Carême 1984 :

Jésus acclamé comme roi

« Jérusalem rejette son roi » : ce titre semble annoncer un frag­ment d’histoire politique, relatif à un passé lointain. Quelques remarques préalables me semblent donc nécessaires pour préciser le genre du récit que nous allons lire. Si nos « mé­dias » avaient existé à Rome vers l’an 30 de notre ère, l’événement n’aurait pas fait la une de l’actua­lité. On l’aurait relégué en fin de journal avec un titre de ce genre : En Judée, exécution d’un agitateur. Le procurateur a fait crucifier, avec deux autres terroristes, un prophète galiléen dénoncé par le Grand Con­seil. La mort de Jésus de Nazareth sous Ponce Pilate est un fait histo­rique bien attesté ; mais au plan de « l’histoire immédiate », ce ne fut qu’un fait divers, hélas banal, dans une région du monde périodique­ment agitée par de graves troubles. C’est l’extraordinaire aventure de la foi en ce Jésus surnommé Christ, par delà sa mort, qui incite les his­toriens à se pencher sur son cas, cherchant à dire quel genre de con­flit le conduisit à semblable condam­nation. Fut-il vraiment un préten­dant malheureux à la royauté ? Fut-il plutôt victime d’une jalousie reli­gieuse et accusé faussement d’agi­tation politique ? C’est un sujet de discussion pour la recherche histori­que. Ce ne sera pas notre préoccupa­tion majeure : nous allons tout sim­plement lire le récit de ces événe­ments tels que les rapporte l’évan­géliste Luc, avec quelque 50 ans de recul, et dans une intention qui se précisera au fil du récit. Ce sont ses insistances particulières qui ont suggéré notre titre.

Le souci de l’histoire
Que Jésus fà »t Roi, que Jérusalem, cité royale de David, ait eu vocation à l’accueillir comme tel mais qu’elle l’ait rejeté par un étrange aveugle­ment, c’est la lecture chrétienne de l’événement. Nous chercherons à saisir comment Luc développe cette interprétation pour ses lecteurs. Nous verrons comment des détails à pre­mière vue anecdotiques ne relèvent pas du genre « reportage », mais de procédés courants dans la littérature biblique pour dire le sens profond de ce qui se passe. C’est du Christ de la foi que Luc nous parle. Mais c’est aussi du Jésus de l’histoire, avec autant d’exactitude que le lui per­mettent ses sources. Pourquoi ce souci de l’histoire ? Il ne s’agit pas du désir romanesque, d’évoquer une aventure humaine pleine de « sus­pense » : les lecteurs visés sont des chrétiens qui connaissent l’heureuse fin de cette histoire. Ils la connais­sent peut-être trop bien, précisé­ment ! Dans la prédication et les sacrements, ils célèbrent le mystère du Seigneur Jésus, mort et ressuscité pour le salut de tous les hommes, et siégeant à la droite de Dieu. Ils le célèbrent, avec un risque réel, en fonction de l’entourage religieux, d’assimiler Jésus-Christ à un être mythologique et sa mort à un « mys­tère sacré ». Luc entend rappeler que le vrai mystère chrétien est celui de l’incarnation, et c’est pourquoi il redit l’histoire : la croix a été dressée aux portes de Jérusalem en consé­quence d’un conflit de pouvoir sans merci ; il faut garder en mémoire cette épaisseur humaine du drame du salut. Jérusalem a rejeté le Roi que Dieu lui envoyait : pourquoi ? comment ? Ce vieil épisode peut-il garder sens pour nous ? Voilà ce que nous voudrions montrer, dans la perspective propre à l’évangile de Luc racontant la Passion et la Ré­surrection de Jésus. Le premier épi­sode peut s’intituler : « Jésus accla­mé comme Roi ».

