Carême 1967 : Aux sources de la liberté

L’ÉGLISE DU TENTATEUR

Marc 10/42-45

Romains 13/4

Nous l’avons précisé la semaine dernière : en refusant la troisième offre du Tentateur, Jésus ne refuse nullement ce qu’on lui offre, c’est-à -dire les royaumes de la Terre. Il ne les refuse pas et ne méprise pas leur gloire. Il rejette seulement la manière de les prendre. Il rejette tout ce qui pourrait asservir les hommes à la vérité et par là même détruire cette vérité. Il ne me semble pas que ce soit avant tout le respect de la dignité humaine qui joue dans cette décision, mais en premier lieu celui de la vérité elle-même qui se déshonorerait, qui se corromprait, en obligeant quiconque à la croire. C’est le respect de lui-même, qui empêche Jésus d’envisager de recourir à aucune des contraintes, des pressions, des mises en condition que nous lui proposons, c’est-à -dire de nous traiter en mineurs ou en esclaves. Car le dieu des esclaves est un faux dieu. Jésus ne serait pas demeuré lui-même en mettant le plus petit doigt dans l’engrenage de l’oppression, il serait devenu tout aussitôt le contraire de lui-même, l’Antichrist. Il se serait confondu avec l’Adversaire.

En demeurant fidèle à lui-même dans ce refus, Jésus demeure fidèle à nous-mêmes. Il conquiert sa liberté et, du même coup, notre liberté. Rien de ce que l’Adversaire pouvait lui offrir comme moyen de saisir les hommes n’entrera dans ses calculs et dans son attitude. Avant de retrouver Jésus aux prises avec les représentants du Tentateur durant la Semaine sainte, nous réfléchirons aujourd’hui et samedi prochain aux prolongements historiques de la Tentation.

Il est capital, en effet, que nous apprenions à lire toute l’histoire de l’Eglise et à prendre nos décisions présentes à la lumière de ce refus qui nous introduit au cœur même du problème de la liberté religieuse. On voit à quelle profondeur il s’enracine, non point dans ce que nous sommes avec notre dignité et nos mérites, mais dans ce qu’est la vérité elle-même, dans l’attitude du Seigneur lui-même, dans sa résistance au Tentateur jusqu’à la mort. Et ce qui nous laisse pantois et quasi désespérés dans les interminables violences des chrétiens et des églises au cours de l’Histoire, c’est plus encore que le mépris de la créature qu’elles traduisaient, le mépris de la vérité elle-même, le mépris absolu du Christ lui-même.

Non, ce n’est pas une question marginale ou secondaire, mais centrale et primaire que celle de la liberté. On ne peut parler de la Révélation chrétienne et puis accessoirement du droit que les hommes ont de l’accueillir ou non. On ne peut parler du Christ et de la liberté, comme si c’était deux choses différentes et qui pourraient subsister l’une sans l’autre ; comme si c’était encore le même Christ qui était prêché là où la liberté n’est pas respectée. Jésus n’aurait-il résisté à la tentation que pour permettre à son Eglise d’y succomber et de proférer durant des siècles ce blasphème que la vérité seule a le droit d’exister, et à fabriquer ainsi des millions de martyrs de l’erreur, au nom d’une vérité qui n’est plus que sa propre négation, au nom d’un Christ qui a cédé au Tentateur ? Comment peut-on imaginer que l’on puisse assortir la prédication de l’Evangile de pressions ou de contraintes, quand cet Evangile n’est rien d’autre que la bonne nouvelle du refus que Jésus oppose à tous ces moyens ?

