Carême 2007 : Ah ! si nous pouvions parler à Dieu...

Inondés de pardon

Le pain : demande centrale du
Notre Père, peut-être la plus belle, qui résume
tout. Car demander notre pain,


c’est
recevoir et être enveloppé
de la tendresse d’un père et de la fraternité
d’une humanité : « notre » ;


c’est
renoncer à nous-mêmes
pour nous situer dans plus vaste que nous : « ton nom et pas le
mien » ;


c’est
attendre activement le règne
d’amour et de fraternité, la Cité de Dieu ;


c’est
nous fondre dans la volonté
de Dieu pour devenir la pointe de son pinceau sur la terre…

Et tout cela, nous le
recevons au moment même où nous le demandons. Car en
réalité ce n’est pas nous qui le disons : c’est
Dieu lui-même qui dit en nous : « mange, le chemin est
trop long pour toi... ».

Après le pain, voici
le pardon. Dans sa respiration et son va-et-vient, la prière
semble de nouveau se déplacer vers Dieu, mais c’est
encore au plus profond de nous-même qu’elle va venir
rencontrer notre élan vital.

« Pardonne-nous nos
offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés. »

En grec :

littéralement : « 
Et remets-nous nos dettes. Comme nous aussi nous avons remis à
nos débiteurs. »

Pardonne

Cette phrase du Notre Père
n’est pas toujours bien comprise. D’abord parce que le pardon est
toujours difficile, autant à recevoir qu’à donner.
Ensuite à cause de ce lien troublant entre le pardon de Dieu
et le nôtre.

Deux surprises déjà :
il s’agit d’une remise de dettes, non de pardon des péchés.
Nous ne sommes donc pas dans le domaine de la morale ou de la
religion.

Et puis, le pardon que nous
donnons semble dans cette phrase précéder, et peut-être
même conditionner, celui que nous recevons...

Pourtant cette phrase va, à
son tour, être une bonne nouvelle.

Elle est parfois comprise
comme un marchandage :« Si j’ai su pardonner à ceux qui
m’ont fait du mal, alors toi aussi, tu me pardonneras tout ce que
j’ai à me reprocher... » Mais non, il ne s’agit pas
de cette logique là, d’une logique comptable dans laquelle,
d’ailleurs, nous serions toujours perdants. Cette phrase ne demande
ni de se culpabiliser ni de s’angoisser, parce qu’il ne s’agit pas de
fautes ni de morale ; il s’agit de notre être et de nos
souffrances.

Nous nous savons loin du
compte, tous en défaut.

Loin de ce que nous voudrions
être, loin de ce que nous devrions être, pleins de
dettes, de remords, de petites et parfois de grandes trahisons envers
autrui, envers ceux que nous aimons le plus et envers nous-mêmes.
Et nous en souffrons. Et cela nous abîme de l’intérieur.
Et nous savons qu’il en est de même des autres.

Nous sommes tous pleins de
dettes et de mauvaise conscience, mais par ailleurs nous savons aussi
tout ce que nous-mêmes avons souffert : toutes les frustrations
qui ont été les nôtres, les échecs, les
petites et grandes humiliations, les déceptions, les deuils,
la grisaille des jours, l’âge, la peur, la souffrance du
corps, la solitude même au milieu des proches – chaque
fois que nous avons eu mal, que le monde ou que la vie nous a fait
mal.

La vie nous doit, et il nous
semble que le monde a encore plus de dettes envers nous que nous
envers lui. Nous avons souvent ce sentiment que ce sont la souffrance
et la frustration qui dominent la vie plus que le bonheur. Même
les « méchants », ceux qui s’octroient tous
les moyens pour être heureux, ne semblent pas l’être
vraiment.

Les voilà, nos dettes.
Non seulement tous nos manques et toutes nos fautes, mais aussi,
parce qu’elles y sont toujours entremêlées, toutes
nos frustrations, tout ce qui nous a manqué : pas seulement le
mal commis, mais aussi le mal subi. Et encore au-delà,
peut-être que nos dettes sont également constituées
par tout le bien que nous avons fait et pour lequel nous attendions
confusément un peu de reconnaissance. Nos dettes, ici, ce sont
aussi nos créances, ce qui nous a manqué.

