Carême 1963 :

IL FAUT NOUS RÉJOUIR

IL FAUT NOUS RÉJOUIR

 

"Il faut nous réjouir", c’est le thème que j’ai proposé pour cette première prédication. Ce sera du reste aussi le thème des autres prédications parce qu’à mon sens, c’est le thème de toute prédication chrétienne. Il faut nous réjouir.

Fondamentalement, l’Evangile est une bonne nouvelle. Et j’ajoute une bonne nouvelle pour tout homme. Ce complément n’est pas facultatif, il se rapporte à la nature même de l’Evangile. Un Evangile qui ne serait une bonne nouvelle que pour quelques personnes seulement serait suspect d’être un faux évangile et, pour finir, il n’y aurait alors d’Evangile pour personne. Il semble que les bergers de la nuit de Noël aient bien compris cela quand ils ont rapporté les paroles de l’annonce de la naissance de Jésus qui leur a été faite en ces termes : "Il sera pour tout le peuple le sujet d’une grande joie".

Il faut nous réjouir. Je ne m’attarderai pas à l’objection que ce thème de la joie ne semble pas bien convenir à la circonstance d’une série de prédications de Carême. Cette objection en effet n’est pas sérieuse. Quelqu’idée que l’on se fasse du Carême, quelque définition qu’on en donne, quelque programme qu’on lui assigne, une chose est certaine, c’est que la date du Carême est fixée par la date de Pâques. Le Carême n’est pas un temps autonome qui aurait son régime propre. Il est régi, c’est-à -dire il est commandé par la fête de Pâques, de sorte que tout ce que l’on pense devoir faire pendant ce temps, ne peut être fait légitimement qu’au nom et comme l’annonce de cette fête de Pâques, la fête de la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ. Qu’il s’agisse de méditation, qu’il s’agisse de repentance, d’examen de conscience, de retraite collective, de jeà »ne, de pénitence, ou qu’il s’agisse de communion avec les souffrances de Jésus-Christ, de toute manière, c’est la fête de Pâques qui donne son sens à cette démarche. Il ne saurait être question d’accumuler de nombreuses petites victoires personnelles avec l’idée de s’élever ainsi jusqu’au niveau et comme à la dignité des festivités pascales qui éclateraient alors merveilleusement comme une récompense que l’on aurait bien méritée. Mes frères, Pâques est autre chose que le soulagement de voir enfin le Carême terminé. Je vous invite donc à lever dès maintenant les yeux sur cette fête de Pâques et à tirer parti de la distance qui nous en sépare dans le temps, pour prendre une juste visée de ce dont il est vraiment question, afin qu’ensemble, nous réjouissant déjà , nous cherchions comment cheminer vers cet accomplissement même de l’œuvre de Dieu.

Le texte que je propose à notre réflexion aujourd’hui, c’est un texte que vous connaissez bien : c’est la parabole de l’enfant prodigue. Et je retiendrai plus particulièrement la parole adressée par le père à son fils aîné, à l’occasion du retour de l’enfant : "Il fallait bien nous égayer et nous réjouir".

"Réjouissez-vous avec moi, dit aussi le berger à ses amis, car j’ai retrouvé la brebis que j’avais perdue". "Réjouissez-vous avec moi, dit encore la femme à ses voisines, j’ai retrouvé la drachme que j’avais perdue". Toutes ces paraboles du chapitre 15 de Saint Luc disent la même chose : il faut nous réjouir.

Je vous rappelle cette parabole de l’enfant prodigue en suivant presque mot à mot le texte de l’Evangile.

Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : "Mon père, donne-moi la part de bien qui me revient". Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu’il eut tout dépensé, une famine survint dans ce pays et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service d’un des habitants du pays qui l’envoya dans ses champs garder les pourceaux. Les choses en vinrent au point qu’un jour ce garçon se surprit lui-même à envier le sort de ces bêtes, car lui n’avait personne pour prendre soin de lui et lui apporter sa nourriture. Etant rentré en lui-même, il dit : "Combien d’ouvriers chez mon père ont du pain en abondance et moi ici je meurs de faim. Je me lèverai, j’irai vers mon père et je lui dirai : "Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes ouvriers". Et il se leva et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit. Le voir et courir à sa rencontre fut pour lui une même chose. Il courut donc se jeter au cou de son fils et il l’embrassa. Mais le fils : "Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils". Alors le père, élevant la voix, dit à ses serviteurs : "Apportez vite la plus belle robe et l’en revêtez. Passez-lui une bague au doigt. Mettez-lui des souliers. Amenez le veau gras et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous, car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé". Et ils commencèrent à se réjouir. Or, le fils aîné était dans les champs. Lorsqu’il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et les danses. Il appela un des serviteurs et lui demanda ce que c’était. Ce serviteur lui dit : "Ton frère est de retour et ton père a tué le veau gras, parce qu’il l’a retrouvé en bonne santé". Il se mit alors en colère et ne voulut pas entrer. Son père sortit à sa rencontre et le pria d’entrer. Mais il répondit à son père : "Voici tant d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec les prostituées, c’est pour lui que tu as tué le veau gras. , Mon enfant, lui répondit le père, tu es toujours avec moi et tout ce que j’ai est à toi ; mais il fallait bien s’égayer et se réjouir parce que ton frère que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé".

