Carême 1980 :L’AMOUR A L’ÉPREUVEQUATRIEME ENTRETIEN : L’AMOUR A L’ÉPREUVE Entretien animé par le pasteur Philippe de Robert
JEAN-CLAUDE DUBS Nous avons voulu vivre ce temps, cette année, en marchant sur les traces d’Abraham mis à l’épreuve, et de son « Voyage au Morija », longue marche qui préfigure l’épreuve suprême du Christ Jésus. Certes, Abraham n’est pas Jésus-Christ, pas plus qu’Isaac n’est Jésus-Christ. Mais dans la ligne de tous ceux qui, depuis des siècles, ont nourri leur foi, leur espérance, et leur amour en plongeant leurs regards dans cette mémoire de l’épreuve d’Abraham que nous rapporte la Bible, nous voudrions, nous aussi, partager avec vous quelque chose de cette histoire éternelle. Nous l’envisagerons ce soir en contemplant Abraham éprouvé dans son amour : l’Amour à l’épreuve. PHILIPPE DE ROBERT Cette longue attente du fils promis fut encore assombrie par la rivalité de ses épouses : Sara ne pouvait supporter de voir Hagar enceinte alors qu’elle était stérile , et même après être devenue mère d’Isaac elle s’irrite contre Ismaël et demande à son mari de chasser le garçon et sa mère. Cette parole, nous dit la Bible (Genèse 21/11), fâcha beaucoup Abraham, parce que c’était son fils ! Une tradition juive rapportée par Rachi souligne cette sensibilité paternelle et en éclaire le début de notre récit. A l’ordre divin : « Prends ton fils », Abraham rétorque : « Mais j’ai deux fils ! »... « Ton unique » ajoute Dieu. « Mais l’un est unique pour sa mère, et l’autre unique pour sa mère ! » , « Celui que tu aimes », précise-t-il. , « Mais, Seigneur, je les aime tous les deux ! ». Alors, mais alors seulement, vient l’ultime et déchirante précision : Isaac. Et à ce point, nous pouvons évoquer la réflexion d’un autre grand penseur juif, Philon d’Alexandrie, qui explique que le nom même d’Isaac signifiant le rire, la joie, Abraham doit être prêt à tout sacrifier à Dieu, même sa joie, montrant ainsi que la joie n’est vraiment à sa place qu’en Dieu. JEAN-CLAUDE DUBS Très significatif à cet égard est le rôle des traductions anciennes, parce qu’elles contiennent toujours une part de commentaire. Ainsi, lorsque la vieille traduction grecque de la Bible transforme le fils unique de notre récit en « fils bien-aimé », cette traduction se livre, c’est évident, à un effort d’explication, puisque, nous venons de le voir, les deux épouses d’Abraham étaient mères, chacune, d’un fils unique ! , Alors, en disant « le fils bien-aimé », la version grecque lève l’ambiguïté... Elle améliore la compréhension du récit, mais aussi et déjà , elle nous met dans l’oreille cette voix qui retentira au baptême de Jésus et à la Transfiguration : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, écoutez-le ! ». Pour l’heure, nous l’écouterons au travers de l’acte d’Abraham. Et si vous le voulez bien, selon le tracé que nous en a donné un prodigieux document, tout récemment identifié et qui est une traduction populaire araméenne du récit de l’épreuve d’Abraham. Cette version répond, elle aussi, au désir de préciser les détails : elle ajoute même dans le texte les explications qu’aujourd’hui nous mettrions en note en bas de page. Cette version ancienne remonte à l’époque où il était d’usage, dans les synagogues de Palestine, de faire suivre la lecture solennelle du texte hébreu par une sorte de traduction récitée, assez proche de ce que nous appellerions aujourd’hui une homélie. Ecoutons donc cette manière inhabituelle d’énoncer le texte biblique en lui gardant sa trame et sa beauté, mais où le récitant, à certaines phases de l’action, ajoute ce qui pourrait manquer à une compréhension immédiate pour la foi. LE TARGOUM NEOFITI 1 Après ces événements, il advint que le Seigneur éprouva Abraham avec la dixième tentation et lui dit : « Abraham ». Abraham répondit dans la langue du sanctuaire et Abraham lui dit : « Me voici ». 2 Il dit : « Prends donc ton fils, ton fils unique que tu aimes, Isaac, et va au pays du mont Moriah et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai ». 3 Abraham se leva de bon matin, sella son âne, prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Puis il fendit du bois pour l’holocauste, se leva et s’en alla vers le lieu que le Seigneur lui avait dit. 4 Le troisième jour, Abraham leva les yeux et vit l’endroit de loin. 5 Abraham [dit] à ses serviteurs : « Restez ici avec l’âne tandis que moi et le garçon irons jusque là -bas, nous prierons et nous reviendrons près de vous ». 6 Abraham prit le bois de l’holocauste, [le] plaça sur son fils Isaac, prit en sa main le feu et le couteau et ils s’en allèrent tous deux ensemble, d’un cœur parfait. 