Carême 1980 :L’IMPOSSIBLE ÉPREUVESECOND ENTRETIEN : L’IMPOSSIBLE ÉPREUVE Entretien animé par le pasteur Philippe de Robert
PASTEUR JEAN-CLAUDE DUBS Nous entreprenons aujourd’hui une étude pas à pas des divers aspects de l’épreuve d’Abraham. L’entretien de ce soir, qui est intitulé « L’impossible épreuve », rencontre d’emblée une énorme difficulté. Car cette épreuve porte sur le sacrifice, c’est-à -dire sur une notion que nous n’avons guère l’habitude d’évoquer sans éprouver une certaine inquiétude ou même un certain malaise. Inquiétude et malaise qui peuvent atteindre à une répulsion viscérale s’il est précisé que l’on parle de sacrifice sanglant. A regarder un peu comment les choses se passent, on constatera que ces réactions se situent à différents niveaux. , D’abord, et comme il est normal dans une société telle que la nôtre qui se dit civilisée, tout ce qui concerne le sacrifice est rejeté dans les ténèbres extérieures de l’archaïsme et des rites oubliés qu’étudie l’ethnologie. On admet que des sociétés primitives aient imaginé de conjurer toutes sortes de maux, depuis les plus bénins jusqu’aux plus graves, en essayant de se concilier les bonnes grâces de la divinité par le moyen de sacrifices variés. C’est là une concession que l’on veut bien faire au paganisme ignorant de nos lumières. , Mais quant à soi, on s’empresse de se démarquer de la divinité absolue et terrible que toutes ces notions sacrificielles accréditent. Dans ces conditions, le Dieu d’Abraham risque de se trouver relégué au rang d’une idole muette : figure horrible et repoussante d’un passé qui n’aurait plus rien à dire à l’humanité d’aujourd’hui ! Mais les choses n’en restent pas là . , Dans la foulée du regain d’intérêt suscité par les études récentes sur les liens possibles entre le sacrifice et la violence, dont il serait peut-être un exutoire, c’est la formulation elle-même de la foi chrétienne qui se trouve remise en question. Peut-on encore, et doit-on parler de la mort de Jésus en termes de sacrifice ? Et sinon, en quels termes ? Existe-t-il, en dernière analyse, une civilisation qui ne soit fondée sur l’obéissance et donc sur la capacité de sacrifice de quelques-uns ? Autant de questions que le souvenir de l’épreuve d’Abraham devrait aider à résoudre. Ecoutons à nouveau le récit de la Bible : Genèse 22, versets 1 à 10. PASTEUR PHILIPPE DE ROBERT Mais nous sommes au vingtième siècle, et ce récit est l’écho de temps très éloignés et de coutumes bien différentes des nôtres. Les sacrifices humains n’étaient peut-être pas chose inconcevable à l’époque : de fait, nous en trouvons la trace dans la Bible elle-même, et précisément sous la forme du sacrifice d’un enfant par son père. On expose dans le livre des Juges le drame de Jephté, auteur d’un vœu imprudent, s’engageant à offrir à son Dieu, en cas de victoire, la première personne qui sortirait à sa rencontre : or, ce fut sa fille unique. Ce dernier épisode évoque Agamemnon offrant sa fille Iphigénie pour rendre les dieux favorables à la flotte grecque, ou encore le roi de Crète Idoménée contraint de sacrifier son fils au retour de la guerre de Troie à la suite d’un vœu imprudent. Tous ces récits présentent cependant des faits exceptionnels : il ne s’agit jamais d’une coutume régulière et admise, et la façon dont ils nous sont rapportés fait bien sentir le jugement négatif que portent sur eux les auteurs bibliques. Ce jugement devient explicite à l’égard d’une pratique qui s’est répandue en Israël vers la fin du VIII° siècle sous des influences étrangères (soit phéniciennes, soit assyriennes) et qui consistait à « faire passer par le feu » des enfants en l’honneur d’une divinité, en particulier dans un vallon de Jérusalem dont le nom donnera la « géhenne ». Cette pratique est explicitement prohibée