Carême 1932 :L’EGLISE ET L’ARGENTEn étudiant le problème de l’organisation du travail nous avons été amenés à confronter deux puissances qui se disputent la direction de l’économie moderne : le capitalisme et le socialisme. Irréductiblement antagonistes en tout ce qui touche aux rapports du capital et du travail et au principe même de l’économie, capitalisme et socialisme nous apparaissent comme des frères ennemis. Sur un point essentiel, en effet, ils demeurent d’accord : pour l’un comme pour l’autre, les moyens de vivre occupent la première place dans les préoccupations de l’homme, tandis que le but de la vie, sa fin véritable, est soit oublié, soit relégué au second plan. Ne soyons pas surpris de cet accord que le philosophe Berdiaeff met fortement en relief : « Le socialisme, dit-il, c’est la chair de la chair et le sang du sang du capitalisme. Ils se trouvent sur un seul et même terrain ; c’est un seul et même esprit, ou plutôt une seule et même négation de l’esprit, qui les anime... L’adoration de Mammon à la place de Dieu est propre au capitalisme et au socialisme également » (1). C’est là , Messieurs, la grande hérésie du monde moderne. Nul ne l’a plus vigoureusement marqué que Charles Péguy dans des lignes que je vous demande la permission de vous lire, car elles nous font pénétrer d’emblée au cœur du problème qui doit retenir aujourd’hui notre attention : « Le monde moderne a créé une situation nouvelle... L’argent est le maître de l’homme d’Etat comme il est le maître de l’homme d’affaires, et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple citoyen. Et il est le maître de la justice plus profondément qu’il n’était le maître de l’iniquité... Je l’ai dit vingt fois, la lutte, et la lutte mortelle, n’est pas entre le monde chrétien et le monde antique. La lutte est entre le monde moderne d’une part, et d’autre part tous les autres mondes ensemble. Tous les autres mondes ont été des mondes de quelque spiritualité, le monde moderne seul, étant le monde de l’argent, est le monde d’une totale et absolue matérialité. La lutte n’est point entre le héros et le juste, elle n’est point entre le sage et le saint. Elle est entre l’argent seul d’une part, et d’autre part ensemble le héros et le juste et le sage et le saint. Elle est entre l’argent et toutes les spiritualités » (2). L’après-guerre, loin d’apporter une modification essentielle à cette vision du monde moderne, en a manifesté la vérité, et nul ne contestera que la crise d’aujourd’hui en accentue encore la tragique réalité. Une question se pose dès lors : l’Eglise n’a-t-elle rien à dire, rien à faire, pour empêcher que la « spiritualité » chrétienne, dont elle est responsable, soit à jamais étouffée ? A-t-elle, devant ce débordement de matérialisme économique, disons le mot : devant cet amour, devant cette idolâtrie de l’argent, un enseignement à donner aux fidèles ? A-t-elle une parole à faire entendre aux hommes, qui les fasse se souvenir de l’éminente dignité de la vie spirituelle, prophète et témoin, en chacun d’eux, de leur fin véritable ? Quel rôle assigne-t-elle à la richesse dans un monde ordonné à Dieu ? Pour répondre à ces questions nous aurons peut-être à nous éloigner des chemins où de trop nombreux chrétiens trouvent un facile apaisement de leur conscience. Que Dieu nous garde d’errer à l’aventure et nous conduise lui-même sur le sentier que suivent ceux-là seuls qui se soumettent à la parole décisive du Christ : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (3).
, I , Est-il bien sà »r que l’Eglise n’ait jamais essayé, elle-même, de servir tout ensemble les deux maîtres entre lesquels Jésus déclare qu’il faut choisir : le Dieu des prophètes et de l’Evangile, le Père , et Mammon, c’est-à -dire, désigné par son nom phénicien, l’argent lui-même ? Est-il en tout cas bien certain que l’Eglise n’ait jamais donné et ne donne pas prise encore au reproche d’avoir lié ou de lier sa cause à celle des classes possédantes, ou tout au moins de les ménager pour pouvoir, le cas échéant, compter sur leur appui ? Reconnaissons que, fondé ou non, mérité ou non, ce reproche lui est adressé. Il revêt, tout d’abord, une forme atténuée. Si tant d’ouvriers, d’employés, de personnes de condition modeste se sont écartés de l’Eglise et en ont rejeté l’enseignement, ce n’est pas toujours, dit-on, parce qu’ils redoutaient d’être gênés, par une foi religieuse, dans leur désir de vivre leur vie selon leurs appétits ou leur égoïsme, ou parce qu’ils se sont rendus aux arguments d’une philosophie antichrétienne. C’est, plus souvent qu’on ne croit, parce que leur contact avec l’Eglise et ses ministres leur a laissé l’impression que ni l’une ni les autres ne se conformaient plus au précepte de saint Jacques : « Que votre foi soit étrangère à toute acception de personnes » (4), mais qu’au contraire l’Eglise témoignait des égards particuliers aux riches et aux puissants de ce monde, que leur opinion y avait du poids, indépendamment de sa valeur religieuse propre, et que les petites gens ne pouvaient prétendre à la même considération. Mais des accusations plus violentes sont portées contre l’Eglise. On l’accuse de s’être « embourgeoisée », d’avoir été toujours l’alliée , et ne dit-on pas parfois la complice , des puissances d’argent. On l’accuse de garder le silence devant de criantes injustices sociales, de ne pas élever la voix contre ceux que l’on considère comme des exploiteurs. On l’accuse d’être, avant tout, l’amie de ceux qui peuvent lui donner ce dont elle a besoin, ce dont elle ne peut pas se passer : l’argent ! Car l’Eglise ne peut pas se passer d’argent. Elle en a besoin pour assurer l’exercice régulier du ministère ou du sacerdoce, pour construire ou réparer les sanctuaires, pour imprimer la Bible, pour poursuivre son œuvre apostolique en terre chrétienne et en terre non-chrétienne, pour ne pas laisser mourir de faim ses vieux prêtres ou ses vieux pasteurs. A qui le demandera-t-elle, si ce n’est aux riches ? A qui, surtout dans les