En quelque sorte, nos dettes,
c’est tout notre passé en tant qu’il réunit
tout ce qui nous a manqué, et de là conditionne notre
futur :

que
ce soit par notre faute ou notre
responsabilité ;

que
ce soit par la faute des autres,
ce que nous avons subi sans en recevoir réparation ;

– ou que ce soit le
bien que nous avons donné sans en recevoir un retour.

C’est cela nos dettes
dans cette phrase du Notre Père  : les traites que le
passé détient sur notre présent, sur notre
moral, sur notre avenir. Et c’est cela, remords, souffrances,
déceptions, que nous sommes invités à
abandonner, pour être à nouveau neufs.

Allons plus loin : nos dettes
sont ce qui nous constitue fondamentalement. Nous sommes
profondément manque, attente, désir, mais c’est
justement tout ce qui nous manque, nos défaillances, nos
souffrances et nos aspirations qui nous fait humains ; c’est
tout cela qui nourrit et constitue notre élan vital. Cet
écartèlement permanent entre ce que nous vivons et ce
que nous aurions voulu vivre est le propre de l’être
humain et c’est ce qui fait de nous des sujets constamment en
besoin d’amour. La psychologie croit l’avoir découvert
depuis un siècle, mais la religion le sait depuis des
millénaires. Nos dettes, au-delà de la liste de ses
manques que chacun peut plus ou moins énumérer, c’est
ce manque ou cet appel fondamental, originel, multiforme qui nous
constitue – et c’est cela que nous sommes invités,
dans cette demande de pardon, à offrir.

Alors, tout le reste
s’éclaire et se déroule naturellement.

D’abord le pardon. Si
nos dettes sont ce qui nous constitue, alors le pardon ne peut
qu’être donné, sinon la vie humaine serait
impossible. À moins d’effacer le monde et de le repenser
autrement. Mais Dieu semble avoir écarté cette option
depuis qu’Il a promis à Noé de ne jamais
recommencer le déluge…

Le pardon devient naturel,
évident, nécessaire pour moi comme pour autrui, par moi
comme par autrui. Je suis pardonné et je pardonne, forcément.
L’un n’est même pas la condition de l’autre,
c’est comme une logique évidente, qui imprègne et
englobe toute la réalité et toute la vie. Je pardonne
parce qu’il est tout simplement impossible de faire autrement,
parce que la vie ne serait tout simplement pas possible autrement. Je
pardonne parce que je connais la souffrance, le manque, les miens et
donc ceux des autres. Je suis pardonné par Dieu parce que
Dieu, le créateur, connaît cela encore mieux que moi :
Il nous a voulus ainsi, en besoin et en manque d’amour pour que
nous puissions aimer. Et Il nous pardonne avant même que nous
en discernions la nécessité.

Mais si je ne pardonne pas,
je me ferme moi-même au pardon, je me mets moi-même dans
l’impossibilité de le recevoir.

Jadis, dans une communauté
de moines en plein désert, un frère a commis une faute
et doit être jugé. Pour être sûrs d’être
les plus justes possible, les frères vont chercher celui qui
est le plus à même d’être impartial, un abbé
considéré comme un grand saint, particulièrement
proche de Dieu. Dans un premier temps, cet abbé refuse. Mais
le responsable de la communauté insiste et envoie des
serviteurs dire au sage : « Viens, s’il te plaît,
tout le monde t’attend. »
Alors le Père se
lève, va chercher une corbeille percée, la remplit de
sable et l’emporte sur son dos. « Mais pourquoi
fais-tu cela ?
 » demandent ceux qui sont venus le chercher.
« Vous voyez, mes péchés coulent à
flots derrière moi, et je ne les vois pas ; or je

viens
aujourd’hui pour juger
les fautes d’autrui.. ».

Ayant entendu cette parole,
les anciens ne purent évidemment que pardonner au frère
fautif...1

Pardonner, une évidence  ?

Si nous ne pardonnons pas,
nous nous fermons nous-mêmes au pardon….

D’où cette
étrange antériorité qui surprend et choque
souvent dans le Notre Père  : « Pardonne-nous
nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés » ou
« remets-nous nos dettes,
comme nous avons déjà remis celles des autres... »
.
En fait, nous demandons simplement à Dieu de nous pardonner
avec le même naturel que nous-mêmes avons déjà,
et depuis toujours, pardonné à autrui. Parce que le
pardon est la matière même de la vie.

