvres en eux-mêmes »,
« qui se reconnaissent spirituellement pauvres ».
Vous avez certainement remarqué
que, pour ouvrir ces béatitudes, Jésus nous propose ce
qui nous apparaît comme une sorte de paradoxe, paradoxe qui est
sans doute encore plus frappant aujourd’hui, dans notre
société, qu’à l’époque ou
cette parole a pu être prononcée. Nous qui rêvons
de richesse pour pouvoir enfin consommer et être donc heureux
selon les critères de la publicité, nous recevons avec
un certain étonnement cette étrange affirmation de
Jésus : « Heureux les pauvres de cœur ».
Ce qui est ici visé,
c’est bien l’esprit de pauvreté, la conscience que
l’on peut avoir de sa pauvreté devant Dieu. On retrouve
ici ces humbles que cite fréquemment l’Ancien
Testament et qui sont l’objet de l’attention, des soins
et du salut de Dieu. Il s’agit donc, au moins dans la forme que
Matthieu a donnée à cette Béatitude, de
l’humilité, de la simplicité.
On pourrait également
dire qu’il est question de notre lucidité. Heureux ceux
qui sont assez simples pour se reconnaître tels qu’ils
sont. Simplicité devant Dieu, c’est à dire
reconnaissance de notre pauvreté radicale et de notre
indignité devant le Dieu saint. Et aussi – et les deux
vont de paire – simplicité devant les autres. Il
n’est en effet pas toujours facile de s’accepter tel que
l’on est dans le regard des autres. Nous sommes bien souvent
tentés de jouer un personnage pour apparaître meilleurs
que nous sommes, semblables à celui que nous rêvons
d’être. Et donc également simplicité devant
nous-mêmes. Car peut-être pouvons-nous reconnaître
que nous n’avons pas besoin de spectateurs pour jouer un
personnage.
Cette
pauvreté de cœur, cette simplicité, me semble
très proche de l’esprit de vérité. Elle
est acceptation de soi, sans masque ni défense. Combien de
personnes qui ne se rencontrent jamais elles-mêmes dans la
vérité, par peur de celui ou de celle qu’elles
pourraient découvrir ? Il n’est d’ailleurs
pas exclu qu’une certaine conception de la foi et de la
religion puisse parfois devenir une sorte de paravent pour nous
cacher de Dieu, des autres et de nous-mêmes. Heureux donc ceux
qui ont cet esprit de simplicité et qui acceptent librement de
se reconnaître tels qu’ils sont. Cet esprit, ne pensons
surtout pas que certains l’ont et d’autres non, qu’il
s’agit de tout ou rien. Il y a le grand nombre de ceux qui
atteignent parfois cette lucidité, assez en tout cas pour
savoir qu’elle existe, qu’elle est accessible et qu’elle
se perd facilement. Cette rencontre avec notre vérité
« toute nue », sans les déguisements
habituels, nous pouvons la chercher et la cultiver et cela ne se fait
que dans la proximité de Dieu ou des autres.
Si cet esprit de pauvreté,
cette simplicité, cette lucidité sont si importants,
c’est qu’ils nous ouvrent au Royaume de Dieu, à
cette réalité nouvelle d’un monde dans la
présence de Dieu, d’un monde dans lequel de nouvelles
relations existent avec Dieu et entre les hommes. Le message de Jésus
est dominé par cette nouvelle : le Royaume de Dieu s’est
approchée. Et, pour ceux qui ont cet pauvreté de cœur,
cette réalité est déjà là :
« le Royaume est à eux ».
C’est un peu comme s’il était écrit sur la
porte : ici on n’entre pas avec ses déguisements.
Prière de déposer les masques à l’entrée
et d’effacer jusqu’à son maquillage.
