Carême 1993 :L’EGLISE, la communauté du ChristAUJOURD’HUI, CROIRE Pasteur Jean-Pierre MONTSARRAT , IV , "Voici ton fils voici ta mère" L’Eglise constitue-t-elle, d’un point de vue protestant, un sujet comparable à la grâce, à la foi, à la gloire de Dieu ? Permettez-moi, en posant cette question, d’évoquer la figure du pasteur Marc Boegner. Vous savez que c’est lui qui a pris en 1928 l’initiative de prononcer des Conférences de Carême, conférences radiodiffusées à partir de 1929. Or, l’une de ses convictions, c’était précisément que les Eglises de la Réforme avaient besoin d’acquérir le sens de l’Eglise et de la catholicité. J’observe qu’aucun des thèmes retenus par la Fédération Protestante, dans sa brochure de présentation, sous le titre "Les six thèmes majeurs de la foi protestante", ne s’appelle "L’Eglise". Le paragraphe dans lequel le sujet de l’Eglise est traité, et auquel se rattache le présent entretien, est intitulé : "Se réformer sans cesse". Ce fait me paraît bien illustrer la crainte protestante de voir les institutions ecclésiastiques prises trop au sérieux ! Cette crainte est bien en accord avec l’esprit de l’époque dans laquelle nous vivons. Chacun doit pouvoir conduire sa vie comme il l’entend, sans qu’une autorité vienne lui dire ce qu’il doit croire ou ce qu’il doit faire. La foi, les relations avec Dieu, sont des questions purement personnelles. Les appareils ecclésiastiques n’ont pas à intervenir dans un domaine qui relève exclusivement de la liberté et de la responsabilité de chacun. Cette manière d’envisager les choses n’était pas celle de Calvin. Il explique dans son grand ouvrage "L’Institution Chrétienne" que c’est dans le seul cadre de l’Eglise que peut naître la foi, dans ce seul cadre que le chrétien peut vivre l’Evangile. Il écrit : "Il n’est pas licite de séparer ces deux choses que Dieu a conjointes : c’est que l’Eglise soit la mère de tous ceux dont il est le Père". L’Eglise est la mère des fidèles au même titre que Dieu est leur Père ! Il conclut : "Il n’y a nulle entrée dans la vie permanente sinon que nous soyons conçus au ventre de cette mère, qu’elle nous enfante, nous allaite de ses mamelles, finalement qu’elle nous tienne et nous garde sous sa conduite et son gouvernement". Vous notez cette expression : "sous sa conduite et son gouvernement", aux antipodes du proverbial individualisme protestant. La Confession de foi de La Rochelle, confession de foi des Eglises Réformées de France, écrite en grande partie en référence à l’enseignement de Calvin, s’exprime de même : "Nous croyons que nul ne doit se retirer à part, et se contenter de sa personne, mais que tous ensemble doivent garder et entretenir l’unité de l’Eglise". Je me propose, au cours de ce quatrième entretien, de préciser mes convictions dans ce débat que je viens d’esquisser en opposant la méfiance contemporaine à l’égard des institutions ecclésiastiques et son attachement à l’autonomie de l’individu, aux affirmations massives de Calvin sur l’Eglise, son rôle maternel, son autorité. Avant d’entrer dans mon exposé, je fais la lecture du récit de la crucifixion dans l’évangile selon Saint Jean. Jean 19/18-30 Ce récit se compose de quatre épisodes : Je m’arrête au troisième de ces épisodes, celui dans lequel Jésus s’adresse à Marie, sa mère, et au disciple qu’il aimait, un disciple qui reste toujours anonyme dans l’évangile. A sa mère il dit de recevoir le disciple comme son fils, au disciple il dit de recevoir Marie comme sa mère. Quel sens donner à cette initiative du Christ ? Les commentaires de ce texte sont divers et souvent marqués par l’appartenance confessionnelle, protestante ou catholique, de leur auteur. C’est parfois le cas lorsque l’on a affaire à un texte qui met Marie en évidence ! Citons pour commencer un théologien protestant du XIX° siècle : "Jésus dépouillé de tout semblait n’avoir plus rien à donner... Ne trouverait-il rien à laisser à sa mère et à son ami ? Ces deux êtres bien-aimés qui avaient été ses plus précieux trésors sur la terre, Jésus les lègue l’un à l’autre, donnant ainsi à la fois un fils à sa mère, une mère à son ami. Ce mot plein de tendresse doit avoir achevé de briser le cœur de Marie" (F. Godet, Commentaire de l’évangile selon Saint Jean). Les paroles du Christ seraient la simple expression de son affection pour Marie et son disciple. Voici maintenant un commentaire d’un exégète catholique contemporain paru dans un excellent