Carême 1980 :L’ÉPREUVE DU FILSMÉDITATION DU VENDREDI SAINT : L’ÉPREUVE DU FILS Méditation du pasteur Jean-Claude Dubs
Cher amis proches ou lointains, O toi qui par l’esprit peut nous rejoindre où que nous soyons, nous te prions, Seigneur. Permet que nous puissions maintenant marquer une pause dans le cours de nos pensées et devenir attentif à ce que TU veux nous dire. Fais-nous saisir combien il serait inutile et vain de contempler une fois de plus ton Calvaire comme s’il s’agissait d’une vérité générale ! Nous lisons maintenant au chapitre 22 du livre de la Genèse les dix-huit premiers versets. Nous avions besoin d’Abraham. Nous avions besoin de lui parce qu’il existe, entre son épreuve et celle de Jésus-Christ à Vendredi Saint, plus qu’un lien d’apparence. Abraham n’est pas seulement le dépositaire d’une promesse qui aboutit à Jésus-Christ : il est aussi celui dont l’épreuve préfigure si exactement la Passion de Jésus-Christ, qu’il est devenu évident, depuis la naissance du christianisme, que ces deux histoires spirituelles ne devaient pas aller l’une sans l’autre. LE FILS DE DIEU OFFERT COMME LE FILS D’ABRAHAM 1. Genèse 22/1-2 & 18 = Jean 3/15-17 « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas... Car Dieu n’a pas envoyé son fils dans le monde pour le juger, mais afin que le monde soit sauvé par lui » (Jean 3/16-17). Il est absolument remarquable, en effet, que ce discours où Jésus explique le sens de sa propre mission ne comporte pas moins de cinq points de contact avec le récit de l’épreuve d’Abraham que nous avons en Genèse 22. Car lorsque nous observons que les deux récits concernent un Père qui doit livrer son fils unique à la mort ; que ce fils unique est dans les deux cas l’unique dépositaire des promesses de l’alliance ; dans les deux cas encore d’une promesse qui concerne le monde entier... nous ne pouvons manquer d’être intrigués par ces analogies. Mais lorsque, serrant les textes de plus près, nous constatons encore qu’il existe entre eux deux contacts de vocabulaire puisque aussi bien l’expression fils unique et l’idée de le donner de cette manière-là qui coà »te si cher à la tendresse du Père se retrouvent dans les deux textes : alors, devant ce foisonnement d’indices, nous ne pouvons que nous étonner de ne voir pas plus souvent la Passion de Jésus méditée à partir du sacrifice d’Abraham. Regardons pourtant ce Fils et ce Père quand il s’agit d’Isaac et d’Abraham ; regardons ce Fils et puis ce Père quand il s’agit de Jésus et de Dieu ; observons l’effroi de ce fils devant l’épreuve et l’accent bouleversant d’humanité qui transparaît à travers sa question angoissée : « Mon Père, voici le feu et le bois : mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » (Genèse 22/7). Et dans notre mémoire, écoutons maintenant cet autre cri, dans la nuit du jardin des Oliviers : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! ». Pouvons-nous encore douter que ces deux aventures spirituelles se répondent et qu’elles sont là , au commencement et à l’aboutissement de l’histoire du salut, pour nous interpeller au sujet de l’Amour, de la confiance et du service ? 2. L’épreuve comme scandale Voilà une vraie question qui oblige à écouter ce que le texte veut dire. Car c’est écrit, c’est lisible, c’est manifeste : le récit veut montrer qu’Abraham a été tenté de raisonner comme Catherine de Bora lisant sa Bible neuve. Abraham non plus ne comprend pas, mais alors pas du tout, comment Dieu peut lui demander d’immoler son propre fils. Et nous le voyons dans sa tentation. Nous le voyons tenté de rejeter bien loin de lui cette voix qui lui demande de renoncer à s’approprier l’enfant sur qui repose tout l’espoir du monde. Nous voyons Abraham qui revit maintenant par la pensée les grandes étapes de son histoire familiale. Il s’en souvient comme si c’était hier. Un jour, Dieu lui a dit : « Voici, je bénirai Sara, et je te donnerai d’elle aussi un fils. Je la bénirai, et elle donnera naissance à des nations » (Genèse 17/16). Abraham pense à cela, et alors il ne comprend plus comment pourrait s’accomplir cette promesse si Isaac maintenant venait à disparaître ! , Comment Isaac pourrait-il être jamais le père d’un peuple, s’il venait à être sacrifié avant d’avoir grandi et d’avoir pu faire