moments difficiles, se croit-elle en droit de faire appel d’une manière particulièrement pressante ? N’est-ce pas aux riches qui, souvent, lui accordent des libéralités considérables ? Mais ne risque-t-elle pas alors d’aliéner, n’a-t-elle jamais aliéné, à leur profit, quelque chose , si peu que ce soit , de son indépendance ? Et n’est-elle pas entraînée à accorder à la richesse une importance qui marque un déclin de spiritualité ? Aux reproches que je viens de signaler s’ajoutent des constatations qu’on dit tenir de l’histoire et qui visent particulièrement les Eglises de la Réforme et, plus spécialement encore, de la Réforme calviniste. Dans le matérialisme économique aujourd’hui triomphant on voit, à juste titre, la conséquence d’un capitalisme vicié dans son principe même par de graves erreurs. Mais qu’est-ce donc qui a rendu possible l’apparition et le développement de ce système capitaliste sinon, d’une part, la conception proprement calviniste de la vocation et, d’autre part, le droit reconnu à l’argent de produire de l’argent, droit refusé, formellement nié, pendant de longs siècles, par l’Eglise romaine, droit, par contre, accordé, proclamé par Calvin ? Calvin, théologien de la vocation et théoricien du prêt à intérêt, est ainsi, dit-on, le père du capitalisme. L’Eglise, ou tout au moins les Eglises de la Réforme sont donc mal venues à se plaindre aujourd’hui des effets d’un système économique dont l’histoire fait remonter la responsabilité, en grande partie tout au moins, à l’un des Réformateurs. Au surplus n’est-ce pas dans des pays où l’Eglise chrétienne a été implantée par des fils spirituels du calvinisme que l’on voit, de nos jours, s’affirmer le plus crà »ment le principe que la religion est une des sources du succès dans les affaires ? N’y démontre-t-on pas, scientifiquement, que les fils de pasteurs ont 77,22 fois plus de chances de devenir millionnaires que les fils des autres familles, pour la raison que l’éducation religieuse forme le caractère, et que le caractère est la cause essentielle du succès ? Et n’y voit-on pas les dirigeants d’une grande société pétrolifère déclarer que le Sermon sur la Montagne peut s’appliquer aux affaires, que l’homme qui oublie son intérêt dans la joie de bien faire reçoit finalement les plus gros profits, que l’organisation qui considère avant tout le service de la collectivité réalise en fin de compte les plus gros bénéfices (5) ? Alors ? Alors, n’ont-ils pas raison les adversaires de l’Eglise qui soutiennent qu’elle a fini, elle aussi, par céder au courant irrésistible qui entraîne, depuis quelques siècles, l’humanité chrétienne, loin, toujours plus loin, des sources profondes de la vie spirituelle, vers le culte de l’or ? N’ont-ils pas raison de prétendre qu’à devenir propriétaire, à posséder même parfois de grands biens, à pouvoir inscrire au budget de ses associations diocésaines ou presbytérales le revenu de leurs immeubles ou de leur portefeuille, elle a pris , qu’on excuse le mot , la mentalité des possédants et qu’elle est devenue impuissante à arrêter la course au matérialisme le plus abject d’un monde où l’or semble être devenu le dieu du plus grand nombre ? Vous le voyez, Messieurs, il y a là tout un ensemble de questions, de griefs et, peut-être, d’erreurs, sur quoi il importe que nous nous mettions au clair. Ce n’est qu’ensuite que nous irons demander à l’Ecriture sainte l’enseignement que l’Eglise doit donner à ses fidèles.
, II , Dès le début le problème de la propriété s’est posé devant l’Eglise. Quelle solution lui a-t-elle donnée ? « Tous ceux qui possédaient des champs ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de ce qu’ils avaient vendu, et le déposaient aux pieds des apôtres ; et l’on en faisait des distributions à chacun selon qu’il en avait besoin » (6). L’histoire tragique d’Annie et de Saphire, gardant par devers eux une partie du prix de leur champ qu’ils auraient dà » remettre intégralement aux apôtres, ne montre-t-elle pas ce qu’il en coà »tait alors de ne pas accepter un régime où l’on voyait une application nécessaire de la foi nouvelle (7) ? , C’est là , Messieurs, une conclusion un peu superficielle. Qu’il y ait eu, à Jérusalem, au lendemain de la Pentecôte, une tentative partielle d’organisation communiste, le fait est incontestable. Mais que cet essai n’ait été que partiel, et qu’au surplus il n’ait nullement été la mise en pratique d’une théorie de la propriété, cela ressort clairement des textes qui prouvent que, dans l’Eglise de Jérusalem, on a continué à avoir des biens à soi. « La propriété individuelle n’y a pas disparu. Les Actes eux-mêmes nous donnent des exemples. Ainsi, Marie, la mère de Jean-Marc, possédait une maison. Joseph surnommé Barnabas et Ananie étaient chrétiens au moins depuis quelque temps avant de songer à faire don de leurs biens » (8). A Ananie, qui ne lui remet qu’une partie du prix auquel il a vendu son champ, l’apôtre Pierre déclare : « S’il n’eà »t pas été vendu, ne te restait-il pas ? Et après qu’il a été vendu, le prix n’était-il pas à ta disposition ? » (9). Il n’est pas légitime, en tout cas, de s’appuyer sur cette tentative , qui, d’ailleurs, a précipité l’Eglise de Jérusalem dans un dénuement auquel les autres communautés se sont efforcées de parer par des collectes spéciales , pour prétendre que le christianisme à ses débuts se soit montré l’adversaire de la propriété individuelle. Ce qui paraît vraisemblable, c’est qu’au moment de quitter la Galilée les apôtres ont vendu leurs biens : maisons, champs, bateaux. « Puis, dans un élan de fraternité, au lieu d’en garder le prix, ils le mirent tout entier dans la caisse commune ». Saint Pierre ne dit-il pas au paralytique : « Je n’ai ni or ni argent » ? « Pourquoi prendre ce mot dans un sens vague et général, comme si l’apôtre voulait simplement dire qu’il n’était pas riche ? Il signifie bien plutôt : je n’ai plus rien à moi » (10). Admirable exemple de désintéressement qui fut librement imité par des chrétiens de