Carême 1980 :

L’AMOUR A L’ÉPREUVE

QUATRIEME ENTRETIEN :

L’AMOUR A L’ÉPREUVE

Entretien animé par le pasteur Philippe de Robert
avec la participation du pasteur Jean-Claude Dubs

 

JEAN-CLAUDE DUBS
Nous arrivons ce soir à mi-parcours du chemin que nous vous avons proposé de faire avec nous tout au long de ces semaines qui précèdent le vendredi saint et Pâques, et que la tradition chrétienne appelle le Carême. Le Carême, c’est-à -dire Le temps de l’épreuve ; le temps de la commémoration de la montée du Christ vers Jérusalem où il savait que l’attendait son supplice et sa mort.

Nous avons voulu vivre ce temps, cette année, en marchant sur les traces d’Abraham mis à l’épreuve, et de son « Voyage au Morija », longue marche qui préfigure l’épreuve suprême du Christ Jésus.

Certes, Abraham n’est pas Jésus-Christ, pas plus qu’Isaac n’est Jésus-Christ. Mais dans la ligne de tous ceux qui, depuis des siècles, ont nourri leur foi, leur espérance, et leur amour en plongeant leurs regards dans cette mémoire de l’épreuve d’Abraham que nous rapporte la Bible, nous voudrions, nous aussi, partager avec vous quelque chose de cette histoire éternelle. Nous l’envisagerons ce soir en contemplant Abraham éprouvé dans son amour : l’Amour à l’épreuve.

PHILIPPE DE ROBERT
La première fois que le verbe aimer apparaît dans la Bible, c’est ici : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes » (v. 2). Abraham est donc la première personne dont on nous dit explicitement qu’elle ait éprouvé de l’amour, et ceci précisément au moment où l’objet de cet amour est réclamé, menacé de disparaître. Cette mention n’est sans doute pas de pure convenance, comme si l’on rappelait en passant que tout enfant est aimé de ses parents, tout naturellement et par principe, pourrait-on dire. L’amour d’Abraham pour ce fils est en réalité l’aboutissement d’une longue histoire, et d’une histoire difficile et douloureuse. Au début, c’est l’homme sans enfant, puisque sa femme Sara est stérile. Et c’est justement la promesse d’un enfant, d’une descendance, qui le met en route. La promesse d’un enfant... Sommes-nous encore sensibles à ce que cela représente, dans notre civilisation occidentale où l’on s’applique, semble-t-il, à en avoir le moins possible ?... Dans ce domaine, nous aurions tant à apprendre ou à réapprendre, nous Européens, de nos frères et sœurs d’Afrique, par exemple : on sait encore, là -bas, que la vie est un don de Dieu, et que les enfants sont un signe de ce don , être privé d’enfant est une vraie souffrance... Cette souffrance est le point de départ de l’histoire d’Abraham : il s’attache d’abord à son neveu Loth, puis à son serviteur Eliézer, avant de recevoir un premier exaucement avec la naissance d’Ismaël, que lui donne la servante de Sara, Hagar l’égyptienne, et qui sera selon la tradition l’ancêtre des peuples arabes. Puis c’est l’annonce et la naissance, impossible à vues humaines, du fils de Sara, le fils de la promesse, Isaac.

Cette longue attente du fils promis fut encore assombrie par la rivalité de ses épouses : Sara ne pouvait supporter de voir Hagar enceinte alors qu’elle était stérile , et même après être devenue mère d’Isaac elle s’irrite contre Ismaël et demande à son mari de chasser le garçon et sa mère. Cette parole, nous dit la Bible (Genèse 21/11), fâcha beaucoup Abraham, parce que c’était son fils ! Une tradition juive rapportée par Rachi souligne cette sensibilité paternelle et en éclaire le début de notre récit. A l’ordre divin : « Prends ton fils », Abraham rétorque : « Mais j’ai deux fils ! »... « Ton unique » ajoute Dieu. « Mais l’un est unique pour sa mère, et l’autre unique pour sa mère ! » , « Celui que tu aimes », précise-t-il. , « Mais, Seigneur, je les aime tous les deux ! ». Alors, mais alors seulement, vient l’ultime et déchirante précision : Isaac. Et à ce point, nous pouvons évoquer la réflexion d’un autre grand penseur juif, Philon d’Alexandrie, qui explique que le nom même d’Isaac signifiant le rire, la joie, Abraham doit être prêt à tout sacrifier à Dieu, même sa joie, montrant ainsi que la joie n’est vraiment à sa place qu’en Dieu.