Il est vrai que parfois il
paraît trop difficile de pardonner ou nous sentons que notre
pardon ne pourra être réel tant que l’autre n’aura
pas lui-même pris conscience et senti le besoin d’un
pardon. Pourtant, contrairement à ce qu’on croit
ressentir et vivre, le pardon est en réalité antérieur,
préalable, anticipé sur la faute elle-même. Même
si le pardon n’excuse pas la faute, ni ne la nie. Même
si, bien sûr, la justice humaine doit passer. Le pardon est
pourtant déjà là, avant que la faute soit
commise, y compris pour un terroriste ou un violeur. Vous ne le savez
peut-être pas encore, mais vous avez déjà
pardonné à ceux auxquels vous en voulez...

1.
Apophtegme (récit) des
Pères du désert, glané dans l’hebdomadaire
Réforme sous la plume d’Antoine Nouïs.

Le pardon est comme une
évidence qui englobe et imprègne ; qui est appelé
à englober et à imprégner toute la réalité,
toute la vie humaine et la vie de l’humanité. Une
évidence du pardon, qui s’appelle la grâce. Et
pour laquelle Jésus, le Christ, acceptera de mourir.

Mais qu’en est-il quand
on ne peut pardonner ou qu’on ne peut se sentir pardonné,
parce que la blessure est irrémédiable ? À ce
point infiniment délicat, il est peut-être nécessaire
de distinguer trois niveaux. D’abord, cette invitation, à
la fois individuelle et universelle, nécessaire, à
donner et à recevoir le pardon.

Elle n’écarte
pas, à un deuxième niveau, le besoin de prendre
conscience du mal commis. Pour que le pardon puisse être reçu,
pour qu’il puisse devenir réel, c’est-àdire
une relation entre pardonné et pardonnant, il est nécessaire
que le ou les pardonnés prennent conscience de leurs fautes,
souvent réciproques, et de toute l’ampleur de leurs
fautes. Sinon le pardon ne libérera que celui qui le donne, et
non celui qui a besoin d’être pardonné. Le pardon
n’est pas un oubli, ni une négation du mal. Comme la
tradition juive le rappelle, il a besoin de la conscience du mal
commis.

Et c’est pourquoi,
enfin, à un troisième niveau, le pardon ne dispense pas
de la sanction sociale. Le mal, même pardonné, reste un
mal, qui a besoin d’être socialement désigné,
et si possible réparé. Le pardon donné par une
victime ne dispense pas la faute ou le crime d’être
pénalement sanctionnés.

Mais je reviens à la
détresse, peut-être la vôtre, de celui ou de celle
qui ne peut pardonner, ou qui ne peut se sentir pardonné,
parce que la blessure est irrémédiable.

Personne ne peut lui en faire
reproche. Pourtant s’il reçoit un jour la grâce
d’entrevoir le pardon, il commencera sa propre délivrance
et se libérera lui-même.

Faudrait-il donc toujours
pardonner sans condition ? Oui, si tu le peux. Le pardon est naturel
comme une évidence : pour Dieu vis-à-vis de nous, qui
sans jamais désespérer de nous, continue de nous
conduire. Et pour nous vis-à-vis d’autrui, si nous
voulons bien ouvrir les yeux et réfléchir à ce
que nous sommes. Pardonne à ton frère jusqu’à
soixante-dix fois sept fois, répond Jésus à la
question inquiète d’un de ses compagnons…

Mais alors, ultime question,
pourquoi la foi ? Pourquoi même cette demande du pardon, s’il
est acquis d’avance ? Justement parce que cette demande nous
fait prendre conscience du pardon dont nous avons besoin, de notre
besoin de pardonner et de notre pouvoir de pardonner. C’est
unpeu comme le pain spirituel du Notre Père qui se
reçoit dans l’instant où il est demandé.
Il en est de même pour le pardon : il est assuré avant
même d’être demandé, mais pour le vivre, il
nous faut tout donner, tout lâcher, comme ce marchand qui,
ayant trouvé une perle extra-ordinaire, renonce à tous
ses biens pour l’acquérir... Tout donner, c’est-à-dire
renoncer à toutes nos dettes : à ce que la vie nous
doit, à ce que nos adversaires ou nos obligés nous
doi-vent, et à nos propres remords pour ce que nous devons.

