Carême 1984 :Jésus acclamé comme roi« Jérusalem rejette son roi » : ce titre semble annoncer un fragment d’histoire politique, relatif à un passé lointain. Quelques remarques préalables me semblent donc nécessaires pour préciser le genre du récit que nous allons lire. Si nos « médias » avaient existé à Rome vers l’an 30 de notre ère, l’événement n’aurait pas fait la une de l’actualité. On l’aurait relégué en fin de journal avec un titre de ce genre : En Judée, exécution d’un agitateur. Le procurateur a fait crucifier, avec deux autres terroristes, un prophète galiléen dénoncé par le Grand Conseil. La mort de Jésus de Nazareth sous Ponce Pilate est un fait historique bien attesté ; mais au plan de « l’histoire immédiate », ce ne fut qu’un fait divers, hélas banal, dans une région du monde périodiquement agitée par de graves troubles. C’est l’extraordinaire aventure de la foi en ce Jésus surnommé Christ, par delà sa mort, qui incite les historiens à se pencher sur son cas, cherchant à dire quel genre de conflit le conduisit à semblable condamnation. Fut-il vraiment un prétendant malheureux à la royauté ? Fut-il plutôt victime d’une jalousie religieuse et accusé faussement d’agitation politique ? C’est un sujet de discussion pour la recherche historique. Ce ne sera pas notre préoccupation majeure : nous allons tout simplement lire le récit de ces événements tels que les rapporte l’évangéliste Luc, avec quelque 50 ans de recul, et dans une intention qui se précisera au fil du récit. Ce sont ses insistances particulières qui ont suggéré notre titre. Le souci de l’histoire L’espérance messianique Le grand tournant « Jésus ajouta une parabole, parce qu’il était près de Jérusalem, et que les gens s’imaginaient que le Royaume de Dieu allait apparaître sur le champ... » (19/11). Derrière cette note il y a sà »rement un souvenir historique. Est-ce l’écho d’un mouvement populaire qui aurait réellement menacé le pouvoir en place ? Nous manquons d’éléments pour répondre, au plan de l’histoire. Mais l’intention du narrateur est très nette. En enrobant la parabole initiale dans une sorte de petit roman historique, il lui donne une nouvelle pointe : c’est l’histoire d’un homme bien-né qui est parti se faire investir de la royauté, avant de revenir dans sa capitale ; mais ses concitoyens qui le haïssent disent : Nous ne voulons pas que cet homme règne sur nous ! L’allusion à la situation de Jésus est claire. Le lecteur savait déjà qu’il s’était fait de solides adversaires par sa prédication et son comportement jugé subversif par les bien-pensants. Il s’attend maintenant à lire le récit d’un affrontement décisif en ce lieu du pouvoir qu’est Jérusalem, autour du thème de la royauté de Jésus. Nous prenons ce récit au v. 29 du chapitre 19 : « Et il arriva, lorsqu’il approcha de Bethphagé et de Béthanie, vers le Mont dit des Oliviers, il envoya deux disciples en leur disant : Allez au village qui est en face ; en y entrant vous trouverez un ânon attaché que personne n’a jamais monté. Détachez-le et amenez-le. Et si quelqu’un vous demande : Pourquoi le détachez-vous ?, vous répondrez : Le Seigneur en a besoin ! Les envoyés partirent et trouvèrent les choses comme Jésus leur avait dit. Comme ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent : Pourquoi détachez-vous cet ânon ? Ils répondirent : Le Seigneur en a besoin. Ils l’amenèrent alors à Jésus, puis jetant sur l’ânon leurs vêtements, ils firent monter Jésus ; et à mesure qu’il avançait, ils étendaient leurs vêtements sur le chemin. Or, comme il approchait déjà de la descente du Mont des Oliviers, toute la multitude des disciples, remplis de joie, commença à louer Dieu d’une voix forte pour tous les actes de puissance qu’ils avaient vus. Ils disaient : Béni soit celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur ! Au ciel paix, et gloire dans les Lieux Très-hauts ! » (19/29-38). Un nouveau Salomon Mais reprenons ce récit à son début : j’y relève une indication topographique pleine d’intérêt : quand Jésus touche au but de sa longue marche vers Jérusalem c’est, selon Luc, près de Béthanie qu’il s’arrête, pour organiser son entrée solennelle dans la ville. Détail gratuit, mentionné pour la couleur locale, ou pour un « effet de réel » ? C’est bien plutôt la marque d’une composition d’ensemble rigoureuse. En fin de parcours, le récit reviendra en ce même lieu, où il va à la fois se clôturer et s’ouvrir sur l’infini ! C’est Béthanie qui