L’espérance messianique
La scène que nous allons lire a été longuement préparée dans cet évangile. Comme chez Marc et Mat­thieu, l’entrée solennelle de Jésus à Jérusalem constitue en fait sa pre­mière et unique visite d’homme public à la cité sainte de son peuple. Mais Luc a été le seul, dans ses récits de l’enfance, à relater par deux fois la venue de Jésus enfant à Jérusalem, et particulièrement dans le Temple où enseignent les Maîtres de la Loi, et où il a déclaré être chez son Père... premières rencon­tres qui préfigurent l’ultime confrontation. Certes, lorsque vers l’âge de 30 ans Jésus sort de l’ombre, c’est en Galilée qu’il commence à annon­cer la bonne nouvelle du Règne de Dieu, à enseigner dans les synago­gues ou en plein air, à guérir les malades et chasser les démons, à dire et manifester l’accueil de Dieu aux pauvres et aux méprisés. Un jour, après le grand partage du pain au désert, il a mis ses disciples en de­meure de dire ce qu’ils pensent de lui. Pierre alors proclame briève­ment sa conviction toute neuve : Tu es le Christ de Dieu ! Autrement dit : tu es le Messie, le Roi des derniers temps que Dieu doit envoyer pour libérer Israël, le purifier, lui donner la paix définitive. « Tu es celui que nous attendions, avec tout notre peuple, en vertu d’une promesse millénaire » : une telle es­pérance « messianique », avivée par les contradictions de l’histoire, vi­vait intensément parmi les popula­tions opprimées, sous l’occupation romaine, et en particulier chez les plus démunis. Voici le Roi qui va nous rendre la liberté et le bonheur... !

Le grand tournant
La « confession de Pierre » mar­que un tournant décisif, dans la tra­dition évangélique commune : c’est après avoir été ainsi reconnu comme Christ que Jésus commence à an­noncer qu’il sera rejeté par les auto­rités de son peuple, et qu’il doit « monter à Jérusalem » pour y affronter son destin. C’est Luc qui orchestre ce thème avec le plus d’in­sistance : pendant 10 chapitres, sa construction très originale est mar­telée par des notices qui le rappellent. La dernière se lit en 19/28 : « Sur ces mots, Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem ». C’est le point de départ du récit que nous allons suivre. J’aimerais souligner, auparavant l’enchaînement très étudié en ce lieu-charnière de la narration : la grande section de la montée à Jérusalem s’achève sur la parabole dite des Mines (par analogie avec celle des Talents relatée par Mat­thieu). Il vaudrait mieux l’intituler parabole de « l’investiture royale ». Luc l’introduit ainsi :

« Jésus ajouta une parabole, parce qu’il était près de Jérusalem, et que les gens s’imaginaient que le Royaume de Dieu allait apparaître sur le champ... » (19/11).

Derrière cette note il y a sà »rement un souvenir historique. Est-ce l’écho d’un mouvement populaire qui au­rait réellement menacé le pouvoir en place ? Nous manquons d’élé­ments pour répondre, au plan de l’histoire. Mais l’intention du narra­teur est très nette. En enrobant la parabole initiale dans une sorte de petit roman historique, il lui donne une nouvelle pointe : c’est l’histoire d’un homme bien-né qui est parti se faire investir de la royauté, avant de revenir dans sa capitale ; mais ses concitoyens qui le haïssent di­sent : Nous ne voulons pas que cet homme règne sur nous ! L’allusion à la situation de Jésus est claire. Le lecteur savait déjà qu’il s’était fait de solides adversaires par sa prédi­cation et son comportement jugé subversif par les bien-pensants. Il s’attend maintenant à lire le récit d’un affrontement décisif en ce lieu du pouvoir qu’est Jérusalem, autour du thème de la royauté de Jésus. Nous prenons ce récit au v. 29 du chapitre 19 :

« Et il arriva, lorsqu’il approcha de Bethphagé et de Béthanie, vers le Mont dit des Oliviers, il envoya deux disciples en leur disant : Allez au village qui est en face ; en y entrant vous trouverez un ânon attaché que personne n’a jamais monté. Détachez-le et amenez-le. Et si quelqu’un vous demande : Pourquoi le détachez-vous ?, vous répondrez : Le Seigneur en a besoin ! Les envoyés partirent et trou­vèrent les choses comme Jésus leur avait dit. Comme ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent : Pour­quoi détachez-vous cet ânon ? Ils répondirent : Le Seigneur en a be­soin. Ils l’amenèrent alors à Jésus, puis jetant sur l’ânon leurs vêtements, ils firent monter Jésus ; et à mesure qu’il avançait, ils étendaient leurs vêtements sur le chemin. Or, comme il approchait déjà de la descente du Mont des Oliviers, toute la multitude des disciples, remplis de joie, com­mença à louer Dieu d’une voix forte pour tous les actes de puissance qu’ils avaient vus. Ils disaient : Béni soit celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur ! Au ciel paix, et gloire dans les Lieux Très-hauts ! » (19/29-38).