Si cette pauvreté est si
nécessaire pour qui veut avancer vers le Royaume, c’est
qu’elle est indissolublement liée à la foi. Celui
qui se sait pauvre et sans protection ni mérite, ne s’appuie
plus que sur la foi, sur la confiance qu’il place en Dieu. Il
se sait dépendant ; il sait que ce qu’il peut
apporter de lui-même est de peu de poids, mais que Dieu lui
demande et lui offre de s’en remettre à lui. Déjà
le livre des Proverbes disait à celui qui voulait apprendre la
sagesse : « Ne te fie pas à ta propre
intelligence, mais place toute ta confiance dans le Seigneur.
Appuie-toi sur lui dans tout ce que tu entreprends et il guidera tes
pas » (Pr 3.5-6). De même, dans le Sermon sur la
montagne qu’ouvrent les béatitudes, Jésus
enseigne à ses disciples de ne s’inquiéter de
rien, mais de faire confiance à leur Père qui sait ce
dont ils ont besoin. Ils ont d’abord à être à
la recherche du Royaume (ce Royaume qui appartient aux pauvres) et le
reste leur sera donné (Mt 6.25-34). Et la raison invoquée
par Jésus est que l’on ne peut servir deux maîtres
sans que l’un des deux soit lésé. Si les soucis
de la vie viennent obscurcir notre horizon, il ne nous restera plus
de temps pour suivre le Christ, surtout si ce chemin nous laisse
craindre encore parfois d’autres soucis. Au fond, ce dont
il s’agit, c’est de prendre Dieu au sérieux et
d’accepter de le considérer véritablement comme
un Père.
Mais nous savons bien que, dans
ce domaine, il y a loin des mots à la réalité.
Rappelez vous la rencontre de Jésus avec le jeune homme
riche (Mt 19.1622), un homme bien sous tout rapport qui obéissait
scrupuleusement à la loi et qui avait pourtant conscience
qu’il lui manquait encore quelque chose. La réponse de
Jésus est sans équivoque : « Va,
vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et tu auras un
trésor dans les cieux. Puis, viens, suis-moi ! »
Il ne s’agit pas, dans ce récit, d’accomplir un
acte méritoire, ou une œuvre bonne. Mais il faut que le
choix soit clair. L’attachement de cet homme à ses
richesses l’empêchait de s’approcher de Dieu et il
était assez lucide pour s’ apercevoir que quelque chose
n’allait pas, ce qui le conduisit d’ailleurs à
interroger Jésus. Il faut se mettre en route : va !
Mais Jésus sait bien que pour que cet homme là –
encore une fois un homme plein de qualités - se mette vraiment
en route, il a besoin de lâcher sa richesse, et l’avenir
va montrer que c’est précisément ce qu’il
ne veut pas faire. Accueillir la pauvreté aurait été
pour lui se libérer de ce qui le retenait et s’ouvrir au
Royaume.
Nous
touchons là une vérité universelle de la vie
spirituelle. Pour aller vers le pays de la promesse, Abraham a dû
quitter son pays, sa famille, la maison de son père ;
pour atteindre la terre promise, Israël a dû abandonner
l’Egypte et traverser le désert. Il faut accepter la
pauvreté, le dépouillement du désert et vivre de
la seule foi, dans la confiance en Dieu seul pour avancer, et la
tentation est grande de faire demi-tour. Certes la vie en Egypte
n’était pas rose, mais une fois dans le désert,
on peut encore rêver des oignons d’Egypte… Ce
chemin d’abandon a été nécessaire
pour bien des grandes figures de l’Ecriture et il est repris
dans la tradition spirituelle chrétienne sous le terme de
désert ou de « nuit ». C’est que
parfois nous nous attachons tellement à ce que nous avons et
nous avons une telle capacité à nous installer…
C’est d’ailleurs souvent un dépouillement que nous
n’avons ni attendu ni souhaité qui nous permet
d’avancer, tant cette pauvreté nous est naturellement
étrangère.
Une formule qui recouvre
largement et qui explicite cette pauvreté de cœur, c’est
sans doute l’esprit d’enfance dont parle Jésus.
