Carême 1932 :L’ÉGLISE ET LA COLONISATIONNul ne contestera, Messieurs, que la question de la colonisation ait été placée au premier rang des préoccupations du temps présent par l’Exposition Coloniale de l’an dernier. Des millions de visiteurs français et étrangers ont eu, à Vincennes, la révélation de l’immensité du domaine colonial de la France, de l’importance capitale de ses ressources, du labeur gigantesque méthodiquement poursuivi pour les mettre en œuvre et, par là même, de l’intérêt primordial que présente, pour tout Français, l’étude des questions coloniales. Je me hâte d’ajouter, cependant, que des motifs, moins visibles au regard de la foule, donnent à ces questions une actualité qui nous commande de leur consacrer une étude particulière. C’est, tout d’abord, l’éveil croissant, si marqué depuis la guerre, des races autres que la race blanche au sentiment de leur valeur propre, au désir, exacerbé par d’innombrables erreurs et d’effroyables iniquités, de se débarrasser du joug des blancs, à la volonté de faire leurs propres affaires elles-mêmes. Et c’est aussi le changement profond introduit, en particulier par des Français aux vues larges et aux conceptions élevées, dans les méthodes suivies jusqu’alors pour gouverner des colonies et pour les mettre en valeur. Changements dont de très nombreux esprits peuvent ne pas se rendre compte, mais qui, pourtant, frappent et réjouissent quiconque, résolument placé au point de vue chrétien, médite sur les responsabilités redoutables que les puissances colonisatrices ont assumées, à travers l’histoire, à l’égard des peuples colonisés. Telles sont les principales raisons qui m’ont conduit à penser qu’il y a lieu de préciser l’enseignement de l’Eglise et de marquer son action nécessaire devant l’ensemble très complexe de problèmes et de faits que renferme le mot de colonisation. Vous me pardonnerez d’être forcément incomplet. J’essaierai tout au moins d’indiquer l’essentiel.
, I , Dès qu’on parle de colonisation, les uns évoquent les abus innombrables, les iniquités sanglantes, les horreurs dont elle paraît être nécessairement accompagnée. Déjà , en 1564, le dominicain de Las Casas, témoin de l’expansion coloniale au Nouveau Monde, écrivait : « Depuis 1510 au moins jusqu’à la présente année 1564, je ne crois pas qu’il y ait eu un seul homme dans toutes les Indes qui n’ait violé ou qui ne viole encore aujourd’hui les plus saints et les plus incontestables principes de la bonne foi » (1). Et l’économiste Werner Sombart, étudiant les origines du capitalisme, concluait il y a peu d’années : « Nous sommes devenus riches, parce que des races entières, des peuples entiers sont morts pour nous ; c’est pour nous que des continents ont été dépeuplés » (2). A cette évocation s’en oppose une toute contraire que d’autres, au seul mot de colonisation, voient surgir devant leur esprit. C’est l’évocation d’une immense épopée, écrite par la hardiesse des navigateurs, l’héroïsme des soldats, les souffrances et souvent le martyre des explorateurs et des pionniers. Ce sont les pages de gloire où des nations grandes ou petites ont inscrit le témoignage de leur vitalité, de leur puissance d’expansion, de leur génie propre de messagères de civilisation. Sans la colonisation qu’y aurait-il à la place des Etats-Unis d’Amérique ? Question qui suffit, assure-t-on, à faire surgir de l’ombre la face de lumière de la colonisation. « Tel est, a très justement noté le P. Delos à la Semaine Sociale de Marseille en 1930, le diptyque que nous offre l’expansion coloniale : sur l’un des volets, des scènes infernales, sur l’autre, l’image du plus prodigieux essor de civilisation qui ait honoré l’humanité et la chrétienté. Il n’est pas étonnant que l’expansion coloniale soulève tantôt l’indignation, et tantôt l’enthousiasme... » (3). Que nous soyons, Messieurs, de ceux qui s’indignent ou de ceux qui s’enthousiasment, efforçons-nous, avant tout, de voir clair dans une question que l’on paraît souvent compliquer comme à plaisir. La colonisation est un fait, et ce fait doit être examiné indépendamment des méthodes et des fins très diverses dont on le rend parfois indissolublement solidaire. Regardons d’abord ce fait, qui tient une place si considérable dans l’histoire de l’humanité. Nous aurons à nous demander ensuite si l’Eglise, dans ses diverses confessions, s’est bornée à le constater, ou si, sous une forme ou sous une autre, elle y a vu l’application d’un principe dont elle a reconnu ou non la légitimité. Sans céder à la tentation de confondre la colonisation avec les migrations de peuples, il serait facile de faire remonter les débuts de l’expansion coloniale à la plus haute antiquité. Bornons-nous à rappeler que, bien avant l’ère chrétienne, des peuples sont devenus colonisateurs, soit par désir de conquête, soit par goà »t de trafic, soit pour des nécessités économiques. Les Phéniciens, les Grecs, les Juifs ont fondé des colonies, et Rome a été la grande puissance colonisatrice. Et ici, avant même que se pose la question de savoir quelle est, devant le fait de la colonisation, la pensée de l’Eglise, ne convient-il pas de remarquer que le christianisme, à ses débuts, a singulièrement bénéficié de l’expansion coloniale de Rome ? L’apôtre saint Paul n’aurait jamais pu accomplir la tâche apostolique à quoi rendent témoignage ses lettres et les Actes des apôtres, s’il n’avait pas vécu en un temps où la paix romaine était une réalité dont la plupart des provinces éprouvaient le bienfait, dans un monde où l’unité de langue, la protection de l’autorité romaine et les grandes routes menant de Rome aux frontières les plus lointaines offraient aux missionnaires du Christ d’incomparables