Carême 1932 :

L’EGLISE ET LE TRAVAIL

L’Eglise et le travail ! N’y a-t-il pas quelque ironie, Messieurs, à proposer ce sujet à votre étude au moment où le monde entier est atteint par une crise de chômage dont notre pays ressent de plus en plus les funestes conséquences ? Ce n’est pas le travail, c’est le chômage qui est la question du temps présent devant laquelle l’Eglise a le devoir de se placer.

A coup sà »r l’Eglise n’a pas le droit d’ignorer une situation qui, sans parler des ravages qu’elle détermine dans l’ordre moral, jette dans la gêne, la misère et la souffrance des milliers de foyers. Le chômage, toutefois, n’est-il pas un des aspects, et l’un des aspects les plus douloureux du problème de l’organisation du travail ? Si vraiment le travail est pour l’homme un devoir , et nul ne contestera, je pense, que l’Eglise soit dans l’obligation de se prononcer sur ce point , ce devoir a, pour contrepartie, un droit dont le chômage paralyse l’exercice, mais dont une organisation du travail, conforme aux fins morales et spirituelles que Dieu assigne à l’homme et à l’humanité, assurerait, davantage peut-être, le respect. Impossible, par conséquent, d’indiquer l’attitude que l’Eglise est appelée à prendre en présence du chômage sans préciser tout d’abord et la manière dont elle envisage le travail de l’homme et ce qu’elle pense de son organisation actuelle. Je m’assure, Messieurs, que, dans l’examen de ces divers points, votre attention ne me fera pas défaut.

 

, I ,

Devant les immenses problèmes que soulève le travail humain, l’Eglise se souvient, tout d’abord, que le travail est, pour l’homme, une loi de Dieu. « Tu travailleras » (1), ordonne le cinquième commandement du Décalogue.

Je sais qu’on a prétendu , et peut-être des théologiens ont-ils donné prétexte à ce grief , que l’Eglise, s’autorisant de l’enseignement de la Bible, voyait dans letravail la punition du péché. N’est-ce pas après que le premier homme ait désobéi à sa volonté que Dieu, maudissant le sol auquel la créature devait demander sa subsistance, a dit à l’homme : « C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie... C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain » (2) ? Ne ressort-il pas de ce texte que, pour le judaïsme comme pour le christianisme qui, l’un et l’autre, comptent la Genèse au nombre de leurs livres saints, le travail n’a été prescrit à l’homme que comme un châtiment ?

La question vaut d’être posée. Une autre parole biblique suffit à lui donner une réponse négative. Dans ces mêmes pages de la Genèse qui nous apportent, enchâssées dans une cosmogonie qui ne prétend pas à l’exactitude d’un procès-verbal scientifique, les révélations que Dieu a données aux croyants d’Israël sur l’origine de l’univers et de la vie, de l’homme et du péché, il nous est raconté qu’après avoir appelé à l’existence celui en qui le premier drame humain allait se jouer, Dieu « prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver » (3). Voilà la première loi du travail. Elle est antérieure, d’après la Bible, à la tragédie d’où l’homme sortit pécheur, antérieure, par conséquent, aux effets que la chute de l’homme ne pouvait manquer d’avoir sur le travail humain.

Réfléchissez-y un instant, Messieurs. Ce que le mot de péché exprime, c’est la volonté déterminée de l’homme de vivre, non pas dans l’obéissance libre et joyeuse à la volonté de Dieu, mais dans l’accomplissement de ses propres désirs. C’est donc la rupture de la solidarité dans laquelle le Créateur appelait sa créature à vivre avec lui ; et c’est, du même coup, la rupture de la solidarité librement acceptée et librement pratiquée entre l’homme et son semblable. A l’accord profond de volontés voulant, les unes et les autres, ce que veut Dieu se substituent les contradictions poignantes de l’âme humaine qui, victime, esclave ou complice du péché, ne peut effacer son origine divine, et les désaccords, les conflits et les discordes d’une humanité dont Caïn, jetant à Dieu l’interrogation maudite : « Suis-je le gardien de mon frère ? » proclame que l’égoïsme est désormais la seule loi. Et l’on voudrait que rien ne fà »t changé dans le travail humain, dans l’idée que l’homme se fait de son labeur, dans la joie qu’il ressent à l’accomplir ? Non, Messieurs, le travail de l’homme pécheur, le travail de l’égoïste, le travail de l’homme devenu un loup pour l’homme, ne peut pas ne pas porter des fruits d’amertume et de souffrance où éclate la malédiction du péché. Mais la loi divine du travail n’en est pas moins la loi de l’homme tel que Dieu voulait qu’il fà »t, tel que, par l’Evangile, il nous enseigne qu’il peut encore devenir.

C’est en vain qu’on opposerait à cette affirmation des paroles du Christ lui-même, comme la remarque que « les lis ne travaillent ni ne filent », et que, si Dieu revêt ainsi de beauté l’herbe des champs qui mourra demain, à plus forte raison donnera-t-il à ses enfants des vêtements nécessaires sans qu’ils aient à s’en préoccuper (4). Ce n’est pas du travail qu’il est ici question mais des soucis, des inquiétudes exagérées qui manifestent de la part des croyants un manque de confiance en Dieu que Jésus blâme sévèrement.