Vous remarquerez que cet esprit d’enfance aussi est mis en
relation directe avec le Royaume. Nous lisons dans l’évangile
de Matthieu : « Si vous ne changez pas, si vous ne
vous convertissez, et si vous ne devenez comme les petits enfants,
vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux (Mt 18.3). Et
dans l’Evangile de Marc : « Laissez venir à
moi les petits enfants et ne les en empêchez pas car le Royaume
de Dieu est pour leurs pareils » (Mc 10.14). On entre
dans le Royaume, qui est la réalité nouvelle telle que
Dieu la veut et la crée, en acceptant d’être vrai,
sans défense, avec comme seule arme une confiance totale en
notre Père. C’est pour cette raison que chaque fois que
nous cherchons à protéger, à sauver notre vie,
nous la perdons, parce que nous passons prudemment à côté
du Royaume (Mt 10.39). Nous sommes bien là à l’entrée
de la vie spirituelle. Il nous est dit que nous n’avancerons
qu’en abandonnant notre surplus de charge. La question ne sera
pas d’acquérir, d’obtenir pour avancer, mais bien
de laisser et de nous laisser faire. On ne peut chercher le Royaume
et autre chose en même temps. Si nous cherchons la célébrité,
la richesse, la sécurité, la tranquillité, nous
les obtiendrons peut-être, mais il nous faut savoir que nous
n’aurons alors ni cherché ni obtenu le Royaume. Pour
reprendre la parabole de Jésus, il faut parfois vendre tout ce
que l’on a pour acheter la perle ou le champ dans lequel on
sait qu’il y a un trésor (Mt 13.44-46). Et alors, si ce
trésor est l’Evangile et la vie avec Dieu, nous pouvons
comprendre les dernières paroles de Luther avant sa mort :
« Nous sommes tous des mendiants, voilà la
vérité[1] ».
Nous sommes là au cœur
de la vie spirituelle, mais attention de ne pas trop vite
« spiritualiser », de ne pas trop vite réduire
à la seule dimension de l’esprit ce qui concerne la vie
dans sa totalité. Luc ne nous transmet que cet « heureux
les pauvres » (6.20) qui résonne autrement. Il
ne parle pas des pauvres en esprit ou des pauvres de cœur.
Et il ajoute « Mais malheureux, vous les riches :
vous tenez votre consolation ». Il est vrai que ce qui
compte, c’est la pauvreté du cœur. Si mon compte
en banque est vide mais que je suis rempli du désir de
richesse, je suis bien loin de cette pauvreté. Mais celle-ci
se vit-elle facilement dans la trop grande richesse ? Peut-on
totalement dissocier les réalités du cœur de la
dimension matérielle ? Jésus semblait se montrer,
dans ce domaine, beaucoup plus prudent que nous ne le sommes
généralement – rappelons-nous encore cette
rencontre avec le jeune homme riche. Or, nous vivons dans une société
qui fait de la richesse et surtout de la consommation sa valeur
essentielle, en réalité sinon en apparence. La
publicité a pour fonction de nous donner envie d’avoir,
d’acheter toujours plus. Comment vivre sans correspondre à
l’image qui nous est renvoyée ? Comment supporter
de ne pas être jeune, beau et assez riche pour acheter ces
biens qui nous sont proposés ? Ces convictions, ces
valeurs qui nous sont jour après jour, distillées à
l’heure de la plus grande écoute, affichées sur
les murs et dans les journaux deviennent peu à peu les nôtres.
Et cet endoctrinement est d’une redoutable efficacité.