Un nouveau Salomon
Dans l’Ancien Testament, au 1° chapitre du Livre des Rois, on peut lire le récit du Sacre de Salomon, choisi pour succéder à David son père. Sur l’ordre de ce dernier, on « fait monter » le prétendant sur la mule royale, le cortège descend la colline, tout le peuple crie : Vive le Roi Salomon ! et manifeste une grande joie... Luc avait certaine­ment ce texte à l’esprit en rédigeant le passage que nous venons de lire. Plusieurs termes sont littéralement repris de la version grecque du récit des Rois : « faire monter » sur la monture, « descendre » de la montagne, grande joie, voix forte, et surtout ce « Vive le Roi ! » : Luc a ajouté intentionnellement ce titre donné à Jésus, dans l’acclamation tirée du Psaume 118. Tout cela sug­gère au lecteur, s’il connaît l’Ancien Testament, que Jésus entre à Jérusalem comme un nouveau Salomon. Le procédé est fréquent chez notre évangéliste. Il construit parfois tout un récit sur la base de références implicites, qui donnent une singulière profondeur de champ à son tableau, dès qu’on les remarque.

Mais reprenons ce récit à son dé­but : j’y relève une indication topo­graphique pleine d’intérêt : quand Jésus touche au but de sa longue marche vers Jérusalem c’est, selon Luc, près de Béthanie qu’il s’arrête, pour organiser son entrée solennelle dans la ville. Détail gratuit, men­tionné pour la couleur locale, ou pour un « effet de réel » ? C’est bien plutôt la marque d’une compo­sition d’ensemble rigoureuse. En fin de parcours, le récit reviendra en ce même lieu, où il va à la fois se clôturer et s’ouvrir sur l’infini ! C’est Béthanie qui sera le lieu du départ de Jésus, quittant définiti­vement Jérusalem, pour recevoir de Dieu la gloire que la cité sainte lui aura refusée. Tout le drame de la Passion-Résurrection du Christ s’ins­crit entre cette arrivée et ce départ, localisés tous deux « vers Bétha­nie », près de ce Mont des Oliviers où face à la ville on peut la contem­pler dans toute sa splendeur... C’est de là que part la manifestation mes­sianique de notre récit, c’est de là que repartiront pour retourner à Jé­rusalem des disciples apparemment abandonnés, et pourtant pleins de joie : étrange conclusion, que nous méditerons en son temps.

L’ânon liturgique
Manifestation messianique, assu­rément. Mais elle ne nous est pas décrite comme un mouvement spon­tané d’enthousiasme. Les amis de Jésus savaient qu’en d’autres temps il aurait réfréné toute démonstration tapageuse autour de sa personne : aujourd’hui, en revanche, c’est lui,˜même qui monte une mise en scène symbolique évidente de sa royauté. Avec la tranquille assurance d’un souverain dont les ordres ne se dis­cutent pas, il fait réquisitionner une monture : « Le Seigneur en a be­soin ! ». C’est un ânon que personne n’a jamais monté : l’indication sem­ble signifier que l’animal est apte, selon la loi juive, à un usage d’ordre liturgique. Choisir un âne, monture des déplacements familiers, c’est en outre se présenter comme un roi pacifique, à l’instar de Salomon, roi de paix selon la tradition et selon la symbolique même de son nom.