Et pourtant cela s’est produit durant quinze siècles. A peine sortie sous Constantin de la longue épreuve des persécutions, devenue religion d’Empire, l’Eglise s’est mise à persécuter les païens, comme s’il n’y avait pour elle que l’alternative : persécutée , persécutrice ; coups reçus , coups rendus ; interdite ou obligatoire. Comme si le Seigneur qu’elle était chargée d’annoncer et dont elle était le corps, avait succombé à la Tentation et reçu du Prince de ce monde les moyens de faire un monde chrétien. Malgré le rôle civilisateur et humanisateur éminent de l’Eglise au Moyen Age, rien ne saurait excuser les systèmes cléricaux où l’on s’incrusta de plus en plus et qui se prolongèrent dans les branches réformées du christianisme. Faut-il rappeler qu’en 1610, deux ans après l’arrivée du « May Flower », avec les pèlerins puritains qui fuyaient la persécution en Angleterre pour s’installer dans le Nouveau Monde, en Virginie, la loi punissait de mort quiconque manquait trois fois sans excuses le service religieux ? Et que dans cette même Virginie en 1818, la loi condamnait à 34 coups de fouet l’homme qui apprendrait à lire à un nègre ? Faut-il rappeler qu’à Berne et à Zurich, on noyait dans l’Aar et la Limmat ceux qui refusaient de faire baptiser leurs enfants ? Faut-il rappeler, d’autre part, que Mme de Sévigné écrivait sans ironie que les Dragons du Roi avaient été d’excellents missionnaires, et que jamais monarque n’avait fait chose plus grande que de révoquer l’Edit de Nantes ? L’Edit de Nantes, ce premier essai dans l’histoire chrétienne, combien timide encore et insuffisant, de revenir à une situation dans laquelle l’Eglise pourrait ne pas être celle du Tentateur, mais celle de celui qui résiste au Tentateur. C’est à grand peine qu’Henri IV était parvenu à imposer aux fanatiques ce petit début de tolérance et de pluralisme, c’est-à -dire d’obéissance à un Christ qui n’a pas succombé. Mais l’Eglise a crié au martyre. « Cet Edit me crucifie » disait le Pape. C’était pourtant la seule contrainte légitime, je dirais la seule contrainte chrétienne, celle qui impose aux fanatiques la tolérance. Car il n’est pas d’autre Etat chrétien que celui qui interdit à l’Eglise d’opprimer les infidèles ou les hérétiques.

Il y avait eu quelques années auparavant un projet plus remarquable encore, que le professeur Léonard a mis en valeur dans son Histoire du Protestantisme et qu’il nous empêche d’ignorer désormais, projet appelé « paix de religion », élaboré par Guillaume le Taciturne, qui proposait une grande Hollande indépendante et tolérante où les catholiques reconnaissaient le culte protestant et les protestants, le culte catholique. Hélas, des seigneurs calvinistes, eux aussi sans doute crucifiés par le projet, soutenus par les pasteurs de Gand qui en avaient fait la Genève flamande, s’y opposèrent tant qu’ils firent tout échouer. La guerre se poursuivit, le protestantisme fut balayé hors de la Belgique et l’on eut une Belgique catholique et une Hollande protestante où chacun chez soi l’on servait son Christ obligatoire. Ainsi échoua en 1578, malgré les efforts conjugués de trois laïcs admirables, le Taciturne, Marnix de Ste-Aldegonde, et Duplessis-Mornay, le premier projet de constitution qui, depuis l’Edit de Milan en 313, tint compte de la Résistance de Jésus à la troisième tentation. Il faut dire, pour être juste, que, dès le siècle suivant, l’esprit du Taciturne l’emportait en Hollande, d’où Pierre Bayle, réfugié, écrivait : « Il n’est pas jusqu’aux catholiques romains, qui sont de toutes les sectes la plus dangereuse à tolérer, qui ne se tiennent cois en Hollande, tant ils ont sujet de se louer de la modération de leurs souverains » [1] .