facilités. Il semble, en vérité, que l’empire romain, fondé sur la puissance militaire de Rome, certes, mais organisé par son génie colonisateur, ait été prédestiné à devenir le berceau de la chrétienté. Relisons, Messieurs, même si nous ne pouvons y souscrire entièrement, les émouvantes paroles de Charles Péguy : « Le soldat mesure la quantité de terre où on parle une langue, où règnent des mœurs, un esprit, une âme, un culte, une race... Non seulement c’est le soldat romain qui a porté la vérité romaine et qui a mesuré la quantité de terre, mais... il a mesuré la terre pour les deux seuls grands héritages de l’homme ; pour la philosophie et pour la foi ; ...pour Platon et pour les prophètes ; pour la pensée et pour la foi ; pour l’idée et pour Dieu... Ne nous arrêtons pas pour l’instant à cette pensée authentiquement chrétienne que Dieu poursuit une fin surnaturelle à travers une histoire humaine remplie de beaucoup de misères et tachée de beaucoup de sang. Souvenons-nous simplement que notre pays lui-même a été colonie romaine et que si la Gaule a été « pillée, piétinée, sans une minute de répit », pendant huit ans, par les légions romaines, Rome ne l’en a pas moins sauvée tout d’abord de la terrible invasion des Cimbres et des Teutons, puis de l’invasion des Germains, et qu’au prix de sa liberté elle « l’a préservée de la barbarie et a peut-être sauvé sa race et son existence historique » (5). Si la Gaule est devenue la France, c’est, au témoignage de Camille Jullian, parce que, colonisée par les Grecs et surtout par les Romains, elle a reçu d’eux la civilisation et l’unité (6). Ces circonstances de notre histoire nationale doivent nous aider à apprécier le fait même de la colonisation qui, depuis lors, et très particulièrement à partir de la fin du Moyen Age, a pris une importance croissante dans la vie de l’Europe et du monde. A coup sà »r, à cette époque, l’expansion coloniale a revêtu un aspect nouveau. A la colonisation « de proche en proche », qu’avaient pratiquée la Grèce et Rome, se substitua « une colonisation à grande distance, qui mettait les Européens en contact direct avec des populations nettement étrangères » (7). Ce n’en était pas moins le même fait, qui se manifestait sous des formes nouvelles et qui, se perpétuant à travers les siècles exprimait ou, à tout le moins, semblait exprimer je ne sais quelle tendance inhérente à l’être humain, je ne sais quelle nécessité vitale, par quoi l’homme, d’ailleurs, s’apparente à d’autres espèces vivantes, et qui le pousse toujours, ainsi qu’Abraham, « à quitter son pays et sa parenté » (8) pour aller défricher et mettre en valeur, ou simplement exploiter, des terres nouvelles.
, II , L’Eglise chrétienne, au temps lointain de son unité, a constaté le fait de la colonisation puisque, comme je crois l’avoir suffisamment indiqué, elle a, dès le début, trouvé en lui un point d’appui. Mais n’a-t-elle fait jamais que le constater ? Dès le XV° siècle nous voyons la papauté s’occuper des entreprises coloniales. Eugène IV, Pie II, Sixte IV, s’émeuvent à la nouvelle que des colons chrétiens réduisent en esclavage des noirs devenus par le baptême chrétiens comme eux (9). Mais bientôt l’Amérique est découverte. Dès les 3 et 4 mai 1493, Alexandre VI, par deux bulles, fait don à l’Espagne, « au nom de Dieu et pour jamais », de tous les pays découverts ou à découvrir à l’ouest du 25° degré de longitude occidentale, tandis qu’aux Portugais il octroie l’Afrique ». « C’est de son plein droit, de son propre mouvement, par pure libéralité, déclare Alexandre VI, qu’il donne les terres découvertes et à découvrir aux rois catholiques ; il les leur donne en pleine puissance, autorité et juridiction » (10). Sans doute, pour justifier une semblable donation qui tendait à créer le monopole de la colonisation au profit de l’Espagne et du Portugal, Bellarmin mit-il par la suite en avant les intérêts de l’Evangile. Alexandre VI, écrit-il, « voulait seulement que les rois d’Espagne fissent entrer en Amérique de saints missionnaires et qu’ils les prissent sous leur protection ainsi que les indigènes qui viendraient à se convertir. Comme ensuite les rois infidèles mirent obstacle à la prédication de l’Evangile, les chrétiens eurent le droit d’user contre eux de la force des armes et de s’emparer de leurs domaines » (11). Laissons là ces subtilités. Ferdinand et Isabelle ne se méprirent pas sur la portée véritable d’un acte du pouvoir direct qui mettait entre leurs mains une si riche aubaine ; ils s’empressèrent de le notifier aux possesseurs des terres qu’ils venaient occuper par un document dont quelques lignes vous feront saisir sur le vif la manière dont l’expansion coloniale prétendait se légitimer par une décision du pouvoir spirituel : « Comme il est arrivé que les générations successives, pendant plus de mille ans, se sont divisées en plusieurs royaumes et provinces, le Seigneur Dieu a remis le soin de tous ses peuples à un homme, nommé saint Pierre, qu’il a institué chef et maître de tout le genre humain, afin que tous les hommes en quelque lieu qu’ils soient nés, ou dans quelque religion qu’ils aient été instruits, lui obéissent. Il a soumis la terre entière à sa juridiction... On a obéi de même à ceux qui lui ont succédé au pontificat. L’un de ces pontifes, comme maître du monde, a fait la concession de ces îles et de la terre ferme de l’Océan aux rois de Castille, Ferdinand et Isabelle, et à leurs successeurs... Sa Majesté Catholique est donc, en vertu de cette donation, roi et seigneur de ces îles et de la terre ferme » (12). On comprend, soit dit en passant, que François 1° ait essayé de passer outre à l’interdit romain. « Henri II, au contraire, contint