Carême 2009 : A LA DÉCOUVERTE DE JEAN CALVINJEAN CALVIN, LA GRÉ‚¬Å¡CE ET LE SALUTCalvin est-il ce méchant despote, qu’une certaine mémoire française a longtemps méprisé ? Est-il déﬠnitivement ce sombre procureur qui aurait instruit un procès dont il ne ﬠnira jamais de payer l’injustice ? Ou bien alors au contraire, ses méditations, ses lettres, ses prédications ainsi que les pages de ses commentaires bibliques nourriront-elles enﬠn nos interrogations, et accompagneront-elles notre quête de Dieu qui, inlassablement et toujours le premier, part à notre recherche ? Le temps n’est-il pas venu de la grâce pour celui qui, précisément, affirmait ,œ contre lui-même parfois et contre ses propres décisions ,œ que le salut de Dieu est pure grâce et pardon ? Disons les choses simplement : la réflexion de Calvin sur la grâce atteste du souci et de l’amour de Dieu pour les hommes. Sa réflexion se démarque de toute pensée qui voudrait faire de Dieu une sorte de puissance aveugle, celle d’un dieu assigné pour toujours à un « hors jeu » de la pensée, ﬠgé dans un premier commencement et n’ayant plus rien à voir avec l’histoire, avec notre histoire d’aujourd’hui. Une sorte de dieu despote retraité ,œ ﬠnalement, à l’image de ce Calvin imaginaire de nos mémoires fragiles ,œ un dieu retiré, tout là -haut, avare de sa grâce et quand il la dispense enﬠn, se révélant arbitraire dans ses choix, préférant les uns et rejetant les autres. Et en effet, dès le premier livre de l’Institution de la Religion chrétienne, Calvin refuse de « faire un Dieu créateur temporel et de petite durée, qui eut seulement pour un coup accompli son ouvrage [1] » et qui aurait donc disparu de notre horizon, depuis lors. Certes, Dieu est souverain, et Calvin n’aura de cesse d’en rappeler la majesté tout au long de sa vie. De même, il faut le redire, aux yeux du réformateur, Dieu ne fait pas nombre avec le cosmos puisqu’il le crée, puisqu’il en est le maître et qu’il se tient comme en extériorité, en altérité, en asymétrie avec lui et avec les hommes. Mais voilà , il fait alliance, ce Dieu, il prend l’initiative, il prend le risque d’entrer avec les hommes dans une relation d’alliance. Comme l’écrit encore Calvin « Dieu veut nous gagner par sa douceur Il daigne bien nous secourir, et il veut que cette puissance-là soit conjointe d’un lien inséparable à notre salut [2]. » Cette initiative bienveillante concerne par conséquent notre monde d’aujourd’hui. Et elle le concerne pleinement. En ce sens, Dieu n’est en rien deus otiosus dieu inactif [3], ou à l’inverse dieu arbitraire ou barbare. Mais il entretient un rapport continuel et actif à sa création, comme par une providence dont Calvin dit « qu’elle tend à ce but qu’on connaisse quel soin Dieu a du genre humain, tant pour le passé que pour l’avenir, (et) surtout combien il veille soigneusement pour son Église, laquelle il regarde de plus près [4] » Alors, dire d’emblée que la création et la grâce sont ici liées permet de comprendre pourquoi il est souvent question d’« œuvre » lorsque Calvin parle de l’action de Dieu dans le monde. Le monde et la création sont en effet décrits comme « œuvres » de Dieu. C’est-à -dire comme le lieu d’un agir bienveillant, le lieu d’un ouvrage, d’une réalisation et d’une histoire toujours contemporains. Et au sein de cet ouvrage, au cœur de cette œuvre, l’agir de Dieu se laisse déchiffrer. Dès lors, le monde n’est pas abandonné à lui-même, ﬠlant nulle part tel un vaisseau perdu dans l’espace étoilé, sans aucune boussole, sans projet, sans destination, sans promesse, sans Loi. Non, la création est bel et bien traversée d’un projet, elle est illuminée d’une grâce. Mais alors, quel est-il ce projet ? Je cite encore Calvin qui pose la question de savoir : « à quelle ﬠn doit tendre la considération des œuvres de Dieu, et à quel but il faut la dresser [5] . » Et voici sa réponse : « Dieu a créé toutes choses pour l’homme. [6] . » Pour l’hommeL’homme en tant qu’il est ,œ et je le cite encore dans sa langue si belle ,œ « chef d’œuvre » de la création [7] . On pense ici au psaume 8, qui chante la création et place en son centre l’homme, s’étonnant joyeusement de la sorte : « Quand je regarde les cieux, Seigneur, ouvrage de tes mains, la lune et les étoiles que tu as établies : qu’estce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? Et le ﬠls d’homme pour que tu prennes garde à lui ? Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu, et tu l’as couronné de gloire et de splendeur, tu as tout mis sous ses pieds. Placé au cœur de la création, l’homme peut alors accomplir les missions que requiert sa vocation : Connaître Dieu et attester de sa gloire par ses actes, savoir lui dire simplement merci, et puis vivre et habiter avec d’autres le mieux possible en humanité. Écoutons-le encore à ce sujet : « Dans ce bâtiment du (monde) qui nous sert de miroir pour contempler Dieu » l’homme peut déchiffrer « certaines marques qu’il a imprimées de sa gloire en toutes ses œuvres [8] ». L’homme, donc, peut connaître Dieu, au sens où seule cette connaissance est « à salut ». Et cela lui est accordé au bénéﬠce d’une révélation, celle ,œ décisive ,œ des à€°critures devenant Parole.
La théologie de la grâce chez Calvin est sans doute là l’une de ses lettres de noblesse. Elle ouvre ainsi tous les possibles de la responsabilité humaine, en même temps qu’elle les renvoie dans une tension féconde à la Loi bien nécessaire qui en organise le champ dans l’ordre du monde. Elle affirme un salut offert gratuitement à celui qui croit. Et du coup, elle autorise tous les développements de la vie dans le monde, sans crainte, sans peur de l’avenir, au travers même des bouleversements du monde et de l’histoire. La pensée de Calvin formule sagement que le monde n’est pas uniquement nature, une nature livrée aux seules lois de son fonctionnement et de sa préservation. Le monde est aussi création, et comme tel, lieu privilégié d’une parole adressée, et d’une élection singulière que chaque homme peut vivre, pour enﬠn y découvrir sa vérité. Ainsi, l’Institution de la Religion chrétienne commence-t-elle en effet par une phrase clef : « Toute la somme presque de notre sagesse laquelle, à tout compter, mérite d’être réputée vraie et entière sagesse, est située en deux parties : c’est qu’en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse [9] ». C’est-à -dire que Dieu nous fait la grâce de se laisser connaître par nous, et de nous laisser nous connaître nous-mêmes en vérité. L’électionMais le mot est lâché : élection. Et l’on pense alors par association d’idées à d’autres mots plus durs à entendre : prédestination, damnation éternelle, et pourquoi pas machination Quel est l’enjeu ici, quelle est la cause, et pourquoi pressent-on les termes d’un si vif débat, dès qu’il s’agit d’élection ? Précisément parce que le geste de la Réforme, celui de Luther, et de tant d’autres après lui, comme celui de Calvin, consiste à reprendre à bras le corps la question de la grâce et du salut qui angoissait tant. Et reprendre cette question permet littéralement de la « désinquiéter », par exemple,
Reprendre tout cela, donc, pour redire que cette grâce et ce salut sont bien dans les mains de Dieu. Cela permet de réaffirmer que c’est lui et lui seul qui en est l’origine, qui en est le dispensateur qui sauve, régénère et assure du salut. Cela permet enﬠn de dire qu’à vouloir toujours tenter de préserver chez l’homme une part de mérite, un part d’initiative dans la participation à son salut, une part de « bon vouloir », comme une « bonne nature » qui ne demanderait qu’à être encouragée ou complétée par un peu de grâce supplémentaire, on en oublie non seulement qui est l’homme dans son orgueil, dans son désir de toute puissance, dans sa révolte contre Dieu, mais également quelle charge impensable ce serait pour l’homme de croire qu’il peut se sauver lui-même, et quelle injonction perverse il y aurait là , car elle ne sera jamais atteignable ; mais c’est aussi contester la souveraineté même de celui qui a l’exclusivité