Hélas, pendant ce temps, le frère de Pierre, le pasteur Jacob Bayle, homme connu pour sa douceur exemplaire et sa parfaite soumission à la loi du Royaume, peu avant la Révocation, était jeté dans un cachot du château Trompette à Bordeaux, « infect et puant » aux dires de l’époque. Nous le croyons volontiers quand nous savons que cet homme de 40 ans, en pleine santé, y fut liquidé en quatre mois. Bien mieux que la torture ; personne ne se salit les mains. On laisse l’homme pourrir vivant. Totalement coupé du monde, mais non pas certes des « secours de la religion ». Et c’est ici que nous rejoignons notre propos. Le geôlier, racontant qu’il était mort en véritable chrétien, ajoute : « Il a été fort visité de messieurs les jésuites, cependant ils n’ont rien pu gagner sur son esprit ». « Fort visité ! ». Le vertige nous prend quand nous essayons d’imaginer ces rencontres, ces dialogues, ces échanges. Nous savons le but de ces visites : la conversion du prisonnier, une conversion qui ouvrirait les portes du ciel sans doute, mais aussi la porte du cachot. Une simple signature, qui lui rendrait la liberté, sa famille, une pension à vie du roi très chrétien, des facilités pour devenir avocat, un moratoire pour les créanciers de la famille Bayle alors complètement ruinée... Il faut avoir connu la prison pour savoir ce que cela veut dire : la liberté, sa jeune femme et ses deux enfants, et puis l’absence de tout souci matériel. « Fort visité ». Chaque jour peut-être se renouvelaient l’exhortation et la promesse. Plaisanterie que les martyres à grand spectacle en regard de ces mois de solitude et de tentation où l’on reste continuellement maître de sa décision face à l’alternative de l’horreur ou du bonheur ! On est poursuivi par la situation quasi symbolique de ces deux hommes, par ces entretiens œcuméniques. On essaie de se mettre dans la psychologie de ces Pères qui étaient sans doute de bons théologiens et peut-être des saints (quel dévouement que de venir durant des mois s’occuper d’un prisonnier dans de pareilles conditions !). Qu’espéraient-ils ? S’ils gagnaient, que gagnaient-ils ? Que reste-t-il d’un témoignage chrétien auquel on peut ajouter l’offre d’un quelconque avantage humain, serait-ce celui d’un morceau de pain ? Où est le Christ dans ce dialogue ? Des deux côtés si l’on veut, à cette différence près que le Jésus des Pères a succombé à la tentation et perdu la liberté. Qui est l’esclave dans ce dialogue, sinon celui qui dispose de la liberté comme argument ? Et qui est libre, sinon celui qui refuse la liberté offerte par le Tentateur ? Qui est chrétien sinon celui qui refuse à jamais une Eglise disposant des prisons, des prébendes, des emplois ou même des écoles ? La situation pourrait se retourner et le Père être à la place du pasteur dans une société cléricale protestante. Mais dans le dialogue historique qui nous occupe et que viennent de nous révéler les études d’Elisabeth Labrousse sur la famille Bayle, nous avons un affrontement quasi symbolique des deux Christs : le Christ libre et le Christ aliéné, et une sorte d’illustration de la visite du grand Inquisiteur à Jésus, imaginée par Dostoïevski (le Christ libre représenté par le captif, le Christ aliéné, le Tentateur, représenté par l’homme libre).

Comment donc des centaines de milliers de cas semblables furent-ils possibles durant un millénaire de chrétienté et sans presque aucune protestation ? Comment le poison satanique a-t-il pu se répandre si longtemps dans les Eglises, qu’on ait pu admettre sans discussion que « la vérité qui affranchit » pouvait être imposée et qu’une vérité imposée pouvait encore affranchir ? Comment a-t-on pu mépriser à ce point la Vérité ?

Et, si près de nous encore, je pense à Simon Kibangu, l’apôtre du Congo, le témoin extraordinaire et irréprochable de l’Evangile, mort il y a quinze ans dans les prisons d’Elizabethville, après trente ans de captivité, et qui a tenu bon, qui a refusé jusqu’au bout les « secours de la religion ».

Oui, comment le Tentateur a-t-il pu prendre une telle revanche sur son Eglise, qu’il a fallu que le Seigneur la remette au pas par des voix extérieures, par les encyclopédistes, par Voltaire et Rousseau, par la Révolution, par tout le mouvement anticlérical ? Ainsi David s’était-il pendant un temps battu avec les Philistins contre Israël !