longtemps l’ardeur de nos armateurs. Chaque fois qu’un bateau français traversait l’Océan, l’Espagne et le Portugal protestaient si vivement que des ordonnances royales arrêtaient nos marins » (13). Les interventions ultérieures de la papauté dans la question coloniale furent, je me hâte de le dire, plus conformes à l’esprit de l’Evangile. En 1537 Paul III déclare, dans la bulle Veritas, que les colons qui réduisent les Indiens en esclavage sont des « satellites du rival du genre humain », c’est-à -dire du diable. Tous les hommes, dit le Pape, sont appelés au salut ; ils peuvent donc user de leur liberté, de leurs propriétés, en jouir librement, et ils ne doivent pas être réduits en servitude (14). Trente ans plus tard, en 1568, Pie V constitue une commission de quatre cardinaux pour la conversion des infidèles et aussitôt ceux-ci rédigent, au nom du Pape, une instruction : Sur la façon de traiter les Indiens en Amérique. C’est, à l’usage du nonce du Saint-Siège à la cour de Philippe II et pour le guider dans ses conversations avec le roi et ses ministres, une véritable leçon de gouvernement colonial où toutes les questions sont passées en revue y compris l’administration de la justice et les impôts (15). Ces exemples suffisent, sans qu’il soit nécessaire de citer d’autres textes, à établir qu’au moment où a commencé l’expansion coloniale des puissances européennes l’Eglise catholique romaine en a reconnu la légitimité. Ce moment , ai-je besoin, Messieurs, de vous en faire souvenir ? , coïncidait avec les débuts et l’expansion de la Réforme. Les Eglises de la Réforme ont-elles eu l’occasion de prendre position devant le fait de la colonisation ? Sans qu’il fà »t ouvertement rattaché, déjà , à l’Eglise Réformée de France, Coligny se laissait de plus en plus gagner, cependant, par la cause des huguenots durement persécutés. Et c’est là , comme l’a bien vu l’un de ses historiens, l’un des motifs qui le poussèrent à devenir colonisateur. « Il veut que la France revendique sa part du Nouveau Monde ; il veut étendre au delà de l’Atlantique la gloire de son roi, la puissance de son pays, en même temps qu’il compte offrir un asile sà »r aux malheureux persécutés dont il partage les idées, sans oser se l’avouer peut-être » (16). C’est alors qu’il envoie au Brésil l’expédition de Villegagnon dont je n’ai pas à raconter la lamentable histoire. Il convient seulement de noter que Coligny entendait envoyer au Brésil des travailleurs et des missionnaires, que Villegagnon affirmait l’intention d’établir, dans les terres occupées, une Eglise qui « fà »t réformée comme celle de Genève », et qu’avec l’autorisation de l’Eglise de Genève deux pasteurs, auxquels se joignit un jeune ministre réformé français, Jean de Léry, rejoignirent Villegagnon après son arrivée à Rio-de-Janeiro (17). Après l’échec de cette première expédition, Coligny en organisa une autre qui, entre 1562 et 1565, occupa la Floride. Là encore, de nombreux huguenots en faisaient partie. Hélas, les Espagnols les surprirent et pendirent près de neuf cents Français. « Une inscription dérisoire annonçait d’ailleurs qu’ils avaient été pendus non comme Français, mais comme luthériens hérétiques » (18). Passons au Canada dont les origines françaises furent incontestablement protestantes. Dès 1600, un protestant dieppois quitte Honfleur, emmenant plusieurs pasteurs, et fonde le premier poste français au Canada. En 1604, c’est un protestant saintongeais, M. de Mons, qui part du Havre avec « nombre de gentilshommes et toutes sortes d’artisans et soldats tant d’une que d’autre religion ». Lui aussi est accompagné d’un pasteur. Et il est porteur de lettres patentes dans lesquelles Henri IV se déclare « mà » d’une ferme résolution de faire convertir, amener et instruire les peuples, de présent gens barbares, athées, au christianisme ». M. de Mons échoue, d’ailleurs, après plusieurs tentatives, vaincu par les intrigues que menèrent contre lui, en France, les adversaires des huguenots. Comment, lorsqu’on connaît cette triste histoire, ne pas lire avec mélancolie ces lignes écrites par M. Hanotaux au Pasteur Jacques Pannier : « Il est incontestable que les origines de la colonisation française furent, sur plus d’un point, protestantes réformées. Notre malheureux esprit de division brisa trop souvent des œuvres admirablement commencées » (19). Eh bien, ces initiatives de Coligny, prises en grande partie à l’intention des huguenots, ces expéditions entreprises par des protestants, ces pasteurs qui partent avec l’assentiment de leurs Eglises, tout cela ne prouve-t-il pas que l’expansion coloniale n’a rencontré, à ses débuts, aucune objection de principe dans les Eglises de la Réforme ? Et, plus tard, lorsque la persécution a chassé les Puritains d’Angleterre, les Gueux des Pays-Bas, les Huguenots de France, lorsque leur volonté de demeurer fidèles à leur foi les a contraints de devenir colonisateurs, n’ont-ils pas été accompagnés, enveloppés, des prières de leurs Eglises ? Preuve évidente que celles-ci ne trouvaient rien dans la Bible, seule règle de leur enseignement, qui s’opposât à la légitimité de l’expansion coloniale. Reconnaissons donc que l’Eglise, dans ses diverses confessions, a déclaré la colonisation légitime. Mais sur quel principe peut-elle fonder le droit que se sont arrogés des particuliers et des Etats d’occuper et de s’approprier des terres qui étaient la propriété d’autres peuples que l’on qualifie de non civilisés ? Après tout, les immenses régions du monde colonisées depuis quatre siècles n’étaient pas entièrement inoccupées ; une grande partie d’entre elles avaient tout au moins subi une appropriation collective qui les avait mises à la