« Heureux les
pauvres », c’est aussi « heureux vous
qui êtes capables de prendre avec les valeurs et les images que
la société véhicule une distance qui vous
conserve votre liberté ». Heureux serons-nous si
notre relation à Dieu nous garde dans la vérité
des valeurs du Royaume qui sont souvent bien différentes de
celles qui nous entourent et qui nous pénètrent. Il y
a, dans cette distance prise avec la mentalité ambiante, une
santé humaine et spirituelle dont nous avons besoin. « Car
où est ton trésor, là aussi sera ton cœur »
(Lc 12.34). Si cette parole de Jésus est vraie – et nous
savons bien, nous sentons bien que c’est le cas - combien y
a-t-il alors de cœurs dans les poubelles ? Et où
donc est le nôtre à vous qui m’écoutez et à
moi qui vous parle ? Jésus nous invite à avoir un
cœur désencombré et tout tourné, tout
orienté vers le Royaume.
Pour finir avec cette première
béatitude, je voudrais vous laisser une parole de sagesse ;
elle est de François d’Assise dont on sait l’importance
qu’il accordait à la pauvreté. Vous verrez avec
quelle lucidité il nous montre les illusions dont il faut nous
garder.
Heureux ceux qui ont l’esprit
de pauvreté car le Royaume des cieux leur appartient. Il y en
a beaucoup qui sont férus de prière et d’offices
et qui infligent à leur corps de fréquentes
mortifications et abstinences. Mais pour un mot qui leur semble un
affront ou une injustice envers leur cher « moi »,
ou bien pour tel ou tel objet qu’on leur enlève, les
voilà aussitôt qui se scandalisent et perdent la paix de
l’âme. Ceux-là n’ont pas le véritable
esprit de pauvreté : car celui qui a le véritable
esprit de pauvreté se hait lui-même et chérit
ceux qui le frappent sur la joue[2].
(François reprend ici la manière de Jésus de
parler de l’oubli de soi-même et de l’amour de
l’ennemi. Il dit également :)
Ce qu’un serviteur de Dieu
possède de patience et d’humilité, on ne peut pas
le savoir tant que tout va selon ses désirs. Mais vienne le
temps où ceux qui devraient respecter ses volontés se
mettent au contraire à les contester : ce qu’il
manifeste alors de patience et d’humilité, voilà
exactement ce qu’il en possède et rien de plus[3].
Heureux les doux : ils auront la terre en
partage.
La douceur a parfois un peu
mauvaise presse, comme si elle avait un goût de bonbon sucré.
Pour comprendre l’Evangile et ce que l’on peut appeler la
tendresse de Dieu, il faut comprendre que la douceur est une force
et une preuve de force et que c’est bien la violence qui
est signe de faiblesse.
Vous connaissez sans doute cette
parole du prophète Esaïe (42.2-3) parlant du serviteur de
l’Eternel et qui est reprise dans l’Evangile de Matthieu
(12.18-21) : « Il ne criera pas, il n’élèvera
pas le ton, il ne fera pas entendre dans la rue sa clameur ; il
ne brisera pas le roseau ployé, il n’éteindra pas
la mèche qui s’étiole ». Elle me
semble en effet exprimer assez exactement cette douceur du Christ,
faite de discrétion, de pudeur, de respect et d’attention
à l’autre. Son but est de redresser, de guérir et
non d’abattre et d’écraser. C’est la douceur
du chirurgien qui sait que le corps est fragile, du jardinier
attentif à ses plantes. Jésus, lui aussi, sait que les
hommes sont fragiles et qu’il est plus facile de détruire
que de bâtir. Il n’y a pas d’amour sans douceur,
sans respect patient de l’autre et du temps qu’il lui
faut pour avancer.
Si l’on reprend la Bible
entière, on peut parler de la douceur de Dieu. Il cherche en
effet à convaincre, à entraîner, à
séduire, pourrait-on presque dire. Même s’il
s’exprime parfois avec une grande vigueur, jamais, le Dieu de
Jésus-Christ ne contraint ou ne force la volonté et
cette tendresse est l’expression même de son amour. Sa
manifestation la plus forte et la plus claire, c’est la croix !
En Jésus qui accepte d’être à la merci des
hommes, torturé et mis à mort par des hommes, Dieu
assume notre violence pour notre salut. Heureux les doux, ils
hériteront le terre.