de la grâce qui seule sauve. C’est ici la raison d’être de la fameuse devise de la Réforme sola gratia, qui se traduit par ces mots : « le salut par l’effet de la grâce seule », pour dire qu’à Dieu seul revient la gloire, soli deo gloria. Il écrit avec une limpidité de vocabulaire, en citant d’abord l’apôtre Paul : « Si c’est par grâce, ce n’est plus par les œuvres : car la grâce ne serait plus une grâce [11] », et poursuit dans son style étonnant : « S’il faut que nous soyons ramenés à l’élection de Dieu, pour savoir que nous n’obtenons le salut que par pure libéralité de Dieu, ceux qui tâchent d’anéantir cette doctrine obscurcissent ce qui devrait être célébré et magniﬠé à pleine bouche [12] ». La prédestinationMais alors, qui est élu, qui est le sujet de cette élection ? Calvin répond ainsi : « Jamais nous ne serons clairement persuadés comme il est requis, que la source de notre salut soit la miséricorde gratuite de Dieu, jusqu’ à ce que son élection éternelle nous soit claire elle aussi [13] ». « Et parce que, continue-t-il, nous ne savons pas ceux qui appartiennent ou non au nombre et la compagnie des prédestinés, nous devons être affectionnés à souhaiter le salut de tous [14] ». Quelle actualité dans cette réflexion, et quelle ouverture aussi en ce XVIe siècle de terreur religieuse : « souhaiter le salut de tous » ! Je vous laisse méditer ces mots graves : « S’il en est ainsi, conclut-il, nous tâcherons de faire tous ceux que nous rencontrerons, participants de notre paix [15] », voilà la bonne nouvelle. La prédestination n’est donc pas une menace, ne l’a jamais été, ni l’expression d’un arbitraire divin mauvais ou méchant, comme on l’a souvent présentée pour l’instrumentaliser dans de vaines polémiques. Elle est d’un tout autre ordre, pour ceux qui l’entendent dans la perspective des à€°critures. Elle exprime et salue la volonté immémoriale de Dieu de sauver le monde. Elle est ce terme désignant les frontières d’un territoire pour nous inconnu, d’un « insu », d’un non savoir. « Nous ne savons pas », dit Calvin nous sommes dans une sorte de vide théologique et ,œ comme aujourd’hui ,œ parce que nous ne savons pas, nous nous devons de rester en retrait, en discrétion. Calvin lui-même, dans ses nombreux écrits, ne s’est d’ailleurs jamais interrogé sur sa propre prédestination. Mais c’est cet effet produit par ce manque, cette absence, ce creux théologique, qui laisse place, justement, au déploiement d’une grâce et d’une volonté de salut dont les hommes n’ont pas à connaître, précisément, le pourquoi, mais en laquelle ils placent toute leur conﬠance. Car le décret divin est mystérieux. Il nous reste l’humilité et surtout, au nom même de l’à€°vangile, la conﬠance devant ce mystère dont Dieu seul a la clef, face à cet « inconnu » dont chacun admet l’existence ; en effet l’Évangile, bien qu’il soit prêché partout et tous les jours, n’est pas pour autant toujours reçu : il en touche certains, nous le constatons, mais pas d’autres, et nombreux sont ceux qui disent, au sujet de la foi « pourquoi lui et pas moi ». C’est cette posture d’humilité reconnaissante, et de conﬠance que la grâce génère et crée. Si Dieu nous fait grâce comme il nous l’a promis depuis les prophètes jusqu’à Jésus-Christ, alors, écrit Calvin, « nous ne sentirons point assez de cœur combien nous sommes obligés à Dieu », c’est-à -dire combien nous avons à son égard une immense reconnaissance, et combien toutes nos actions, qu’elles soient d’ordre personnel, conjugal, familial, professionnel, caritatif, politique, liturgique, peuvent être vécues comme des actes de remerciements, des gestes de reconnaissance ,œ autrement dit des actions de grâce. Le croyant tel que Calvin essaie de le décrire, le sujet responsable mis au bénéﬠce de la grâce de Dieu, entre ainsi debout dans le monde, conscient d’un privilège, celui d’être connu, reconnu, appelé par son nom, et reconnaissant pour tout ce qu’il reçoit de la vie. Comme sujet heureux de sa majesté, Dieu lui-même, le seul Seigneur de sa