Le Seigneur s’est battu contre son Eglise avec ceux qui ne disaient pas : Seigneur, Seigneur ! mais qui, sur ce point capital, faisaient sa volonté. Et il l’a amenée aujourd’hui, avec 1600 ans de retard, à reconnaître enfin que la vérité imposée perd tout son pouvoir d’affranchissement. Quelle amère ironie ! Dans l’Evangile, c’est le Seigneur qui a conquis de haute lutte sur le Tentateur, la liberté religieuse pour que l’Eglise en soit la porteuse dans le monde et dans l’histoire ; mais cette Eglise l’a si bien laissé tomber que ce sont des mécréants, des hérétiques, des non-chrétiens, des athées qui l’ont ramassée et rendue au monde et à l’Eglise. Ah, il n’y a pas de quoi être fier, non vraiment, mais très humblement reconnaissant, pour cette prise de conscience qui arrive avec un tel retard, de la victoire de Jésus sur la troisième tentation. N’oublions pas que, dans notre chère Confession de la Rochelle, on trouve aussi cette aberration que le magistrat porte l’épée, non seulement pour réprimer les péchés de la deuxième table du Décalogue : vol, diffamation, meurtre, mais aussi ceux de la première table. Autrement dit, voilà les Eglises réformées de France qui viennent d’assister aux supplices des 600 martyrs réduits en cendres par la chambre ardente d’Henri II, au cours des années 50 â 60, voilà les Eglises héroïques et victimes de toutes les horreurs d’une répression cléricale, qui n’en déclarent pas moins froidement par la bouche de leur synode de 1559, entrant dans le jeu de leur persécuteur, que le bras séculier doit contraindre les citoyens à n’avoir pas d’autre Dieu que Jésus-Christ, à ne pas se faire d’image de lui autre que celle du témoignage biblique, à ne pas prononcer son nom sans savoir ce qu’ils disent, et à partager chaque dimanche la joie et le repos de Dieu, oui, cela même imposé par le bras séculier ! Ainsi le Jésus réformé aurait succombé à la tentation autant que le Jésus romain. En pratique, et grâce sans doute à l’absence du monolithisme catholique, il n’en fut pas de même, et les dimensions de l’apostasie cléricale furent un peu moindres, encore que la situation de l’Irlande sous la férule anglicane fà »t à peine préférable à celle des non-romains en Espagne. Pas de quoi être fiers ! En 1801, Georges III refusait encore la liberté de conscience aux catholiques anglais. Et l’encyclique « Quanta cura » qui a tout juste un siècle parlait de ceux qui avaient « l’insigne impudence d’affirmer... que l’Eglise n’a pas le droit de réprimer par des peines temporelles les violateurs de ses lois ». On voit avec quelle violence et jusqu’au dernier moment les Eglises ont défendu, et certaines défendent encore, leur Christ obligatoire, c’est-à -dire leur Diable chrétien, contre ceux qui ont l’impudence de croire à la victoire de Jésus sur le Démon ! Mais ces impudents aujourd’hui se sont merveilleusement multipliés. Ils ont envahi le Concile. Quel extraordinaire rafraîchissement, quel retour enfin au Seigneur victorieux, d’entendre Mgr de Smets à Rome, présentant le schéma sur la liberté religieuse, déclarer : « Que peut-il y avoir de plus digne pour l’Eglise que de pouvoir exercer sa fonction d’une manière tout à fait indépendante ? La liberté religieuse est le plus grand des bienfaits. Elle découle d’une foi sincère et véritable. La confiance en l’Eglise ne doit jamais reposer sur un pouvoir séculier. Le meilleur témoignage que l’Eglise peut rendre à la vérité de l’Evangile, c’est de se montrer si confiante dans la force de la vérité qu’elle n’a pas besoin de s’appuyer sur les pouvoirs publics ».

