Carême 2003 : La Pierre et la Foi

Introduction

- Et pourquoi l’assassin pouvait-il avoir intérêt qu’il fà »t découvert ?
- Je ne sais pas, j’émets des hypothèses. Qui te dit que l’assassin a tué Venantius parce qu’il haïssait Vénantius ? Il pourrait l’avoir tué, de préférence à n’importe quel autre, pour laisser un signe, pour signifier quelque chose d’autre.
- Omnis mundi creatura, quasi liber et scriptura murmurai-je. Mais de quel signe s’agirait-il ?
- Voilà ce que j’ignore. N’oublions pourtant pas qu’il est des signes qui paraissent tels et qui sont au contraire dénués de sens, comme blitiri ou bou-ba-baff
- Il serait atroce, dis-je, de tuer un homme pour dire bou-ba-baff. !
- Il serait atroce, commenta Guillaume, de tuer un homme fà »t-ce pour dire Credo in unum Deum ".

Umberto ECCO " Le nom de la rose "
p138 . Livre de poche. GRASSET 1982

" J’émets des hypothèse " dit Guillaume de Baskerville, le maître à penser en théologie du jeune Atso, dans le " Nom de la Rose " du truculent auteur Umberto ECCO. Ce savoureux passage de l’enquête ecclésiale et policière que mènent les héros du livre est la base de l’inspiration de tout pasteur qui a en charge une communauté à qui il doit transmettre la parole de Dieu. Des certitudes qu’il a glanées dans ses études, il doit faire des propositions, des provocations, des hypothèses à l’usage de la réflexion de chacun à commencer par lui. Ses prédications seront des randonnées hésitantes mais non hasardeuses à travers l’Ecriture, si nous la considérons comme la Parole de Dieu ; elles seront leçons humbles mais fermes à retenir d’abord pour soi-même pour la vie de l’Eglise si nous croyons celle-là présence du Christ, elles seront hypothèses de vie communautaire si nous pensons le Royaume en marche.

" Il serait atroce, commenta Guillaume, de tuer un homme fà »t-ce pour dire Credo in unum Deum. " Des hommes et des femmes sont pourtant bien morts pour ne précisément pas avoir prononcé cette confession. Quelle folie a piqué l’humanité et continue encore aujourd’hui pour que les hommes se haïssent, se jalousent, s’affrontent jusque dans la controverse théologique, au point de s’entretuer ? Cela reste un mystère pour moi.

L’histoire de l’art retrace l’histoire des hommes et des idées, en particulier dans cette époque médiévale grandiose et sombre où les hypothèses se heurtaient aux certitudes.
L’ère de la " disputatio ", joute théologique et verbale, 8ème au 12ème siècle a laissé la place à des époques plus rudes, plus contraignantes. La profusion des idées nouvelles, voit apparaître l’inquisition qui s’appellera le Saint Office qu 20ème siècle (1908) puis la Congrégation pour la doctrine de la foi après le concile de Vatican II (1965) ? Celle-ci, à partir du 12ème siècle essaiera de protéger l’unité de l’Eglise Catholique Romaine, de garder le peuple chrétien de l’influence des " hérésies " par des méthodes et des moyens plus coercitifs que la persuasion de la prédication des Dominicains.

C’est l’époque troublée que nous parcourons en accompagnant deux personnages qui dialoguent sur ces questions et en particulier le sujet sensible de l’Eucharistie, qui devint un enjeu majeur dans tout le monde chrétien.

La bible a pourtant des fulgurances théologiques et d’audacieuses propositions éthiques qui devraient nous permettre de coexister sur cette terre en restant dans l’étonnement de la diversité sans craindre la disparition de nos convictions et de nos particularités.

C’est en émettant des hypothèses sur des représentations iconographiques, dont Béranger -un maître sculpteur - et sa jeune élève Margaux sont les interprètes, que nous relisons dans l’histoire de l’art médiéval des convictions et des émotions qui nous ont précédés.