Jérusalem. Une caisse commune eut, dès lors, à subvenir aux besoins des pauvres volontaires comme des pauvres par nécessité. Mais, d’organisation communiste de l’Eglise, à proprement parler il n’y en eut point. Cette caisse commune se retrouve, d’ailleurs, dans toutes les Eglises de l’âge apostolique. Partout, dans l’empire, se formaient alors des associations de toute nature, dont un grand nombre avaient un objet religieux. Ces dernières étaient particulièrement sensibles à la pauvreté qu’une instabilité sociale croissante rendit de plus en plus générale dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Dans les communautés chrétiennes, où l’amour fraternel avait une fraîcheur et une puissance incomparables, l’assistance à donner aux pauvres fut considérée dès l’origine comme un devoir essentiel. Les épiscopes, ou surveillants, appelés à devenir bientôt les évêques, semblent avoir été chargés, à l’imitation de ce qui se faisait dans d’autres associations, de recueillir et de distribuer les aumônes. Songez aussi qu’il fallait de l’argent et qu’il en fallut toujours plus pour faire face à d’autres devoirs. Les apôtres n’étaient-ils pas en droit de recevoir de l’Eglise de quoi subvenir à leur vie matérielle ? Saint Paul lui-même, si légitimement fier de devoir sa subsistance au métier manuel qu’il n’abandonna jamais, reçut entre autres de l’Eglise de Philippes, et à plusieurs reprises, des sommes destinées à lui faciliter la vie matérielle (11). Et lorsque, plus tard, les persécutions se développèrent, il fallut bien venir en aide aux confesseurs de la foi jetés dans les prisons impériales, aux veuves et aux orphelins privés de leur soutien naturel, aux prédicateurs de l’Evangile mis dans l’impossibilité d’avoir, à côté de leur ministère, un gagne-pain régulier (12). Ainsi, dès les premiers temps de l’Eglise, il lui fallut, dans un but d’apostolat ou de charité, organiser ses finances, faire appel à des ressources, et, pour tout dire, posséder. Mais l’Eglise ne se borna pas à recevoir de l’argent qu’elle consacrait à l’exercice de son culte, à la propagande chrétienne, au soin des pauvres. Elle ne tarda pas à devenir propriétaire, en ce sens qu’elle reçut ou acquit, de diverses manières, des maisons et des terres, c’est-à -dire des biens immobiliers. Elle passa outre, sur ce point, au sentiment de plusieurs Pères et Docteurs de l’antiquité chrétienne, tels que saint Jérôme, saint Jean Chrysostome, saint Augustin lui-même, qui n’admettaient pas que la propriété individuelle fà »t légitime (13). Et si, par sa pratique, elle consacra le droit de propriété, elle n’en crut pas moins nécessaire d’en donner à diverses reprises la formule doctrinale. Point n’est besoin, pour connaître l’enseignement de l’Eglise catholique romaine en cette matière, de remonter à des sources anciennes. L’encyclique Quadragesimo anno, à laquelle nous nous sommes déjà référés, renferme les précisions les plus récentes et les plus autorisées. Déjà , à la fin du siècle dernier, Léon XIII s’était fait, en face des revendications du socialisme, « le défenseur de la propriété privée » et avait entendu montrer que « son abolition, loin de servir les intérêts de la classe ouvrière, ne pourrait que les compromettre gravement » (14). Quarante ans après, Pie XI a cru devoir donner un exposé complet de la doctrine de l’Eglise romaine en cette matière. C’est de la nature et donc du Créateur que les hommes ont reçu le droit de propriété privée, « tout à la fois pour que chacun puisse pourvoir à sa subsistance et à celle des siens et pour que, grâce à cette institution, les biens mis par le Créateur à la disposition de l’humanité remplissent effectivement leur destination ». Il va de soi, d’ailleurs, que ce droit ne se confond pas avec son usage, pas plus qu’il n’est périmé par l’abus qu’on en fait ou parce qu’on laisse sans usage les choses possédées. Les nécessités de la vie sociale tracent, tant au droit de propriété qu’à son exercice, des limites qu’il faut définir. Mais « ceux-là se trompent gravement, qui s’appliquent à réduire tellement le caractère individuel du droit de propriété, qu’ils en arrivent pratiquement à le lui enlever ». « L’autorité publique peut donc, s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer... l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens ». Mais « doivent rester intacts le droit naturel de propriété et celui de léguer ses biens par voie d’hérédité ». L’Etat n’a pas davantage le droit d’épuiser la propriété par un excès de charges et d’impôts ; il ne peut que tempérer l’usage du droit de propriété individuelle et le concilier avec le bien commun. S’il accomplit sagement sa mission, bien loin de nuire à l’exercice du droit de propriété, il lui donne une nouvelle vigueur (15). Ici, Messieurs, se présente une question qui, pour particulière qu’elle paraisse au premier abord, n’en a pas moins, pour l’examen du sujet qui nous occupe, une importance primordiale. Proclamer le droit de propriété individuelle, c’est bien. S’ensuit-il cependant que le propriétaire ait toujours le droit de demander à ce qu’il possède le revenu nécessaire soit à sa subsistance soit au développement de ses entreprises ? Que le cultivateur retire, de son champ ou de sa vigne, des fruits qu’il garde pour lui-même ou qu’il vend au marché voisin pour avoir l’argent indispensable à son entretien ou à l’achat d’instruments de culture ; que le propriétaire d’une maison la loue et vive du produit de cette location : jamais, que je sache, l’Eglise ne leur en a contesté le droit. Mais que celui qui possède de l’argent lui demande de lui rapporter de l’argent, en un mot que l’homme qui a, non pas des terres ou des maisons, mais de l’argent, place cet argent pour en retirer un intérêt, voilà ce dont l’Eglise romaine lui a, à maintes reprises, dénié le droit. Dès les premiers siècles elle a condamné, et condamné solennellement, le prêt à intérêt, désigné sous le nom latin d’usure (usus pecuniae),redevance payée pour l’usage de l’argent (16). Je n’ignore point qu’en portant cette condamnation l’Eglise a cru obéir à la parole du Christ : « Prêtez sans espérer quoi que ce soit » (17), à laquelle de nombreux théologiens, de confessions diverses, ne donnent cependant aucune portée économique ou juridique. Une telle parole ne pouvait qu’être accueillie comme un inappréciable renfort par les Pères de l’Eglise dont j’ai signalé tout à l’heure les tendances communistes. Les autres, ceux qui reconnaissaient la légitimité de la propriété individuelle, trouvaient, dans le précepte évangélique, un motif suffisant de réprouver le prêt à intérêt. Ils n’en demandaient pas moins à Aristote, à Caton, à Sénèque, des arguments d’ordre juridique et économique que mirent en forme les théologiens et les canonistes des âges postérieurs lorsqu’au moyen âge les légistes, élevés à l’école du droit romain, tentèrent de faire prévaloir, contre les prescriptions de l’Eglise, la légitimité du prêt à intérêt en en limitant le taux (18). Ecoutons saint Thomas d’Aquin : « Il n’en est pas du numéraire... comme il en est d’une maison qu’on peut prêter ou louer, tout en conservant la propriété. A l’égard du numéraire, l’usage ne saurait être séparé de la propriété, et la cession de l’un entraîne celle de l’autre. En effet, le numéraire, pris en soi, est tout ce qu’il y a de plus stérile au monde ; il est incapable de rien produire, et surtout il ne se reproduit pas lui-même... Il n’y a donc qu’une manière légitime de s’en servir, qui est de l’échanger, c’est-à -dire de le consommer. Le prêteur le prête à cette seule fin ; et, par suite, lorsqu’il prétend recevoir, sous forme d’intérêt, outre son capital, le prix de l’usage de son capital, comme si l’usage et la propriété du capital étaient distincts, le prêteur se fait payer la même chose deux fois, ce qui est contraire à toute justice » (19). Tels sont, avec quelques autres arguments secondaires, les motifs principaux pour lesquels furent excommuniés, pendant des siècles, prêteurs et emprunteurs. Ces lois contre l’usure ont aidé, d’ailleurs, le chétif peuple d’alors à traverser une douloureuse crise financière de plusieurs siècles (20). Mais, dès le XVI° siècle, cette attitude intransigeante de l’Eglise rencontra des contradicteurs, entre autres François de Mayronis, qui répondit simplement à saint Thomas d’Aquin : « Les choses ne sont ni stériles ni fécondes par elles-mêmes, mais selon le profit qu’on peut ou non en retirer, d’où il suit que l’argent est d’une extrême utilité » (21). Peu à peu des tempéraments furent apportés à la prohibition canonique du prêt à intérêt. Celle-ci resta debout, malgré les assauts de la Réforme et de la Révolution, mais sa rigueur fut plus apparente que réelle. En fait, le prêt à intérêt est toléré par l’Eglise romaine depuis qu’en 1830 le pape Pie VIII a sanctionné un décret de la Congrégation de la Pénitencerie, répondant : « N’inquiétez pas les consciences » à ceux qui la consultaient. Ce qui n’empêche qu’à la fin du siècle dernier des écrivains catholiques aient soutenu que « le remède aux maux économiques et moraux dont souffrent nos sociétés contemporaines et leur seule chance de salut sont dans le retour sincère à la discipline catholique » (22). Que ne diraient-ils pas aujourd’hui, ces écrivains, et avec quelle énergie ne demanderaient-ils pas que l’Eglise revînt sur des concessions funestes faites à ce monde moderne dont Calvin est regardé comme l’un des fondateurs !
, III , Calvin et le capitalisme ! Voilà donc le sujet à l’étude duquel nous ne pouvons nous dérober. Toutefois, avant de l’aborder, voyons ce que la Réforme pensait du droit de propriété en général. Quelques paroles suffisent à marquer l’accord des Réformateurs avec la doctrine de l’Eglise romaine. « Nous avons extérieurement de l’argent, des biens, des terres et des gens, dit Luther ; ce n’est pas en soi injuste, mais don et ordre de Dieu. Personne n’est sauvé par le seul fait qu’il est un mendiant et ne possède rien » (23). Et Calvin confirme cette manière de voir : « Dieu laisse à chacun ce qu’il a, soit d’héritage, ou par vendition, ou par quelque autre juste titre... Dieu ne veut point que les choses soyent mises en proye, comme s’il y avait communauté, mais que chacun possède ce qu’il a, et qu’il en jouisse sans contredict » (24). La pensée de Calvin revêt une forme doctrinale dans l’article 40 de la Confession de foi de La Rochelle : « Nous détestons, y est-il écrit, tous ceux qui voudraient... introduire la communauté et la confusion de biens ». C’est, avec la condamnation du régime collectiviste, l’affirmation très nette du droit de propriété individuelle. Mais qu’a donc pu enseigner Calvin, ce petit bourgeois français, pour donner prise à l’accusation d’être le père du capitalisme ? Remarquons en passant que formuler ce reproche c’est, par le fait même, reconnaître que le calvinisme « n’est pas seulement une dogmatique confessionnelle, comme une autre, une forme particulière de la piété personnelle, mais qu’il est, au même titre que le catholicisme... un principe de civilisation devant exercer son influence sur toutes les formes de la vie... Dire que le calvinisme a contribué à créer ce phénomène social qu’est le capitalisme, c’est reconnaître que les faits sociaux ne sont pas uniquement régis par des forces économiques, mais qu’ils sont déterminés pour une part, pour une très grande part, par des forces spirituelles, par la plus spirituelle de toutes : la religion, et que le calvinisme, parmi ces forces spirituelles, a été l’une des plus puissantes » (25). Ceci dit, que reproche-t-on à l’enseignement de Calvin ? On prétend qu’à l’esprit de traditionalisme, dont était encore imprégné Luther, le Réformateur français a opposé l’esprit du capitalisme, qui consiste à gagner de l’argent, mais pas pour en jouir, au contraire, pour en gagner encore et toujours davantage. La morale calviniste de la vocation et du travail « pouvait, remarque-t-on, donner au capitalisme comme une épine dorsale, spirituelle