JEAN-CLAUDE DUBS
Vous citez les anciens commentateurs : sans doute faut-il signaler à nos auditeurs que ce n’est point là une distribution protocolaire de coups de chapeau en direction des grands penseurs du passé, et comme s’il était nécessaire de souligner de la sorte une importance du texte que l’on n’aurait pas encore acceptée. Car ceci ne serait que d’un médiocre intérêt. , Mais tout au contraire, ce que nous devons saisir, c’est que ces commentaires anciens sont des témoins de la réflexion chrétienne des tout premiers temps. Au point qu’il n’est pas exagéré de dire que la Bible ne s’est pas achevée sans eux. Ces anciens commentaires nous font part, en effet, d’un type de lecture de la Bible qui a probablement été celui que connaissaient et que pratiquaient Jésus et ses proches, en particulier les milieux littéraires, c’est-à -dire les écrivains inspirés qui ont produit le Nouveau Testament.

Très significatif à cet égard est le rôle des traductions anciennes, parce qu’elles contiennent toujours une part de commentaire. Ainsi, lorsque la vieille traduction grecque de la Bible transforme le fils unique de notre récit en « fils bien-aimé », cette traduction se livre, c’est évident, à un effort d’explication, puisque, nous venons de le voir, les deux épouses d’Abraham étaient mères, chacune, d’un fils unique ! , Alors, en disant « le fils bien-aimé », la version grecque lève l’ambiguïté... Elle améliore la compréhension du récit, mais aussi et déjà , elle nous met dans l’oreille cette voix qui retentira au baptême de Jésus et à la Transfiguration : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, écoutez-le ! ».

Pour l’heure, nous l’écouterons au travers de l’acte d’Abraham. Et si vous le voulez bien, selon le tracé que nous en a donné un prodigieux document, tout récemment identifié et qui est une traduction populaire araméenne du récit de l’épreuve d’Abraham. Cette version répond, elle aussi, au désir de préciser les détails : elle ajoute même dans le texte les explications qu’aujourd’hui nous mettrions en note en bas de page. Cette version ancienne remonte à l’époque où il était d’usage, dans les synagogues de Palestine, de faire suivre la lecture solennelle du texte hébreu par une sorte de traduction récitée, assez proche de ce que nous appellerions aujourd’hui une homélie.

Ecoutons donc cette manière inhabituelle d’énoncer le texte biblique en lui gardant sa trame et sa beauté, mais où le récitant, à certaines phases de l’action, ajoute ce qui pourrait manquer à une compréhension immédiate pour la foi.

LE TARGOUM NEOFITI

1 Après ces événements, il advint que le Seigneur éprouva Abraham avec la dixième tentation et lui dit : « Abraham ». Abraham répondit dans la langue du sanctuaire et Abraham lui dit : « Me voici ». 2 Il dit : « Prends donc ton fils, ton fils unique que tu aimes, Isaac, et va au pays du mont Moriah et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai ». 3 Abraham se leva de bon matin, sella son âne, prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Puis il fendit du bois pour l’holocauste, se leva et s’en alla vers le lieu que le Seigneur lui avait dit. 4 Le troisième jour, Abraham leva les yeux et vit l’endroit de loin. 5 Abraham [dit] à ses serviteurs : « Restez ici avec l’âne tandis que moi et le garçon irons jusque là -bas, nous prierons et nous reviendrons près de vous ». Abraham prit le bois de l’holocauste, [le] plaça sur son fils Isaac, prit en sa main le feu et le couteau et ils s’en allèrent tous deux ensemble, d’un cœur parfait. 7 Et Isaac parla à son père Abraham et dit : « Mon père ! ». Il dit : « Me voici, mon fils ! ». Il dit : « Voici le feu et le bois. Mais où est l’agneau pour l’holocauste ? ». 8 Abraham dit : « Devant le Seigneur a été préparé pour lui un agneau pour l’holocauste. Sinon c’est toi l’agneau de l’holocauste ». Et ils allaient tous deux ensemble, d’un cœur parfait. 9 Ils arrivèrent à l’endroit que le Seigneur lui avait dit et Abraham y construisit l’autel. Il arrangea le bois, attacha son fils Isaac et le plaça sur l’autel par-dessus le bois. 10 Puis Abraham étendit la main et prit le couteau pour sacrifier son fils Isaac. Isaac prit la parole et dit à Abraham son père : « Mon père, lie-moi bien pour que je ne te donne pas de coups de pied de telle sorte que ton offrande soit rendue invalide et que je sois précipité dans la fosse de perdition dans le monde à venir ». Les yeux d’Abraham étaient [fixés] sur les yeux d’Isaac et les yeux d’Isaac étaient tournés vers les anges d’en-haut. Abraham ne les voyait pas. A ce moment descendit des cieux une voix qui disait : « Venez, voyez deux [personnes] uniques en mon univers. L’une sacrifie et l’autre est sacrifiée : celui qui sacrifie n’hésite pas et celui qui est sacrifié tend la gorge ». 11 Mais l’ange du SEIGNEUR l’appela [du haut] des cieux et dit : « Abraham ! Abraham ! ». Il dit : « Me voici ! ». 12 Il dit : « N’étends pas la main sur le garçon et ne lui fais rien, car je sais maintenant que tu crains le Seigneur et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique ». 13 Abraham leva les yeux et vit qu’il y avait un bélier parmi les arbres, [pris] par ses cornes. Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. 14 Puis Abraham rendit un culte et pria au nom de la Parole du Seigneur en disant : « Je t’en prie, par l’amour de devant toi, Seigneur ! Toutes choses sont manifestes et connues devant toi. Il n’y a pas eu de partage en mon cœur dès le premier moment où tu m’as dit de sacrifier mon fils Isaac, de le réduire en poussière et cendre devant toi. Mais aussitôt je me suis levé de grand matin et prestement j’ai mis à exécution tes paroles avec joie, et accompli ta décision. Et maintenant, lorsque ses fils se trouveront dans un temps de détresse, souviens-toi de l’aqéda, du ligotage de leur père Isaac et entends la voix de leur supplication. Exauce-les et délivre-les de toute tribulation. Car les générations à venir diront : « Sur la montagne du sanctuaire du Seigneur où Abraham offrit son fils Isaac, sur cette montagne lui est apparue la Gloire de la Shekinah (de la Présence) du Seigneur ».