Qu’on lise, par contre, la parabole des ouvriers de la onzième heure, et la question adressée à des chômeurs involontaires : « Pourquoi vous tenez-vous tout le jour sans rien faire ? » (5(5) ; qu’on lise la parabole des talents, les éloges qu’elle décerne aux serviteurs qui, par leur travail, ont fait fructifier le capital qui leur avait été confié, et le reproche cinglant qu’elle adresse au serviteur paresseux (6) ; mais, surtout, qu’on se souvienne que celui qui les a enseignées a été, jusqu’au début de son activité publique, un travailleur manuel, un artisan, un charpentier (7) ; et l’on n’hésitera pas à reconnaître que le Christ a accepté, pour lui aussi bien que pour les autres, le devoir du travail comme l’écho, dans la conscience humaine, de la volonté de Dieu qui, toujours « est bonne, agréable et parfaite » (8).

L’apôtre saint Paul a été, sur ce point comme sur tant d’autres, le fidèle interprète de la pensée de son Maître. « L’ouvrier mérite son salaire », avait dit Jésus (9).Et saint Paul, ouvrier manuel lui aussi, ajoute : « A l’ouvrier le salaire est imputé... comme une chose due » ; « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas » (10).

C’est bien là l’enseignement évangélique et apostolique. Le travail est un saint devoir, l’homme qui l’a accompli mérite son salaire et, après le travail des six jours, pendant lesquels il doit faire « tout son ouvrage » (11), il trouve, dans le repos hebdomadaire, voulu de Dieu au même titre que le travail, l’occasion de renouveler ses forces, de détendre son corps et son esprit, d’accorder son âme aux choses éternelles, de se ressaisir en Dieu.

A ce travail humain les Réformateurs ont voulu, au XVI° siècle, restituer sa dignité. Ne nous laissons pas entraîner à des exagérations injustes. Rappelons-nous cependant que si saint Augustin avait souligné le devoir du travail manuel, surtout pour les moines, il avait ignoré la joie du travail. A la veille de la Réforme le développement des ordres mendiants contribuait par contre à élever l’oisiveté au rang d’une vertu.

Tout autre est l’enseignement des Réformateurs. « Comme l’oiseau est fait pour voler, écrit Luther, ainsi l’homme est fait pour travailler » (12). « Le travail est une divine chose », dit Zwingli, et « ce qui est le plus joyeux, des mains du travailleur sortent les fruits et les produits, comme à l’origine de la création la main de Dieu rendait tout vivant » (13).

Ecoutez enfin Calvin : « La paresse et l’oisiveté sont maudites de Dieu ». « Il n’y a chose plus vilaine qu’un homme paresseux et fainéant, qui n’estant utile ne pour soy, ne pour les autres, semble entre nay, seulement pour boire et manger ». « Dieu n’entend pas que nous soyons oisifs... car il a donné aux hommes pieds et mains ; il leur a donné industrie... Il est bien certain qu’il nous faut appliquer à quelque labeur tout le temps de notre vie » (14).

Les Réformateurs sont donc d’accord pour rappeler aux hommes de leur temps l’obligation du travail. Mais de quel travail ? Pour Luther le travail de la terre est au-dessus de tous les autres, que ce soit celui du prince ou du négociant. Zwingli voudrait qu’aucun citoyen ne fà »t reçu dans la cité s’il ne connaît un métier manuel. Calvin aussi recommande l’agriculture, mais, si Luther garde toujours quelque méfiance à l’égard des commerçants et surtout des sociétés commerciales, Calvin considère que l’industrie et le commerce sont bons en soi ; ils sont de Dieu ; ce qui importe, c’est d’en bien user. Ce qu’il demande, c’est la loyauté des marchandises. « Dieu voulait, écrit-il... que la marchandise fà »t loyale » (15). Au surplus, s’il convient de ne pas accueillir la légende d’après laquelle Calvin, dans une heure de crise économique, aurait introduit à Genève le tissage des draps de laine et de velours, il reste vrai qu’à maintes reprises le Réformateur a insisté auprès du Conseil de la ville pour que celui-ci trouve le moyen de donner du travail, un métier régulier, à de pauvres gens, réduits à l’oisiveté et à la misère, et dont l’hôpital devait assurer la subsistance (16). Devoir du travail, mais aussi droit au travail : voilà ce que le Réformateur voit inscrit dans l’Ecriture sainte et ce qu’il demande à l’Eglise d’enseigner comme la volonté même de Dieu.

 

, II ,

Est-ce pour obéir à la loi divine ? N’est-ce pas plutôt aiguillonnés par le désir d’améliorer les conditions matérielles de leur vie, d’accroître leurs richesses ou leur puissance, que les hommes se sont livrés à un labeur acharné qui, utilisant les uns après les autres tous les progrès de la science, a fait du travail humain ce qu’il est aujourd’hui ? Il est nécessaire que le spectacle qu’il nous offre retienne quelques instants notre attention.

Ah, le temps est loin où l’organisation du travail avait un caractère chrétien ! Epoque la plus glorieuse dans l’histoire du travail, au témoignage du vénéré Charles Gide, où les ouvriers des corporations, vraies associations de maîtres et de compagnons, vivaient dans une condition plus favorable qu’aujourd’hui, non seulement au point de vue matériel de la nourriture, du vêtement, du logement, « mais, ce qui est bien plus important, au point de vue de la dignité du travail et du respect qu’il inspirait à tous ! » (17).

Ils avaient le sentiment, ces artisans, qu’ils faisaient « de la belle ouvrage », comme l’on dit aujourd’hui, où ils mettaient le meilleur de leur âme. Témoin ce tailleur de pierre et forgeron d’Ulm qui, après avoir la plus grande partie de sa vie travaillé pour la cathédrale d’Ulm, demanda, comme suprême récompense, à être enseveli, sous le chevet de la cathédrale, avec son enclume et son marteau, comme s’il voulait les associer aux promesses de la résurrection et aux gloires du paradis ! (18).