Toute représentation artistique a toujours oscillé entre deux contraintes : illustrer l’idée d’un commanditaire (une communauté ou un individu) en tant que support donc, et exprimer des intuitions personnelles, profondes, comme médium à part entière. La grandeur de quelques artistes est de pouvoir allier les deux sans se renier.

La forme du dialogue est adoptée comme introduction a chaque image étudiée dans ce petit ouvrage grâce à Béranger et Margaux, pour garder un recul sur l’époque concernée par notre étude et explorer quelques visions de l’Eucharistie, dont la bible situe la proposition à la fin de la semaine sainte dans la nuit qui précède le Shabat de Pessah.

Les quarante jours de Carême nous y conduisent en précédant la crucifixion puis la Résurrection du Christ.

Les " regards croisés sur le repas de la Cène " sont autant ceux de nos deux héros que des artistes qui sont leurs contemporains. J’ai choisi de concentrer nos regards sur la période qui va du 11ème au 15ème siècles, c’est à dire du début de l’Art Roman à l’avènement de la Réforme. Le 11ème siècle est marqué par l’émergence de l’époque dite Romane où une culture affranchie de l’héritage Byzantin après le concile de Nicée II s’affirme dans toute sa force et sa splendeur ; effervescence d’inventions, de pressentiments, de symboles faisant momentanément l’unité occidentale, d’où une expression artistique riche et diverse, mais non dispersée.

La fin du 15ème siècle s’achève sur une période clé entre la fin du Moyen Age et la renaissance française (la renaissance italienne est déjà florissante) période où n’est pas encore affirmée ouvertement la Réforme. Au delà de 1520, les données artistiques vont être bouleversées, les clans bien marqués, la polémique à travers les œuvres d’art didactique, pédagogique, quelquefois lourde.

Du début de l’Art Roman à l’avènement de la Réforme, le monde occidental vit une période unique toute de découvertes voisinant avec des archaïsmes, d’idées nouvelles flirtant avec la fixation de dogmes à visée éternelle, d’invention de la personnalité au milieu d’une société communautaire.

L’inspiration des artistes est issue autant des sources bibliques que des registres de l’antiquité, des légendes et de la tradition de l’Eglise, à la croisée des influences contemporaines.

Les méditations qui suivent ces dialogues sont le fruit, pour une grande part, de prédications que des frères et sœurs de mes paroisses précédentes m’ont fait la gentillesse de partager et de supporter dans les périodes de Carême en cheminant ensemble vers Pâques

Chapitre 1 M’AIMES-TU

M = Margaux
B = Béranger

M - Nous marchons depuis longtemps, Maître. Où m’emmenez-vous ?

B - Tu sais manier la gradine et la boucharde, le ciseau et le maillet. Il est temps que tu apprennes à les utiliser pour dire l’essentiel. Pour cela il faut que tu vois au-delà de ce que tu crois voir Mais nous voilà arrivés. Tu vois ça !

M - Joli tympan en effet. Le Christ assis au milieu de ses disciples à une longue table. Jean est comme assoupi un peu devant à gauche de Jésus. Et Judas est le symétrique de Jean, à genoux de l’autre côté de la table, sous le niveau de la table. Les autres disciples sont alignés de part et d’autre du Christ de façon à former par leur positions - debout, puis assis - la ligne d’une voà »te. Très ingénieux
Mais.il en manque !

B - Que manque-t-il ?

M - Des disciples ! Il manque des disciples : il ne sont que dix !

B - Dix est en bon nombre.

M- Oui, mais ils étaient douze.

B - Douze est un bon nombre aussi.

M- Mais Maître, enfin ! L’un est bon, l’autre est bon. Quel sens donner à ces paroles ?
Ne faut-il pas montrer exactement ce qu’il s’est passé ? Enseigner par nos images ce qui est dit dans les écritures à ceux qui ne savent pas lire ?