Ce sont presque les accents de Luther qui fut à cet égard un précurseur admirable quand il affirmait en 1523 dans son traité « De l’autorité civile » : « C’est la Parole de Dieu qui doit mener la bataille. Si elle n’obtient rien, le pouvoir temporel obtiendra moins encore, même s’il baignait le monde dans le sang... Il serait préférable, dans le cas où les sujets seraient dans l’erreur, que les autorités civiles les laissent dans l’erreur... ». « Si ton prince t’ordonne de croire de telle façon, tu lui répondras : Donnez-moi des ordres dans la limite de votre compétence et je vous obéirai. Mais si vous voulez m’imposer des croyances, je n’obéirai pas ».

Dans la limite de votre compétence : comme Luther marque bien ici la séparation des pouvoirs ! Comme il a bien compris la résistance de son Seigneur à l’Adversaire ! Dans le même texte d’ailleurs, il appelle « abus criminel du pouvoir » tout franchissement de cette limite par le Prince. Mais que dire alors d’une Eglise qui, au lieu de dénoncer cet abus, le provoque et en profite ? Que Luther n’a-t-il été suivi par tous les luthériens, tous les calvinistes et tous les anglicans ! Et pourquoi donc, au lieu de tirer la liberté religieuse toujours et seulement de la Parole de Dieu elle-même, a-t-il fallu la retrouver par le détour de l’humanisme libre-penseur ? Pourquoi a-t-il fallu que Jésus aille se réfugier chez les déistes et les athées pendant deux siècles pour lutter contre le Tentateur qui sévissait dans son Eglise ?

Mais voici qu’aujourd’hui cette pénible parenthèse semble bien fermée et qu’après la plupart des Eglises de la Réforme, le Concile lui-même a solennellement rejoint le Seigneur dans sa résistance. On peut toutefois regretter que le texte du Schéma ne dégage pas autant qu’on aurait pu le souhaiter le seul fondement de la liberté religieuse.

Certes, le fondement biblique s’y trouve et largement, mais il semble que l’on y joue sur deux tableaux et qu’on invoque l’attitude du Christ à l’appui des droits de la conscience individuelle comme s’ils venaient, eux, en premier, et comme si le souci de l’Eglise était de les défendre. Ce qui me paraît ôter au texte un peu de sa pertinence évangélique. En opposant « les droits de la conscience individuelle » aux « droits de la vérité » affirmés seuls légitimes par les intégristes, on en reste à un point de vue humaniste qui ne convaincra pas les tenants des « droits de la vérité », auxquels, si l’on veut s’en tenir à l’Evangile, il ne faut pas opposer d’autres droits équivalents ou supérieurs, mais uniquement la manière dont la vérité elle-même les a fait valoir en refusant d’en laisser le soin au Tentateur.

On peut donc traduire ainsi la troisième tentation : « Si tu es la vérité, laisse-moi défendre et faire valoir tes droits, tes droits exclusifs ». En rejetant l’offre de ce faux dieu, la vérité conquiert son droit exclusif et absolu, oui, son droit de libérer tout homme en renonçant à toute possibilité de s’imposer à lui. La liberté religieuse ne relativise pas, ne minimise pas le moins du monde le caractère absolu et unique de la vérité chrétienne, elle témoigne simplement de la manière dont cette vérité a choisi librement de faire valoir ses droits. La liberté est intrinsèque à la vérité et non pas extrinsèque.

Sans doute peut-on de là , déduire le respect de la personne humaine, les droits de la conscience individuelle, mais ce respect et ces droits sont ceux que Jésus confère à la personne en résistant au Tentateur, et non pas des droits que l’homme possèderait en tant que petit dieu, des droits dont la source serait en lui-même. La liberté de conscience et tous les droits de l’homme ont leur source unique dans la résistance de Jésus à la troisième tentation et non dans quelque droit naturel. Toute opposition entre vérité et liberté est un malentendu tragique dà » â l’ignorance de la nature même de la vérité. La victoire de Jésus sur Satan a détruit l’alternative : vérité , liberté ; et justifie le cri : la liberté ou la mort !