La révolution qu’ont déterminée l’apparition et le développement de la grande industrie, c’est-à -dire du machinisme, a apporté d’immenses bouleversements dans les conditions du travail. Ne nous arrêtons pas à ce qui appartient déjà au passé. Que voyions-nous à la veille de la crise qui paralyse aujourd’hui le gigantesque organisme qui constitue l’industrie moderne ?

Tout d’abord le surpeuplement des grandes cités industrielles. Au cours des générations antérieures à la guerre, l’afflux des habitants de la campagne ou des étrangers vers les usines où l’on espérait un travail moins dur et plus rémunérateur avait fait surgir le taudis, ce chancre hideux des villes tentaculaires. Et le taudis, ce n’est pas seulement l’immoralité des promiscuités inévitables, c’est l’absence d’air et d’hygiène qui engendre la tuberculose, c’est l’alcoolisme avec toutes les misères morales et physiologiques qu’il entraîne à sa suite.

Certes, maintes initiatives patronales ont remédié, ici ou là , de façon plus ou moins efficace, à la grande misère du logement ouvrier. Il n’en est pas moins vrai que, pour ne parler que de notre pays, le taudis est encore une réalité meurtrière et que, dans la région parisienne, un nombre considérable d’ouvriers sont réduits à se loger dans des hôtels meublés ou des garnis.

On cite, je le sais, des salaires élevés que touchaient, ces dernières années, les ouvriers des entreprises et de l’industrie. Ne serait-il pas plus exact de dire que ces salaires sont élevés pour les ouvriers qui n’ont à pourvoir qu’à leur subsistance personnelle, mais qu’ils sont insuffisants dès lors qu’ils doivent subvenir au logement et à l’entretien d’une famille ? Je sais l’effort considérable accompli par les caisses de compensation sous la forme d’allocations familiales. Nul n’ignore, cependant, que de très nombreuses familles ouvrières n’échappent à la misère que grâce au travail de la mère qui ne peut plus, dès lors, élever ses enfants, grâce aussi parfois à l’appoint des salaires d’enfants qu’on envoie travailler avant qu’ils aient l’âge fixé par la loi.

Ne faudrait-il pas dire également que les hauts salaires s’appliquent aux ouvriers spécialisés que les progrès de l’outillage et la rationalisation du travail tendent à rendre de moins en moins utiles ? Les manœuvres, qu’en quelques jours on rend aptes au travail pour lequel on les embauche, qui changent d’usine, de métier, de ville, avec une déconcertante facilité, ne connaissent pas les salaires élevés. Assurément il faudra toujours des ouvriers spécialisés, ne serait-ce que pour fabriquer et réparer les machines dont les manœuvres surveillent le travail. Mais si la rationalisation se développe, non seulement elle aura pour effet de réduire la main-d’œuvre, d’augmenter le chômage et d’accroître la surproduction, elle aboutira surtout à une transformation radicale du travail lui-même. Celui-ci ne pourra plus être, ne sera plus jamais l’expression d’une personnalité, « l’effort d’une âme pour s’incarner dans la matière et y faire œuvre durable » ; il se réduira à « un geste machinal, toujours identique à lui-même », et n’exigeant de l’homme aucun effort d’intelligence (19). Les méthodes américaines, introduites déjà dans une partie de la grande industrie européenne, visent expressément à supprimer toute initiative de l’ouvrier dans son travail, à l’absorber dans un engrenage mécanique qu’il doit subir sans essayer de le comprendre. « L’ouvrier cesse d’être un homme, il n’est plus qu’une machine, une « chose bonne à produire » (20).

Une conséquence très grave de cette mécanisation du travailleur apparaît aussitôt. Son travail, qui fait désormais de lui une partie du tout qu’est la machine, ne peut plus être la joie de sa vie. Le centre de gravité de son existence se déplace. A son métier, de plus en plus machinal, de plus en plus rebutant, il ne demande plus que son salaire. C’est de ses loisirs, de ce qu’il fait hors de sa vie professionnelle, qu’il attendra désormais ce dont il a besoin, ce dont il ne peut pas se passer pour conserver le sentiment qu’il est encore un homme.

Mais ces loisirs, quels sont-ils, quels peuvent-ils être ? Lisez les ouvrages si documentés d’André Siegfried, sur Les Etats-Unis d’aujourd’hui (21),d’André Philip, sur Le Problème ouvrier aux Etats-Unis (22).Vous y apprendrez ce qu’ont accompli les grandes firmes américaines pour organiser les loisirs de leurs ouvriers, pour les organiser avec une science si exacte qu’ils concourent eux-mêmes, par leurs moindres détails, à mettre l’homme, lorsqu’il rentre à l’atelier, en état d’être une machine parfaite. Vous y verrez à quelle surveillance ils sont soumis pour que la machine humaine ne risque pas de se détériorer. L’ouvrier français s’accommodera-t-il jamais de pareilles exigences ? Je me permets d’en douter. Mais que ses loisirs soient organisés ou non, surveillés ou non, il ne leur en demande pas moins déjà le meilleur de sa vie. Que fait-on, que faisons-nous pour que ce meilleur de la vie ouvrière ne contribue pas à surexciter ce qui, dans sa sensibilité, dans son imagination, est le plus mauvais ?