et morale » (26). « La vocation, dit en effet Calvin, est la principale partie de la vie humaine, et qui importe le plus devant Dieu ». Elle est « un estai et façon de vivre légitime » (27). Légitime est l’état du négociant, de l’industriel, de l’homme d’affaires. Les uns et les autres ont leur vocation à laquelle ils doivent obéir. « Que nous travaillions honnestement pour gagner nostre vie, leur dit Calvin ; que nous prenions le gaing qui nous viendra, comme de la main de Dieu, n’usant point de mauvaises trafiques pour attirer à nous le bien d’autruy » (28). Tout travail est saint, pourvu qu’il soit propre. Et à ceux que leur travail enrichit voici ce que Calvin conseille : « Que celui qui a beaucoup n’en abuse point en gourmandise, ou intempérance, en somptuosité, ou en choses superflues... mais en prenant modérément son usage, employé la faculté qui luy est donnée à aider ses prochains, et les subvenir se congnaissant comme recepveur de Dieu » (29). , Très bien, mais si l’idée religieuse qu’avait Calvin de la vocation s’affaiblit ou disparaît, si le capitaliste ne travaille plus pour l’honneur de Dieu, que reste-t-il de la morale calviniste ? C’est ici qu’on répète : le capitalisme est sorti de la morale calviniste, et de sa notion de la vocation, par voie de sécularisation. « L’activité capitaliste, déracinée de son sol primitif, se transforme en une puissance opposée au calvinisme et au protestantisme. Ce que le protestantisme a créé le déborde et il n’est plus maître des esprits qu’il a déchaînés » (30). Et comme la théorie du prêt à intérêt formulée par Calvin vient s’ajouter à la doctrine de la vocation pour enseigner aux hommes à faire travailler leur argent, à lui faire produire de l’argent, il ne semble plus contestable que son influence et, du même coup, celle des Eglises d’origine calviniste aient grandement contribué au développement du capitalisme ! Et, en effet, se séparant nettement, sur ce point, de Luther qui ne cesse jamais de prohiber l’usure à quelque taux que ce soit, Calvin réfute l’argument de la stérilité de l’argent. « La raison de saint Ambroyse, écrit-il... est trop frivole à mon jugement, ascavoir que l’argent n’engendre point l’argent... Je confesse ce que les enfants voyent, ascavoir que si vous enfermez l’argent au coffre, il sera stérile. Et aussy, nul nemprunte de nous à ceste condition affin qu’il supprime largent oyseux et sans le faire proffiter. Par quoy le fruict n’est pas de l’argent mais du revenu... Il faut juger des usures non point selon quelque certaine et particulière sentence de Dieu, mais seullement selon la règle d’équité » (31). Et l’équité nous dit que prêter de l’argent à intérêt, par exemple à un propriétaire foncier, est pour le moins aussi juste et honnête que le contraindre à hypothéquer son fonds (32). Ce sont là paroles de bon sens, de ce bon sens dont témoigne toujours, en même temps que de son sens chrétien, l’œuvre de Calvin. , Soit, nous dit-on ; il n’empêche pourtant que Calvin, détournant le chrétien de la vie contemplative, lui a prêché l’amour du travail et l’esprit d’initiative et, par suite, la légitimité de l’enrichissement, etd’un enrichissement très spécial puisqu’il est dà » au travail de l’argent. , Regardons-y d’un peu plus près, Messieurs. Quelle a été la pensée exacte de Calvin sur la richesse et l’usage de la richesse ? L’argent est bon en soi, enseigne-t-il, « de nature ». L’or et l’argent sont « de bonnes créatures, qu’on peut appliquer à bon usage ». Tout le mal vient, non de l’usage, mais de l’abus de la richesse. La faute est dans « l’appétit » de « vouloir estre riches » (33). Quel est le bon usage de l’argent ? « Dieu, dit Calvin, commande à ceux qui ont dequoy, d’avoir la main ouverte pour scourir les povres et disetteux, qui sont en la terre ». « Tous les riches, quand ils ont de quoy bien faire (c’est-à -dire : faire le bien), il est certain qu’ils sont là comme officiers de Dieu, et qu’ils exercent ce qui lui est propre : c’est assavoyr d’aider à vivre à leurs prochains » (34). Et Calvin formule avec force la loi de la solidarité : « Nous ne sommes pas possesseurs de nos biens, nous en sommes dispensateurs. Or il n’y a point d’autre façon de bien et droitement dispenser ce qui nous est commis que celle qui est limitée à la reigle de charité ». « De là il adviendra que nous conjoindrons le soin de proufiter à nostre prochain avec la solicitude que nous aurons de faire nostre proufit ; mais aussi nous assujetirons nostre proufit à celuy des autres » (35). Au surplus « nature se contente de peu, et tout ce qui est par-dessus l’usage naturel est superflu. Non pas qu’user des créatures un peu au large, soit une chose damnable de soy ; mais la convoitise est toujours vicieuse » (36). Et, de même qu’il condamne, « la cupidité de s’enrichir », Calvin condamne l’avarice et la thésaurisation. N’est-ce pas plus encore l’esprit capitaliste , qu’on lui reproche d’avoir déchaîné à travers le monde , qu’il stigmatise par ces paroles : « Comme un homme qui sera yvre se fera à croire merveilles, ainsi quand un homme est riche et présume de ses richesses, il ne luy souvient plus qu’il est un homme mortel : il s’oublie tellement qu’il ne fera nulle difficulté de s’élever contre Dieu » (37). , Mais la liberté de l’usure, dira-t-on encore, ne va-t-elle pas à l’encontre de ces limites posées à l’usage de la richesse ? , Ecoutez encore Calvin, Messieurs. « Quand je permets quelques usures, dit-il, je ne les fays pourtant pas toutes licites ». Viennent alors une série de règles dont la première est qu’il ne faut pas « faire mestier de faire gain d’usure ». Aucun intérêt ne doit être réclamé à l’emprunteur pauvre. Tout doit être d’accord avec l’équité naturelle et avec la loi du Christ : « Ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi ». Il ne faut point apprécier ce qui est licite d’après la coutume, mais d’après la Parole de Dieu. L’emprunteur doit faire « autant ou plus de gain de l’argent emprunté », ce qui semble