souche ? Certes, Dieu n’est pas revenu sur cette promesse. Mais dans ce temps où il éprouve Abraham en l’obligeant à envisager d’agir à l’encontre de ce bel avenir promis ; au moment où il le pousse à agir plus encore à l’encontre de tout ce que le sentiment paternel peut susciter d’amour entre un père et un fils... à ce moment-là Abraham doute certainement de Dieu. Et certainement Abraham réentend une manière de la voix insidieuse qui déjà éprouva ses premiers parents au Jardin des Origines lorsqu’elle demandait : « Dieu a-t-il réellement dit ? ». , La Tentation, c’est exactement cela ! La tentation, c’est Abraham qui se demande, tout au long de cet interminable voyage vers le Moriyah, ce que Dieu lui a réellement dit ! Abraham, qui tout au long de ce que nous pouvons bien appeler son Calvaire ne fait que se répéter ces ordres que Dieu lui a donnés, ces promesses qu’il a reçues, ces exaucements qui l’ont émerveillés... mais qui maintenant, par intervalles, lui paraissent illusoires. La Tentation : c’est cela ! Aussi bien, et quelle que puisse être notre réticence naturelle à l’égard du Dieu de la Bible, nous ne pourrons pas être plus scandalisés ou plus choqués par cette affaire qu’Abraham ne l’est lui-même ! Ce n’est au contraire qu’en partageant ce scandale que nous serons en mesure de comprendre la tentation de se récuser, d’abjurer et de s’enfuir qui a dà » être celle d’Abraham et qui a été, par excellence, celle de Jésus-Christ avant son arrestation. Et si ces histoires terribles valent cependant la peine d’être racontées (quand même elles révoltent et affligent d’une manière indicible ceux qui de quelque manière auraient lieu de penser que Dieu leur a redemandé leur fils unique), c’est parce qu’elles nous conduisent jusqu’à l’essentiel de l’œuvre d’Abraham et de son accomplissement en Jésus-Christ. Jusqu’à leur authenticité, à leur signification profonde. 3. L’épreuve comme signe O Abraham ! O Isaac, O Christ ! C’est parce que vous êtes allés jusqu’aux limites de l’humain que votre fermeté dans l’épreuve a tant de signification pour nous ! , C’est parce que vous avez affirmé, en dépit de tous les arguments contraires, votre attachement à la justice de Dieu ; c’est parce que vous êtes allés jusqu’à cette obéissance-là , qui nous dépasse (et qui vous dépasse), que vous êtes devenus pour nous signe de ralliement et étendard. Nous reconnaissons que c’était Dieu lui-même qui inspirait votre obéissance. Et nous confessons avec saint Paul que : « C’était Dieu qui agissait en Christ, réconciliant le monde avec lui-même » (2 Corinthiens 5/19). Nous découvrons cela. Mais Jésus, pas plus qu’Isaac, ne connaissait l’issue de ce combat du croyant contre Dieu. L’un comme l’autre traversent cette agonie dans le plus complet abandon. 4. « La communion de ses souffrances » (Philippiens 3/10) « Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l’agneau » (v. 7-8). Hermann Gunkel, un critique radical du début du siècle et qu’on n’accusera donc pas de sensiblerie, ce savant remarque à ce propos : « Le narrateur a les larmes aux yeux ». Et c’est vrai. Le narrateur a beau connaître l’issue de l’épreuve. Il a beau savoir qu’au bout du compte Abraham sera reconnu comme celui qui aime Dieu au point de ne pas lui refuser son fils, et qu’Isaac sera au dernier moment épargné, il reste que le texte vit et veut nous faire vivre l’intensité du drame comme si nous en étions les personnages eux-mêmes. , A en agir autrement, ce serait comme si l’on biffait tout ce qui concerne l’arrestation, le procès et la mort de Jésus, sous prétexte qu’au matin de Pâques ce sera la joie de la résurrection ! Il y a tout au contraire une ascèse à laquelle il faut se soumettre ; un cheminement de l’esprit et du cœur par lequel nous devons nous associer aux dures étapes de ce cheminement vers le Moriyah et vers la Croix, faute de quoi nous nous priverions de toute compréhension authentique de ce que Jésus fait et de qui il est. DU MORIYAH A GEHTSÉMANÉ 1. Genèse 22/7 = Matthieu 26/39 Et ici à nouveau, le récit évangélique, au moins dans la recension qu’en donne Matthieu, s’est nourri de la méditation de l’épreuve d’Abraham. Une phrase entière, celle qui insiste sur la solitude de Jésus dans sa prière, est presque reprise mot pour