Carême 2009 : A LA DÉCOUVERTE DE JEAN CALVIN

JEAN CALVIN ET LA PAROLE DE DIEU

Jean Calvin fut un réformateur de l’Église non pas parce qu’il était un intellectuel théologien doublé d’un homme d’action soucieux de changer les choses, mais parce qu’il a consacré sa vie à méditer, à commenter et à prêcher la Parole de Dieu. Je vous propose donc de découvrir aujourd’hui ce que signiﬠait pour lui cette parole de Dieu. Cela peut en effet nous aider à mieux la percevoir nous-mêmes, dans notre aujourd’hui. Car si nous sommes historiquement et culturellement éloignés du réformateur Calvin et de son temps, nous pouvons également entendre cette Parole sur laquelle il a tout misé.

Découverte de la Parole de Dieu

Calvin écrit, dans une formule magniﬠque :

(Il faut) nous contenter d’apprendre ce que l’Escriture nous enseigne, sans accepter aucune subtilité ; et mesmes qu’il ne nous vienne en l’entendement de rien chercher de Dieu, sinon en sa parolle, d’en rien penser, sinon avec sa parolle, d’en rien parler, sinon par sa parolle [1]

Cette phrase déﬠnit la pensée chrétienne de Calvin et le principe de toute son action de réformateur. Mais elle s’adresse aussi à chaque lecteur, et à chaque chrétien, en lui indiquant à la fois une attitude à adopter et un champ à explorer. Le réformateur souligne ici deux points. D’une part, si nous cherchons Dieu, nous le trouverons seulement dans sa Parole, pas ailleurs. La formule est magniﬠque, car l’exclusion de toute autre source pour connaître Dieu n’est pas un appauvrissement : cela signiﬠe qu’un champ immense, inﬠni s’ouvre devant nous, comme le suggère la répétition, trois fois, du mot parole. La Parole de Dieu, scrutée par notre désir, interrogée par notre intelligence, reformulée par notre langage, peut contenter, c’est-à dire satisfaire entièrement nos aspirations. Le lecteur de ces lignes, et vous, chers auditeurs, pressentez aussi que cette parole, ce n’est pas pour Calvin une doctrine au sens philosophique du terme, ou une idéologie, encore moins un message réductible à des dogmes ou à des slogans. Si la Parole de Dieu est exclusive, c’est parce qu’elle est à la fois simplicité et plénitude. La répétition du terme parole, qui suggère cette plénitude, est ainsi un écho de ce que dit l’Apocalypse à propos du Christ : « Je suis l’Alpha et l’Omega, le premier et le dernier, le commencement et la ﬠn » (Apocalypse 22.13).

D’autre part, cette parole, se trouve dans l’Écriture, qu’on appelle aussi la Bible. Cela exclut en matière de message chrétien toute autre autorité humaine ou institutionnelle, qui ne peut être qu’incertaine, faillible ou limitée dans ses prétentions à satisfaire toutes mes aspirations. C’est une position que tous les réformateurs du 16ème siècle partagent, depuis Martin Luther, et qu’ils ont transmise aux communautés protestantes. Cependant, l’idée que la foi chrétienne repose sur la seule Parole de Dieu existait dans la tradition, bien avant la Réforme protestante. C’est donc l’interprétation de la notion de « Parole de Dieu » qu’il faut préciser, si l’on veut comprendre la phrase de Calvin. Pour celui-ci, comme pour Luther, la parole de Dieu révélée dans la Bible se déﬠnit par son message central, qu’il appelle l’Évangile. Je citerai à ce sujet, en deux temps, un autre passage, également de Calvin, et qui est extrait de la Préface des Bibles françaises imprimées à Genève à son époque :

L’Ecriture est utile, dit sainct Paul : et comment ? à nous instruire en bonne doctrine (= c’est-à -dire un enseignement salutaire), nous consoler, nous exhorter et nous rendre parfait en toute bonne oeuvre. Ainsi appliquons la à cest usage. [2]