n’autoriser que le prêt de production. Enfin le taux « ne doit pas excéder la mesure que les lois publiques de la région ou du lieu concèdent » (38). Cette réglementation du prêt à intérêt n’a pas été seulement une théorie personnelle de Calvin. Elle a été introduite, en effet, dans les Ordonnances de 1547 sur la police des Eglises de campagne, dont il fut l’auteur et qui précisent : « Que nul ne preste à usure ou à prouffit plus hault de scinq pour cent, sur provenne de confiscation du principe et d’estre condamné en amende arbitraire, selon l’exigence du cas ». Et le 22° article du chapitre XIV de la Discipline des Eglises réformées de France, adopté en 1561, porte : « Toutes usures seront étroitement prohibées et réprimées, et on se réglera, en matière de prêt, selon l’Ordonnance du roi, et selon la règle de charité ». Assurément l’on peut dire que cette légitimation officielle du prêt à intérêt « donna aux calvinistes qui l’acceptèrent, dans les deux grandes nations commerciales, les Hollandais et les Anglais, un avantage économique décisif sur les catholiques et les luthériens, qui restèrent attachés à la loi canonique et à son interdiction de l’intérêt » (39). Mais il n’en faut pas moins reconnaître que la discipline exigée par Calvin en ces délicates matières a un indéniable fondement religieux et que « loin de lâcher la bride à la cupidité humaine, il fait appel aux plus délicats et sévères scrupules de la conscience chrétienne et huguenote » (40). Est-ce là l’esprit du capitalisme ? Et parce que Calvin a prêché l’amour du travail et l’esprit d’initiative, peut-on légitimement le rendre responsable des préjugés anti sociaux déterminés par la superstition de la richesse et qui dominent encore parmi nous (41) ?
, IV , Si grand qu’ait été Calvin, Messieurs, et si grands qu’aient été, avant lui, les Pères et Docteurs de l’Eglise des premiers siècles, ils ne sont pas pour nous, chrétiens des Eglises de la Réforme, l’autorité souveraine sur quoi l’Eglise doit fonder son enseignement. Cette autorité appartient à la seule Parole de Dieu contenue dans l’Ecriture sainte. Ouvrons donc la Bible, et tout d’abord, l’Evangile, et demandons-lui ce que le Christ a dit, dans son enseignement, de l’argent, de la richesse, et de l’usage qu’il faut en faire. Une simple lecture, un peu rapide, laisse l’impression que Jésus a condamné sans appel les riches et la richesse. Non seulement il exalte les pauvres, à qui la Bonne Nouvelle est annoncée (42) , et non pas aux riches , et qui connaîtront, dans le ciel, la joie des rassasiements qui leur ont été refusés sur la terre (43), mais il adresse aux riches les avertissements les plus sévères. « Malheur à vous, riches, car vous avez aujourd’hui votre consolation ! » (44). « Combien difficilement entreront dans le Royaume de Dieu ceux qui ont des richesses !... Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu » (45). Ces dernières paroles ne suivent-elles pas, d’ailleurs, le refus opposé par un jeune riche, « qui avait de grands biens », à l’exigence de Jésus : « Va vendre ce que tu as ; donnes-en le prix aux pauvres... Viens ensuite, et suis-moi » (46) ? Il y a plus. La parabole de Lazare et du riche ne nous fait-elle pas assister aux tourments que le riche endure dans la demeure des morts ? Pourquoi est-il ainsi torturé ? Abraham, dont il invoque le secours, le lui dit : « Souviens-toi que, pendant ta vie, tu as reçu tes biens » (47). D’ailleurs, ces biens, ces richesses, Jésus, dans la parabole de l’économe infidèle, ne les déclare-t-il pas injustes (48) ? Terme singulièrement sévère à propos duquel l’un des plus modernes commentateurs des évangiles n’hésite pas à écrire : « Les richesses sont qualifiées d’injustes en elles-mêmes et par leur nature propre, abstraction faite de la manière dont tel ou tel a pu les acquérir... Ce n’est pas au point de vue social que la richesse est ainsi condamnée. C’est en tant qu’elle représente une puissance du monde ennemi de Dieu... Selon l’idéal de la perfection évangélique, la seule bonne manière d’utiliser les richesses est de s’en défaire au profit des pauvres » (49). Tel est, semble-t-il à beaucoup de lecteurs de l’Evangile, l’enseignement de Jésus. C’est bien ici, remarquent-ils, qu’il se révèle l’héritier spirituel et le continuateur des prophètes d’Israël dont les appels à la repentance, adressés surtout à tous les exploiteurs de leur temps, aux usuriers, aux spéculateurs, aux riches vaniteux et gaspilleurs, gardent, à travers les siècles, un accent d’actualité qui jette le trouble en maintes consciences. Est-ce vraiment là , Messieurs, la pensée authentique de Jésus ? En conscience, je ne le crois pas. Que Jésus ait vu dans l’argent l’une des plus redoutables séductions auxquelles puissent céder les hommes, qu’il ait dénoncé la fortune comme l’un des motifs les plus graves de la perversion et de l’idolâtrie, qu’il ait décelé, au cœur de l’homme, cet élan du désir qui, méconnaissant son véritable objet : Dieu, se rue vers l’argent pour lui demander le secret de la jouissance ou du pouvoir, et devient son esclave au moment même où il croit s’en rendre maître, tout cela est vrai, tout cela est écrit dans l’Evangile en caractères ineffaçables, et tout cela doit être dit et répété. Oui, le péché trouve dans l’argent l’un de ses plus précieux auxiliaires ; c’est par lui qu’il attire, qu’il fascine, qu’il corrompt, qu’il asservit un nombre immense de créatures de Dieu ; c’est par lui qu’il tue peu à peu en elles ce qu’il y avait de meilleur, de généreux, d’humain, c’est par lui qu’il les rend insensibles, dures, cruelles, et parfois homicides. Niez l’expérience humaine la plus certaine, ou reconnaissez, avec Jésus, « combien difficilement un riche entrera dans le royaume de Dieu », et avec saint Paul que « l’amour de l’argent est la racine de tous les maux » (50) ! De là , cependant, à affirmer que le Christ a condamné la richesse en elle-même, il y a un pas que les textes ne permettent pas, me semble-t-il, de