PHILIPPE DE ROBERT
On aura remarqué combien ce document souligne le caractère exceptionnel des relations d’Abraham avec son fils unique. On les a vus se séparer des serviteurs et marcher côte à côte, d’un même pas, dans une harmonie soulignée par la répétition du mot « ensemble » chaque fois aggravé par les mots « d’un cœur parfait » (v. 6 & 8). Dans le texte ainsi majoré, la pleine acceptation de la volonté de Dieu n’est plus seulement le fait du père, mais elle est aussi celle du fils. Cette unanimité était exprimée de façon extraordinaire par l’image du regard d’Abraham plongeant dans les yeux d’Isaac, eux-mêmes fixés vers le ciel et reflétant la présence des Anges prêts à intervenir pour son sauvetage.

[Le même texte, dans un développement sur la Pâque qu’on appelle le « Poème des quatre nuits », évoque cette vision d’Isaac au moment suprême : « Les cieux sont descendus et se sont abaissés, et Isaac en vit les perfections, et ses yeux s’obscurcirent par suite de leurs perfections ».] Cet épisode s’inspire sans doute de l’importance du verbe voir dans tout ce chapitre, en particulier du nom donné par Abraham à la montagne : « le Seigneur voit », et du dicton qui s’y rattache et que l’on peut traduire littéralement : « Sur la montagne du Seigneur, on voit ! », enfin du nom même de Moriah, que la tradition samaritaine par exemple explique comme la montagne de la vision. Notre tradition conclura de même que la gloire de la présence divine est apparue à Abraham sur cette montagne.

Mais le texte biblique nous rappelle, dans sa sobriété, que cette unité du père et du fils est, à ce moment où ils se dirigent vers le lieu de l’holocauste, une fragile passerelle au-dessus d’un gouffre. Dans ce dialogue pathétique, où Abraham s’efforce de répondre à son fils aussi naturellement que possible, de lui cacher la vérité sans pourtant mentir, on ne peut s’empêcher d’évoquer l’angoisse des parents entraînés avec leurs enfants vers un autre holocauste et cherchant à préserver jusqu’au bout la paix et la joie des leurs. Et combien de situations moins dramatiques mais plus quotidiennes sont marquées par cette tension secrète entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, par exemple la relation du médecin et du malade, où le dialogue est si difficile et pourtant si nécessaire, ou encore la tension entre celui qui agit et celui qui subit, dans le face à face entre le chirurgien et son patient, qui doit faire confiance sans condition à cette main qui tient le bistouri. Cependant Isaac n’était pas un malade, et Abraham ne se savait pas chargé de le ramener à la vie : il pensait vivre les derniers instants d’un amour, et d’un amour unique.