La Bible ne révèle pas une doctrine abstraite, des idées ou des savoirs spéculatifs ; elle apprend à l’homme une attitude spirituelle, elle a un but pragmatique et concret : elle vise à transformer l’homme et à le rendre capable d’une vie meilleure. Calvin réécrit ici en fait des mots de saint Paul, dans la deuxième épître de celui-ci à Timothée (Tm 3.16-17), au moyen d’une paraphrase qui transforme de manière signiﬠcative la source. Mais comment cela est-il possible ? Ou plutôt, quel est cet enseignement qui est, dans la formulation que donne Calvin des versets de Paul, à la fois consolation, exhortation, et transformation de notre être pour le bien, aux deux sens du terme : pour le bonheur, et pour l’action droite ? Calvin l’explique en poursuivant dans la même préface :

Si l’on demande quelle est toute l’édiﬠcation que nous en devons recevoir, c’est en un mot que nous apprenions par elle de mettre notre ﬠance en Dieu et de cheminer en sa crainte. Et d’autant que Jésus Christ est la ﬠn de la Loi et des Prophètes, et la substance del’Évangile, que nous ne tendions à autre but que de le connaître.

Si l’on doit et peut se contenter de la Parole de Dieu, c’est parce que l’ensemble des Écritures qui composent la Bible, ont pour unique objet Jésus-Christ. L’Ancien Testament (traduction par la tradion chrétienne de l’expression biblique « La Loi et les Prophètes ») et le Nouveau Testament ont un centre, un cœur, un seul sujet, Jésus-Christ, que nous pouvons y découvrir et connaître. Or ce nom lui-même n’est pas, sous la plume de Calvin, la simple désignation d’une personne historique, ni un slogan religieux ou pieux, ni le logo publicitaire d’une marque religieuse déposée. Il a un contenu spirituel, il désigne une certaine façon d’envisager et de vivre les rapports de Dieu avec l’homme et de l’homme avec Dieu. Relisons cette formule du réformateur : « en un mot que nous apprenions par elle de mettre notre ﬠance en Dieu et de cheminer en sa crainte ». Deux versants, donc. D’abord, la « Ã¯Â¬Â ance ». « Fiance » veut dire, dans le beau français du XVIe siècle, en même temps la conﬠance et la foi ,œ la foi étant la conﬠance mise en un Dieu bon et inconditionnellement miséricordieux. Chercher Dieu, chercher sa parole, découvrir l’Évangile, connaître Jésus-Christ, c’est entrer dans une relation de conﬠance, où je peux lâcher toute crainte, toute inquiétude, tout souci de moi-même. La Parole vient au devant de moi, son message de salut m’est adressé sans condition, elle m’assure que je n’ai plus à m’inquiéter de ce que je suis oune suis pas : c’est ce que signiﬠe l’expression « l’Évangile » au singulier. L’Évangile désigne l’instauration d’une relation de « Ã¯Â¬Â ance » ,œ foi, conﬠance ,œ et non une relation par exemple de prestige ou de pouvoir, ou de séduction ou de subordination. Or pour les femmes et les hommes qui ont rencontré Jésus, la vie nouvelle dans cette « Ã¯Â¬Â ance » ne se réduit pas à un événement ponctuel, à une expérience sans lendemain ; elle peut se poursuivre, devenir histoire, progression sur une route, ce que Calvin appelle « cheminer en la crainte de Dieu ».

De quoi s‘agit-il avec ce second point ? Dans le langage biblique, ainsi que sous la plume de Calvin, la crainte de Dieu n’est pas la peur, elle repose au contraire sur la « Ã¯Â¬Â ance » ! C’est même la « Ã¯Â¬Â ance » mise en Dieu qui fonde cette « crainte de Dieu », qui permet le cheminement de toute une vie, de toute ma vie, à la lumière de sa Parole : une parole qui guide, qui éclaire, sur laquelle je peux m’appuyer, qui a la solidité et l’immensité de la sagesse de Dieu. Comment est-ce possible ? Pour pourvoir cheminer une vie entière, une existence complète dans toutes ses dimensions, j’ai besoin de la parole de Dieu dans toute sa plénitude. Chaque ﬠdèle doit avoir accès à la totalité des à€°critures, traduites dans sa langue et dans un langage compréhensible. S’ouvre alors pour chacune et pour chacun le champ complet des livres et des textes de la Bible, du début à la ﬠn, de la Loi aux Prophètes, de la Genèse à l’Apocalypse, Écritures à lire en communauté, à méditer personnellement, à scruter avec les moyens rendus disponibles par la culture environnante, pour qu’elles éclairent, et guident ce cheminement. Calvin est d’ailleurs très soucieux, dans son exégèse et dans sa prédication sur les livres de l’Ancien Testament, de ne pas y plaquer artiﬠciellement une lecture christologique qui déchiffrerait partout l’annonce symbolique du Christ (au titre de l’allégorie), et il s’efforce de dégager, de chaque livre et de chaque passage, le sens immédiat (mais non moins spirituel !) qu’il pouvait avoir pour les destinataires initiaux de ces textes, bien avant la venue du Christ.