franchir. Jésus s’est trouvé, à plusieurs reprises, en contact avec des riches. Leur a-t-il dit que leur fortune était mauvaise en soi ? L’a-t-il dit à Matthieu, au moment où celui-ci, qu’il venait d’appeler à le suivre, lui a offert l’hospitalité dans sa maison ? L’a-t-il dit à Simon le pharisien, à Nicodème ? L’a-t-il même dit au riche Zachée dont il a voulu être l’hôte ? Nullement. Aucun d’eux, je m’assure, n’a gardé, de sa rencontre avec le Christ, le sentiment que, riche, il devait faire sa paix avec Dieu à cause de sa richesse même, et non pas en raison de l’usage qu’il en faisait, et, dans ce dessein se défaire tout d’abord, au profit des pauvres, de tout ce qu’il possédait. , Mais le jeune homme riche ? me demanderez-vous. Jésus ne lui a-t-il pas dit, en termes exprès : « Va, vends tout ce que tu as, donnes-en le prix aux pauvres viens ensuite, et suis-moi » ? , Sans doute, mais qu’est-ce qui vous permet de transformer en une règle universelle, applicable à tous les détenteurs de richesses, une exigence motivée par la situation particulière d’un riche, honnête, fidèle observateur de la Loi, désireux de suivre Jésus, mais pour qui l’amour de l’argent, de son argent, de ses biens, était l’obstacle, l’infranchissable obstacle sur le chemin de la vie véritable, l’obstacle qu’une seule démarche pouvait briser : un renoncement total et définitif ? D’autres riches, depuis lors, se sentant les frères du jeune homme que « Jésus aima », ont obéi à l’exigence que lui-même avait repoussée. Mais d’autres aussi, également sincères, également désireux de devenir les disciples du Christ, ont acquis la certitude intime qu’ils pouvaient suivre le Maître sans se défaire au préalable de leurs richesses. Au nom de l’Evangile vous n’avez pas le droit de les condamner. Allons au fond des choses, Messieurs. Si le riche de la parabole souffre, par delà la mort, les tortures que vous savez, ce n’est pas parce que, sur la terre, il a eu de la fortune. C’est parce qu’il en a usé en égoïste, en vaniteux, et parce que le contraste poignant entre son luxe et la misère lamentable de Lazare, gisant à la porte de son palais, n’a fait jaillir, de son cœur pétrifié par l’idolâtrie de l’or, aucun élan de pitié, aucun acte d’amour, aucune pensée de solidarité fraternelle. Comme tant de ses semblables, il avait fait, ce riche, de l’argent son dieu. Il a cru que Mammon ne lui manquerait jamais, ni dans ce monde ni dans l’autre. Mais il a été trompé par son dieu, et le culte égoïste de l’or l’a conduit aux pires souffrances. La richesse trompe quiconque met sa confiance en elle. C’est là , Messieurs, le sens exact du mot : injustes, que nos versions de la Bible emploient lorsque, voulant rendre la parole de Jésus : « Faites-vous des amis avec le Mammon d’iniquité », elles traduisent : « Faites-vous des amis avec les richesses injustes ». Jésus n’aurait pas engagé ses auditeurs à se faire des amis en usant de ce qu’il aurait, dans le même instant, condamné comme mauvais en soi. Il les a exhortés à ne pas s’attacher au Mammon qui trompe, ainsi que transcrivent les Targoums, aux richesses trompeuses, mais à s’en servir pour multiplier entre les hommes et eux les liens d’un amour fraternel qui portera ses fruits jusque dans l’éternité. « L’argent est à moi et l’or est à moi, dit l’Eternel ». Cette parole, que nous lisons au livre du prophète Aggée (51), est le fondement de la doctrine biblique que l’Eglise doit enseigner à ceux qui, en quelque mesure et sous quelque forme que ce soit, sont détenteurs de la richesse. Dieu seul est propriétaire. Nous ne sommes que les usufruitiers, ou plus exactement, les administrateurs des biens dont Dieu nous a confié la gestion. Si, à l’égard des hommes, nous pouvons et même nous devons faire valoir notre droit de propriété, aux yeux de Dieu nous ne sommes jamais que les dépositaires d’un talent, et nous aurons à lui rendre compte de l’usage que nous en aurons fait. Tout doit être subordonné à ce droit éminent de propriété, qui ne cesse jamais d’appartenir à Dieu. Et c’est ici que l’expression « richesses injustes » prend un sens profond qui n’apparaît pas au premier abord. Le riche qui dit : ma fortune, mon argent, mes terres, comme s’il avait le droit d’en disposer à sa fantaisie, agit contre la justice, contre le droit de Dieu, de qui seul il peut apprendre l’usage qu’il doit en faire si vraiment il veut servir Dieu et non pas Mammon. De cet enseignement de la Bible nous avons, vous vous en souvenez, trouvé maintes traces chez Calvin. Il ne me semble pas que l’encyclique Quadragesimo Anno l’ait suffisamment mis en lumière. La Conférence universelle de Stockholm s’y est, par contre, expressément référée. « Le Christianisme, est-il écrit dans le rapport de la commission chargée d’étudier les questions économiques, regarde toute propriété non comme une fin, mais comme un moyen ; par conséquent, comme un dépôt dont il faudra rendre compte ; et ceux qui en ont la garde doivent se considérer comme des intendants de Dieu et des serviteurs de la société, responsables de la manière dont elle est utilisée. L’acquisition du gain sans travail ou service correspondant, surtout quand elle est obtenue par la spéculation malsaine et ruineuse pour la vie économique, doit être condamnée » (52). Et le Message à la chrétienté déclare : « Les possesseurs de la richesse doivent se considérer comme les économes de Dieu, responsables de la puissance qui leur est confiée ; ils sont les détenteurs d’un "talent" dont ils auront à rendre compte » (53). Tel est, Messieurs, sur la question que le temps présent soumet si particulièrement à notre réflexion, l’authentique enseignement de l’Evangile et de l’Eglise. Des riches l’ont méconnu et le méconnaissent encore, je le sais, qui, pourtant, se considéraient ou se considèrent comme les disciples du Christ et les fidèles de son Eglise. Sans doute leur vision, troublée par l’éclat de leur luxe, « parade maladroite et coupable de la fortune », ne leur permet-elle pas de voir les