Vous devinez bien que Jésus n’a pas raconté cette parabole pour donner un enseignement de pédagogie, pour recommander aux enfants de ne pas faire de peine à leurs parents, ou pour apprendre aux frères à avoir entre eux de bons sentiments. Jésus n’est pas venu faire de la morale parmi nous, il est venu annoncer le Royaume de Dieu. Il est venu nous annoncer que nous sommes dans un monde qui n’est pas un monde quelconque, car c’est un monde qui cache un secret. Il est venu annoncer une bonne nouvelle qui est liée aux événements de notre histoire et à nos vies particulières, une bonne nouvelle qui s’appelle l’Evangile, et qui est présentée ici, dans ce récit de l’enfant prodigue, comme une fête. Et c’est à cette fête que nous sommes conviés. "Réjouissez-vous avec moi, dit le berger, et dit aussi la ménagère, réjouissez-vous". "Il fallait bien se réjouir", dit le père et il presse son fils d’entrer dans la maison.

Je sais bien ce que l’on me dira. La fête est ici consécutive au retour de l’enfant prodigue. C’est parce que l’enfant est revenu que la fête a pu être célébrée. C’est ce changement de conduite, c’est ce retour sur lui-même, c’est cet aveu de la faute qui ont fait que la fête a pu éclater. Tant s’en faut que nous puissions nous réjouir dans la situation présente quand nous voyons le monde aller comme il va.

Il est vrai que c’est le retour de l’enfant prodigue qui est l’occasion de la fête. Mais je voudrais faire comprendre que l’Evangi1e est plus profond que l’occasion qui le manifeste. La bonne nouvelle dont il est question ici et dont nous avons à nous réjouir est plus fondamentale que la repentance même qui la met en lumière.

L’Evangile ne consiste pas en ce que, ici ou là , un homme change de conduite et revient à de meilleurs sentiments. C’est très bien, mais enfin, pendant qu’il change de conduite dans un sens, il y a sans doute d’autres hommes qui changent de conduite dans un autre sens. Et alors, où est l’occasion de se réjouir ? Non. L’Evangile dont nous avons à nous réjouir, c’est que, quand un homme change de conduite ainsi, il a raison de le faire, son retour était attendu et comble une invincible espérance. Ce n’est pas le retour de l’enfant prodigue qui constitue l’Evangile. Mais c’est l’accueil qu’il reçoit. C’est cette façon d’être accueilli qui est la bonne nouvelle que nous avons à retenir, cet accueil qui n’a rien d’automatique, car c’est l’accueil du père qui va au-devant de l’enfant, au-devant du cadet qui revient comme, plus tard, au-devant de l’aîné qui ne veut pas entrer. C’est cette manière d’être là , dans cette maison, c’est cette façon d’habiter la maison, pour finir, qui constitue l’Evangile. Le retour du fils ne fait qu’éclairer la situation. L’Evangile, en réalité, c’est le père. C’est le cœur du père. Ce que le fils aîné a eu le tort d’ignorer dès le commencement, c’est que, vivant avec son père, partageant tout avec lui, il avait lieu de se réjouir. La fête, en définitive, n’est pas tout entière dans le retour de l’enfant, ni dans l’acte de la repentance. La fête, fondamentalement, est dans le père, comme elle est dans le berger qui cherche sa brebis, ou chez cette femme qui, sachant que la pièce de monnaie n’est pas sortie de son appartement, n’a de cesse qu’elle la trouve.