B - Mais justement en procédant ainsi, le Maître de ce tympan enseigne pleinement l’écriture dans toute sa profondeur. Tiens, regarde cet objet. Sais-tu ce que c’est ?

M - C’est un peigne en ivoireD’après les représentations gravées dessus, ce doit être un peigne liturgique qui sert au prêtres pour se peigner les cheveux et la barbe avant les messes et cérémonies.

B - Regarde le travail délicat de la gravure. Que vois-tu ?

M - On voit l’arrestation, la flagellation et une cène : avec Jésus, sept disciples, deux coupes ou plats avec chacun un poisson, un pain. Il y a aussi une cruche, un couteau.

B - Sois plus précise. Il y a six disciples et un septième qui est Judas.
Que signifie six ? C’est le principe de la création, de l’homme universel, du macrocosme. Cette communion, on pourrait dire qu’elle résume le monde. Les cinq dimensions de l’humain auxquelles on rajoute l’axe haut/bas.

Mais il y a Judas, le numéro sept. Le sept c’est le nombre du cycle accompli (les sept jours de la semaine). L’intervention de Judas dans le drame qui se déroule ici se rapporte au cycle accompli (tel qu’il est exprimé dans Jean 13 :31-33 " Après que Judas fut sorti, Jésus dit :

- Maintenant apparaît le gloire du Fils de l’homme et la gloire de Dieu se manifeste en lui. Et si la gloire de Dieu se manifeste en lui, Dieu aussi fera apparaître en lui-même la gloire du Fils et il le fera bientôt. Mes enfants, je ne suis avec vous que pour peu de temps encore "

" Tout est accompli " dit Jésus sur la croix.

Le rôle de Jésus peu être arrêté à partir du moment où Satan entre en Judas : tout le cycle de la passion décrit après cet instant est compris dans cet instant même. Ici nous avons le point culminant qui décide de la suite. Le geste de la bouchée donnée au septième personnage est hautement symbolique : c’est le moment crucial de la trahison et de ses conséquences. Il n’y a plus de retour en arrière possible. On pourrait dire à cet instant : " tout est accompli "

M - Mais le huitième personnage, alors c’est Jésus ? Et quel est l’enseignement de ce nombre ?

B - Tu commences à comprendre, chère élève. Le huit est le nombre de l’équilibre cosmique, le huit comme les béatitudes, mais aussi et surtout, le nombre de la RESURRECTION, la transfiguration du huitième jour
C’est donc dans cet ordre qu’il faut lire cette image :
Les six disciples (la création, l’homme universel)
Plus Judas (le cycle accompli)
Plus Jésus (la résurrection)

La présence du Christ vient achever la compréhension de ce dernier repas.

M - Mais alors, si l’on revient à notre tympan ici, comment faut-il compter ? Que raconte-il ?

B - Simple. Regarde ; le nombre de disciples est différent : comptons autrement.
Huit disciples entourent Jésus ; Jean couché est le 9ème, Judas le 10ème et Jésus le 11ème.
Huit disciples c’est ce que nous voyons au premier coup d’œil

M - Huit c’est à dire résurrection.

B - Exact petite. Tu remarqueras que les huit disciples sont disposés de façon à être quatre de chaque côté de Jésus. Le quatre signifie en symbolique romane, la terre, le terrestre, le monde, le domaine de l’homme. Ce sont les disciples qui équilibrent la composition et qui donnent un sens au neuvième.
On peut voir dans le nombre neuf la perfection (3 x 3), car le trois représente la divinité. Il a un sens de gestation et de création dans le monde chrétien ; il en découle qu’il sera aussi utilisé pour exprimer l’amour de Dieu.

M - Jean le disciple vien-aimé doit bien être compté comme le neuvième, c’est évident. C’est pour cela qu’il n’y a pas douze disciples mais dix. Je devine que le dixième va avoir un rôle essentiel.