Rappelons enﬠn que le protestantisme, en particulier dans sa version réformée et calvinienne, a cherché à diffuser systématiquement une version ﬠdèle, mais accessible, de la Bible, dans les langues communément pratiquées. Non par fondamentalisme, mais pour que chacun puisse continuer, à partir de l’Évangile de la « Ã¯Â¬Â ance », à avancer sur le chemin qui s’ouvre avec lui, et à connaître le Dieu qui s’y révèle, du début à la ﬠn pour chaque génération et pour chaque situation, avec l’autorité du Créateur, l’amour du Rédempteur et la force de l’Esprit.

La Voix humaine du Tout-Autre

Calvin est très attentif à deux faits : les textes de la Bible, qui remontent à des temps anciens, sont, selon l’expression consacrée, inspirés par le Saint Esprit ; cela nous permet à nous aussi, d’en entendre aujourd’hui le message spirituel et d’en expérimenter à notre tour la vérité. La Parole de Dieu dans la Bible se fait reconnaître aux ﬠdèles comme authentique Parole de Dieu justement parce qu’elle agit en suscitant dans leur cœur la « Ã¯Â¬Â ance ». C’est ce que Calvin appelle le « témoignage intérieur du Saint-Esprit ». Rencontrer cette parole comme à€°vangile, c’est la reconnaître comme venant de Dieu. Cela ne concerne évidemment pas le détail littéral des énoncés.Mais il y a un sens spirituel des Écritures, que Calvin oppose avec saint Paul à la lettre qui tue. Spirituel ne veut pas dire caché, comme quelque chose de profondément enfoui et de réservé à la compréhension des savants ou d’une élite religieuse, mais veut dire : pertinent et viviﬠant pour celui qui lit ou écoute, donc quelque chose qui nous touche et nous transforme comme aucune parole humaine ne saurait le faire.

Quels sont alors, pour Calvin, les traits essentiels de cette Parole, à la fois permanente et actuelle ,œ bien qu’inscrite dans des textes historiquement datés ,œ et en même temps spirituelle ? Il s’agit de textes composés autrefois par des témoins humains de la Parole divine, dans des langues et dans des styles qui relèvent de la culture de leur temps. Calvin est très attentif à cet aspect, dont il s’efforce de rendre compte au moyen des catégories de la culture et des savoirs de son époque, c’est-à -dire de l’humanisme de la Renaissance. Les textes de la Bible peuvent nous sembler étranges et il faut souvent les interpréter pour en dégager le sens spirituel. Mais la première caractéristique de la Parole réside dans le fait qu’elle se donne à entendre dans un langage humain.