Ici encore, il ne faut pas passer sous silence de très belles initiatives patronales par quoi l’on s’efforce, ici ou là , d’atténuer les effets désastreux, au point de vue humain, de l’organisation moderne du travail. Toutefois ces initiatives, à l’égard desquelles, je n’hésite pas à le dire, le monde ouvrier est souvent injuste, n’ont pu empêcher que les intérêts des entreprises, des patrons, du capital qui les soutient et qui, le plus souvent, ne se soucie que de son bénéfice, apparaissent en opposition croissante avec les intérêts moraux et matériels des travailleurs. De là la formation, inévitable dans le régime actuel, de deux classes , la classe patronale et la classe ouvrière , dont les intérêts contradictoires se heurtent parfois avec une violence meurtrière et ne semblent, à d’autres moments, se concilier que pour faire éclater bientôt après, plus vigoureusement encore, leurs insurmontables divergences. De là , par conséquent, la conviction, plus fortement enracinée que jamais dans ce qu’on appelle le prolétariat, que ses aspirations vers un mieux-être matériel et moral ne pourront recevoir une légitime satisfaction que par une révolution qui, mettant fin une fois pour toutes au système économique qu’est le capitalisme, marquera, dans l’économie moderne et dans l’organisation du travail, l’avènement, sinon du communisme, tout au moins du socialisme.

 

, III ,

Je me suis borné, Messieurs, à vous présenter un schéma, que j’ai volontairement réduit à quelques lignes essentielles, d’une situation dont personne n’a le droit de se désintéresser. Devant un semblable état de choses, quelle doit être l’attitude de l’Eglise ?

Sous prétexte qu’elle n’a aucune compétence économique ou technique et qu’au surplus , n’est-ce pas Karl Marx lui-même qui l’a affirmé ? , la religion est chose privée, l’Eglise a-t-elle le devoir de se borner à prêcher l’Evangile , ou plutôt ce à quoi l’on prétend limiter l’Evangile , comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Certes, l’Eglise, ainsi que l’a fort justement rappelé l’Encyclique Ubi arcano, « ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans raison dans la conduite des affaires temporelles ». Mais quel chrétien, à quelque confession qu’il appartienne, ne souscrirait à l’affirmation du Pape Pie XI que l’Eglise « ne peut abdiquer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique à l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui touche à la loi morale ? » (23).

Il y a plus, Messieurs. Derrière ce que nous appelons les systèmes économiques, l’organisation industrielle, le travail, se déroule un grand drame humain que l’Eglise n’a pas le droit d’ignorer , à supposer qu’elle le voulà »t jamais , qu’elle a, tout au contraire, le devoir de faire apparaître tel qu’il est, aux yeux de tous, et surtout aux yeux de ceux qui oublient l’homme et ne voient plus que les choses, bien plus qui, j’y insiste car il le faut, traitent l’homme comme une chose et son travail comme une marchandise soumise purement et simplement à la loi de l’offre et de la demande. Drame humain, où ce ne sont pas seulement des intérêts qui s’affrontent, où ce sont aussi des cœurs qui souffrent, des âmes qui s’étiolent, des patrons et des ouvriers en qui la vie chrétienne, plus simplement la vie spirituelle, devient une impossibilité, des créatures de Dieu en qui les conditions d’existence qu’elles ont à subir paralysent, pour toujours peut-être ici-bas, ce que l’Eglise appelle le droit de tout homme au salut ! Et l’on demanderait à l’Eglise d’ignorer ce drame, de rester muette devant ces souffrances, de regarder sans frémir le taylorisme, la rationalisation, que sais-je encore ? Méconnaître, étouffer, parfois même écraser ce qui, dans le travailleur quel qu’il soit, demeure, malgré le péché, la marque ineffaçable de Dieu : sa vie spirituelle ! Ne sentez-vous pas, Messieurs, qu’il y a là une impossibilité contre quoi se brisent les arguments de ceux qui prisent si haut la dignité de l’Eglise qu’ils lui permettent bien de consoler ceux qui souffrent, de faire l’aumône à ceux qui ont faim, mais qu’ils se scandalisent à la pensée de la voir remonter à la cause de ces souffrances et de ces misères et de l’entendre rappeler à ses fidèles qu’ils ont le devoir d’unir leurs efforts pour remédier , s’il est possible , aux effets homicides de l’organisation du travail dans le monde moderne ?

Je sais ce qu’on peut répondre à cette interrogation. On peut m’opposer l’exemple d’Eglises, et d’Eglises issues de la Réforme, qui, dans un grand pays industriel, semblent s’être, tout au moins momentanément, laissé séduire par la sollicitation qui leur était adressée de se faire les auxiliaires d’un développement intensif de la production. On peut me dire que, dans ces Eglises, « Dieu n’est plus qu’un ouvrier fordisé, qui produit en série les vertus nécessaires au régime capitaliste » (24). On me rappellera également qu’il est bien difficile que des Eglises, entretenues par des compagnies houillères ou des entreprises métallurgiques, gardent l’indépendance nécessaire pour porter un jugement objectif sur les causes immédiates ou profondes de conflits ou de souffrances souvent tragiques. Je n’ignore rien de tout cela, Messieurs, et je m’en humilie comme chrétien et comme pasteur. Ne croyez pas, cependant, que des déficiences locales ou des infidélités particulières interdiront jamais à l’Eglise de Jésus-Christ de dire : non à toute organisation du travail, à toute économie quel qu’en soit le nom, qui oublie que l’industrie est faite pour l’homme et non pas l’homme pour l’industrie. Qu’on récuse l’Eglise chaque fois qu’elle s’immiscera dans la détermination des applications pratiques, des réalisations techniques d’un principe d’organisation du travail ou d’une conception économique : d’avance je souscris à cette récusation. Mais qu’on ne soit pas surpris qu’elle considère comme son devoir de rappeler toujours et partout, en temps et hors de temps, que la fin suprême de toutes les activités humaines, ce n’est pas le profit, c’est l’homme et, dans l’homme, ce qu’il y a de plus sacré, l’esprit à qui l’Esprit de Dieu veut rendre témoignage que tout homme est fils de Dieu !