B - Très juste puisqu’il ne peut être autre que Judas. Dix nombre du Salut Eternel, nombre de la perfection, nombre de la vie et de la mort : les deux, la vie et la mort, sont inclus dans le geste de Judas.

Enfin Jésus compté comme le onzième, étonnant onze ! Onze exprime le trop plein, la démesure même, mais aussi le macrocosme (le 6) et aussi le microcosme (le 5) réunis. 11 est égale à 10 + 1 qui exprime la lutte intérieure, la décision individuelle, celle de Jésus, à ce moment précis, l’initiative individuelle de Jésus. Entends Jean 13 :3 " Sachant que le père à remis toute chose entre ses mains ". C’est à Jésus de décider. Voilà ce que te dis dans cette image, le onze.

M - Etonnant, Maître. Le Christ est au centre, il est le centre, mais tout ce qui se passe autour, c’est cela qui donne un sens, un sens donné par les disciples.

B - L’organisation de ce tympan qui se joue entre trois personnages - Jésus, Jean et Judas - et le nombre des disciples parle encore plus aux gens de l’époque médiévale, que tout autre discours.

1
" ET TOI QUI DIS TU QUE JE SUIS ? "

Le carême est ce temps, comme son nom en Latin le laisse entrevoir à travers la brume du temps et des langues, qui comprends 40 jours pour se mettre en marche à la suite du Christ, qui va à Jérusalem y accomplir sa mission.

40 jours de préparation, de route difficile, d’inquiétude pour le lendemain, où, en occident, dans les temps plus reculés que le nôtre, il n’est pas sà »r que les dieux cessent d’être courroucés, pas sà »r que le printemps revienne, pas sà »r que les premières récoltes fassent la jonction avec les dernières réserves déjà épuisées dans les caves humides et les greniers colonisés depuis longtemps par les rongeurs. Il fallait jeà »ner plus par force que par conviction.

40 c’est ce chiffre biblique, qui contient la transformation, la maturation, la préparation à un monde nouveau.
40 jours de déluge qui noient le vieux monde pour un monde neuf, 40 ans au désert pour apprendre la liberté et oublier les vieux réflexes de la servitude, 40 ans c’est voir naître ses petits enfants, précurseurs d’un avenir nouveau dans toutes les civilisations traditionnelles.
40 jours au désert pour Jésus c’est de charpentier devenir prédicateur, 40 jours entre Pâques et Ascension c’est devenir apôtre quand on était pécheur, paysan, ou ouvrier pour les disciples du maître.
40 jours pour marcher comme le christ vers la lumière de pâque, attendre désespérément dans les épreuves de l’existence. 40 jours de Carême.

Etre disciple, c’est marcher, sans toujours comprendre ? accueillir, sans être aussi disponible qu’on le devrait, être bousculé, quand on est déjà courbatu. Être disciple du Christ, c’est aimer suffisamment Dieu pour voir dans le serviteur souffrant le maître qui s’approche de nous.
Disciple, c’est aussi être élève d’un maître, éclairé par sa connaissance, redressé par son enseignement, étayé par sa présence ? sa chaleur et son amour.

On aura compris qu’il y avait de nombreux disciples autour de Jésus. Lesquels nous ressemblent ?

Chez Marc et chez Luc, Jésus est souvent suivi par une foule composée de gens très divers : la famille de Jésus, ses frères, ses sœurs, accompagnant en plusieurs passages de l’écriture Marie, leur mère. Des curieux, des gens étonnés par les capacités de l’Homme qui leur semble magique, ou pour le moins extraordinaire. Des personnes parcourant les routes à cette époque, et qui s’agrègent un moment à ce cortège comme il en existaient d’autres autour d’un personnage phare, d’un maître à penser, d’un personnage riche ou bien au verbe politique séduisant. La constante, ce sont les douze, choisi par Jésus lui-même, appelés par leur nom, un jour sur leur lieu de travail : les quatre évangélistes l’attestent et aiment à les mettre en avant.