Dès que s’amorce la descente du Mont des Oliviers, Jésus laisse faire des gestes d’hommage exceptionnels : on improvise un tapis coloré en éta­lant des manteaux sur le chemin, on crie à pleine voix : Béni soit Celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur ! Cela prend vraiment l’al­lure d’une entrée triomphale. Mais qui acclame ainsi Jésus comme le Messie-Roi d’Israël ? Luc montre ici sa rigueur d’historien averti : il ne nous laisse pas imaginer que la popu­lation de Jérusalem aurait accueilli ce jour-là Jésus de Nazareth comme son roi légitime. Le cortège, les ova­tions, l’enthousiasme éclatant sont pour lui le fait de « toute la multitude des disciples ». Expression un peu emphatique, mais sans doute exacte : elle doit désigner un groupe de pèlerins galiléens, faisant partie de près ou de loin des nombreux sympathisants du « mouvement de Jésus »... Le bruit a circulé qu’il pourrait bien être le Messie attendu. On s’en souvient, Luc avait noté que ces gens pouvaient interpréter sa montée à Jérusalem comme une marche vers la prise de pouvoir, au nom des promesses divines... « Ils se mirent à louer Dieu d’une voix forte pour tous les actes de puissance qu’ils avaient vus » : ils s’attendent à quelque acte de puissance encore plus décisif, manifestant avec éclat la venue du Règne de Dieu. Jérusalem n’est pas conquise, mais à conquérir, non par les armes, mais par la main puissante du Seigneur dont le règne doit être le règne de la paix : « Au ciel paix, et gloire dans les lieux Très-Hauts ! ».

Luc, le bon catéchète
Luc est ici encore original par rapport aux récits parallèles, parce qu’il se veut très cohérent d’un bout à l’autre de son œuvre. Ses lecteurs ne peuvent avoir oublié le Cantique de la Nativité : « Gloire à Dieu dans les lieux Très-Hauts, et sur la terre paix pour les hommes de la bienveillance » (Luc 2/14). C’était l’acclamation de la « multitude » de l’armée céleste, mot qui est repris maintenant pour la « multitude » des disciples. Et c’était la salutation par les chœurs célestes de la venue du Christ Seigneur, source d’une grande joie pour tout le peuple. C’est par de telles correspondances très étudiées que Luc fait œuvre de bon catéchète. Quand nous rencontrons dans son récit ces formules liturgiques qui proclament la foi élaborée, après la résurrection de Jésus et la Pentecôte, nous sommes invités à faire partie à notre tour des multitudes qui acclament en Jésus leur Roi. Pour le lecteur chrétien, malgré ce qui va suivre, le contenu de ces acclamations ne saurait se réduire à l’illusion de courtisans naïfs qui croient arrivé le jour de gloire, alors que l’affaire va tourner très mal ! , Bien sà »r, il existe un malentendu sous-jacent à la scène, sur la nature de la royauté que Jésus revendique. Ces acclamations cependant disent le vrai, elles anticipent sur la louange et l’adoration réfléchie de tous ceux pour qui Jésus-Christ est à jamais le « Prince de la Paix ».

La scène suivante, plus originale encore, appartient en propre à l’évangile de Luc :
« Quelques Pharisiens, du milieu de la foule, dirent à Jésus : Maître, réprimande tes disciples ! Il répondit : Je vous dis, si ceux-ci se taisent, les pierres crieront ! » (19/39-40).

Le cri des pierres
Des observateurs sans bienveillance se sont donc mêlés à cette foule de disciples en liesse. Ce sont des Pharisiens, juifs à la piété scrupuleuse. Ils s’indignent de ces acclamations déplacées. Pour eux, Jésus n’est qu’un « rabbi », un maître à l’enseignement contestable : ils le contestent depuis longtemps. Ce Jésus, acclamé comme roi, aux portes de Jérusalem, c’est insupportable. Qu’il rabroue ses disciples exaltés, qu’il leur impose silence ! Jésus réplique par un mot qui peut s’inspirer du prophète Habacuc : Si eux se taisent, les pierres crieront ! Cela peut s’entendre à double sens : au premier degré, comme une réplique immédiate, en langage imagé : la vérité que proclament mes disciples ne saurait être étouffée par aucune répression. Si vous leur fermez la bouche, les pierres elles-mêmes prendront le relais ! Mais au second degré, cette réponse sibylline, éclairée par la suite, prend l’allure d’une prédiction menaçante. Habacuc avait écrit : la pierre des murailles criera pour vous accuser, et cela visait Babylone, cité criminelle, pour annoncer sa ruine ! Jésus pense déjà au tragique message que crieront un jour les murailles dévastées de Jérusalem. C’est à coup sà »r l’interprétation de Luc, car il enchaîne immédiatement à cette réplique un épisode poignant : la lamentation prophétique de Jésus sur la ville sainte :

« Et lorsqu’il approcha, ayant vu la ville, il pleura sur elle en disant : Si tu avais connu en ce jour, toi aussi, ce qui en est de la paix ! Mais maintenant cela a été caché à tes yeux. Car viendront des jours sur toi où tes ennemis t’environneront de retranchements, et ils t’investiront et te presseront de toute part. Et ils t’écraseront sur le sol, toi et tes enfants en toi. Et ils ne laisseront pas pierre sur pierre en toi, parce que tu n’as pas connu le temps où tu as été visitée » (19/41-44).