JEAN-CLAUDE DUBS
Mais que pensait le narrateur ? Quel est le lien entre l’aventure d’Abraham et celui qui la juge digne d’être racontée ? A quelles motivations répond ce besoin de divulguer les péripéties de ce drame familial ? , On a remarqué que ce récit était de ceux, assez rare dans la Bible, qui exposent une certaine suite de liaisons entre un père et un fils, non seulement en raison de ce dialogue si court mais d’une extraordinaire densité que l’on vient de voir aux versets 7 et 8, mais en raison de quatre autres relations père-fils dont fait mention le texte. Le père prend une résolution au sujet de son fils (v. 2) ; puis il prend son fils, comme un paquet, à moins qu’il ne le réquisitionne (v. 3). Après quoi il charge son fils du bois de l’holocauste (v. 6), et enfin il le ligote (v. 9). Autant de scènes où est mise en évidence la fragilité de la destinée de l’enfant. De l’enfant qui finalement sera sauvé par l’action de Dieu.

Mais dans l’intervalle, que de questions et que de tensions ! Certes, nous ne connaissons pas l’âge d’Isaac : nous en sommes réduits aux suppositions. Mais nous savons au moins qu’il est d’âge à poser une question sage sur un problème difficile. Question qu’élude un peu le père. Mais nous ne pouvons imaginer les trois jours de la marche d’approche, pas plus que le dernier morceau de chemin, une fois que le mont Morija est en vue, sans imaginer tout le drame intérieur que vit l’enfant ; que vit le fils, inquiet tout de même par moments devant son père et proche de la révolte. Tandis que le père voit ses projets s’en aller en fumée, et son fils en qui il fondait tant d’espoirs arrêté brutalement dans le cours de sa jeune existence. Ainsi, la marche au Morija peut être aussi l’archétype, le symbole universel de tous les conflits de génération que vivent et que traversent les parents et les enfants dans toutes les époques. Et la clef n’est jamais dans la personne sacrifiée : elle est toujours, pour les parents dans le renoncement, à cause d’une vertu plus haute, à ce bien, à ce projet, à cette passion que l’on réchauffait de tout son amour. Abraham-Isaac, c’est aussi l’histoire d’une famille, il ne faut pas l’oublier.

PHILIPPE DE ROBERT
Pour mieux comprendre la relation d’Abraham à son fils, et le sens de la crise dans laquelle il est plongé, il faut sans doute prendre quelque recul, et revenir sur le contexte dans lequel se situe notre chapitre au sein du livre de la Genèse. Dans le chapitre précédent est relatée la naissance d’Isaac, puis la fête accompagnant son sevrage : c’est donc encore un petit enfant de deux ou trois ans. Et la première mention d’Isaac que nous rencontrons après, c’est ce grand et beau chapitre qui raconte les préliminaires de son mariage avec Rébecca, après la mort de Sara, sa mère, mariage qu’il contracta à 40 ans (Genèse 25/20). Entre l’enfant sevré et l’époux adulte, la seule apparition d’Isaac est celle de notre chapitre. De plus, on précise en Genèse 24/67 : « Isaac avait eu Sara pour mère, il prit Rébecca pour femme. Il l’aima, et fut réconforté après la disparition de sa mère ». Nous trouvons ici la seconde mention du verbe aimer dans la Bible : après l’amour paternel d’Abraham, il s’agit de l’amour conjugal d’Isaac. Et le lien entre l’attachement de l’enfant à sa mère et celui de l’homme à sa femme est volontairement souligné : il y a bien correspondance entre le moment où Isaac quitte le sein de sa mère (sevrage) et celui où il se retrouve dans les bras de sa femme (mariage). Notre récit se présente donc comme le moment caractéristique du passage de l’enfant à l’adulte, une sorte d’initiation, en quelque sorte, où le garçon se retrouve seul face à son père : après cette épreuve il devient autonome, et il va en fait remplacer son père, qui n’aura plus guère qu’à enterrer sa femme et préparer sa tombe.

JEAN-CLAUDE DUBS
La logique du récit oblige, en effet, à voir les choses un peu de cette manière, même si ce genre de constat s’élabore à partir des silences. Ainsi peut-on remarquer qu’au moment où tombe la tension du récit, la banalité de la petite phrase qui ramène Abraham à son point de départ n’est pas innocente. Car cette fois-ci (v. 19) ce sont Abraham et les jeunes serviteurs qui s’en retournent « ensemble ». Isaac n’apparaît plus. Il y a donc quelque chose de rompu dans cette belle harmonie que l’arrangement de la Bible palestinienne se plaisait à souligner. Si Isaac n’est plus au rendez-vous, il faut nécessairement comprendre qu’il chemine désormais seul.