inconséquences, les compromissions, les contradictions publiques ou les complicités secrètes par quoi ils stérilisent leur vie chrétienne et sont en scandale à un grand nombre de leurs semblables. Sans doute aussi, lorsqu’ils participent généreusement à la vie matérielle de l’Eglise et de ses œuvres, cèdent-ils parfois à la tentation de croire que, partout et toujours, dans le sanctuaire comme ailleurs, la fortune donne droit au commandement ? Ne nous attardons pas à nous étonner ou à nous indigner, et admirons plutôt les miracles que la grâce du Dieu à qui « tout est possible » (54) ne cesse d’accomplir dans le cœur de riches qui s’efforcent d’incarner, dans l’usage qu’ils font de leur fortune, le pur enseignement de l’Evangile. N’est-ce pas un miracle déjà que des chrétiens modestes, et même pauvres, s’appliquent à eux-mêmes les préceptes que le Christ a donnés aux riches et trouvent le moyen de consacrer à Dieu ce que d’autres estimeraient comme leur strict nécessaire, mais ce qu’ils ont été conduits, eux-mêmes, par l’Esprit du Christ, à regarder comme un superflu dont ils peuvent se passer ? Innombrables sont toujours, de par le monde chrétien, ceux dont les oboles, humbles aux yeux des hommes mais grandes par l’amour qu’elles expriment, les sacrifices qu’elles représentent et les prières qui les enveloppent, constituent, beaucoup plus que de magnifiques mais exceptionnelles libéralités, le trésor sans cesse renouvelé où l’Eglise trouve les ressources indispensables à l’accomplissement de sa mission ! Plus admirable encore, s’il est possible, est le miracle que l’Esprit de Dieu accomplit dans le cœur de riches qu’il persuade de mettre leur fortune, et les possibilités qu’ils ont de l’accroître, au service de l’Eglise et de leurs frères. Etre riche aux yeux du monde, mais vouloir l’être selon le cœur de Dieu ; savoir que la fortune ne crée pas un droit, mais qu’elle impose une grande responsabilité ; mettre sa joie et son honneur à la faire concourir aux desseins de Dieu ; en disposer avec une générosité délicate qui imprègne le don, si grand soit-il, d’un parfum d’amour ; considérer, non pas comme le péché redoutable entre tous, mais comme une obligation sainte, de sacrifier parfois même une partie de son capital pour que l’œuvre de Dieu ne soit pas compromise en telle de ses parties : il me suffit d’énoncer ces quelques traits pour que m’apparaissent en esprit les visages de riches d’hier et d’aujourd’hui dont la fortune et l’usage qu’ils en font sont sanctifiés par leur décision, dans laquelle la grâce les aide à se maintenir, de s’offrir à l’esprit de pauvreté et d’être riches, non pour eux-mêmes, mais pour Dieu que, seul, ils entendent servir. Ce ne sont jamais ces riches-là qui porteront atteinte à l’indépendance de l’Eglise. Comme les pauvres dont je parlais tout à l’heure ils n’ont qu’une ambition : la servir en fils reconnaissants et fidèles. Ainsi, Messieurs, s’impose une fois encore à notre pensée la conclusion à laquelle nous ont conduits de précédentes études. Tout se corrompt, tout se pervertit dans la vie et dans l’action de l’homme, tout tend à devenir force destructrice au sein de l’humanité, là où Dieu est oublié ou nié, et la fin suprême de l’homme méconnue ou voilée. Tout s’ordonne au contraire, dans une solidarité vivante, en se subordonnant à Dieu qui, parce qu’il est « au commencement », est aussi à la fin, donnant à l’homme la loi de sa vie , qui est de trouver la vie en la perdant pour l’amour du Christ , et le rendant capable, qu’il soit pauvre ou riche, de faire de tout ce qu’il est et de tout ce qu’il a une puissance de bonté au service de l’Amour éternel. Rappeler inlassablement, aux hommes qui l’ignorent et se perdent dans l’erreur et le mensonge, cette vérité salvatrice ; rendre aux chrétiens et raviver en elle-même l’intelligence des prérogatives royales de l’homme spirituel, tel est, dans un monde où l’argent est dieu, l’un des devoirs essentiels de l’Eglise. A vous, chrétiens de toutes confessions qui m’écoutez, de l’aider à l’accomplir ! (1) Berdiaeff, Un Nouveau Moyen Age, Paris, Plon,1927, p. 26ss. (2) Charles Péguy, Note conjointe sur M. Desoartes. (3) Matthieu 6/24. (4) Jacques 2/1. (5) André Philip, Le Problème ouvrier aux Etats-Unis, p. 226, n. 1. (6) Actes 2/45, 4/34-35. (7) Actes 5/1-6. (8) Eug. de Faye, Les Eglises de l’âge apostolique, Paris, 1909, p. 45. (9) Actes 5/4. (10) Eug. de Faye, ouvr. cit., p. 46. (11) Philippiens 4/10-16. (12) Hatch, The Organisation of the early Christian Churches, London, 1901. (13) L. Maury, La Prédication sociale au IV° siècle, Montauban, 1896, p. 25-26. (14) Encyclique Quadragesimo anno, p. 23. (15) Encyclique Quadragesimo anno, passim (16) Ch. de Boeck, L’Economie politique moderne et le Protestantisme, Foi et Vie, 1900, p. 225. (17) Luc 6/35. (18) Ch. de Boeck, ibid., p. 226. (19) Somme théologique, Secunda Secundae, 9, 78, art.I, ad. 5. (20) Ch. de Boeck, ibid. (21) Cité parde Boeck, loc. cit., p. 228. (22) Ibid. (23) Ehrhardt, I, 673. (24) Opera XXVIII, pp. 219, 136. (25) Auguste Lecerf, Calvinisme et Capitalisme, Bulletin de la Société calviniste de France, juin 1931. (26) Trœltsch, cité par Doumergue, Jean Calvin, V, p. 642, n. 1. (27) Doumergue, ouvr. cit., p. 643. (28) Opera VII, p. 215. (29) Ibid., p. 216. (30) Doumergue, ouvr. cit., p. 643. (31) Opera X, p. 248. (32) Cf. de Boeck, loc. cit., p. 258. (33) Commentaires, Matthieu19/24 ; Opera XXVI, p. 580. (34) Opera XXVIII, p. 205 ; XXVII, p. 338. (35) Opera III, VII, p. 5. (36) Commentaires, 1 Timothée 6/8. (37) Opera XXXIV, p. 677. (38) Opera X, p. 248-249. (39) Cf. Doumergue, Jean Calvin, V, p. 686. (40) De Boeck, loc. cit., p. 259. (41) Fallot, Christianisme Social, Paris,1911, p. 303. (42) Matthieu 11/5. (43) Luc 6/20. (44) Luc 6/24. (45) Marc 10/24-25. (46) Marc 10/21. (47) Luc 16/25. (48) Luc 16/9. (49) Alfred Loisy, Les évangiles synoptiques, II,p. 162. (50) 1 Timothée 6/10. (51) Aggée 2/8. (52) Stockholm, p. 137. (53) Ibid., p. 12. (54) Marc 10/27. |