De tout ce qui vient d’être dit êtes-vous en droit de conclure que l’Eglise porte un jugement de condamnation sans appel sur le régime capitaliste auquel l’organisation moderne du travail paraît indissolublement liée et qu’elle appelle de ses vœux l’instauration aussi prochaine que possible d’un régime entièrement nouveau, tel que le socialisme par exemple ? Si telle était votre pensée, c’est que vous vous seriez gravement mépris sur l’attitude qu’à mes yeux l’Eglise doit avoir dans de si graves conjonctures.

L’Eglise n’a pas plus à épouser la cause du capitalisme ou la cause du socialisme qu’elle n’a à rejeter, à condamner le capitalisme en bloc ou le socialisme, voire le communisme, en bloc. Capitalisme, socialisme, communisme, pour ne nommer que ceux-là , sont des systèmes économiques qui ne sont pas, comme d’aucuns se l’imaginent, des expressions différentes des seules lois économiques, mais aussi des incarnations différentes de pensées humaines, de conceptions humaines, de volontés humaines , et de volontés asservies au péché.

Que le péché de l’homme, péché individuel et péché social, pervertisse, corrompe tel système économique plus que tel autre, c’est possible. Mais je ne crois pas que l’Eglise ait le droit de déclarer que le capitalisme soit, ainsi que des chrétiens le prétendent, « radicalement imperméable à la grâce » (25), pas plus qu’elle n’a le droit de proclamer que la conception socialiste de la société soit « on ne peut plus contraire à la vérité chrétienne » (26).

L’Eglise ne peut oublier qu’il y a eu et qu’il y a des entrepreneurs, des patrons, des capitalistes chrétiens qui, s’ils ont bénéficié du régime capitaliste, n’ont jamais fait passer l’acquisition du profit avant le respect de l’homme, la volonté réfléchie de servir le travailleur et non pas de s’en servir. Ceux à qui je pense gémissent, et gémissent douloureusement, sur les immenses désordres que l’esprit de lucre, la soif de gain ont introduits dans l’économie capitaliste. Et pourtant ils croient que le mal peut encore être réparé, et ils mettent toute leur intelligence et tout leur cœur à préparer les redressements nécessaires.

L’Eglise ne peut oublier davantage qu’il y a eu et qu’il y a, en particulier dans les pays gagnés à la Réforme du XVI° siècle, des chrétiens qui, dans les situations sociales les plus diverses, ont donné leur adhésion à la conception socialiste de l’organisation de la société. Ces chrétiens déplorent que, corrompu par cette philosophie néfaste qu’on appelle le matérialisme historique, le socialisme s’affirme, dans certains pays, comme une puissance hostile à toute foi religieuse, et comme une négation obstinée de la valeur sacrée de la personne humaine et de sa destinée éternelle. Et pourtant ils croient que le socialisme traduit essentiellement une aspiration vers la justice, un désir inassouvi de solidarité et de fraternité humaines, et qu’il porte en lui, mélangé sans doute à de grandes faiblesses, le remède à de poignantes souffrances et la réparation de criantes injustices.

Toutefois ce dont l’Eglise se souvient plus encore, c’est qu’elle a le devoir de ne lier la cause sacrée de l’âme humaine et plus encore l’honneur de Dieu à aucun des systèmes économiques auxquels s’attachent et s’attacheront, dans la poursuite d’intérêts légitimes ou de fins égoïstes, les générations humaines appelées à se succéder sur la terre. En face de toutes les solutions données ou offertes au problème de l’organisation du travail, dont chacune peut renfermer du bon et du mauvais, du meilleur et du pire, l’Eglise doit demeurer le témoin obstiné des réalités spirituelles dans lesquelles seules l’homme trouve sa fin voulue de Dieu, la dénonciatrice persévérante des iniquités individuelles ou sociales dont le poids risque d’étouffer le germe d’éternité que tout homme porte en lui, la messagère fidèle et aimante de la solidarité humaine, seul principe véritablement conforme à l’Evangile, d’une juste organisation du labeur humain.

Une des grandes confessions chrétiennes a cru pouvoir, et par conséquent devoir, aller plus loin et, du principe posé, déduire un enseignement doctrinal et des exhortations pratiques d’une très grande précision. Saisissant l’occasion du quarantième anniversaire de la célèbre encyclique Rerum novarum où Léon XIII avait formulé la pensée de l’Eglise romaine sur la question sociale, le Pape Pie XI a tenu, en face d’un monde profondément transformé depuis 1891, à préciser la doctrine catholique en matière économique et sociale. A la « grande Charte des travailleurs », donnée par Léon XIII, Pie XI, revendiquant le droit et le devoir de se prononcer avec une souveraine autorité sur les problèmes sociaux et économiques, a voulu ajouter sa contribution personnelle à la restauration de l’ordre social par un exposé étendu des méthodes et des solutions qui s’imposent à l’assentiment des fidèles.