Pour ne pas les confondrent tous, Luc, le médecin grec, LUKAS, converti sans doute grâce à Paul de Tarse, un certain temps après la mort de Christ, Luc, qui n’a vraisemblablement pas connu Jésus de son vivant, donne un nom à ces douze : les apôtres (apotoloi, apostoloï, en grec). C’est à ce nombre que l’on reconnaîtra l’Evangile de Luc dans les représentations.

Marc, qui aime comme Luc décrire la foule qui suivait Jésus, les distinguera par : " les douze ", plus simplement. Dans le court épisode du dernier repas, il n’est même mentionné aucun prénom : c’est fréquent chez cet évangéliste qui donne ainsi une sorte de fraternité égalitaire à ce groupe d’hommes, mis à part qui vont suivre Jésus. " Ils ", "tous ", Jésus " leur " dit : cet anonymat communautaire leur confère une sorte de mission globale presque interchangeable. Ce nombre de disciples non précisé nous aidera à distinguer l’inspiration de Marc.

Matthieu qui mettra en scène Jésus avec une galerie de personnages plus réduite, affectionne particulièrement le titre de disciple ( maqhtaiV matèteïs) en grec. Il encadre même souvent Jésus avec une garde rapprochée, plus épurée encore, faite de 4 disciples, nombre qui revient souvent dans son évangile voire même trois personnes : Pierre, Jacques et Jean. Ceux-là mis en valeur, nous mettrons sur la piste de cet interprète dans l’art.

Jean l’Evangéliste, qui aime aussi le terme de disciple se plaira particulièrement à décrire des scènes singulières différentes, omises ou oubliées des autres écrivains. Il s donnera même des prénoms à chaque protagoniste de ses récits, sortant ainsi de l’ombre de l’histoire des figures au profil étonnant, des personnages qui font encore date aujourd’hui dans les exemples ou les proverbes contemporains. C’est cet auteur qui sera la source principale des images médiévales jusqu’à celles d’aujourd’hui, respecté ou détourné de son propos selon les interprètes.

Où est-ce que je me situe parmi ces groupes, au milieu des évangiles ? Suis-je dans la foule, discret, anonyme, de ceux qui aiment cet homme et le suivent fascinés, comme chez Marc ?
Suis-je au contraire un personnage unique, à l’histoire originale, comme chez Jean qui laissera son nom pour la postérité ? Lazare, Marthe, Jaïrus, la femme adultère, Zachée.
Ou bien, ai-je une mission particulière comme chez Luc ou Matthieu, mis à part pour une responsabilité au milieu du monde et des hommes comme les apôtres ?

§§§§§

Evangile de Luc 14, 25

25 De grandes foules faisaient route avec Jésus. Il se retourna et leur dit :
26 - Celui qui vient à moi doit me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre personne. "

Quelle exigence contre nature ! Quel despote ose demander cela à ses sujets ? Comment écouter ce texte, lire ces mots sans se sentir condamnés à l’avance ? Renoncer à tout ce que nous possédons ? Abandonner père, mère, frère, sœur, femme, mari ? Cela nous paraît inhumain. Quelle secte donc ose demander cela ?

Cela nous paraît inhumain.

Comment ne pas nous sentir condamnés d’avance à ne jamais pouvoir être disciple du Christ, et donc à venir poursuivre une chimère en venant prier les dimanches matin, ou même tous les jours chez soi, ou même " faire le bien autour de nous " si nous ne remplissons pas LA condition : abandonne tout pour moi. Et ce n’est pas le seul passage de l’évangile qui nous dit cela :
Prenez Matthieu ch. 10 verset 38 "celui qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ". Ou encore : Luc 12, " les familles seront divisées à cause de moi ", ou bien alors : Matthieu 19, Marc 10, Luc 18 : au jeune homme riche qui voulait suivre Jésus, qui pratiquait intégralement toute la loi, tous les commandements : " Il te manque quelque chose lui dit le Christ : va vends tout ce que tu as et distribue l’argent aux pauvres, puis viens et suis-moi. "

La liste est longue de ces textes, et ils ne sont pas isolés. Cette condition radicale pour suivre Jésus, pour être disciple, est fréquemment requise dans l’évangile avons-nous l’impression.