petit livre collectif, "La passion selon les quatre évangiles" (Le Cerf, 1981) : "En nombre croissant, les exégètes reconnaissent aujourd’hui que cette scène ne décrit pas seulement un acte de piété filiale de Jésus envers sa mère, mais une véritable révélation de sa maternité spirituelle... Marie devient ici la mère non seulement du disciple bien-aimé, mais de tous ceux qu’il représente, l’ensemble des croyants" (I. de la Potterie). Ni l’un ni l’autre de ces deux points de vue n’emporte mon adhésion. Le commentaire de F. Godet néglige par trop l’habitude du quatrième évangile de donner aux faits et gestes de Jésus une portée qui dépasse de beaucoup la simple évocation historique. En ce sens l’exégète catholique a raison de dire que cette scène ne décrit pas seulement un acte de piété filiale. Par contre, rien ne me paraît dans notre texte désigner Marie pour une maternité spirituelle permanente sur l’ensemble des croyants. Je me rattache à une autre lecture de ces paroles de Jésus à sa mère et à son disciple, une lecture fortement argumentée il y a une dizaine d’années par le professeur M.A. Chevallier, de Strasbourg, mon prédécesseur à la présidence du Conseil national de l’Eglise Réformée de France. Je le cite : "Du haut de la croix, Jésus remarque... plus particulièrement deux personnes qui ont joué jusque-là dans l’évangile un rôle remarquable, sa mère et, à côté, le disciple qu’il aimait. Il les réunit pour ainsi dire du regard avant de les réunir par ses paroles ; sa dernière volonté est qu’ils forment une nouvelle famille, sa famille par delà la mort" (E.T.R., 1983, p. 345). En désignant sa mère au disciple pour qu’elle devienne sa mère, et le disciple à sa mère pour qu’il devienne son fils, Jésus constitue une nouvelle communauté, cette communauté qu’est l’Eglise. De nombreux textes du Nouveau Testament témoignent de l’utilisation, dans les premières communautés chrétiennes, d’appellations qui désignent la parenté (père, mère, fils, fille etc...) pour attester des liens qui lient les chrétiens les uns aux autres. Il n’est pas abusif de rapprocher cette pratique et le fait que Jésus, avec son autorité de Seigneur, donne Marie comme une mère au disciple et le disciple comme un fils à Marie. Le récit continue en précisant que la communauté nouvelle se constitue immédiatement : "A partir de cette heure-là , de ce moment décisif qu’est la croix pour l’histoire, le disciple l’accueillit chez lui". Marie et le disciple forment, dès que le Christ les a réunis, le début de l’Eglise. On peut discerner dans ce récit encore une indication touchant la communauté fondée par le crucifié. Je vous rappelle la fin de notre lecture : "Dès qu’il eut pris le vinaigre, Jésus dit : Tout est achevé, et, inclinant la tête, il remit l’esprit" (20/30). Je m’arrête à ces tout derniers mots. M.A. Chevallier, le commentateur qui me guide, y voit l’annonce que Jésus, en mourant, a transmis le souffle de l’Esprit de Dieu à la communauté naissante. Au lieu de traduire "Il remit l’esprit", il traduit : "Il transmit l’Esprit" (ibid., p. 350). Au début du quatrième évangile, il est dit que l’Esprit de Dieu est descendu sur Jésus et a fait sa demeure en lui. Au moment où il meurt, l’Esprit passe du Christ qui expire à la communauté naissante réunie au pied de la croix. Dans le discours d’adieu aux disciples, Jésus avait expliqué que la venue de l’Esprit était liée à sa mort. Le récit de la crucifixion reprend cette indication et l’exprime concrètement, en quelque sorte, par cette transmission du souffle divin du Christ aux siens. En transmettant l’Esprit, c’est la vie même de Dieu que Jésus leur remet pour que cette vie habite la communauté qu’ils constituent. Pour le quatrième évangile, la naissance de la communauté chrétienne n’est pas un événement auquel le Christ serait étranger, qui se serait produit après sa mort et sa résurrection, à l’initiative des disciples. Elle n’est pas non plus une création du Christ ressuscité. Sa naissance est liée à la croix, ce moment dont nous avons déjà dit l’importance décisive pour notre évangéliste. Elle fait partie de la mission donnée par le Père au Fils. Ce n’est qu’après avoir constitué cette cellule initiale de l’Eglise, avec sa mère et le disciple bien-aimé, que Jésus peut s’exclamer "Tout est accompli". Sa tâche est achevée une fois la communauté fondée. Cette dernière observation établit clairement que, pour notre évangéliste, l’Eglise