Le régime capitaliste, selon l’enseignement que donne l’encyclique Quadragesimo anno, n’est pas condamnable en soi. Il est vicié par la prétention du capital à « exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir aucun compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun ». Mais si profondément vicié qu’il soit, il est encore possible d’obvier aux funestes conséquences de la dictature économique qui a supplanté la libre concurrence. Les rapports entre le capital et le travail « doivent être réglés selon les lois d’une très exacte justice commutative avec l’aide de la charité chrétienne ». La libre concurrence, « contenue dans de raisonnables et justes limites, et plus encore la puissance économique doivent être effectivement soumises à l’autorité publique, en tout ce qui relève de celle-ci. Enfin les institutions des divers peuples doivent conformer tout l’ensemble des relations humaines... aux exigences de la justice sociale » (27).

Le régime capitaliste peut être christianisé : telle est l’une des conclusions de l’encyclique. On peut donc être capitaliste et catholique. Par contre la théorie de la société sur laquelle repose le socialisme « est inconciliable avec le christianisme authentique ». Sur ce point Pie XI est formel : « Socialisme religieux, socialisme chrétien, sont des contradictions : personne ne peut être en même temps bon catholique et vrai socialiste » (28).

Il vaudrait la peine de s’arrêter à ce petit mot : vrai. Il traduit une réserve, dictée par le souci de ne pas englober dans une condamnation solennelle les catholiques anglais attachés au travaillisme et de réserver la réprobation de l’Eglise romaine au socialisme révolutionnaire appuyé sur le matérialisme historique et dont Charles Gide a écrit qu’« il ignore l’homme ». Mais n’est-ce pas reconnaître implicitement que, de même que le capitalisme a été profondément vicié, ce qu’il y a de légitime, de vrai, de fécond dans les revendications économiques des divers programmes socialistes peut se trouver, et se trouve, en effet, perverti par des conceptions de l’homme et de la vie qui nient la destinée divine de l’homme et de l’humanité ? Et n’est-ce pas, par là même, se ménager la possibilité de reconnaître un jour comme compatible avec le catholicisme un socialisme qui, tel celui de Henri de Man, prend conscience de ses aspirations religieuses et voit, dans la lutte de classe, non pas seulement un antagonisme d’intérêt, historique et accidentel, mais bien la lutte éternelle, annoncée par l’Evangile, entre l’esprit d’amour et l’esprit de profit, le don de soi et l’égoïsme, en un mot entre Dieu et Mammon (29) ?

Les Eglises chrétiennes représentées à la Conférence universelle de Stockholm , et je rappelle qu’elles l’étaient toutes à l’exception de l’Eglise romaine , ont agi plus sagement, me semble-t-il, en n’allant pas au delà de l’affirmation d’un principe. Ecoutez ces quelques lignes de Message à la chrétienté :

« Dans le domaine industriel, nous avons affirmé que la valeur des valeurs est l’âme. Elle ne doit pas être subordonnée à la machine aveugle ou à la propriété. Son premier droit est le droit au salut. Au nom de l’Evangile, nous avons affirmé que le régime économique ne doit pas être fondé sur l’unique recherche du profit particulier, mais sur la préoccupation de l’intérêt général... Seul, un régime de coopération, remplaçant la lutte sans merci de tous contre tous, rendra possible un état social où employeurs et employés trouveront, les uns et les autres, dans leur travail particulier, le moyen de remplir ici-bas leur véritable vocation » (30).

Ainsi, Messieurs, la Conférence universelle de Stockholm, se fondant sur la doctrine chrétienne de l’homme, solidaire de Dieu et de ses semblables, à laquelle nous ramène chacune de nos études, a considéré comme son devoir d’orienter les esprits et les efforts vers l’instauration d’un régime de coopération et, par là même, a laissé entendre qu’elle regardait toute économie de classe comme contraire aux exigences de la solidarité. Plus fort que les excommunications dont se frappent capitalisme, socialisme et communisme, Stockholm nous adresse à tous, adresse à toutes les forces sociales qui entrent dans l’économie du monde, un appel à la coopération.

En prononçant ce mot, Messieurs, je ne puis m’empêcher d’évoquer l’apostolat généreux et magnifique poursuivi pendant tant d’années, au service de la coopération, par un protestant, nourri de la moelle de la pensée biblique, dont j’ai déjà prononcé le nom : le professeur Charles Gide. Au moment où l’affaiblissement de sa santé fait tomber de sa main une plume si souvent consacrée à la défense des causes les plus saintes, permettez-moi de vous lire ces quelques lignes où l’Eglise du Christ tout entière reconnaît l’accent de la vérité éternelle :

« Il faut "naître de nouveau", dit l’Evangile. Eh bien, c’est cette idée de la conversion que l’Ecole de Nîmes , l’Ecole fondée par Gide et son ami de Boyve , transpose dans l’ordre social. Elle ne dit point du tout que le milieu social soit indifférent. Elle ne nie point que les enfers sociaux, qui sont les faubourgs des grandes villes industrielles modernes, ne soient presque incompatibles avec tout progrès moral. Aussi a-t-elle apporté le concours le plus fervent à toute œuvre ayant pour objet l’hygiène sociale, supprimer le logement insalubre, proscrire l’alcool, créer des milieux salubres et gais, mais elle ne croit pas qu’il suffise de changer le milieu, de construire des maisons neuves et des cités-jardins, pour résoudre la question sociale. Ce qu’il faut changer, c’est l’état d’âme de tous, ouvriers et capitalistes » (31).

Ce que l’économiste français disait au Collège de France, l’Eglise ne doit pas se lasser de l’enseigner à ses fidèles. La vérité économique, de même que la vérité internationale, est non pas dans la lutte de tous contre tous, mais dans la coopération de tous au service de tous. Elle est non pas dans la lutte des classes , puisqu’ainsi on les nomme , mais dans la coopération des classes, des consommateurs et de l’Etat.