vie. Certains voudraient en savoir plus sur la prédestination, et comme Calvin l’écrit encore, on voudrait « s’égare(r) en grands détours et s’élever trop haut, désirant de ne rien laisser secret à Dieu qu’il n’enquière et épluche et on n’atteindra jamais de quoi pouvoir rassasier sa curiosité, on entrera dans un labyrinthe où l’on ne trouvera nulle issue [16] ». Les quatre mots de la grâcePour ﬠnir, et aﬠn de nous encourager à découvrir dans la lecture de Calvin quelque nourriture pour notre méditation, retenons quatre mots pour qualiﬠer la grâce et le salut et pour les mettre en perspective : ces quatre mots sont décret, secret, bonté et liberté. La grâce, chez Calvin, est donc d’abord de l’ordre du décret : elle émane de la majesté de Dieu et de sa seule souveraineté. Si Dieu est Dieu, n’est-ce pas en effet lui et lui seul qui règne et qui sauve le monde, et qui relève l’humanité perdue ? N’est-ce pas à lui de faire grâce, n’est-ce pas sa prérogative ? La grâce est de l’ordre du secret : elle n’est connue que de lui seul, qui sait ceux qui lui appartiennent. Et il ne nous revient pas d’en savoir plus, si ce n’est que le salut en Christ, selon sa volonté, est offert à tous. La grâce est de l’ordre de la bonté : elle est offerte à tous en effet, et tous peuvent la recevoir, ceux qui entendent le témoignage de l’à€°vangile et qui l’acceptent dans la foi, pour le bonheur de la vie et le royaume qui vient. Ainsi, les croyants, assurés de cette grâce et enﬠn « dé-préoccupés », dégagés de la question de leur salut qui est acquis, les élus, autrement dit tous les saints, tous les chrétiens de tous les temps, avancent dans le monde, libres, humbles et conﬠants. La grâce enﬠn est de l’ordre de la liberté : elle autorise chacun à vivre et à inventer son existence, libéré de la peur de la mort, libéré de la crainte de l’abîme du non-sens et du néant, libéré de l’obsession du salut, car elle offre comme horizon le pardon de Dieu. La grâce, en effet, est ce geste souverain qui libère de toutes les prisons, qui brise les chaînes et qui anticipe toutes les réconciliations et tous les pardons rendus désormais possibles entre les hommes et devant Dieu. Elle engage et oblige ; elle critique tous les désespoirs. Et voici, en forme d’envoi et d’ouverture, aﬠn de prolonger notre méditation, quelques phrases tirées de la bible, quelques versets d’une épître que nous avons déjà évoquée l’épître aux Éphésiens : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ : il nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux en Christ. Il nous a choisis en lui avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints et irréprochables sous son regard dans l’amour. Il nous a prédestinés à être pour lui des ﬠls adoptifs par Jésus-Christ ; ainsi l’a voulu sa bienveillance à la louange de sa gloire, et de la grâce dont il nous a comblés en son Bien-aimé : en lui, par son sang, nous sommes délivrés, en lui, nos fautes sont pardonnées, selon la richesse de sa grâce. Dieu nous l’a prodiguée, nous ouvrant à toute sagesse et intelligence. Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, le dessein bienveillant qu’il a d’avance arrêté en lui-même pour mener les temps à leur accomplissement : réunir l’univers entier sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre. En lui aussi, nous avons reçu notre part : suivant le projet de celui qui mène tout au gré de sa volonté, nous avons été prédestinés pour être à la louange de sa gloire ceux qui ont d’avance espéré dans le Christ. [18] Pasteur François Clavairoly Notes[1] IRC, 1, XVI, 1. [2] Cité par R. Stauffer in « Dieu, la création et la providence dans la prédication de Calvin », Berne, 1978, p. 114. [3] IRC, 1, XVI, 4. [4] IRC, 1, XVII, 1. [5] IRC, 1, XIV, 21. [6] IRC, 1, XIV, 22 [7] IRC, 1, XIV, 20. [8] IRC, 1, V, 1. [9] IRC, I, I, 1. [10] IRC, II, X, 1, 2 et II, XI, 1. [11] Rm 11.6. [12] IRC, III, XXI,1. [13] Ibid.. [14] IRC, III, XXIII [15] Ibid. [16] IRC, III, XXI, 1. [17] Ibid. [18] Éphésiens 1.3-12 (T.O.B). |