sera le lieu du départ de Jésus, quittant définitivement Jérusalem, pour recevoir de Dieu la gloire que la cité sainte lui aura refusée. Tout le drame de la Passion-Résurrection du Christ s’inscrit entre cette arrivée et ce départ, localisés tous deux « vers Béthanie », près de ce Mont des Oliviers où face à la ville on peut la contempler dans toute sa splendeur... C’est de là que part la manifestation messianique de notre récit, c’est de là que repartiront pour retourner à Jérusalem des disciples apparemment abandonnés, et pourtant pleins de joie : étrange conclusion, que nous méditerons en son temps. L’ânon liturgique Dès que s’amorce la descente du Mont des Oliviers, Jésus laisse faire des gestes d’hommage exceptionnels : on improvise un tapis coloré en étalant des manteaux sur le chemin, on crie à pleine voix : Béni soit Celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur ! Cela prend vraiment l’allure d’une entrée triomphale. Mais qui acclame ainsi Jésus comme le Messie-Roi d’Israël ? Luc montre ici sa rigueur d’historien averti : il ne nous laisse pas imaginer que la population de Jérusalem aurait accueilli ce jour-là Jésus de Nazareth comme son roi légitime. Le cortège, les ovations, l’enthousiasme éclatant sont pour lui le fait de « toute la multitude des disciples ». Expression un peu emphatique, mais sans doute exacte : elle doit désigner un groupe de pèlerins galiléens, faisant partie de près ou de loin des nombreux sympathisants du « mouvement de Jésus »... Le bruit a circulé qu’il pourrait bien être le Messie attendu. On s’en souvient, Luc avait noté que ces gens pouvaient interpréter sa montée à Jérusalem comme une marche vers la prise de pouvoir, au nom des promesses divines... « Ils se mirent à louer Dieu d’une voix forte pour tous les actes de puissance qu’ils avaient vus » : ils s’attendent à quelque acte de puissance encore plus décisif, manifestant avec éclat la venue du Règne de Dieu. Jérusalem n’est pas conquise, mais à conquérir, non par les armes, mais par la main puissante du Seigneur dont le règne doit être le règne de la paix : « Au ciel paix, et gloire dans les lieux Très-Hauts ! ». Luc, le bon catéchète La scène suivante, plus originale encore, appartient en propre à l’évangile de Luc : Le cri des pierres « Et lorsqu’il approcha, ayant vu la ville, il pleura sur elle en disant : Si tu avais connu en ce jour, toi aussi, ce qui en est de la paix ! Mais maintenant cela a été caché à tes yeux. Car viendront des jours sur toi où tes ennemis t’environneront de retranchements, et ils t’investiront et te presseront de toute part. Et ils t’écraseront sur le sol, toi et tes enfants en toi. Et ils ne laisseront pas pierre sur pierre en toi, parce que tu n’as pas connu le temps où tu as été visitée » (19/41-44). Luc évite ici d’écrire le nom de Jérusalem, comme si la ville ne méritait plus ce nom, porteur lui aussi de la racine qui signifie la paix, en hébreu. Jésus contemple Jérusalem, il la personnalise. Regard lucide de prophète qui anticipe le résultat de sa confrontation avec une cité aveuglée. Elle ne saura pas reconnaître son visiteur, porteur d’une souveraine offre de paix. Mais cette tragique méconnaissance n’était pas fatale : « Si tu avais connu », douloureux conditionnel. Il fait écho à la plainte pleine d’espoir déçu que Luc a déjà rapportée : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu ! » (13/34). Notreévangéliste n’est pas un théologien de la prédestination, au sens d’un déterminisme inéluctable. Certes, avec l’église de sa génération, il est de ceux qui, devant le scandale de la croix, en ont cherché le pressentiment prophétique dans l’Ancien Testament. « C’était écrit ! Jésus est mort en accomplissant le dessein de Dieu... ». De là à ne plus voir dans la Passion du Christ qu’un scénario écrit à l’avance, programmé de toute éternité, et en Jésus l’acteur divin qui a bien tenu son rôle, il n’y a qu’un pas. Mais Luc n’entend pas le laisser franchir à ses lecteurs ! Ce qu’il doit leur raconter est un vrai drame historique, une histoire qui, comme tout événement humain, est restée ouverte à plusieurs possibles. Jésus avait espéré convertir son peuple, pour lui éviter un destin tragique. Il constate avec douleur son aveuglement, qui est surtout celui de ses responsables, comme le montrera la suite du récit. On parle de la « Passion » du Christ en donnant à ce mot le sens de souffrance. Mais il faut y inclure l’autre connotation du