7 Et Isaac parla à son père Abraham et dit : « Mon père ! ». Il dit : « Me voici, mon fils ! ». Il dit : « Voici le feu et le bois. Mais où est l’agneau pour l’holocauste ? ». 8 Abraham dit : « Devant le Seigneur a été préparé pour lui un agneau pour l’holocauste. Sinon c’est toi l’agneau de l’holocauste ». Et ils allaient tous deux ensemble, d’un cœur parfait. 9 Ils arrivèrent à l’endroit que le Seigneur lui avait dit et Abraham y construisit l’autel. Il arrangea le bois, attacha son fils Isaac et le plaça sur l’autel par-dessus le bois. 10 Puis Abraham étendit la main et prit le couteau pour sacrifier son fils Isaac. Isaac prit la parole et dit à Abraham son père : « Mon père, lie-moi bien pour que je ne te donne pas de coups de pied de telle sorte que ton offrande soit rendue invalide et que je sois précipité dans la fosse de perdition dans le monde à venir ». Les yeux d’Abraham étaient [fixés] sur les yeux d’Isaac et les yeux d’Isaac étaient tournés vers les anges d’en-haut. Abraham ne les voyait pas. A ce moment descendit des cieux une voix qui disait : « Venez, voyez deux [personnes] uniques en mon univers. L’une sacrifie et l’autre est sacrifiée : celui qui sacrifie n’hésite pas et celui qui est sacrifié tend la gorge ». 11 Mais l’ange du SEIGNEUR l’appela [du haut] des cieux et dit : « Abraham ! Abraham ! ». Il dit : « Me voici ! ». 12 Il dit : « N’étends pas la main sur le garçon et ne lui fais rien, car je sais maintenant que tu crains le Seigneur et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique ». 13 Abraham leva les yeux et vit qu’il y avait un bélier parmi les arbres, [pris] par ses cornes. Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. 14 Puis Abraham rendit un culte et pria au nom de la Parole du Seigneur en disant : « Je t’en prie, par l’amour de devant toi, Seigneur ! Toutes choses sont manifestes et connues devant toi. Il n’y a pas eu de partage en mon cœur dès le premier moment où tu m’as dit de sacrifier mon fils Isaac, de le réduire en poussière et cendre devant toi. Mais aussitôt je me suis levé de grand matin et prestement j’ai mis à exécution tes paroles avec joie, et accompli ta décision. Et maintenant, lorsque ses fils se trouveront dans un temps de détresse, souviens-toi de l’aqéda, du ligotage de leur père Isaac et entends la voix de leur supplication. Exauce-les et délivre-les de toute tribulation. Car les générations à venir diront : « Sur la montagne du sanctuaire du Seigneur où Abraham offrit son fils Isaac, sur cette montagne lui est apparue la Gloire de la Shekinah (de la Présence) du Seigneur ». PHILIPPE DE ROBERT [Le même texte, dans un développement sur la Pâque qu’on appelle le « Poème des quatre nuits », évoque cette vision d’Isaac au moment suprême : « Les cieux sont descendus et se sont abaissés, et Isaac en vit les perfections, et ses yeux s’obscurcirent par suite de leurs perfections ».] Cet épisode s’inspire sans doute de l’importance du verbe voir dans tout ce chapitre, en particulier du nom donné par Abraham à la montagne : « le Seigneur voit », et du dicton qui s’y rattache et que l’on peut traduire littéralement : « Sur la montagne du Seigneur, on voit ! », enfin du nom même de Moriah, que la tradition samaritaine par exemple explique comme la montagne de la vision. Notre tradition conclura de même que la gloire de la présence divine est apparue à Abraham sur cette montagne. Mais le texte biblique nous rappelle, dans sa sobriété, que cette unité du père et du fils est, à ce moment où ils se dirigent vers le lieu de l’holocauste, une fragile passerelle au-dessus d’un gouffre. Dans ce dialogue pathétique, où Abraham s’efforce de répondre à son fils aussi naturellement que possible, de lui cacher la vérité sans pourtant mentir, on ne peut s’empêcher d’évoquer l’angoisse des parents entraînés avec leurs enfants vers un autre holocauste et cherchant à préserver jusqu’au bout la paix et la joie des leurs. Et combien de situations moins dramatiques mais plus quotidiennes sont marquées par cette tension secrète entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, par exemple la relation du médecin et du malade, où le dialogue est si difficile et pourtant si nécessaire, ou encore la tension entre celui qui agit et celui qui subit, dans le face à face entre le chirurgien et son patient, qui doit faire confiance sans condition à cette main qui tient le bistouri. Cependant Isaac n’était pas un malade, et Abraham ne se savait pas chargé de le ramener à la vie : il pensait vivre les derniers instants d’un