disposition d’une tribu ou d’une peuplade. Au nom de quel principe l’Eglise peut-elle justifier que cette tribu ou cette peuplade en soit, partiellement sinon totalement, dépossédée ? , Nécessité économique, dira-t-on. , Oui, sans doute, mais cette nécessité s’accorde-t-elle à un principe doctrinal ? Rappelez-vous, Messieurs, la doctrine chrétienne de la propriété que je me suis efforcé de vous exposer récemment. Dieu seul a un droit absolu de propriété sur toutes choses. Devant lui nous ne sommes que des dépositaires et des administrateurs qui auront à lui rendre compte du dépôt qu’il leur a confié. Mais en vue de quoi nous fait-il dépositaires de biens qui sont à lui ? En vue de la satisfaction de nos seuls besoins ou de notre jouissance égoïste ? Ou, parce que nous sommes et devons vouloir être solidaires les uns des autres, en vue de la satisfaction des besoins de tous et de chacun ? C’est là , vous le savez, la véritable destination que Dieu a donnée à ce que nous appelons les biens terrestres. Que leur administration en soit confiée à un individu ou à un peuple qui, à l’égard des hommes, s’en déclarent propriétaires, ils n’en restent pas moins la propriété de Dieu, destinée par lui à nourrir et à servir l’humanité. La propriété privée de l’homme n’a donc plus un caractère absolu ; elle est une fonction à quoi est assignée une certaine fin ; « elle est un moyen, de beaucoup le meilleur, le plus pacifique, le plus conforme à la dignité de l’homme et à ses intérêts matériels, de réaliser la fin assignée par Dieu aux biens terrestres ». Dès lors, comme l’a nettement établi un théologien catholique à la Semaine Sociale de Marseille, « nul peuple ne peut, sous prétexte qu’il est le premier occupant, et qu’il s’est approprié une portion des biens de la terre, se fermer aux concours extérieurs qui s’offrent pour activer l’exploitation bienfaisante des ressources naturelles, mettre en valeur les terres incultes, accroître par le progrès technique la productivité générale. Apporter ce concours est un droit humain, fondé sur la destination universelle des biens terrestres, sur l’ordre naturel et providentiel » (20). C’est à la communauté humaine, dont toutes les générations sont solidaires, que Dieu a remis les biens terrestres. C’est elle qui, en la personne du premier homme, a reçu mission de les mettre en valeur en obéissant à la loi du travail sans lequel la terre ne pourrait donner à l’humanité le pain nécessaire à sa subsistance. Seule la loi divine de la solidarité et la notion chrétienne de la propriété, qui en est solidaire, peuvent fonder, en doctrine, la légitimité de la colonisation.
, III , Ici, Messieurs, nous rencontrons une nouvelle question. Si l’Eglise reconnaît la légitimité de la colonisation, si elle proclame que la communauté humaine peut en retirer un bien voulu de Dieu, que pense-t-elle du but que, le plus souvent, les peuples colonisateurs ont assigné à leur expansion et des méthodes par quoi ils ont fait valoir les régions du monde occupées par eux ? Avant de répondre à la question posée, regardons franchement les faits qui la font jaillir des consciences troublées, scandalisées, indignées par les horreurs indicibles que recouvre, je l’ai dit en commençant, le seul mot de colonisation. Franklin a dit un jour que « celui qui saurait se rendre compte de ce qu’avait coà »té la possession des Antilles ne pourrait pas regarder sans horreur un morceau de sucre, tant il le verrait imbibé de sang ! » (21). Qu’aurait-il dit s’il avait connu, comme nous les connaissons aujourd’hui, les perfidies et les cruautés des conquistadores espagnols et de tant d’autres colonisateurs des siècles passés, justifiant ce jugement d’un historien contemporain : « Les Européens apparaissent, en Asie comme en Amérique, tout aussi barbares que les Huns ou les Mongols sont apparus en Europe » (22). Du sang, de la boue, des larmes, voilà ce que nous rencontrons à chaque pas lorsque nous parcourons l’histoire, ancienne ou récente, de la colonisation. Ah, Messieurs, ne nous lavons pas trop vite les mains de ce sang qui a coulé, qui coule peut-être encore sur tel ou tel point du globe. Mais, en nous humiliant devant Dieu, efforçons-nous de déceler les fins égoïstes et les méthodes coupables, responsables de toutes ces iniquités. Le but des entreprises coloniales, reconnaissons-le, a été pendant longtemps purement mercantile. L’œuvre de colonisation n’a été, pour l’Etat ou pour les compagnies privées qui se sont approprié des territoires, qu’une exploitation. On n’a songé qu’à puiser dans les colonies des avantages commerciaux. C’est la conception qu’exprimait, au XVIII° siècle, le fameux Pacte colonial interdisant aux colonies d’acheter et de vendre ailleurs que dans la métropole et d’installer chez elles des industries de transformation. « Tout pour et par la métropole » : ainsi s’est longtemps défini le but de la colonisation (23). Dès lors les richesses du sol importent seules. Les habitants que les Européens trouvent au moment de l’occupation sont ou des gêneurs que l’on traite en ennemis et que l’on détruit ou des esclaves possibles que l’on s’empresse de réduire, non plus en esclavage depuis qu’il est aboli, mais à des conditions de travail qui se rapprochent singulièrement de la servitude. Pourquoi, d’ailleurs, aurait-on des scrupules à traiter durement des hommes qui appartiennent à des races déclarées inférieures ? Tout prouve qu’elles sont inaptes à s’élever au niveau de la race blanche, à laquelle Dieu , ou la nature , a incontestablement conféré le commandement de l’humanité. « Ce que je vous reproche, disait jadis à nos missionnaires le gouverneur d’une de nos grandes colonies, c’est de vouloir