Tout donner, tout renoncer,
redevenir vierges. C’est d’ailleurs ce que nous avons
déjà fait deux phrases plus tôt en disant « 
que ta volonté soit faite »
 : je renonce à
moi, à mon passé, à mes traites et à mes
revanches sur l’avenir, pour m’offrir à ta
volonté, à ton amour, et devenir le simple outil, la
simple plume de ton pinceau sur le grand livre de la création.

C’est ainsi, et uniquement
ainsi, que nous serons pardonnés et pardonnerons tout le mal
qui s’enchevêtre. Et le mal qui est en moi, et renaît
sans cesse de ma béance fondatrice, cessera de porter ses
tristes fruits à l’intérieur de moi comme au dehors.

Tout donner, revanches el
souffrances, parce que Dieu nous appelle, vierges, pour sa page
blanche.

Tentations

La respiration et le
va-et-vient permanent du Notre Père entre l’intérieur
et l’extérieur, entre Dieu et nous, se poursuivent avec la
demande suivante.

« Ne nous soumets pas
à la tentation », en grec :

littéralement : « 
Et ne nous conduit pas vers l’obstacle » ou le
trébuchement.

Enfin, une phrase excitante !
Enfin un sujet qui permet de parler d’argent, de sexe, de gâteaux
à la crème et d’ambition.. Mais non, pas directement.
Une fois de plus cette phrase du Notre Père dit autre chose
que ce qu’on y entend d’habitude. Car une fois de plus, il ne s’agit
pas de morale.

Le Notre Père dit
littéralement : « Ne nous conduis pas vers l"obstacle ».
L’obstacle, pas la tentation : il ne s’agit pas d’un petit diable qui
viendrait nous tenter, comme Ève et Adam au jardin d’Eden, en
faisant appel à nos plus bas instincts pour nous voir craquer
devant une pomme, une voiture, une nouvelle robe, un dessous de table
ou un amour de rencontre. Il s’agit de Dieu qui de façon
délibérée ferait passer notre chemin par un
obstacle que nous ne pourrions surmonter et qui nous ferait tomber.

Pourquoi forcément
tomber ? Parce que nous tomberions. C’est sans doute la
première leçon de cette phrase : la certitude que nous
sommes tous fragiles, la certitude et l’utile rappel, que nous
serions à coup sûr vaincus par une vraie tentation.
Quelle qu’elle soit, subtile ou grossière, si elle s’en
donne les moyens elle aura raison de nous. Nous céderons parce
que nous ne sommes pas assez solides ni assez consistants et que,
quelle que soit notre force, pris par notre point faible, nous nous
défaisons. Sans appel. Et il vaut mieux en être
conscients.

C’est ce qu’exprime
Simone Weil quand elle suggère que la seule véritable
épreuve pour l’être humain, c’est d’être
laissé seul face au mal. Alors l’individu est détruit,
soit directement brisé, soit happé par le mal pour en
être gangrené, au point d’en devenir le complice.

Céder à la
tentation. C’est-à-dire se trahir. Trahir ce qu’on
est, ce qu’on veut, ce qu’on sait devoir et mériter
d’être, ce qu’on a été jusqu’alors
à nos propres yeux comme aux yeux des autres, trahir ce que
les autres attendent de nous. C’est cela le trébuchement,
l’obstacle. Il peut venir de la façon la plus grossière,
la plus directe, et là nous pourrions parler de sexe ou
d’argent, comme il peut venir de la façon la plus
subtile et la plus insidieuse. Par exemple lorsqu’il s’agit
d’arbitrer entre ce qui peut être un compromis, une
sagesse, ou ce qui peut être une compromission, une trahison.

Que ce soit au travail : Ce
qu’on me demande est contraire à mes principes. Mais
c’est peut-être utile à mon entreprise, et il faut
bien que je garde mon emploi, ma famille compte sur moi
...

Ou que ce soit en couple :
j’aurais peut-être dû accepter ceci ou ne pas
cacher cela ; mais on ne peut pas toujours donner, ni toujours
risquer des conflits.
..

Ou que ce soit en matière
de convictions : bien sûr, avec cette idée-là
les extrémistes font des adeptes, mais moi, le soir, avec ces
jeunes, j’ai peur
...

Là sont sans doute les
vraies tentations : dans cette hésitation, cette infime
bascule entre le compromis et la compromission, lorsque le glissement
est presque insensible.