Car avez-vous remarqué
que c’est de la terre qu’il s’agit ? On aurait
attendu le ciel, tant il est communément admis que la force et
la violence gagnent sur notre planète, gagnent dans
l’histoire. Cette terre qui évoque la terre promise
renvoie effectivement aussi au Royaume. Mais c’est pourtant
bien la terre qui est mentionnée et ce n’est sans doute
pas sans importance. Cette parole de Jésus cite ou au moins
évoque très fortement un psaume de l’Ancien
Testament, le Ps 37 où il est dit, au verset 11 : « les
humbles possèderont le pays, ils jouiront d’une paix
totale ». Ces humbles sont très proches des
pauvres dont nous parlions précédemment. Mais écoutons
un peu plus largement ce que dit ce psaume et nous verrons qu’il
est bien question de douceur : « Ne t’enflamme
pas contre les méchants … compte sur le Seigneur et
agis bien pour demeurer dans le pays et paître en sécurité
… compte sur lui, il agira … reste calme près du
Seigneur et espère en lui, laisse la colère, abandonne
la fureur ». Il y a là le refus de la colère
et de la violence au nom de la confiance en Dieu. Le verset 8 peut
être traduit de plusieurs manières et cette diversité
même a du sens. « Laisse la colère,
abandonne la fureur, ne t’enflamme pas, ce serait mal faire ».
On peut traduire également comme la TOB : « cela
finira mal » ou « cela ne produirait que
du mal » (FC). Il y a ici deux notions qui se
complètent. D’une part, « ne te laisse pas
emporter par la colère et la violence devant l’injustice
car tu ferais, à ton tour, toi aussi, le mal que tu dénonces,
ton action serait mauvaise ». Ou alors « le
résultat de cette colère aboutirait à un autre
mal ». Combien de fois, en effet, les meilleurs intentions
et les causes les plus justes en apparence, ont abouti à des
horreurs… C’est comme si Jésus voulait souligner
que la douceur est la seule force qui gagne à la longue, à
cause de Dieu. Calvin nous montre lui aussi que la promesse est déjà,
d’une certaine manière une réalité
actuelle :
Ce n’est pas une
possession imaginaire ou en l’air. Car les doux connaissent que
la terre qu’ils habitent leur est destinée par Dieu.
C’est pourquoi ils ont la main de Dieu sur eux, qui les couvre
et les défend contre l’outrage et la rage des méchants.
Et tout en étant exposés à toutes les
difficultés, sujets à la malice des méchants, de
tous côtés environnés par les dangers, ils vivent
cependant dans l’assurance et le repos de l’esprit sous
la protection de Dieu, de sorte qu’ils commencent dès
maintenant à goûter, pour le moins, cette grâce de
Dieu. Et cela leur suffit jusqu’à ce qu’au dernier
jour, ils entrent en possession de la seigneurie du monde entier[4].
Il est sans doute temps de
souligner que ces Béatitudes se croisent et qu’on ne
peut les comprendre qu’en les prenant ensemble. La douceur dont
il est ici question, c’est celle des affamés de
justice ; elle se vit sur cette terre et au cœur même
des conflits inévitables.
Il y a une douceur qui évite
les conflits ; elle peut aussi avoir pour nom lâcheté.
Vouloir défendre l’amour, la justice, la vérité
dans ce monde, c’est inévitablement entrer en conflit.
Encore une fois le disciple n’est pas plus grand que son maître
et c’est la parole de celui-ci qui a suscité les
conflits qui l’ont mené à la croix. La vraie
douceur n’est jamais une fuite, mais une manière de
vivre et d’affronter les inévitables conflits de
l’existence.