Qu’est-ce à dire ? Devons-nous, nous qui vivons en France, bien qu’appartenant à des milieux sociaux ordinaires, tout vendre et partir comme il est demandé au jeune homme riche ? Ou au contraire, étant incapables de tout abandonner, sommes-nous condamnés, comme lui, à repartir accablés dans notre quotidien, devant nos attaches matérielles et nos contingences timides ?

Qui effectivement, autour de nous, devine en nous regardant vivre et témoigner que nous sommes chrétiens, vivant de Christ, comme cela, d’emblée, par le rayonnement que nous devrions avoir ? Qui nous sait, du simple regard, catholique, protestant, orthodoxe, vivant du Christ ressuscité ?

Nous connaissons la réponse, et nous baissons la tête comme le jeune homme riche.

Devons nous comme les Vaudois, les " pauvres de Lyon " qui ont suivi au 12ème siècle Pierre Valdo, fils de riche marchand et riche marchand lui-même, tout abandonner pour traduire puis prêcher l’évangile, vivant de presque rien, poursuivis et persécutés par les pouvoirs armés et même par l’église ?

Devons-nous comme les frères mineurs, qui ont suivi François d’Assise, fils lui aussi de riche drapier florentin, quelques cinquante ans plus tard, vivre la pauvreté en étant au service des plus démunis ?

La question n’est pas d’hier. : déjà à l’époque médiévale l’on débattait en chaire d’université à la Sorbonne, au cœur du quartier latin, pour savoir si Jésus possédait quelque chose dans sa vie de prêcheur ? En l’occurrence, s’il n’avait rien eu en propre lui appartenant, il aurait fallu que les chrétiens et l’Eglise toute entière se conforment à cette manière de vivre : pauvres et serviteurs. Cette idée risquait de bouleverser les règles économiques de ce temps où marchands, rois, prélats, l’Eglise débordaient de richesses. Les en priver d’un coup aurait mis en péril le fonctionnement social, d’autorité et d’échanges de cette époque. L’idée même de débattre de la pauvreté du Christ fut taxée d’hérétique et la question classée, non sans mettre en péril la vie de ceux qui insistaient. Bien des franciscains durent la vie à la condescendance de quelques inquisiteurs. Les vaudois auront moins de chance.

Devons-nous alors pour être vraiment chrétiens, pour se conformer aux exigences du Christ abandonner tout ce qui nous est cher, au risque de nous couper des nôtres qui ne comprendraient pas notre choix ?

Peut-être. Sans doute est-ce dans le dépouillement que l’on parvient à Dieu, à une vie de louange épurée des scories des attaches matérielles.

Mais en fait ce n’est même pas cela que demande le Christ ! Jésus nous propose de le préférer ; de l’aimer avant les nôtres -devant les nôtres devrais-je dire. Il ne s’agit pas de les rejeter mais au contraire de les aimer de les considérer à l’image de l’amour que l’on a pour le Christ, en se fondant en premier sur cette expérience. Si l’on aime son père, sa mère, son épouse, ses enfants, ses frères, ses sœurs dans la même lignée que l’on aime Jésus de Nazareth et qui lui-même nous aime, alors je pense que l’on aura une attention aux nôtres inégalée dans notre vie.