Dans tous ces cas-là,
dans toutes ces tentations-là, les grossières comme les
subtiles, le plus salutaire est sans doute d’avoir peur.
Craindre de se trahir. Il peut être bon d’avoir peur pour
rester attentif. Peur de la tentation, sans honte mais avec une calme
lucidité, parce qu’on sait qu’on est moins fort
qu’elle. C’est dans la prière et nulle part
ailleurs, dans l’interrogation de Dieu par la prière,
que je vois plus clair, que je me découvre porté, et
que je peux éviter de me trahir. « Ne nous soumets
pas à la tentation »
 : elle est trop forte pour moi.
Je m’y perdrais...

Et même lorsque de tout
notre être nous voulons agir le plus juste possible, l’obstacle
ou la tentation est toujours là, encore plus subtil, aussi
dangereux. C’est précisément ce qui advient à
Jésus, lorsqu’il se retire au désert et que le
diable vient le tenter. Que lui propose le diable ? D’être
le Fils de Dieu... Si tu es Fils de Dieu, prouve-le, utilise tes
pouvoirs pour bien faire, donne à manger aux pauvres, en
transformant ces pierres en pains ; dirige les peuples vers la paix
en prenant le pouvoir politique dans tous ces royaumes qui
m’appartiennent ; fais la démonstration de ta gloire et
de ta puissance en te jetant du haut du Temple pour que tous aient la
foi... Autrement dit, donne-toi les moyens d’être
toi-même et de réaliser le bien !

Vertigineuse tentation :
vouloir tellement être soi-même ou faire le bien, qu’on
en arrive à s’accorder des facilités ou à
s’autoriser des moyens, à vouloir forcer les choses pour
un bien, et donc à n’être plus soi-même.
Tentation diabolique et désespérante qui fait échouer
le meilleur, parce qu’on mélange la fin et les moyens…

Pire : finir par avoir
confiance en soi-même, au point de ne plus laisser de place au
doute, à l’autre, à Dieu. Se croire juste, ou
fort, ou arrivé, ou utile, ou suffisant. Là est
l’ultime tentation, celle qui arrive quand toutes les autres
semblent surmontées, celle qui arrive parce que toutes les
autres semblent surmontées. Ultime tentation, ultime illusion,
qui n’est pas si rare : croire avoir surmonté les
tentations...

C’est une autre figure
de ce que l’Évangile appelle le péché
contre l’Esprit : se passer de Dieu. Et c’est cette
tentation que Jésus, quand elle lui est présentée,
balaye d’un rappel : « Tu ne te prosterneras que
devant Dieu seul. »
Ni devant une idole, ni devant une
tentation, ni devant toi-même. À nouveau, c’est
dans la prière, et nulle part ailleurs, que je vois plus clair
et peux m’épargner de trahir.

Soumets-nous… au bien !

Dans un monastère, le
moine-cordonnier, furieux, vient de jeter son outil, et se jette à
genoux. « Mon Dieu, je n’en peux plus. Les autres
moines passent leur vie à

lire, à méditer,
certains écrivent des livres ou réalisent des
enluminures. Et moi, quelle est ma vie ? J’ai pour tout horizon
un atelier poussiéreux et sombre, je respire à longueur
de journées le délicat parfum du cuir moisi, tout mon
art consiste à réparer de vieilles sandales…
Tandis que mes frères s’adonnent à de nobles
tâches, qui leur attirent estime et félicitations, voilà
à quoi j’use ma vie ! Je sais bien que tous les humains
doivent porter leur croix, je l’accepte, seulement voilà,
la mienne ne me convient pas ! Permets-moi d’en choisir une
autre… »

« Rien de plus
facile,
lui répond Dieu. Je vais te faire faire un
aller-et-retour au ciel, dans le lieu où sont entreposées
toutes les croix. Tu pourras toutes les essayer et choisir celle qui
te conviendra le mieux. »
Aussitôt là-haut, le
moine, émerveillé par la beauté et la diversité
de toutes les croix, commence à les essayer. Mais à
peine en a-t-il pris une qu’il la rejette avec effroi. Tour à
tour, il se sent lacéré, brûlé, noyé,
affamé, soumis au déshonneur, à l’exil, en
butte à la plus noire calomnie, enfin enfermé dans les
ténèbres d’une démence profonde…
Après de nombreux essais, il déniche toutefois une
croix qui, oui, lui convient. Il l’endosse : cela va, il se
sent à l’aise… cette croix sent bien un peu le
cuir moisi, mais enfin… « Cette fois ça y est,
s’écrie-t-il tout joyeux, j’ai enfin trouvé
la croix qui me convient ! »
Il lève alors les yeux
et voit tout le paradis rire à gorge déployée :
il vient d’endosser la croix qu’il avait déposée
en entrant…