Pour rester fidèle au mot d’ordre de la Conférence universelle de Stockholm, l’Eglise doit entrer elle-même dans cette coopération, en faisant concourir au triomphe de ce principe sa puissance morale et spirituelle. Qu’elle encourage donc, par exemple, qu’elle soutienne et, si possible, qu’elle inspire le développement d’une législation sociale assurant aux travailleurs la protection de l’Etat et préparant, dans la nation et dans le monde entier, les coopérations exigées par le bien de tous ! Si, lorsque Daniel Le Grand, dans la première moitié du XIX° siècle, a entrepris à travers l’Europe sa croisade en faveur d’une législation internationale du travail des femmes et des enfants, l’Eglise avait secondé cette initiative de justice, jaillie d’une âme chrétienne et protestante, et l’avait appuyée de son autorité, croyez-vous qu’il eà »t été nécessaire d’attendre la Conférence de Berlin de 1890 pour voir triompher le principe d’une coopération des puissances au service des faibles jusqu’alors odieusement exploités ?

Sans faire de politique ni s’immiscer jamais dans ce qui n’est pas de sa compétence, l’Eglise ne peut que saluer avec joie la création, faite au lendemain de la guerre, du Bureau international du travail. Que les nations signataires du Traité de Versailles se soient accordées pour déclarer que la paix « ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale », qu’elles aient reconnu qu’il est urgent de porter remède à l’injustice, aux misères, aux privations dont souffrent un grand nombre de créatures humaines : ce sont là , Messieurs, plus et mieux que des paroles, ce sont , comme le prouve l’histoire des douze dernières années , des actes générateurs d’une justice sociale moins imparfaite. Non seulement l’Eglise y applaudit, mais elle a conscience de devoir, par son enseignement et par son action, soutenir de toute sa puissance et féconder de son inspiration propre un effort international qui tend, quelles qu’en puissent être les erreurs et les faiblesses, à organiser le monde international du travail dans la justice et la solidarité.

 

, IV ,

Pour que le travail soit organisé comme l’Eglise croit qu’il doit l’être, encore faut-il que le droit au travail puisse normalement s’exercer. Vous savez, Messieurs, que l’exercice de ce droit est, au contraire, gravement compromis.

Vous connaissez aussi bien que moi l’ampleur de la crise actuelle de chômage. Peut-être n’avons-nous pas eu, en France, pendant longtemps une idée très nette de ce que signifiait, au point de vue social et moral, pour l’Angleterre ou pour l’Allemagne, le chômage de plusieurs millions d’hommes, de femmes, de jeunes gens, dont un très grand nombre, depuis la guerre, n’ont jamais travaillé ? Maintenant que nous sommes atteints nous-mêmes, et de plus en plus durement, nous découvrons les conséquences funestes d’un semblable état de choses. La crise frappe nos grandes cités industrielles et commerçantes. Elle frappe les ingénieurs et les employés aussi bien que les ouvriers. Ne croyez pas qu’elle épargne toutes nos campagnes. Dans telle vallée de la Drôme ou de l’Ardèche, par exemple, les usines de soie sont fermées et les femmes et les jeunes filles privées de leur travail. Il y a ainsi, de par le monde, plus de vingt millions de chômeurs, travailleurs manuels ou intellectuels, qui, avec leurs femmes et leurs enfants, représentent la population d’une grande nation qui ne travaillerait pas, ne produirait rien, et que, cependant, l’humanité devrait nourrir (32). Masse énorme d’êtres humains, condamnés à l’oisiveté, à la misère, désespérés souvent de ne pouvoir travailler, inévitablement disposés à espérer d’une brutale modification de régime économique ou politique, une amélioration de leurs conditions actuelles d’existence.

Sans nous arrêter aux causes multiples d’une situation aussi tragique, disons simplement, avec Charles Gide, que, « de tous les risques et de tous les fléaux qui peuvent frapper la classe ouvrière, il n’en est point qui engagent plus directement la responsabilité sociale que le chômage ». « Par delà les causes économiques du chômage, il y a des causes morales, ou plutôt immorales... N’est-ce pas la concurrence que se font les producteurs, la lutte pour le profit, qui en est la principale cause ? N’est-ce pas parce que le producteur oublie son véritable rôle, qui est de se faire le serviteur du consommateur ? ». Et n’est-ce pas aussi « l’emportement avec lequel le consommateur se rue vers n’importe quel objet qui flatte sa jouissance ou même sa vanité, pour le rejeter, comme un hochet, sitôt que la mode lui en désigne un autre ? » (33).

Ici encore l’Eglise a le devoir de dire : non à ceux qui prétendent que l’homme est impuissant à prévenir de semblables maux et de leur découvrir la racine dernière du chômage, qui est le péché. Ici encore, sans se lasser, elle doit appeler les hommes à la repentance, à la conversion personnelle et sociale, à la vie simple, vécue dans la solidarité de Dieu et des hommes. Elle a, toutefois, d’autres devoirs immédiats à remplir.

Son premier devoir est de prendre toutes les initiatives qui se traduiront par un allégement de misère. Qu’elle donne du travail si elle le peut et où elle le peut. Nous applaudissons tous à la décision du Cardinal Archevêque de Paris de hâter la mise en chantier de plusieurs églises dans la région parisienne. De son côté, la Fédération protestante de France vient d’arrêter tout un programme de suggestions pratiques dont les Eglises vont être saisies sans retard. Des ouvroirs sont déjà ouverts, des soupes populaires organisées. Un premier Centre de ravitaillement matériel et moral est prêt à fonctionner dans les locaux de la Faculté de théologie protestante de Paris. Des offices de placement existent déjà ou sont en voie de formation. Partout, dans les villes et dans les campagnes, l’Eglise de Jésus-Christ doit apporter son concours le plus empressé à l’élaboration et à l’application des mesures propres à enrayer le chômage, à y remédier aussi efficacement que possible, et à diminuer la somme immense d’angoisses et de souffrances qu’il entraîne avec lui.