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Satan n’est jamais loin de la vérité. Il est la vérité au moment où elle renonce à la liberté et devient un instrument d’aliénation. De sorte que de nombreux papes, et de nombreux chefs d’églises diverses, furent bel et bien les successeurs de Pierre, mais de ce Pierre auquel Jésus disait : « Arrière de moi, Satan ! » quand il lui refusait le droit de laisser aux hommes la liberté de le mettre à mort.

Entendons-nous bien : il ne faudrait pas que ce refus de tout recours aux moyens temporels jette quelque suspicion sur eux. Le bras séculier n’est nullement diabolique quand il reste, comme dit Luther, « dans la limite de sa compétence ». Mais il l’est, dès qu’il se laisse manœuvrer par l’Eglise. Chacun des deux pouvoirs temporel et spirituel est divin, leur confusion ou leur collusion seules sont diaboliques. Le Diable de la troisième tentation est strictement celui de la confusion des pouvoirs, c’est un Christ qui se sert du pouvoir politique ou c’est un pouvoir politique qui se sert du Christ. Dans les deux cas, celui de la théocratie cléricale et celui du césaropapisme, nous ne sommes pas simplement devant une erreur, une imperfection, une crise de croissance, un zèle intempestif, un mal nécessaire, une période transitoire, et que sais-je encore ? Non, nous sommes devant la perversion fondamentale de la Révélation elle-même. Le Christ obligatoire n’est plus celui du Nouveau Testament, n’est plus le crucifié, quand même on brandit sa croix. Il est un christ aliéné et prostitué, un christ utilisable, manipulable, dont l’adversaire s’est emparé. Là où n’est pas la liberté, là n’est pas l’Esprit du Seigneur, quand même la plus parfaite orthodoxie et la plus stricte morale seraient en place. Partout où le Christ est prêché sans que la liberté de l’auditeur soit respectée, c’est-à -dire sans que l’incrédulité ait exactement les mêmes droits que la foi, ce n’est plus le Christ qui est prêché, mais celui qu’il a refusé d’être. Il ne reste pas quelque chose de la vérité quand elle est imposée. Toutes les violences, tous les abus de pouvoir, toutes les pressions, tous les crimes commis dans l’histoire au nom du Christ, l’ont été par le Tentateur. Hélas, les victimes ne l’ont pas toujours su, et combien sont mortes en haïssant ce christ qui les persécutait et qu’elles prenaient pour le Christ authentique. Assurément, Jeanne savait que Jésus était avec elle, et Bayle et des dizaines de milliers de martyrs évangéliques, mais on frémit jusqu’au fond de l’âme à la pensée des innombrables victimes non chrétiennes, les juifs en particulier, qui pouvaient penser, qui devaient penser que Jésus était avec leur bourreau.

La monstrueuse histoire de l’antisémitisme chrétien est le témoignage le plus accablant d’une Eglise qui s’est niée elle-même, et qui a offert à ceux qu’elle avait mission de sauver, le visage de celui qui était venu les perdre et la perdre, le visage du christ-tentateur.

Non, la liberté n’est pas un progrès comme si sans elle il y avait déjà quelque chose, un Jésus incomplet ou incompris, une Eglise imparfaite ou infirme ; comme si, en Egypte, Israël pouvait déjà servir Dieu ; la liberté ne s’ajoute pas à d’autres biens, elle n’est pas un supplément, mais la condition de tout. La liberté est au départ de toute histoire chrétienne et l’accompagne. Elle ne saurait intervenir en cours de route. On ne peut dire que l’Eglise a fait des progrès en reconnaissant la liberté religieuse, on peut simplement dire qu’elle est revenue à la condition préalable de sa fidélité. D’ailleurs, cet étranglement de la liberté par l’Eglise n’a jamais été ressenti par elle comme une infirmité ou une nécessité provisoire mais, bien au contraire, comme un triomphe. Plus elle s’est sentie adulte et forte, plus elle a disposé du pouvoir, plus elle a cédé à la tentation de s’imposer et a justifié cette imposition par les droits de la vérité, et s’est faite ainsi la servante de l’Adversaire.