Tentation de croire qu’une
autre vie serait plus belle que celle à laquelle Dieu nous
appelle…

Justement il nous reste une
question troublante : le Notre Père dit bien « ne
nous conduis pas vers l’obstacle »…
Pourquoi
Dieu nous conduirait-Il vers l’obstacle, pourquoi voudrait-Il
nous tenter ou nous faire tomber ? L’idée que Dieu
puisse tenter des humains, juste pour voir, pour examiner s’ils
resteront fidèles, un peu comme avec le personnage de Job,
cette idée ne peut être qu’absurde et choquante.
Mais, alors, pourquoi ne pas demander à Dieu de nous protéger
intégralement de toute tentation ? Pourquoi cette idée
que Dieu pourrait nous conduire vers l’obstacle ? “Ne
nous jette pas dans l’épreuve”
traduit Simone
Weil.

Sans doute parce que Dieu
sait que nous avons besoin de ces épreuves. Non pour nous
tester ni pour jouer, mais pour nous éprouver comme on trempe
un métal, nous forger, nous façonner en vue de ce qu’Il
attend de nous. Il sait que nous avons besoin de déconstruire
notre moi pour y renoncer, ou plutôt pour faire place à
un autre moi, celui qu’Il nous destine, celui auquel Il nous
appelle, celui dont lui-même et sa Cité ont besoin. Il
sait que les épreuves peuvent aider à déconstruire
ce vieux moi, ce vieil ego, le « vieil homme » dont
parlait l’apôtre Paul, et à forger le nouveau. De
même que le monde grandit à travers ses déchirures,
c’est à travers nos expériences, nos échecs,
nos errements et nos douleurs que nous grandissons, que nous nous
humanisons jusqu’à devenir capables de compréhension,
de compassion, d’amour et d’action envers autrui, lui
aussi déchiré. Dieu « châtie ceux qu’il
aime »
, comme l’exprimait déjà l’auteur
de la lettre aux Hébreux…

Si bien que ce que nous
demandons à Dieu, dans cette phrase du Notre Père,
c’est de nous conduire non pas sur un chemin où il n’y
aura plus d’obstacles, mais sur un chemin où il y en
aura qui nous feront grandir pour sa Cité, mais où il
nous épargnera ceux qui nous feraient trahir.

Ainsi, en lui demandant « 
ne nous soumets pas à la tentation »
, nous lui
demandons à la fois :

de
nous faire accepter, voire même
aimer les tentations surmontables ;

– de nous épargner
celles qui nous briseraient ;

de
nous donner la force de
traverser celles qui sont nécessaires ;

– et de toujours nous
conserver la peur de trahir.

Si nous allions encore plus
loin, nous pourrions même renverser la proposition. La phrase
du Notre Père « ne nous soumets pas à
la tentation »
se comprendrait alors : « soumets-nous
à la tentation du bien »…
Tente-nous par le
bien, séduis-nous, persuade-nous par le bien ; par ta volonté,
par ton amour, par ton projet pour l’humanité et pour
moi, gagne-moi à ta cause pour que je m’y offre et m’y
donne…

Dans cette optique, où
Dieu n’impose jamais, pas plus qu’il ne punit ni ne
bouleverse les lois naturelles données à la création,
Dieu ne dirige pas l’univers ni les humains, mais Il les invite
sans cesse à s’orienter vers le bien, à le suivre
sur le chemin de l’amour et à se fondre dans sa volonté
pour le monde. Et son action n’est que persuasion, séduction,
jamais contrainte.

Ce que nous pouvons désirer
de mieux est alors qu’Il nous fasse accepter les épreuves
indispensables, qui nous permettent de grandir ; qu’Il nous
épargne celles qui nous détruiraient ou nous feraient
trahir ; mais encore qu’Il ne cesse de nous tenter par le bien,
le juste et le beau, par l’amour qu’il offre toujours.