Mais l’Eglise a un autre devoir, non moins immédiat, non moins important que le premier. Qu’elle travaille sans relâche au rétablissement de la confiance dans le monde ! Assurément elle n’est maîtresse ni des événements politiques ni des crises sociales. Elle peut cependant et, par conséquent, elle doit inspirer à ses fidèles, la volonté de donner toujours l’exemple du sang-froid, de résister à tous les vents de panique, de ne jamais colporter les bruits tendancieux, les nouvelles non contrôlées, qui sont autant de semences d’inquiétude jetées dans les esprits déjà troublés. L’atmosphère est chargée de pessimisme et de défiance. Que l’Eglise soit, auprès de tous les hommes, la messagère de la confiance mutuelle dans laquelle seule se poursuivra la reconstruction d’un monde où tous pourront obéir à la loi divine du travail parce que le droit de tout homme au travail pourra s’exercer.

Vous le voyez, Messieurs, à côté des tâches diverses que lui proposent ou que lui imposent des circonstances à travers lesquelles elle entend des appels de Dieu, l’Eglise a pour obligation primordiale, devant l’immensité du problème social, d’accomplir son ministère prophétique. Non pas au-dessus de la mêlée humaine, mais en pleine mêlée humaine, elle doit être et demeurer envers et contre tout le prophète des desseins de Dieu à l’égard de l’homme et de l’humanité. Ce n’est pas au sauvetage de quelques individus, arrachés à l’enfer social, que pourra jamais se borner son ambition. Prophète de l’Eternel, du Dieu de l’Evangile, qui veut que tous les hommes apprennent à s’aimer et à se servir les uns les autres dans la vérité et dans la justice, prophète aussi d’une humanité qui, sans en avoir toujours conscience, soupire après la fin de sa servitude et de sa souffrance, l’Eglise doit, sans jamais se lasser, rappeler aux hommes que, dans ce qu’ils sont, est le principe, la possibilité, l’exigence de ce que Dieu veut qu’ils deviennent et de ce que, par eux, doit devenir l’humanité. Qu’elle proclame l’absolu de la justice et de l’amour de Dieu, de qui seul elle attend « la nouvelle terre où la justice habitera » (34), et qu’elle enseigne aux chrétiens, aux patrons et aux ouvriers chrétiens, aux producteurs et aux consommateurs chrétiens, à incarner toujours plus cet absolu, par la grâce de Dieu, dans une vie où, ne voulant plus se servir des hommes, ils s’efforceront de les servir, où, se refusant désormais à n’envisager que leur profit personnel, ils auront le souci de coopérer au bien de tous, où les uns et les autres mettront courageusement en pratique la parole du Christ : « Faites aux autres ce que vous voulez qu’ils vous fassent » (35). Et qu’enfin l’Eglise, dans un monde où l’âme humaine est oubliée, méconnue ou piétinée, se révèle toujours plus comme la persévérante éducatrice à l’école de qui les hommes seront obligés d’apprendre que toute organisation du labeur humain, toute société humaine ne peut s’édifier dans la solidarité et la justice que si elle se fonde sur le respect de l’âme, c’est-à -dire sur l’affirmation de la valeur sacrée de la personne humaine.

(1) Exode 20/9.

(2) Genèse 3/17 & 19.

(3) Genèse 2/15.

(4) Matthieu 6/28ss.

(5) Matthieu 20/1-16.

(6) Matthieu 25/14-30.

(7) Marc 6/3.

(8) Romains 12/1.

(9) Luc 10/7.

(10) Romains 4/4, 2 Thessaloniciens 3/10.

(11) Exode 20/9.

(12) Cité par Doumergue, Jean Calvin, t. V, p. 672.

(13) Ibid.

(14) Ibid.

(15) Opera XXVIII, p. 30.

(16) Doumergue, ouvr. cit., p. 679.

(17) Ch. Gide, La Société coopérative et la Société chrétienne, Stockholm, 1928, p. 138.

(18) Ibid.

(19) André Philip, Le chrétien et l’action sociale, Stockholm,1928, p. 129.

(20) Ibid., p.200.

(21) Paris, Colin.

(22) Paris, Alcan.

(23) Encyclique Quadragesimo Anno, Paris, Spes, 1931, p. 21.

(24) Philip, Le Problème ouvrier aux Etats-Unis, p. 226, n. 1.

(25) André Philip, Le Chrétien et d’action sociale, Stockholm, 1928, p. 204.

(26) Encyclique Quadragesimo anno, p. 52.

(27) Encyclique Quadragesimo anno, p. 46 & 48.

(28) Ibid., p. 54.

(29) André Philip, Le Chrétien et l’action sociale, p. 204.

(30) La Conférence universelle du Christianisme pratique, Saint-Etienne, 1926, p. 12.

(31) Charles Gide, L’Ecole de Nîmes, Paris, 1927, p. 140-141. Charles Gide est mort le 12 mars 1932.

(32 W. Martin, dans Christianisme Social et Problèmes contemporains, Saint-Etienne, 1931, p. 82.

(33) Ibid., p. 68.

(34) 2 Pierre3/13.

(35) Matthieu 7/12.