faire des hommes. Moi, je veux de la main-d’œuvre ! ». Paroles significatives qui éclairent d’un jour cruel la méthode dont on a longtemps usé à l’égard des populations indigènes. Celles-ci étaient assimilées à du bétail ; elles constituaient le cheptel humain de la colonie. Et ce qu’il y a de pire, c’est qu’on considérait ce cheptel comme inépuisable ! On avait l’air de s’imaginer que, malgré l’alcool qui l’empoisonnait, malgré le travail forcé qui faisait dans ses rangs de terribles ravages, il ne cesserait pas de se renouveler. Politique aveugle, menée par des hommes aux vues étroites, et qui toléraient que des sous-ordres brutalisent odieusement des indigènes sans défense ! Politique dont toutes les nations colonisatrices sont responsables, et par laquelle elles ont accumulé, dans l’âme des peuples indigènes, les amertumes et les haines qui menacent, un peu partout, d’éclater demain ! Est-ce vraiment une méthode du passé que je viens de caractériser ? Sommes-nous sà »rs qu’elle n’ait plus cours nulle part ? Hélas, au début de ce siècle elle produisait encore, dans telles de nos colonies africaines, les effets les plus douloureux. « Les routes n’existant pas, c’étaient les indigènes qui devaient transporter à dos d’homme tout ce qui devait servir au ravitaillement des postes de l’intérieur ». Et ce portage était obligatoire. Ecoutez ce qu’écrivait, à propos de ce régime, un de nos fonctionnaires coloniaux : « ...La situation devient de jour en jour plus difficile. Les Mandjias épuisés n’en peuvent plus et n’en veulent plus. Ils préfèrent tout, actuellement, même la mort, au portage... Dira-t-on qu’il s’agit là d’événements qui remontent au début du siècle et que, depuis lors, de grands progrès ont été accomplis ? Nous aurons, tout à l’heure, à signaler de très heureux changements. Que de conséquences tragiques, toutefois, a eues, ces toutes dernières années encore, le régime du travail forcé ! Certes, je sais à quel point la question est complexe et que les souffrances des indigènes d’aujourd’hui sont, parfois, la condition de grands travaux publics dont bénéficieront largement les indigènes de demain. A qui fera-t-on croire pourtant qu’il était impossible de prendre les précautions nécessaires pour que la construction du chemin de fer de Brazzaville à l’Océan ne devînt pas ce qu’on a appelé le drame du Congo-Océan ? Fallait-il donc attendre, pour organiser les conditions de travail, renforcer le service médical, établir un ravitaillement régulier, que, dans les détachements de travailleurs indigènes, recrutés par contrainte, la mortalité eà »t été de 45, de 50 ou même de 94 pour 100 ? Et fallait-il attendre les faits scandaleux d’exploitation des indigènes et de cruauté à leur égard qui se sont produits dans le territoire concédé à une compagnie forestière pour déclarer, au soulagement de la conscience publique, que le régime des grandes concessions devait prendre fin (25) ? J’en ai dit suffisamment, me semble-t-il, pour pouvoir préciser l’enseignement de l’Eglise et indiquer, devant de telles méthodes, le sens de son action. L’enseignement de l’Eglise, tout d’abord. Aucun sophisme d’exploiteur de bétail humain ne pourra jamais l’empêcher de proclamer, au nom de l’Evangile de Jésus-Christ, la valeur sacrée de la personne humaine. Parce qu’en tout homme Dieu a mis un germe d’éternité, parce qu’à tout homme il veut se révéler comme le Père, parce que tout homme porte en lui, malgré les déchéances et les servitudes, l’empreinte ineffaçable de sa filialité divine, l’Eglise a le devoir, en face des plus puissantes coalitions d’intérêts, de rappeler les hommes, toujours et partout, au respect de l’homme. Cette valeur sacrée de la personne humaine s’accorde parfaitement avec la diversité des races et des couleurs. Que la supériorité de la race blanche dans le monde moderne soit écrasante « par suite de sa connaissance de la nature et de la force qui en découle », l’Eglise le constate. Elle n’en conclut pas cependant que certaines races soient, de droit, inférieures à d’autres. Elle croit, ainsi que l’a affirmé la Conférence universelle de Stockholm, que l’existence « de diverses races fait partie du plan de Dieu envers l’humanité » (26). Elle reconnaît, certes, que les tragiques conflits des races comportent un grand mystère, mais elle est convaincue que leur diversité, les degrés très divers de culture, de développement, à quoi elles sont parvenues, se fondent sur une même nature humaine, et elle en a la preuve dans le fait que des hommes de toute couleur et de toute race sont capables de connaître le salut par la grâce de Dieu que saisit la foi, de devenir des hommes nouveaux par le Christ, des ouvriers avec Dieu pour la rédemption du monde. Dans cette indéniable et magnifique expérience commune de la paternité de Dieu, l’Eglise saisit l’unité essentielle de la famille humaine dont les races, solidaires les unes des autres, doivent non pas se mépriser ou se détruire les unes les autres, mais collaborer les unes avec les autres en vue du bien commun de l’humanité. Ce n’est pas, croyez-le bien, parce que des publicistes qui, mieux que d’autres, discernent les signes des temps décrivent « le flot montant des peuples de couleur contre la suprématie mondiale des blancs » ou annoncent « le crépuscule des nations blanches » (27) que l’Eglise de Jésus-Christ, se faisant opportuniste, appelle les races humaines à prendre conscience de leur solidarité et de leurs devoirs réciproques. Elle est simplement fidèle à l’enseignement de l’Evangile, des apôtres, des prophètes, et elle n’a d’autre ambition que de proclamer, devant les haines de races plus redoutables que jamais, le mystère insondable de