n’est pas marginale, accessoire, facultative, en quelque sorte, pour la foi chrétienne. Elle est enracinée dans l’événement qui constitue le cœur de l’Evangile, la croix. -o- J’ai conclu ma réflexion sur le récit de la crucifixion dans le quatrième évangile en affirmant, qu’à mon sens, pour son auteur, l’Eglise est bien l’une des données de la foi chrétienne. A sa manière, il affirme ce que dit aussi, autrement, l’évangile selon Saint Matthieu en racontant que Jésus s’adresse à Pierre pour lui dire : "Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise" (Matthieu 16/18). D’autres passages du Nouveau Testament pourraient être encore cités pour fonder la mention de l’Eglise dans le symbole des apôtres : "Je crois la sainte Eglise universelle". Quel rapport entre cette communauté naissante au pied de la croix, l’Eglise que nous confessons dans le symbole, et les organisations désignées sous le nom d’Eglises ? Je pense aussi bien aux paroisses que vous fréquentez peut-être qu’aux institutions comme l’Eglise Réformée de France dont j’ai présidé le Conseil national. Les faiblesses et les ambiguïtés des institutions ecclésiales, les critiques qu’elles se sont attirées et qu’elles s’attirent, selon les circonstances, pour leur goà »t de l’argent et du pouvoir, leurs compromissions avec des gouvernements oppressifs, leur intolérance et leur autoritarisme , que sais-je encore ? , , tout cela est bien connu. Les protestants n’ont jamais hésité à parler du péché de l’Eglise. La brochure de la Fédération Protestante rappelle que Luther disait que les institutions ecclésiastiques peuvent se tromper. On peut même nier toute relation entre l’Eglise fondée à la croix, l’Eglise du symbole des apôtres et les organismes ecclésiastiques qui constituent le christianisme institutionnel et que certains désignent comme des églises avec une minuscule pour faire la différence avec la vraie Eglise avec un "E" majuscule. Que les Eglises ne soient pas à la hauteur de l’Evangile, si j’ose dire, est de tout temps. Lorsque nous lisons le Nouveau Testament nous constatons que, dès les origines, dès que le mot Eglise se trouve utilisé, il l’est à propos de communautés chrétiennes dont nous apprenons, à la lecture des lettres qui leur sont adressées, qu’elles n’ont rien d’idylliques. Elles connaissent des luttes nées de rivalités entre personnes, des dissensions et scissions dues à l’esprit de jugement, des errements dans la manière dont la foi est prêchée et enseignée. La distance est grande avec l’idéal d’une vraie communauté animée pleinement par le souffle de l’Esprit, vivant sans défaillance la vérité de l’Evangile dans l’amour fraternel qui unit ceux que le Christ a rassemblés pour qu’ils constituent sa nouvelle famille. Conscients de cette distance entre les Eglises, groupes sociaux sujets aux difficultés et défaillances de tout groupe social, et ce que devrait être une communauté pleinement fidèle, la théologie protestante a souvent distingué entre l’Eglise invisible, une et sainte, et l’Eglise visible, en fait les Eglises concrètes, inscrites dans la société, dans l’histoire. L’Eglise invisible seule correspondrait pleinement à cette communauté fondée, d’après l’évangile de Jean, par le Christ en croix, rassemblant les vrais croyants à travers les âges et à travers l’espace. Les Eglises visibles seraient des institutions ecclésiastiques, indispensables à la transmission de l’Evangile, mais qui ne sauraient se prendre pour la vraie Eglise du Christ. Cette distinction entre Eglise invisible et Eglises visibles me laisse perplexe. Certes, l’Eglise a bien une dimension invisible, celle que constitue la communion en Christ de tous ceux que le Seigneur appelle à son service, cette communion que la mort elle-même ne saurait détruire. Mais l’Eglise ne peut être amputée de sa dimension visible. Il est dans sa nature même qu’elle soit présente dans ce monde, présente dans la société et dans l’histoire, car sa raison d’être, sa mission, c’est précisément de vivre dans ce monde la louange de la grâce et de l’amour de Dieu, d’être dans ce monde témoin du Christ. Les institutions et organismes ecclésiastiques sont bien, je le crois, l’Eglise née de l’initiative du Christ selon Saint Jean. Et, comme l’homme Jésus parcourait les routes de Galilée et de Judée pour y proclamer à tous l’Evangile du Royaume, ces institutions et organismes sont appelés à vivre au vu et au su de tous leur