terme : c’est l’histoire d’un amour passionné, qui souffre d’être bafoué. Ici les pleurs de Jésus attestent sa profonde humanité, mais ils révèlent aussi le cœur du Père. Le drame crucial qui s’engage s’inscrit dans le droit fil de l’histoire d’Israël, souvent décrite par les prophètes comme une histoire d’amour tourmentée entre Dieu et son peuple. Dieu aime inconditionnellement le peuple qu’il a choisi, il espère en retour son amour fidèle : mais il ne peut le contraindre à la fidélité, car ce ne serait plus une relation d’amour. « J’ai tendu mes mains à longueur de jours vers un peuple rebelle ». Tel est le cri pathétique de Dieu qu’on peut lire à la fin du livre d’Esaïe. Voici encore un long jour où le Seigneur tend ses mains : Jésus vient faire entendre à Jérusalem un ultime appel. Mais il pressent déjà sa surdité, il entrevoit le malheur qui la frappera après qu’elle aura cru assurer sa libération en se révoltant contre Rome : un siège terrible préludera à l’écrasement final. « Tes ennemis ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas connu le temps où tu as été visitée ». Des prophètes lucides Il est des non-chrétiens pour discerner que l’exigence évangélique mise en pratique est le seul vrai chemin de la paix, parce qu’elle appelle à la confiance réciproque, à l’échange, à la reconnaissance de l’autre, au partage. Parce qu’elle va jusqu’à demander le pardon des offenses et l’amour des ennemis, en dénonçant les impasses mortelles de la violence. Reconnaissance de ses propres torts, individuels ou collectifs, recherche de la vérité et de la justice quoiqu’il en coà »te, réconciliation : voies étroites, mais qui seules conduisent à la paix, qui est tout autre chose que le fragile équilibre de la terreur. Ces voies sont ouvertes. Ici et là , dans notre siècle de fureur, on perçoit parfois des signes prometteurs de cette sagesse, de petits secteurs pacifiés, germes d’un monde tout autre, habitable pour tous... Le pire n’est jamais certain, les jeux ne sont pas définitivement joués. A la croisée des chemins de la mort ou de la vie, Dieu nous laisse libres, car son amour refuse de nous contraindre. Mais il nous avertit douloureusement, à la mesure de sa sollicitude inquiète. Honneur et responsabilité Le second volet contrasté du récit de l’entrée de Jésus à Jérusalem peut venir troubler un irénisme spirituel trop confortable, trop peu solidaire des angoisses de la grande masse des hommes. Jésus pleurant sur Jérusalem, Jésus angoissé devant la ruine prévisible de l’orgueilleuse cité de Dieu ! Image forte et qui nous interpelle. Jésus n’a-t-il pas motif à pleurer sur son église, lorsqu’elle ne répond pas mieux que la Jérusalem d’hier à son impérative mission : vivre et rayonner la paix authentique que son Seigneur lui offre ? La tristesse profonde de Jésus devant Jérusalem, vient peut-être aussi de ce qu’il sent tout ce qu’il y a de fragilité et d’inconscience derrière les acclamations de joie de ses disciples. Quelle doit être sa déception quand il voit que ceux qui ont reçu de lui le secret de la paix, et devraient le crier sans relâche, le manifester en paroles et en actes, paraissent aussi inconscients que les autres... Si mes disciples se taisent, les pierres crieront ! Ce n’est peut-être pas hypothèse gratuite ou propos pour l’histoire ancienne. C’est peut-être bien, une manière d’avertissement pour aujourd’hui : faut-il attendre que la ruine de notre civilisation crie aux historiens futurs, si l’humanité survit au déchaînement d’une troisième guerre mondiale, le tragique aveuglement de cette génération ? Faut-il laisser le dernier mot à la parole muette et terrible des pierres calcinées et des ferrailles tordues, criant : Malheur à ceux qui n’ont pas su reconnaître les voies de la paix ? Non, certes ! Alors, que les disciples de Jésus-Christ ne se taisent pas. Qu’ils ne désertent pas le combat indécis pour la paix sur la terre, sous prétexte qu’ils jouissent déjà de la paix céleste... Qu’au nom du Prince de la paix venu pour détrôner les puissances oppressives et combler de biens les affamés, ils s’engagent sans relâche dans la lutte historique pour la justice et la fraternité concrète entre les hommes... Alors au lieu d’une lamentation désolée, c’est la grande béatitude qu’ils entendront de la bouche du Maître, annonciateur du Règne de Dieu : « Heureux les artisans de la paix ! ». Charles L’EPLATTENIER, Le Christianisme au XX° siècle, n° 11, 12.03.1984, p. 6-7. |