L’Evangile, c’est qu’au cœur de nos histoires comme au cœur de toute réalité, se tient et attend un drame profondément humain, tel qu’il est exprimé par les paraboles de Jésus. Voilà ce qui est fondamental et dont nous pouvons, en effet, nous réjouir, d’autant que cette bonne nouvelle intéresse tous les hommes. C’est très frappant dans ces paraboles. Il faut que tout le monde entre dans le jeu. Le père donne des ordres à sa maisonnée et demande à tous de se réjouir, le berger rentrant chez lui appelle ses voisins, ainsi que la ménagère appelle ses voisines. Visiblement, il y a comme un accord de toute la création, une convocation générale à se réjouir à l’occasion de la repentance d’un seul. Tel est l’Evangile, c’est la bonne nouvelle du Royaume de Dieu. C’est le secret du monde dans lequel nous sommes. C’est une décision prise de regrouper ce qui s’est séparé, de remettre ensemble ce qui a été défait, de récapituler ce qui a été disjoint. C’est cette volonté, selon l’image du berger, de rassembler les brebis jusqu’à la dernière, dont on ne saurait se passer, et qui est nécessaire à la fête de toute la création. Telle est la bonne nouvelle que nous avons à entendre et que je me propose de considérer avec vous de semaine en semaine.

Je pense que je puis parler ainsi même à ceux d’entre vous qui ont peut-être eu récemment des peines et qui ne voient pas comment ils pourraient se réjouir. De toute façon, il n’est pas question de se détourner des tristesses de l’existence. L’exhortation que nous recevons d’avoir à nous réjouir ne consiste pas à laisser de côté tout ce qui nous fait peur : la mort, le vieillissement, la solitude, les déceptions. Nullement. Ce qui nous est proposé est d’ajouter à tout ceci un élément de plus et de tenir compte de ce que nous risquons de laisser de côté, à savoir le secret de l’Evangile. C’est à tout prendre que nous pouvons nous réjouir, c’est en tenant compte de tout, y compris la parole que vous entendez ce soir. Et c’est aussi, comme nous verrons plus tard, compte tenu de la parole de la réconciliation, compte tenu du baptême, du pain de la communion, de la catholicité dont nous faisons partie, de la prospective où nous avons notre part et, bien entendu, compte tenu de notre Seigneur Jésus-Christ. A tout prendre, nous pouvons et nous devons nous réjouir.

Avant de m’arrêter, je voudrais me poser à moi-même une question : la repentance n’a-t-elle donc rien à voir dans ce récit ? Ne l’avons-nous pas évacuée un peu facilement ? Oui, en effet, la repentance joue un rôle important ici. Non pas qu’elle soit la source de la fête. Car la source de la fête est plus profonde, comme nous l’avons vu. Mais il est vrai que la repentance est l’occasion pour la fête de se manifester. C’est la repentance qui semble faire jaillir la fête, la rendre sensible et c’est par elle, la repentance, que l’on accède à la fête.

Disons pour finir quelques mots de cet accès à la fête. Comment y pénètre-t-on ? Car la volonté de l’Evangile n’est pas que nous en soyons seulement des figurants, mais que nous y participions de plein droit, comme le fils de la parabole, que nous la connaissions par le dedans, jusqu’à son cœur. Il n’en est pas de l’Evangile comme du carnaval de Nice où l’on peut pénétrer par différents côtés et où l’on est immédiatement de plain pied avec les réjouissances populaires. L’accès à cet Evangile est mystérieux. Celui qui était le plus près de la fête, le plus proche et le mieux placé, le fils aîné, c’est celui qui se tient à l’écart et se trouve être à l’extérieur. Le scandale qu’il éprouve à l’égard de cette fête, inopportune à son avis, tient à ce qu’il a ignoré sa vraie condition d’homme. Il n’a pas su que tout était à lui, et il s’est construit dans ce monde, dans cette maison paternelle, un monde à lui, fait de mérites, d’ambitions et de mauvaise humeur. Enfin, il ne s’est pas réjoui, faute capitale, dans le monde où nous sommes, habité par l’Evangile de Jésus-Christ.

Non, ce n’est pas par le fils aîné que nous aurons des indications sur l’accès à cette fête, c’est le cadet qui nous montre ici un chemin. C’est le grand détour de cette lamentable histoire qui a conduit l’enfant jusqu’au cœur de la maison.

On peut se demander à quel moment la chose s’est faite et tout a commencé de changer. C’est au moment où le fils s’est trouvé le plus malheureux et le plus seul. C’est quand il a prononcé cette parole : "Combien d’employés chez mon père ont du pain en abondance et moi, ici, je meurs de faim. Je me lèverai". C’est même peut-être entre ces deux phrases : "Moi, ici, je meurs de faim" et "Je me lèverai", que se place l’événement où l’on passe d’un monde à l’autre. Dans nos Bibles, à cet endroit précis, il y a un point. On ne pouvait guère exprimer les choses autrement, mais ce point appartient à l’Evangile. C’est le point auquel nous avons à nous placer comme s’il était l’amorce d’un sentier à suivre pour accéder à la fête de toute la création. Ce point, je le répète, qui est très exactement situé entre les deux phrases : "Moi, ici, je meurs de faim" et "Je me lèverai".