C’est d’ailleurs ainsi que l’a compris un intéressant supplément à la Bible palestinienne puisqu’il glose en écrivant : « Or il advint après ces événements que Satan s’en alla annoncer à Sara qu’Abraham avait immolé Isaac. Alors Sara se leva, se mit à crier et à suffoquer, et elle mourut de douleur ». C’est une hypothèse ingénieuse qui peut s’intercaler commodément entre le retour d’Abraham et des serviteurs, sans Isaac, et l’indication qui suit peu après, de la mort de Sara.

Pauvre Sara ! La Bible ne lui a pas fait la part belle dans cette saga familiale : au point qu’on pourrait se demander si les épouses et les mères, d’une façon générale, avaient voix au chapitre en ces temps reculés ! , A cette objection qui ne manquera pas d’être formulée, tant elle est classique, il faut répondre par avance en soulignant au passage des faits peu connus : sait-on bien qu’Abraham est le premier personnage de la Bible que nous voyons dialoguer avec sa femme ? Se souvient-on de l’indéniable autorité exercée par Sara dans le clan à propos d’une difficile affaire familiale ? , Si donc on s’étonne de ne pas voir Sara expressément concernée dans ce chapitre, il faudra songer aussi au fait que ces récits nous arrivent de très loin ; qu’ils remontent à l’époque de la tradition orale, c’est-à -dire d’un genre narratif où l’action principale doit toujours être simplifiée au point de ne comporter que deux personnages. Ici Abraham/Isaac. Le moment suivant concernera Sara/Abraham, et ce vieux couple désormais sans Isaac.

PHILIPPE DE ROBERT
A travers cette menace de mort et ce retour à la vie, Abraham doit donc apprendre à renoncer à son fils, à s’effacer devant lui. En réalité, ce n’est pas lui qu’il doit sacrifier, c’est son attachement à lui. Il est appelé pour cela à un choix décisif, que Jésus exprimera en ces termes : « Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ».

Ce qui pour Abraham signifiera bien : « Qui ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi » (Matthieu 10/7s). Il devra faire la preuve que son amour pour Isaac, le fils unique, la joie de sa vie, n’est pas plus fort que son amour pour Dieu, et nous enseigne ainsi, selon le mot de saint Augustin, « à ne pas préférer à Dieu les dons de Dieu ». C’est son amour qui doit se transformer : il doit apprendre à aimer sans posséder, sans retenir, sans garder, et c’est en quoi Abraham devient le père par excellence. Non pas le père qui a beaucoup d’enfants, ou celui qui aime beaucoup ses enfants, ou celui qui les élève bien, ou encore qui assure leur avenir : mais celui qui les laisse être, qui les laisse grandir, qui renonce à lui-même et accepte de passer par une mort pour qu’eux puissent entrer dans la vie. C’est un peu l’expérience du baptême : que le vieil homme laisse la place à l’homme nouveau. Et c’est à cela que s’engagent des parents qui présentent un enfant au baptême : ils renoncent à leur droit sur lui, ils reconnaissent que cet enfant appartient à Dieu, c’est-à -dire à celui d’où il est venu et à qui il est destiné. C’est toute l’expérience de Joseph et de Marie avec Jésus : accepter pleinement un enfant, et reconnaître qu’il n’est pas à vous , et s’entendre dire : « Pourquoi me cherchez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? ». Alors, mais alors seulement, peut se tisser une relation nouvelle : quand les parents ont renoncé à toute affection possessive , et surtout quand ils ont compris que le véritable Père de leurs enfants, c’est aussi le leur...

Je ne connais personne qui ait su mieux exprimer cela que Khalil Gibran, dans Le Prophète :

Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même.
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.
Vous pouvez leur donner votre amour mais non point vos pensées.
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez accueillir leur corps mais pas leurs âmes,
Car leurs âmes habitent la maison de demain,
que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux,
mais ne tentez pas de les faire comme vous.
Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s’attarde avec hier.
Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.
L’Archer voit le but sur le chemin de l’infini,
et Il vous tend de Sa puissance pour que Ses flèches puissent voler vite et loin.
Que votre tension par la main de l’Archer
soit pour la joie ;
Car de même qu’il aime la flèche qui vole,
Il aime l’arc qui est stable.