Parlera-t-on de progrès pour le bras séculier ? Je dirais plus volontiers, là aussi, qu’il s’est trouvé lui-même et qu’il est devenu le bras du Seigneur en renonçant à se mettre au service de l’Eglise ou à la mettre à son service. En découvrant la laïcité, le pouvoir a trouvé sa situation chrétienne, car si le Tentateur régit les Etats cléricaux, le Christ crucifié et ressuscité, le vrai Maître du Monde ne peut gouverner que des Etats laïques, bien évidemment. C’est en échappant à la tutelle de l’Eglise que le pouvoir politique comme le pouvoir judiciaire et le pouvoir culturel, ont passé sous la royauté du Christ vainqueur du Démon, et qu’ils ont trouvé leur raison d’être et leur liberté.

En repoussant la troisième tentation, Jésus a conquis non seulement notre liberté personnelle et celle de l’Eglise, mais la liberté politique, la liberté scientifique, et la liberté culturelle. Il a fondé le caractère laïc du pouvoir de l’Etat.

Que veut-il de ces « diacres de Dieu pour le bien commun » que sont les hommes d’Etat selon Paul ? Et que veut-il des hommes de science, des hommes de culture, des artistes et des philosophes, sinon leur pleine liberté, chacun « dans les limites de sa compétence » ? Comme le notait Jean Lacroix, « de même que l’Etat authentiquement chrétien n’est pas l’Etat clérical, mais celui qui réalise le mieux son essence propre d’Etat, une philosophie chrétienne ne peut être que laïque au sens où laïcité signifie norme de rationalité ».

Cependant, si la résistance de Jésus nous oblige en premier lieu à une répudiation définitive et conséquente de toutes les formes de cléricalisme chrétien, elle nous oblige aussi à dénoncer tous les autres cléricalismes dont le monde étouffe. Car les chrétiens ne sont pas les seuls à avoir confondu les pouvoirs ; toutes les religions s’y sont mises et l’athéisme lui-même. Qu’on pense à la situation des coptes en Egypte, l’identification de la citoyenneté marocaine avec l’appartenance à l’Islam, , et n’y a-t-il pas de pareilles tendances dans l’Etat d’Israël ? , et une sorte d’affinité bien cléricale entre la fonction publique et la confession de l’athéisme dans les pays communistes ? Oui, ces cléricalismes étrangers ne sont évidemment pas moins diaboliques, et ravagent le monde aujourd’hui à tel point qu’on doit constater que la pleine liberté religieuse et la vraie laïcité politique ne poussent guère que sur un sol labouré par de profondes influences chrétiennes. A voir comment le diable est à l’œuvre dans toutes les religions pour fausser les règles du jeu politique et social, et comment l’athéisme d’Etat ne fait pas mieux que la religion d’Etat, il faut bien dire que l’influence politique décisive de l’Evangile ira toujours dans le sens de la laïcité. Et ceux qui tiennent au titre de chrétienté, c’est à elle, à une laïcité stricte et honnête qu’ils devront la décerner. Un monde sécularisé où chrétiens et non chrétiens collaborent au bien commun dans la plus complète égalité et vont à l’école ensemble, telle est la chrétienté que l’on peut déduire du récit de la Tentation. Il n’est en tout cas de chrétienté que laïque, comme il n’est sans doute de laïcité que chrétienne
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Il est temps que notre foi en prenne une claire conscience. Tout le processus de sécularisation et de laïcisation qui débute à la Renaissance, s’affermit au XVIII° siècle et s’épanouit dans le monde moderne, et dont témoignent entre autres la « Déclaration des Droits de l’Homme » et la « Charte des Nations Unies », prend sa source dans la résistance de Jésus au Tentateur et dans son obéissance au premier commandement. Toutes les libertés fondamentales de l’homme ont été conquises sur l’Adversaire par Jésus. Ce n’est pas sa faute si ses serviteurs l’ont trahi pour le rendre obligatoire. Le Seigneur a trouvé, malgré son Eglise et par les détours de l’Histoire, le moyen de redevenir celui que personne n’est obligé de croire et de suivre, et il a rendu ainsi à son Eglise la pleine liberté de le croire et de le suivre, en même temps qu’au monde toutes les libertés issues de l’exercice de son pouvoir divin à travers des pouvoirs humains séparés.