Luc évite ici d’écrire le nom de Jérusalem, comme si la ville ne méritait plus ce nom, porteur lui aussi de la racine qui signifie la paix, en hébreu. Jésus contemple Jérusalem, il la personnalise. Regard lucide de prophète qui anticipe le résultat de sa confrontation avec une cité aveuglée. Elle ne saura pas reconnaître son visiteur, porteur d’une souveraine offre de paix. Mais cette tragique méconnaissance n’était pas fatale : « Si tu avais connu », douloureux conditionnel. Il fait écho à la plainte pleine d’espoir déçu que Luc a déjà rapportée : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu ! » (13/34). Notreévangéliste n’est pas un théologien de la prédestination, au sens d’un déterminisme inéluctable. Certes, avec l’église de sa génération, il est de ceux qui, devant le scandale de la croix, en ont cherché le pressentiment prophétique dans l’Ancien Testament. « C’était écrit ! Jésus est mort en accomplissant le dessein de Dieu... ». De là à ne plus voir dans la Passion du Christ qu’un scénario écrit à l’avance, programmé de toute éternité, et en Jésus l’acteur divin qui a bien tenu son rôle, il n’y a qu’un pas. Mais Luc n’entend pas le laisser franchir à ses lecteurs ! Ce qu’il doit leur raconter est un vrai drame historique, une histoire qui, comme tout événement humain, est restée ouverte à plusieurs possibles. Jésus avait espéré convertir son peuple, pour lui éviter un destin tragique. Il constate avec douleur son aveuglement, qui est surtout celui de ses responsables, comme le montrera la suite du récit. On parle de la « Passion » du Christ en donnant à ce mot le sens de souffrance. Mais il faut y inclure l’autre connotation du terme : c’est l’histoire d’un amour passionné, qui souffre d’être bafoué. Ici les pleurs de Jésus attestent sa profonde humanité, mais ils révèlent aussi le cœur du Père. Le drame crucial qui s’engage s’inscrit dans le droit fil de l’histoire d’Israël, souvent décrite par les prophètes comme une histoire d’amour tourmentée entre Dieu et son peuple. Dieu aime inconditionnellement le peuple qu’il a choisi, il espère en retour son amour fidèle : mais il ne peut le contraindre à la fidélité, car ce ne serait plus une relation d’amour. « J’ai tendu mes mains à longueur de jours vers un peuple rebelle ». Tel est le cri pathétique de Dieu qu’on peut lire à la fin du livre d’Esaïe.

Voici encore un long jour où le Seigneur tend ses mains : Jésus vient faire entendre à Jérusalem un ultime appel. Mais il pressent déjà sa surdité, il entrevoit le malheur qui la frappera après qu’elle aura cru assurer sa libération en se révoltant contre Rome : un siège terrible préludera à l’écrasement final. « Tes ennemis ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas connu le temps où tu as été visitée ».

Des prophètes lucides
N’est-ce pas un appel extraordinairement actuel que nous devons entendre à travers cette lamentation historique de Jésus sur Jérusalem ? Les prophètes lucides de notre temps nous crient que le monde court en aveugle vers une catastrophe effroyable. On sait bien que pour l’éviter, il faudrait de toute urgence changer de cap, renoncer à la folle course aux armements, au cycle infernal de la violence et de la répression, aux fanatismes manichéens, au désordre mondial de l’économie, qui aggrave de jour en jour la misère de milliards d’êtres humains, pour maintenir la superpuissance et le superconfort de quelques peuples ou groupes privilégiés... Si ce monde de 1984 et ses dirigeants pouvaient reconnaître, avant qu’il ne soit trop tard, « ce qui en est de la paix », à l’échelle de notre globe...