amour, et d’un amour unique. JEAN-CLAUDE DUBS Mais dans l’intervalle, que de questions et que de tensions ! Certes, nous ne connaissons pas l’âge d’Isaac : nous en sommes réduits aux suppositions. Mais nous savons au moins qu’il est d’âge à poser une question sage sur un problème difficile. Question qu’élude un peu le père. Mais nous ne pouvons imaginer les trois jours de la marche d’approche, pas plus que le dernier morceau de chemin, une fois que le mont Morija est en vue, sans imaginer tout le drame intérieur que vit l’enfant ; que vit le fils, inquiet tout de même par moments devant son père et proche de la révolte. Tandis que le père voit ses projets s’en aller en fumée, et son fils en qui il fondait tant d’espoirs arrêté brutalement dans le cours de sa jeune existence. Ainsi, la marche au Morija peut être aussi l’archétype, le symbole universel de tous les conflits de génération que vivent et que traversent les parents et les enfants dans toutes les époques. Et la clef n’est jamais dans la personne sacrifiée : elle est toujours, pour les parents dans le renoncement, à cause d’une vertu plus haute, à ce bien, à ce projet, à cette passion que l’on réchauffait de tout son amour. Abraham-Isaac, c’est aussi l’histoire d’une famille, il ne faut pas l’oublier. PHILIPPE DE ROBERT JEAN-CLAUDE DUBS C’est d’ailleurs ainsi que l’a compris un intéressant supplément à la Bible palestinienne puisqu’il glose en écrivant : « Or il advint après ces événements que Satan s’en alla annoncer à Sara qu’Abraham avait immolé Isaac. Alors Sara se leva, se mit à crier et à suffoquer, et elle mourut de douleur ». C’est une hypothèse ingénieuse qui peut s’intercaler commodément entre le retour d’Abraham et des serviteurs, sans Isaac, et l’indication qui suit peu après, de la mort de Sara. Pauvre Sara ! La Bible ne lui a pas fait la part belle dans cette saga familiale : au point qu’on pourrait se demander si les épouses et les mères, d’une façon générale, avaient voix au chapitre en ces temps reculés ! , A cette objection qui ne manquera pas d’être formulée, tant elle est classique, il faut répondre par avance en soulignant au passage des faits peu connus : sait-on bien qu’Abraham est le premier personnage de la Bible que nous voyons dialoguer avec sa femme ? Se souvient-on de l’indéniable autorité exercée par Sara dans le clan à propos d’une difficile affaire familiale ? , Si donc on s’étonne de ne pas voir Sara expressément concernée dans ce chapitre, il faudra songer aussi au fait que ces récits nous arrivent de très loin ; qu’ils remontent à l’époque de la tradition orale, c’est-à -dire d’un genre narratif où l’action principale doit toujours être simplifiée au point de ne comporter que deux personnages. Ici Abraham/Isaac. Le moment suivant concernera Sara/Abraham, et ce vieux couple désormais sans Isaac. PHILIPPE DE ROBERT Ce qui pour Abraham signifiera bien : « Qui ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi » (Matthieu 10/7s). Il devra faire la preuve que son amour pour Isaac, le fils unique, la joie de sa vie, n’est pas plus fort que son amour pour Dieu, et nous enseigne ainsi, selon le mot de saint Augustin, « à ne pas préférer à Dieu les dons de Dieu ». C’est son amour qui doit se transformer : il doit apprendre à aimer sans posséder, sans retenir, sans garder, et c’est en quoi Abraham devient le père par excellence. Non pas le père qui a beaucoup d’enfants, ou celui qui aime beaucoup ses enfants, ou celui qui les élève bien, ou encore qui assure leur avenir : mais celui qui les laisse être, qui les laisse grandir, qui renonce à lui-même et accepte de passer par une mort pour qu’eux puissent entrer dans la vie. C’est un peu l’expérience du baptême : que le vieil homme laisse la place à l’homme nouveau. Et c’est à cela que s’engagent des parents qui présentent un enfant au baptême : ils renoncent à leur droit sur lui, ils reconnaissent que cet enfant appartient à Dieu, c’est-à -dire à celui d’où il est venu et à qui il est destiné. C’est toute l’expérience de Joseph et de Marie avec Jésus : accepter pleinement un enfant, et reconnaître qu’il n’est pas à vous , et s’entendre dire : « Pourquoi me cherchez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? ». Alors, mais alors seulement, peut se tisser une relation nouvelle : quand les parents ont renoncé à toute affection possessive , et surtout quand ils ont compris que le véritable Père de leurs enfants, c’est aussi le leur... Je ne connais personne qui ait su mieux exprimer cela que Khalil Gibran, dans Le Prophète : Vos enfants ne sont pas vos enfants. |