Il y a une pratique dont
vous avez certainement entendu parler et qui me semble une belle et
juste expression de cette douceur, c’est ce que l’on
appelle, faute de mieux, la non-violence. Elle est, en tout cas elle
veut être, le contraire exact de la passivité, de la
lâcheté et de la démission ; elle est en
fait une méthode de lutte. La douceur de l’amour lutte
pour la justice, mais avec les moyens de l’amour et avant tout
dans le respect de l’adversaire. Qui n’a pas entendu
parler, par exemple, de Martin Luther King et de la lutte
non-violente qu’il a menée pour les droits civiques des
noirs aux Etats-Unis ? Le Sermon sur la montagne nous parle de
l’amour des ennemis. « Aimez vos ennemis et priez
pour ceux qui vous persécutent afin d’être
vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait
lever son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la
pluie sur les justes et les injustes » (5.44-45). Cet
amour sans limite s’enracine dans l’amour sans limite de
Dieu. Lorsque nous sommes seuls en cause, et dans la mesure où
nous en sommes capables, nous pouvons, pour reprendre la formule de
l’apôtre Paul, accepter de subir une injustice, de
nous laisser dépouiller (1 Co 6.7). Mais même là,
nous ne restons pas passifs. Tendre l’autre joue, faire un
mille de plus que ce qu’on me demande sont des actes qui me
font sortir de la passivité, qui me font agir de manière
libre et retrouver une vraie liberté au sein même de la
contrainte.
Mais lorsque c’est l’autre
qui est lésé, opprimé, nous ne pouvons pas
simplement accepter passivement que l’injustice règne.
La non-violence active peut alors nous donner des moyens de lutte qui
cherchent la réconciliation, qui refusent l’écrasement
de l’adversaire et qui surtout veulent éviter de
susciter, par les souffrances infligées, les raisons des
conflits futurs. Bien sûr, avant l’action non-violente,
il y a bien des moyens qui pourront être employés :
les diverses formes de dialogue, de médiation etc. Quoiqu’il
en soit, il est important de comprendre que la douceur ne concerne
pas seulement l’intériorité et la quête du
ciel. La promesse concerne la terre et c’est d’abord sur
cette terre que nous sommes appelés à la vivre.
« Heureux les doux : ils hériteront la
terre ».
Sachons enfin que cette douceur
se vit et se cultive dans le quotidien de nos jours, dans notre
relation avec les membres de notre famille, notre conjoint, nos
enfants ou nos parents, au travail et dans tous les domaines. Cette
douceur est en fait un art de vivre, une manière de se
comporter et surtout une forme de l’amour. Rappelez-vous la
douceur de Jésus qui disait de lui-même : « Venez
à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi
je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à
mon école car je suis doux et humble de cœur et
vous trouverez le repos de vos âmes » (Mt
11.28-29). C’est la douceur de Jésus, la douceur de Dieu
qui est notre repos. Jésus nous parle aussi de la paix qu’il
nous donne. Heureux les doux, heureux ceux qui pourront garder cette
paix, le repos intérieur, dans toutes les circonstances de
l’existence. Rien ne viendra perturber leur confiance en la
présence et en l’action de Dieu en eux et dans le monde.
La douceur est elle aussi un don de Dieu, un des fruits de l’Esprit
mentionnés dans l’épître aux Galates.
Encore une fois, ne soyons pas trop impressionnés par l’image
des Béatitudes ; elles sont un chemin qui s’ouvre
devant nous, mais c’est Dieu qui nous les offre, si nous nous
laissons faire.
Je vous invite à la
prière :
Seigneur, nous venons à
toi avec nos mains trop pleines
et notre cœur
trop riche.
Aide-nous à lâcher
prise et
creuse en nous le manque
qui puisse t’accueillir.
Fais-nous discerner les
merveilles de ta création
en chaque personne et en
toutes choses.
Et emplis nous de la
douceur de ton amour
et de la joie de ta
présence.
[1]
Textes choisis et présentés par Albert et Françoise
Greiner, Martin Luther prédicateur, Excelsis, Edifac,
2002, p. 21.
[4]
Jean Calvin, Commentaires sur le Nouveau Testament, tome I,
Partis, Librairie de Ch. Meyrueis, 1854, p. 148. (transcrit en
français d’aujourd’hui)