Pour rendre compte de ce fait, Calvin utilise souvent la notion d’accommodation ou d’adaptation de Dieu à son auditoire humain. C’est une idée d’origine théologique, qui remonte aux Pères de l’Église : la « condescendance » du Créateur vis-à -vis de l’homme ; elle se confond dans les conceptions de Calvin avec une notion d’origine rhétorique ; en effet, l’accommodation de l’orateur à son auditoire est un principe essentiel sur lequel la culture classique, puis l’humanisme de la Renaissance avaient beaucoup insisté : pour persuader et toucher ceux auxquels on s‘adresse, il faut tenir compte de ce qu’ils sont moralement, socialement, culturellement. Dans le cas de la Bible, il s‘agit alors de l’accommodation de Dieu à ce que l’humanité est capable d’entendre et de comprendre. C’est un principe que Calvin met souvent en œuvre dans son exégèse de la Bible. Dieu s’accommode, dans l’expression de sa Parole, aux limites de l’humaine faiblesse, aﬠn d’instruire simplement et de toucher directement ses destinataires. Calvin a recours assez systématiquement à cette idée pour expliquer des difficultés ou les particularités du texte biblique, qu’il s’agisse des représentations de l’univers ou de la nature incompatibles avec la raison commune, ou des désignations de Dieu inadéquates à sa transcendance (anthropomorphismes), ou du style apparemment trop simple, et pas assez soigné sur le plan littéraire (pour un humaniste comme Calvin !) etc. La Parole de Dieu, dit Calvin, « bégaye » avec nous, comme une mère ou une nourrice avec un enfant. Il s’agit en effet de rétablir la communication entre l’homme et Dieu, et Dieu a employé les moyens du langage humain susceptibles de toucher notre humanité là où elle en est.

Mais par ailleurs ,œ et c’est le dernier point important ,œ cette parole divine qui s’adapte à l’auditoire humain se distingue absolument de la parole humaine, aﬠn de susciter la foi-conﬠance et de ne pas être confondue avec les sagesses humaines. Si Dieu bégaye avec nous, il a aussi imprimé dans sa Parole des marques de ce que Calvin appelle sa « majesté ». Car, nous l’avons vu tout à l’heure, l’à€°vangile qui s‘adresse à la foi-conﬠance vise également à nous apprendre à « cheminer » dans la « crainte de Dieu » ; comprenons : à reconnaître ce que Calvin appelle sa « majesté », qui se confond avec sa sainteté ,œ nous dirions aujourd’hui son caractère transcendant de Tout-Autre. La Parole divine qui s‘adresse à nous signiﬠe en même temps quelque chose de la transcendance divine, qui est supérieure à tout langage humain, à toutes les conventions qui régissent les rapports humains. Assez souvent, Calvin repère dans tel ou tel énoncé biblique des traces de cette « majesté », par exemple dans le caractère abrupt, surprenant et inattendu de tel aspect du message, ou de son expression. Pour Calvin, la Parole divine cherche par là à nous réveiller, à piquer notre inattention, nos habitudes, nos manières de raisonner et de sentir. Elle nous provoque même, et déjoue constamment nos attentes. Nous dirions aujourd’hui : « elle nous interpelle », à condition de donner à cette expression banale la vigueur véhémente, âpre, ou paradoxale que le réformateur exégète et prédicateur, repère sans cesse dans le message biblique et dans son expression.

Concluons. Toujours neuve comme à€°vangile qui vient restaurer la « Ã¯Â¬Â ance », la Parole de Dieu demeure également un instrument propre à réveiller l’homme de ses fausses certitudes, et lui apprendre à retrouver, puis à suivre, le chemin de la « crainte de Dieu ». Calvin aimait particulièrement les prophètes de l’Ancien Testament, dans lesquels il reconnaissait un modèle de sa propre prédication, passionnément ardente. Nous resterons donc dans le droit ﬠl du réformateur si nous citons pour ﬠnir ce passage d’Ésaïe, qui s’accommode à notre expérience du monde pour suggérer la capacité qu’a la Parole divine de recréer notre vie dans la « Ã¯Â¬Â ance » et la « crainte de Dieu » :

Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre,
autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies
et mes pensées au-dessus de vos pensées.
Comme la pluie et la neige descendent des cieux
et n’y reviennent pas sans avoir abreuvé la terre,
sans l’avoir fécondée et fait germer,
sans avoir donné de la semence au semeur
et du pain à celui qui a faim,
ainsi en est-il de ma parole
qui sort de ma bouche :
elle ne revient pas à moi sans effet.

Ésaïe 55.9-11

Professeur Olivier Millet

Notes

[1Institution de la religion chrétienne (1541), éd. O. Millet, Genève, Droz, 2008, tome 1, chap. 4, p. 569 .

[2Calvin, ™uvres choisies, Paris, Gallimard, collection « Folio », p. 54