l’amour éternel qui veut, non pas sauver les uns au détriment des autres, mais sauver les uns pour les autres, et les uns par les autres, de telle sorte qu’un jour, selon la parole du prophète, « toutes les nations affluent à la montagne de l’Eternel » (28). Tel est, en bref, l’enseignement de l’Eglise. A l’enseignement elle joint l’action. Dans le monde colonisé par les nations dites chrétiennes l’Eglise agit par la mission. Du point de vue auquel nous nous plaçons en ce moment, la mission chrétienne apparaît comme une action réparatrice. Ce que des Blancs détruisent par leurs méthodes brutales, par leur cupidité, par leur alcool, par leur débauche, d’autres Blancs cherchent à le réparer par leur amour, par leur désintéressement, par leurs sociétés de tempérance, par le rayonnement de pureté qui émane de leur vie ou de la vie de leur foyer. Au nom de Jésus-Christ les missionnaires qu’envoie l’Eglise se font les infatigables réparateurs des brèches faites, dans l’âme indigène et dans la vie des sociétés indigènes, par le contact brutal avec la civilisation matérielle, amorale ou immorale, des peuples qui les colonisent. Cette action réparatrice, que poursuit patiemment la Mission chrétienne au milieu des peuples non-chrétiens, est secondée par une action non moins persévérante, parfois plus difficile, auprès de l’administration coloniale et des gouvernements des diverses métropoles. Il y a peu de champs de mission où les missionnaires n’aient été appelés et ne soient encore souvent appelés à être les protecteurs, parfois les défenseurs des indigènes et de leurs droits les plus élémentaires. Et il y a peu de capitales où les sociétés de mission n’aient eu et n’aient encore à intervenir pour obtenir qu’en telle ou telle colonie la métropole renonce à une politique meurtrière ou néfaste. Ce sont les missionnaires qui, au début de ce siècle, au prix de poignantes souffrances et souvent au péril de leur vie, ont pris en main la cause des indigènes du Congo belge odieusement maltraités et ont fini par émouvoir la conscience du monde chrétien. Et ce sont les missionnaires qui, dans la colonie britannique du Kenya, ont signalé les conséquences effroyables du travail forcé, provoqué la nomination d’une Commission royale d’enquête et déterminé le grand mouvement d’opinion qui a abouti à faire de cette douloureuse question un problème international dont s’est saisie la Société des Nations. C’est ainsi que l’Eglise, ne se bornant pas à condamner, au nom de la doctrine chrétienne la plus certaine, le but égoïste assigné à la colonisation et les méthodes funestes par lesquelles on a voulu l’atteindre, s’efforce d’en réparer les douloureux effets.
, IV , Messieurs, derrière les entreprises de l’intérêt et de la cupidité humaine l’Eglise discerne des intentions de Dieu qui, par les fruits maudits que portent des initiatives souillées par le péché, a voulu amener les peuples colonisateurs à se rendre compte de leur immense responsabilité et à prendre conscience de la fin véritable de l’action colonisatrice et des méthodes seules efficaces par quoi cette fin doit être poursuivie. Reconnaissons-le sans plus tarder : nous assistons, depuis quelques années, à un véritable renversement des principes dont s’est inspirée jusqu’à présent la colonisation. On semble avoir renoncé définitivement à voir, dans une colonie, « un domaine dont on disposait en toute propriété, qui n’avait pas de personnalité morale, qui n’existait qu’en fonction de la métropole et sur lequel on avait des droits, comme sur un champ ou une mine ». Sans doute, déclare-t-on, « les métropoles sont-elles encore fondées à chercher des avantages dans la possession des colonies ; mais ces avantages ont pour contrepartie des devoirs impérieux : par intérêt bien entendu, autant que par solidarité humaine, il leur faut légitimer leur domination et, à cet effet, assumer des tâches considérables et malaisées » (29). Ainsi s’exprime l’un des hommes qui mesurent le plus exactement, en France, la grandeur et la complexité du devoir colonial, M. Hardy, directeur de l’Ecole coloniale de Paris. En parlant ainsi il interprète très exactement, j’en ai la conviction, la pensée des grands coloniaux modernes. Oui, vraiment, c’est un renversement de principes qui est une révolution. Dans quelle mesure a-t-il été déterminé par les échecs certains auxquels a conduit l’application des principes anciens, par le grave péril que ferait courir aux intérêts des puissances colonisatrices une explosion des haines accumulées, ici et là , contre les Blancs, ou encore par le loyalisme et l’héroïsme des troupes indigènes qui ont répondu, pendant la guerre, à l’appel des nations alliées ? Peu importe à notre propos. Quelles que soient les causes de ce grand changement, l’Eglise salue en lui l’aube, préparée par Dieu, d’un jour de lumière qui se lève pour les peuples de toutes les colonies après les ténèbres d’une trop longue nuit. Essayons de marquer les traits essentiels de cette nouvelle conception de ce qu’on appelle maintenant le devoir colonial. Assurément le problème économique subsiste. Mais il est entendu qu’il ne doit plus être résolu au seul bénéfice du Blanc. Oui, « il faut que toutes les richesses du sol, les matières premières indispensables, les trésors des régions tropicales soient mis au service de la civilisation qui ne peut se développer sans cet apport. Il faut donc construire des chemins de fer, des routes d’automobiles. L’indigène ne pouvant s’en charger lui-même, il lui faut la direction des Blancs » (30). La colonisation est nécessaire, mais elle n’est légitime qu’à une condition, c’est qu’elle soit avantageuse aux populations indigènes aussi bien qu’à ceux qui