Il est des non-chrétiens pour discerner que l’exigence évangélique mise en pratique est le seul vrai chemin de la paix, parce qu’elle appelle à la confiance réciproque, à l’échange, à la reconnaissance de l’autre, au partage. Parce qu’elle va jusqu’à demander le pardon des offenses et l’amour des ennemis, en dénonçant les impasses mortelles de la violence. Reconnaissance de ses propres torts, individuels ou collectifs, recherche de la vérité et de la justice quoiqu’il en coà »te, réconciliation : voies étroites, mais qui seules conduisent à la paix, qui est tout autre chose que le fragile équilibre de la terreur. Ces voies sont ouvertes. Ici et là , dans notre siècle de fureur, on perçoit parfois des signes prometteurs de cette sagesse, de petits secteurs pacifiés, germes d’un monde tout autre, habitable pour tous... Le pire n’est jamais certain, les jeux ne sont pas définitivement joués. A la croisée des chemins de la mort ou de la vie, Dieu nous laisse libres, car son amour refuse de nous contraindre. Mais il nous avertit douloureusement, à la mesure de sa sollicitude inquiète.

Honneur et responsabilité
Je me tourne pour finir vers ceux d’entre vous qui revendiquent la qualité de disciples de Jésus-Christ. C’est un honneur, et une immense responsabilité. Un honneur qui peut être source d’allégresse : nous percevions tout à l’heure l’invitation à entrer dans le cortège joyeux des disciples pour acclamer Jésus, le Prince de la paix. Et nous le faisons, dans nos prières ou nos chants. Jésus acclamé comme Roi ! Nous lui reconnaissons ce beau titre. Mais cela reste souvent au plan d’une piété qui savoure la « paix intérieure » que nous procure le Christ Sauveur, une piété sans prise sur l’histoire de notre temps.

Le second volet contrasté du récit de l’entrée de Jésus à Jérusalem peut venir troubler un irénisme spirituel trop confortable, trop peu solidaire des angoisses de la grande masse des hommes. Jésus pleurant sur Jérusalem, Jésus angoissé devant la ruine prévisible de l’orgueilleuse cité de Dieu ! Image forte et qui nous interpelle. Jésus n’a-t-il pas motif à pleurer sur son église, lorsqu’elle ne répond pas mieux que la Jérusalem d’hier à son impérative mission : vivre et rayonner la paix authentique que son Seigneur lui offre ? La tristesse profonde de Jésus devant Jérusalem, vient peut-être aussi de ce qu’il sent tout ce qu’il y a de fragilité et d’inconscience derrière les acclamations de joie de ses disciples. Quelle doit être sa déception quand il voit que ceux qui ont reçu de lui le secret de la paix, et devraient le crier sans relâche, le manifester en paroles et en actes, paraissent aussi inconscients que les autres...

Si mes disciples se taisent, les pierres crieront ! Ce n’est peut-être pas hypothèse gratuite ou propos pour l’histoire ancienne. C’est peut-être bien, une manière d’avertissement pour aujourd’hui : faut-il attendre que la ruine de notre civilisation crie aux historiens futurs, si l’humanité survit au déchaînement d’une troisième guerre mondiale, le tragique aveuglement de cette génération ? Faut-il laisser le dernier mot à la parole muette et terrible des pierres calcinées et des ferrailles tordues, criant : Malheur à ceux qui n’ont pas su reconnaître les voies de la paix ? Non, certes ! Alors, que les disciples de Jésus-Christ ne se taisent pas. Qu’ils ne désertent pas le combat indécis pour la paix sur la terre, sous prétexte qu’ils jouissent déjà de la paix céleste... Qu’au nom du Prince de la paix venu pour détrôner les puissances oppressives et combler de biens les affamés, ils s’engagent sans relâche dans la lutte historique pour la justice et la fraternité concrète entre les hommes...

Alors au lieu d’une lamentation désolée, c’est la grande béatitude qu’ils entendront de la bouche du Maître, annonciateur du Règne de Dieu : « Heureux les artisans de la paix ! ».

Charles L’EPLATTENIER, Le Christianisme au XX° siècle, n° 11, 12.03.1984, p. 6-7.