Parce qu’enfin ne soyons ni aveugles, ni hypocrites : le monde n’a pas besoin de ce commandement pour se haïr. Regardons autour de nous, que dis-je, chez nous ! Que se passe-t-il ? Ce qui nous paraît scandaleux, inadmissible, proposé, ferions-nous croire, par le Christ, nous le pratiquons tous les jours, tout de long de notre vie !

Des problèmes d’héritages et voilà les frères et les sœurs qui se déchirent, qui se jalousent, qui ressortent des décennies de haine enfouie !

Une dispute, et voilà parents, enfants, grands parents irréconciliable pour des années, butés les uns contre les autres !

Nous faisons les dégoà »tés à l’écoute cette parole radicale de l’Evangile : Jésus nous demande d’abandonner épouse et enfants. Mais chaque jour, voilà tel mari qui trompe sa femme, humilie ses enfants ou va en justice pour réduire la pension alimentaire qu’il verse après un divorce. Chaque jour telle épouse, croyant rater sa vie en famille, jette son dévolu sur un autre que son mari, abandonne sa place à une seconde, brise son foyer, coupant toute possibilité de pardon entre tous ! Et pour quelle grande cause ? Quelle secte ? Quel Dieu ? Notre ego, aveuglé par de faux projets, des espérances délétères, et des lendemains qui déchantent. Pas une seconde nous ne ferions cela pour le Christ !

Heureusement ce n’est pas cela qu’il propose.

En étant disciple, le modèle sur lequel nous nous repérons c’est l’amour de Jésus Christ pour l’homme et l’obéissance amoureuse de l’homme pour Dieu. Irénée de Lyon a dit au second siècle : " La splendeur de Dieu c’est l’homme vivant . La vie de l’homme c’est la contemplation de Dieu. "

En aimant Dieu dans la confiance, nous rendrons les nôtres, nos proches, heureux. Dans cet aller et retour de dons gratuits et généreux tous sont au bénéfice de l’amour de Dieu qui éclaire, inspire et conduit nos actes, les uns envers les autres.

Préférer le Christ, porter devant, étymologiquement comme Chef de file, le Christ, son amour, notre modèle d’attention, c’est assurer aux nôtres un bonheur que nous serions incapables d’offrir seuls. " J’ai pour toi des projets de bonheur et non de malheur ", dit l’éternel.

Dans cette réconciliation les frères et les sœurs, les parents et leurs enfants, les maris et les épouses auront la tendresse nécessaire pour dépasser l’angoisse, le ressentiment, la violence et les passions contrariées des rapports humains ; Donner sa vie au Christ ce n’est pas la perdre ou la sacrifier, mais bien l’enrichir, infiniment dans le temps biologique qui est le nôtre.

Etre disciple n’est pas seulement protéger les siens, trouver l’assurance d’une vie préservée des maux qui rongent la société : forts de cette assurance cependant, nous sommes appelés à partir au delà de nos frontières communautaires, familles, églises, associations, pour annoncer l’évangile et dire au monde que Dieu est proche de nous.

§§§§§

Pour continuer à explorer l’évangile de Luc, on découvre qu’au delà des " apôtres ", Jésus désignait aussi des gens comme vous et moi. Luc 10 versets 1 à 3 :

1 Après cela, le Seigneur choisi soixante-douze autres hommes et les envoya deux par deux devant lui dans toutes les villes et tous les endroits où lui-même devait se rendre.
2 Il leur dit :
Il y a une grande moisson, mais peu d’ouvriers pour la rentrer. Priez donc le propriétaire de la moisson. 3 En route ! Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups.

A peine sommes-nous fascinés par cet homme qui nous redonne des raisons d’espérer de l’humanité, qu’il fait de nous des ouvriers, qu’il nous associe à l’œuvre qui nous a séduite. Il y a une place pour nous dans la minute où il nous accueille dans son église.