foi et leur espérance. L’Eglise doit "prendre corps" comme groupe social parmi les autres groupes sociaux, comme Jésus a été un homme parmi les autres. Le fait que l’Eglise s’organise en institutions est une donnée de son existence. C’est, dans ces réalités visibles, qu’elle doit exprimer la vie spirituelle qui l’anime. Le défi que nous avons à relever, c’est celui qui consiste à vivre nos institutions ecclésiales pour ce qu’elles sont dans la foi : l’Eglise du Christ. A l’échelon local, d’abord et avant tout, car c’est d’abord là que la communauté chrétienne prend corps. Participer à la vie d’une paroisse, c’est être membre de la communauté du Christ ; c’est lui qui y accueille chacun, lui qui lie les uns aux autres pour que tous constituent une Eglise locale qui témoigne qu’il est le Seigneur et le Sauveur du monde. Les organisations ecclésiastiques régionales, nationales, voire internationales, n’ont pas d’autre raison d’être que de contribuer aussi, pour leur part, à la construction d’une communauté qui, en transgressant les frontières communales, régionales et nationales, manifeste qu’elle est au service de celui qui est mort sur la croix pour rassembler dans l’amour du Père l’humanité toute entière. Je termine par une réflexion en deux temps, touchant à l’œcuménisme, l’une des données, je le crois, de la fidélité des Eglises. L’Eglise est par définition multiple. Avec les progrès de la science historique, on mesure mieux que les Eglises ont toujours été diverses, divers les courants spirituels. La réflexion théologique en saisit la raison : la richesse de l’Evangile est inépuisable. La pluralité des témoignages néo-testamentaires traduit le fait que la vérité du Christ n’est pas réductible à une seule formulation théologique, une seule forme de piété, un seul type d’engagement éthique. Tenter de surmonter cette diversité, de la maîtriser pour aboutir à une structure ecclésiale unique, une seule forme de célébration dominicale, un même enseignement moral à prétention universelle, est, je le crois, une tâche impossible. Pourtant, l’unité est aussi une donnée de la vie de l’Eglise : elle n’est pas composée d’hommes et de femmes réunis par hasard, mais appelés ensemble par un même Seigneur. Comme Jésus a donné sa mère au disciple et le disciple à sa mère, dans nos communautés ecclésiales nous nous accueillons les uns les autres parce que nous sommes donnés les uns aux autres par le Christ. Et cette affirmation énonce aussi le lien qui unit les chrétiens les uns aux autres à travers l’Eglise universelle. L’unité de l’Eglise est inscrite dans son existence même, puisque cette existence est due à l’initiative de son Seigneur. Nous sommes tous, quelles que soient nos étiquettes confessionnelles, nos appartenances ecclésiales, notre pedigree huguenot, anglican, orthodoxe ou catholique romain, au bénéfice de la même grâce et au service d’une même espérance, du fait de l’initiative du Christ qui nous convoque pour son service. C’est pour les Eglises un enjeu fondamental que de savoir témoigner que le Christ nous donne de vivre divers et différents dans une unité qui nous rassemble parce que nous vivons de son amour. Comment pourrions-nous être des témoins de la grâce si nos identités diverses prenaient le pas sur l’initiative que Dieu a prise de venir à nous en son Fils Jésus-Christ ? L’œcuménisme est une donnée de notre fidélité. J’évoquai en commençant le débat entre ceux qui passeraient volontiers les structures ecclésiastiques par pertes et profits, et les affirmations massives de Calvin sur l’autorité de l’Eglise. Les institutions ecclésiales ont reçu, je le crois, leur existence et leur mission du Seigneur. Elles constituent, malgré leurs faiblesses et leurs erreurs, son Eglise. Leur mission n’est pas d’exercer un pouvoir sur les cœurs ou sur la société, mais d’attester la vérité et la puissance de l’Evangile, d’être au service d’une espérance qui transforme la manière dont on voit le présent et l’avenir de ce monde, au service de l’espérance du jour où l’humanité toute entière sera rassemblée dans l’amour du Père. Pour être fidèles à cette mission, les Eglises n’ont jamais fini de se laisser réformer, toujours à nouveau, par la Parole dont elles sont nées. Cette Parole nourrit leur espérance, trace le chemin de leur obéissance, les met en question quand elles se prennent au sérieux et les appelle à ne mettre leur confiance que dans leur seul Seigneur. |