les colonisent. La mise en valeur économique, et non plus l’exploitation d’une colonie, doit reposer sur le seul principe moral d’une colonisation normale : l’indigène doit y trouver son avantage aussi bien que le Blanc, et il faut que l’indigène soit mis en mesure de s’en rendre compte. C’est ce que notait le gouverneur de l’Ouganda dans un mémoire, daté de 1923, sur le travail forcé : « La nature des travaux publics auxquels cette main-d’œuvre sera affectée devra être telle que le bénéfice direct que la collectivité indigène chargée de fournir la main-d’œuvre en retirera soit apparent ou clairement démontrable à cette collectivité elle-même » (31). Un tel principe exclut, vous le sentez tous, le quasi-esclavage dissimulé jusqu’à présent sous le nom de travail forcé. La question, je tiens à le répéter, est d’une grande complexité. « Le meilleur moyen de tuer le travail forcé, c’est d’organiser le travail », écrivait-on récemment dans l’Europe Nouvelle, et l’on montrait de quelle manière un service civil obligatoire a été établi, à Madagascar, pour la partie du contingent indigène non appelé sous les drapeaux (32). Peut-être y a-t-il là une étape nécessaire vers une organisation du travail où le recrutement de la main-d’œuvre, à condition qu’elle soit bien payée, bien nourrie et médicalement bien surveillée, pourra se faire par des méthodes de liberté, comme par exemple, dans l’Afrique du Sud où 80 000 indigènes se sont engagés librement au service des mines de Johannesbourg (33). Ainsi, le problème de la colonisation, dont les données ont si longtemps semblé essentiellement économiques, est désormais un problème essentiellement humain. Il ne s’agit plus d’établir la paix britannique ou la paix française simplement pour qu’Anglais ou Français puissent exploiter à leur profit des territoires pacifiés, mais pour qu’Anglais et Français, entreprenant avec patience l’éducation des indigènes, les aident à s’élever vers une humanité plus haute et à collaborer avec eux à la mise en valeur, au bénéfice de tous, des richesses de leur sol et de leur sous-sol. « La colonisation, a dit un ancien ministre des Colonies, est une création d’humanité » (34). Et le directeur de l’Ecole coloniale, que je citais tout à l’heure, a écrit : « La colonisation est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour ». Paroles singulièrement émouvantes par leur contraste avec tant de maximes de jadis, plus émouvantes encore si l’on songe qu’elles inspirent le labeur quotidien de jeunes administrateurs et de jeunes officiers qui, aux prises avec de lourdes responsabilités, souvent aussi avec les tentations de la solitude ou les frissons de la fièvre, ont l’ambition, non plus d’imposer par la contrainte, mais d’obtenir par la persuasion une collaboration qui, dès lors, peut être confiante et féconde. Et de ce que le problème colonial est devenu un problème humain il apparaît que la colonisation fonde sa légitimité, non pas seulement sur l’application à la propriété des biens de ce monde de la loi de la solidarité que je vous ai exposée, mais sur le devoir d’éducation qui incombe aux peuples civilisés à l’égard de ceux qui ne le sont pas. Ainsi la colonisation ne répond pas simplement à une nécessité économique, elle n’est plus seulement légitime, elle est un devoir, un grand devoir humain, dont le péché des hommes a longtemps perverti l’accomplissement, mais que les hommes d’aujourd’hui, instruits par les erreurs et les fautes passées, semblent comprendre comme le devoir des forts de se mettre au service des faibles pour les amener un jour à participer à leur force et à la faire valoir avec eux pour le bien commun de l’humanité. N’est-ce pas ce point de vue même auquel se place l’article 22 du Pacte de la Société des Nations lorsque, préoccupé « des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes », il déclare que leur bien-être et leur développement « forment une mission sacrée de civilisation » et qu’il doit prévoir, dès lors, des garanties pour l’accomplissement de cette mission ? Texte fondamental qui élève la colonisation à la dignité d’une fonction internationale, d’un service de la collectivité humaine (35). Comment l’Eglise, Messieurs, ne se réjouirait-elle pas d’un tel changement ? Comment se refuserait-elle à apporter ses encouragements et, s’ils le lui demandent, son concours aux hommes qui sont décidés à faire prévaloir, dans la politique coloniale, des principes où elle aime reconnaître l’esprit de l’Evangile ? Il ne s’agit pas de fermer les yeux à ce qui subsiste encore de vestiges hideux d’un régime désormais condamné, ni d’admirer béatement tout ce qui se fait. Dans la métropole aussi bien qu’aux colonies l’Eglise doit sauvegarder jalousement l’indépendance de sa pensée et de son action. L’a-t-elle compromise, comme d’aucuns l’ont prétendu, lorsqu’en réponse à la généreuse initiative du Maréchal Lyautey les Missions protestantes et les Missions catholiques ont accepté d’occuper, à l’Exposition coloniale, la place qui leur était offerte ? En vérité je ne le pense pas. Nul ne leur a demandé, que je sache, de garder le silence sur les injustices dont, dans l’avenir, elles pourraient être témoins. Ce qu’elles ont affirmé par leur présence, ce que nos Missions protestantes françaises ont, en tout cas, entendu signifier, c’est leur volonté de collaborer, par leur action religieuse, morale et scolaire, avec tous ceux, gouverneurs, administrateurs, soldats et colons, qui, comprenant le devoir colonial comme on le définit aujourd’hui, s’efforcent de préparer, au sein des sociétés indigènes, les transformations qui les rendront capables, un jour, d’assumer elles-mêmes la responsabilité de leur vie