" Préparez les chemins du Seigneur " nous dit Esaïe dans son chapitre 40.01

Etre disciple c’est aussi défricher devant notre route, c’est préparer un chemin, un monde où nous n’aurions pas honte d’accueillir Dieu en personne ; c’est pouvoir montrer au Seigneur qu’il n’a pas perdu son temps en s’intéressant à nous.

Il nous envoie en avant pour prouver à nos contemporains que le royaume tant attendu existe bel et bien, et que par notre vie et notre témoignage nous pouvons en donner un aperçu au monde incrédule ; par nos manières de vivre, d’aimer, de servir Dieu et notre prochain nous avons comme mission sans doute, depuis la genèse, de rendre le monde plus doux pour l’humanité, d’aménager et de jardiner la création, mais aussi et surtout de dire la fin de la désespérance, de décrire l’horizon de partage et de bonheur qu’est le royaume auquel le Christ nous invite à participer à sa suite, dès maintenant.

Quelle responsabilité ! Porter l’espoir des être humains qui nous croisent, sur nos épaules, sur nos gestes heureux et nos erreurs malheureuses : et si nos moments de faiblesse et de fatigue détournent de la route ceux qui croiraient voir en nous des hypocrites, qui ne mettent pas en pratique ce qu’ils annoncent !?

Dieu nous délivre aussi de cette culpabilité en ne nous exposant pas à des tâches trop lourdes. Chacun selon sa force. Il n’y a qu’a voir dans l’Ecriture, l’épisode qui introduit à la Cène : Pierre et Jean sont envoyés par le Christ pour trouver une pièce pour y partager le repas traditionnel de la Pâque, pendant la fête des pain sans levain 02 " Où veux-tu que nous le préparions ? " demandent les deux compagnons. Il leur dit : " Ecoutez au moment où vous entrerez dans la ville, vous rencontrerez un homme qui porte une cruche d’eau . Suivez-le dans la maison où il entrera et dites au propriétaire de la maison : " Le
Maître te demande : où est la chambre où je mangerai avec mes disciples, le repas de la Pâque ? " Et il vous montrera, en haut de la maison, une grande chambre avec le meubles nécessaires. C’est là que vous préparerez le repas. "

Ouvrir sa porte. Ouvrir sa maison. Le Christ ne nous en demande pas plus. Les deux inconnus, disciples dont les noms ne sont pas cités, répondent tout de suite à Dieu et sont à l’image aussi de ceux qui -comme nous-sans être des héros, peuvent aimer et accompagner le Christ en répondant sans hésitation. Savoir simplement être là , à notre poste, pour accompagner fidèlement le rythme de nos jours, c’est aussi être disciple.

Paradoxe final : nous lisons au chapitre 16 de l’Evangile de Marc le récit de la résurrection. Le dimanche matin, les disciples ne verront pas Jésus. Seules les femmes reçoivent d’un jeune homme habillé en blanc ces paroles : " Allez maintenant et dites à ses disciples, y compris à Pierre : il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. " 03

Nous ne verrons Jésus ressuscité, qu’en nous mettant en route pour le suivre : il nous envoie en avant pour préparer son chemin, mais il est déjà là pour nous faciliter la tâche.

Il nous connaît. Tellement nous sommes lents à croire, lents à comprendre, lents à agir, lents à parler, il vient nous chercher . Le christ nous connaît, dans nos faiblesses comme dans nos grandeurs.

Partout où il invite ses disciples à le suivre, il nous précède déjà  ! Sur les collines de Galilée où les hommes se battent depuis tant d’années ; sur le front des inégalités où les hommes humiliés ont honte devant leurs enfants ; sur la terre des êtres humains où des brutes font pleurer les femmes ; dans le tréfonds des mondes pervers où l’on séduit les enfants pour pouvoir les abîmer. Le Christ nous précède déjà partout où il a voulu nous envoyer devant lui pour témoigner et servir.

Il nous précède,
il nous accueille,
il nous entraîne,
pour que nous sachions accueillir
ce monde, sa création.