Que chacun veuille bien y réfléchir et se demander comment la royauté absolue d’un homme qui a résisté à la troisième tentation, peut s’exercer aujourd’hui sur le monde autrement qu’à travers des pouvoirs strictement séparés et qui, chacun dans son domaine, travaille au bien commun de la société tout entière. En tout cas, si nous tenons pour certaine l’affirmation de l’Apocalypse : « L’empire du monde appartient à l’Agneau immolé », c’est-à -dire à Jésus pendu au bois ; si c’est lui qui règne, la liberté de qui que ce soit dans aucun domaine n’a rien à craindre. En proclamant la liberté religieuse aujourd’hui, l’Eglise ne compose pas avec le monde comme d’aucuns le prétendent, elle se soumet à la vérité. Elle retrouve la fidélité de son Seigneur : elle résiste au Tentateur
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Notes

[1Elisabeth LABROUSSE, Bayle, Seghers, p. 139.

[2Nous n’avons pas cependant â devenir les fanatiques d’une séparation radicale. La liberté de l’Eglise ni la laïcité de l’Etat ne sont forcément compromises par des subventions ou même par un concordat, non plus que ne l’est la liberté universitaire par le fait que les universités ne sont pas des fondations privées. Tant que le principe de la séparation des pouvoirs est respecté d’une manière rigoureuse, l’argent de l’Etat n’est pas celui du Diable, et ceux qui le reçoivent ne sont pas vendus. L’Eglise d’Angleterre est une des plus libres du monde, tellement remarquable est chez les Anglo-Saxons le sens de la séparation des pouvoirs. Ne faut-il pas rappeler que dans l’Allemagne nazie, les « Eglises libres » se sont illustrées par leur soumission et leurs flagorneries à l’égard du régime, alors que c’était au sein des Eglises nationales que se formait le grand mouvement de résistance de l’Eglise confessante ? Il est arrivé que les Eglises dites libres cherchent à se faire en quelque sorte pardonner leur liberté par une véritable surenchère gouvernementale et nationaliste, en sorte que l’absence de relations organique et financière avec l’Etat ne garantit nullement la vraie séparation des pouvoirs et la vraie liberté de l’Eglise qui est le secret du pouvoir de Jésus-Christ. On pourrait aussi noter en passant que l’homme qui est assurément l’un des plus libres de ce siècle, Karl Barth, a toujours été payé par l’Etat, ce qui nous interdit de confondre laïcité avec absence obligée de toute relation financière. Cette absence toutefois nous paraît plus normale dans la mesure où l’Etat est chargé du bien commun. Or, par définition, la foi chrétienne n’est pas un bien commun, c’est-à -dire que la communauté chrétienne ne peut pas s’identifier à la communauté civile sans retomber dans les mystifications de l’ancienne chrétienté.

[3Hélas, que dire de la Grèce où le déferlement de l’arbitraire, la liquidation de toutes les libertés et de tous les droits de l’homme, la Terreur en un mot se fait cautionner par l’Archevêque d’Athènes et s’assortit de l’obligation pour les filles de communier chaque dimanche de l’année scolaire. Une fille grecque a-t-elle présentement un autre moyen de confesser sa foi que de refuser absolument de communier ? Et nous continuons à nous demander : mais à quoi sert la Hiérarchie ?