spirituelle, intellectuelle, économique et politique. Ne nous y méprenons pas, Messieurs. Alors même que la colonisation de demain s’inspirerait exclusivement des principes nouveaux que, de tous côtés, l’on formule aujourd’hui, il n’en resterait pas moins qu’au contact de la civilisation européenne s’effondrent plus ou moins rapidement les anciennes civilisations des tribus ou des peuples colonisés. Or, toutes ces civilisations reposent sur un support religieux. , On respectera, dites-vous, les croyances païennes et les rites païens, et les indigènes, alors même qu’ils auront été civilisés, pourront y trouver encore l’aliment dont leur âme a besoin. , Ne croyez pas qu’il puisse en être jamais ainsi, car, instruits dans nos écoles, civilisés par nous, les indigènes, que nous le voulions ou non, sont conduits à faire la critique de leurs anciennes croyances, de leurs anciennes institutions religieuses, et celles-ci s’écroulent, elles aussi, sous le choc de notre civilisation. Et ne croyez pas non plus qu’ils puissent s’assimiler notre civilisation sans participer à son âme. Or son âme est et demeure chrétienne, en dépit de toutes les négations. Faire des indigènes des perroquets qui parlent comme nous, des singes qui s’habillent comme nous ? Oui, peut-être est-ce chose facile ! Mais, à coup sà »r, ce n’est pas faire de la colonisation une œuvre d’humanité. Telle est la raison pour laquelle la mission chrétienne est l’indispensable collaboratrice de la colonisation telle que, maintenant, on veut la faire. En pleine indépendance spirituelle, mais se sachant et se voulant solidaire d’une grande œuvre, dont elle n’aura plus seulement à réparer les erreurs, dont elle aura, tout au contraire, à seconder les généreux desseins, l’Eglise, par ses missionnaires établis dans le monde non-chrétien, aidera les indigènes à répondre, avec bonne volonté, au changement profond survenu dans l’orientation générale de l’effort colonisateur. Sans jamais se faire la servante de l’Etat, et sans jamais essayer de le mettre à son service, elle travaillera, comme c’est son devoir, à faire prendre conscience aux uns et aux autres de la solidarité qui les unit, à préparer l’atmosphère de paix et de compréhension réciproque dans laquelle seule se nouent les collaborations fécondes. Et surtout, poursuivant son œuvre propre, elle apportera aux indigènes, avec le Livre de Jésus-Christ, la révélation du Dieu dont toutes les religions païennes ont en quelque mesure le pressentiment, du Dieu qui leur est Père, qui les aime comme ses enfants, et veut les aider à devenir des hommes libres et fraternels. C’est en rendant possible, par son labeur d’amour, l’avènement de ces hommes nouveaux au sein des peuples indigènes que la Mission chrétienne, œuvre apostolique de l’Eglise, coopérera le plus efficacement à l’accomplissement, par les nations civilisées, de leur devoir colonial. Le 15 novembre dernier, après s’être recueilli une dernière fois devant le monument consacré au souvenir des héros de notre épopée coloniale, le Maréchal Lyautey, ce précurseur de la colonisation telle que, partout, elle sera faite demain, se dirigea vers la sortie de l’Exposition de Vincennes qui devait, ce même soir, fermer ses portes. La nuit était déjà tombée. En passant devant le pavillon des Missions protestantes, il vit la croix lumineuse dressée à son sommet et, d’un noble geste, il abaissa devant elle son bâton de commandement. Permettez-moi, Messieurs, de voir, dans ce salut adressé à la croix du Christ par l’un de nos plus grands coloniaux, le symbole des décisions viriles par lesquelles la France et toutes les puissances colonisatrices, rompant définitivement avec les errements du passé, feront de la colonisation une œuvre de solidarité humaine dont le succès sera demandé, non pas à la force, mais à la bonté. (1) ™uvres de Don Barthélemy de Las Casas, Paris,1822, II, p. 324. (2) Cité par Henri Sée, Les Origines du capitalisme moderne, Paris, 1926, pp. 49ss. (3) Le Problème Social aux Colonies, Lyon, 1930, p. 112. (4) Charles Péguy, L’Argent suite, pp. 93-95. (5) Camille Jullian, Gallia, Paris, 1912, pp. 36-31. (6) Ibid., p. 27. (7) Georges Hardy, Nos grands problèmes coloniaux, Paris, 1929, p. 3. (8) Genèse 12/1. (9) Georges Goyau, dans Le Problème Social aux Colonies, p.206. (10) Cf. Laurent, Etudes sur l’Histoire de l’humanité, X, p. 422. (11) Bellarmin, De romano pontifice, V, 2. (12) Herrera, Décades, livre VII, chap. XIV. (13) John Viénot, L’Amiral Coligny et l’expansion française au XVI° siècle, dans L’Evangile et le Monde, Paris, 1931, p. 17. (14) Goyau, loc. cit., p.209. (15) Goyau, loc. cit., pp. 216ss. (16) Jules Tessier, L’Amiral Coligny, Paris, 1872, p. 9. (17) John Viénot, loc. cit., pp. 18ss. (18) Ibid., p.29. (19) Voir J. Pannier, Les Protestants et l’Expansion française outre-mer aux XVII° et XVIII° siècles, dans L’Evangile et le Monde, pp. 36ss. (20) Le Problème social aux colonies, p. 117. (21) Cité par Elie Allégret, Eglise et travail forcé, dans Stockholm, 1929, p. 295. (22) C. Chollet, Problèmes de races et de couleurs, Paris, 1929, p. 22. (23) Hardy, ouvrage cité, p. 4 et 5. (24) Cité par H. Junod, Une question de morale coloniale, dans Stockholm, 1929, p. 235. (25) H. Junod, loc. cit., pp. 236. 234. (26) Stockholm, pages 157ss. (27) Titres des ouvrages de Lothrop Stoddard et de Maurice Muret (Paris, Payot, 1925 et 1926). (28) Esaïe 2/2. (29) Cf. Hardy, ouvr. cit., p. 207. (30) H. Junod, loc. cit., p. 237. (31) Cité par H. Junod, loc. cit., p. 239. (32) M. Roubaud, dans l’Europe Nouvelle, 20 juin 1931, pages 850ss. (33) Junod, loc. cit., p. 238. (34) M. Albert Sarraut. (35) Cf. Le Problème Social aux Colonies, pages 129ss. |