mot du récit d’Abraham, où l’on avait également des témoins lointains qui devaient « s’asseoir ici » tandis que l’on irait « jusque là -bas » pour adorer. , Il est manifeste que cet évangile veut nous faire toucher du doigt combien Jésus a accompli, en allant jusqu’à la Croix, ce qui avait déjà été préfiguré par Abraham acceptant d’offrir Isaac. La méditation de la primitive église de Jérusalem, à laquelle appartient Matthieu, nous montre ici comment Jésus, victorieux d’une épreuve plus grande encore que celle d’Abraham, est fondé à devenir LE NOUVEL ABRAHAM, le nouveau point de référence vers lequel toute la communauté de la foi doit maintenant concentrer ses regards. 2. La tentation de la clandestinité Tel est le thème poignant et admirable de la triple prière que Jésus prononce à Gethsémané. Voilà comment s’exprimait chez Jésus la terrible tentation d’échapper an rendez-vous qu’il a avec son destin ! Voilà comment, perdu de doute et recru de fatigue, Jésus avoue qu’il envisage d’abandonner sa mission. Mais ses amis, manifestement, ne comprennent pas son trouble. Ni davantage quel est l’enjeu de la partie qui se joue. Jésus parle de mourir : certes. Mais tous nous mourrons un jour... Il veut prier : d’accord, mais n’est-ce pas l’heure de dormir ? Rien ne souligne mieux la solitude de Jésus dans cette épreuve que le comportement aberrant de ces disciples qui s’endorment, au moment où Jésus prie et lutte pour rester là , dans ce jardin où il sait qu’on va venir l’arrêter ! Mais nous savons aussi, parce que les écrits évangéliques nous l’ont confié, que Jésus, depuis quelques semaines, vivait comme un proscrit. Nous savons que Jésus était passé en Transjordanie (Jean 10/39-40) tandis qu’il était recherché à Jérusalem où l’on se doutait qu’il viendrait pour la Pâque. Nous savons dans quelles circonstances Jésus s’était encore arrêté à Béthanie et nous saisissons alors combien il serait facile que Jésus ce soir-là refasse en sens inverse le chemin parcouru et déjoue ses adversaires en prenant à nouveau le maquis ! 3. ...et ce qu’elle coà »te Que Jésus s’enfuie, et aussitôt la Charte du Royaume est annulée. Il ne restera plus que la suprématie de la Loi, du Devoir et de l’Ordre. Il n’y a plus que le pouvoir des bien-pensants et des nantis. Il n’y a plus de changement possible pour l’humanité, parce que Lui, le meilleur d’entre tous, n’aura pas mieux fait que les autres, et que la pesanteur, une fois encore, l’aura emporté sur la grâce. Quel cauchemar, mes amis ; quelle déconvenue ç’aurait été, si Jésus s’était finalement rendu aux raisons de l’instinct vital et de l’amour de soi-même ! Quelle déconvenue si ce fils d’Abraham avait eu pitié de lui-même plus que le patriarche n’eut pitié de son fils ! DE GETHSÉMANÉ AU NOTRE PÈRE : L’ÉPREUVE DU DISCIPLE 1. Genèse 22/7 = Matthieu 26/38 & 41 = Matthieu 6/10 & 13. Cf. Jean 12/27-28 « Veillez et priez afin que vous ne tombiez pas dans la tentation ». Ce n’est pas seulement l’exhortation que Jésus adresse aux trois disciples en cette nuit essentielle. C’est encore l’appel lancé à toute la communauté de la foi renaissante, pour que ses membres s’apprêtent à partager l’esprit de Résistance devant la facilité. 2. Etre témoins Parce qu’au moment de se demander ce qui pour nous restera de ce grand-œuvre de la foi d’Abraham et de Jésus-Christ, nous n’aurons qu’à nous laisser investir par une conscience très aiguë de ce que signifieront désormais pour nous la dernière, puis aussi la première demande du Notre Père. « Ne nous laisse pas entrer dans la Tentation », c’est en effet ce que Jésus, luttant de toutes ses forces dans son combat de Gethsémané, demande maintenant à son église endormie de réclamer pour elle-même ! Que Pierre, que Jacques, que Jean, que les impulsifs et les généreux, que les hardis comme les naïfs ne s’imaginent pas qu’ils entreront dans la condition des disciples s’ils ne « veillent » tous les jours à demander au Père de les garder de la tentation de la fuite, de l’abjuration et de l’apostasie ! « Père, glorifie ton nom ! » concluait Jésus au moment où son âme troublée l’incite à être sauvé de la mort (Jean 12/27)... « Que ton nom soit sanctifié ! », voilà ce que vous devez demander, dit Jésus aux disciples de toute la terre. 3. Prière |