par les lois du Lévitique et du Deutéronome, combattue vigoureusement par le roi Josias, et vivement dénoncée par les prophètes Jérémie et Ezéchiel. Elle est ressentie non seulement comme étrangère, mais comme typiquement païenne et contraire à la volonté de Dieu : « Cela, je ne l’ai pas prescrit, je n’en ai pas parlé, je n’en ai jamais eu l’idée » proclame un oracle de Jérémie (19/5). Lecture de Genèse 22/11-14. Si nous revenons à notre récit, nous pouvons admettre que son argument, la situation d’où il tire son point de départ, est bien la possibilité de tels sacrifices dans le milieu ambiant, même s’ils étaient exceptionnels. Dans cette perspective, on y voit souvent l’expression, sous forme de récit, d’un refus du sacrifice humain en Israël, exprimé ailleurs sous forme de loi ou d’oracle prophétique. On constate que le sacrifice de l’enfant exigé d’Abraham au départ se transforme en un sacrifice d’animal, le bélier étant substitué à l’enfant. On peut mettre cette perspective en rapport avec les ordonnances selon lesquelles tout premier-né, homme ou animal, doit être consacré au Seigneur, le premier-né humain devant être racheté par le sacrifice d’un animal. Certes, Isaac n’est pas le premier-né d’Abraham, c’est Ismaël, mais il est celui de son épouse officielle, Sara. Nous aurions donc ici l’acte fondateur de ce rachat des premiers-nés. PASTEUR JEAN-CLAUDE DUBS Ceci paraît être une lecture bien marginale et sécurisante de l’épreuve d’Abraham. Au reste, les arguments classiques en faveur de cette thèse ne pèsent-ils pas tous d’un même poids. C’est ainsi qu’il est d’usage de mentionner Hiel de Béthel dont on dit généralement qu’il aurait effectué un « sacrifice de fondation » en immolant ses deux fils à la reconstruction des murailles de Jéricho. , Fort bien : mais ceci n’est qu’une interprétation. La Bible annonçait en effet (Josué 6/26) que la malédiction tomberait sur quiconque oserait relever Jéricho de ses ruines. Et la Bible constate, ailleurs, que Hiel de Béthel a perdu ses deux fils au cours des travaux. Mais le texte est trop elliptique pour qu’il soit loisible d’affirmer qu’il les ait sacrifiés. Ces morts ont pu être accidentelles. De même, le rapprochement, tout aussi traditionnel, avec la coutume de « faire passer par le feu » ne paraît pas non plus s’imposer. Il est manifeste au niveau du vocabulaire comme à celui des notions que les deux faits ne sont pas en rapport. La Genèse dit « offrir en holocauste » et non « passer par le feu » ; elle envoie Abraham sur une montagne, pas dans une vallée. Enfin le peu que l’on sache du rituel de ces cultes étrangers ne correspond pas avec les dispositions envisagées par Abraham au moment de son départ pour le Morija. Ces quelques remarques conduisent donc à penser que l’intention de cette page de la Genèse ne concerne donc pas aussi massivement qu’on a voulu le dire, la seule institution du rachat des premiers-nés par une victime de substitution. Et ne devons-nous pas nous mettre en quête d’une autre approche ? PASTEUR PHILIPPE DE ROBERT PASTEUR JEAN-CLAUDE DUBS Alors là , mais là seulement, il y a tentation pure, parce que, dans la singularité même de son épreuve Abraham est placé dans une totale absence de recours. Il ne peut pas regarder ce que d’autres auraient fait dans une situation semblable puisqu’il n’en existe pas. Il est dans une solitude si totale qu’il ne peut que demeurer suspendu à la bonté de Celui-là qui aujourd’hui le crucifie. Il ne peut, tel est son amour pour Dieu, qu’espérer contre toute espérance en attendant quand même que tienne sa promesse ce Dieu qui exige de lui l’absolu contraire de tout comportement paternel, de tout bon sens, de toute piété. L’angoisse affreuse de cette tentation est à lire dans le silence même d’Abraham qui, sans dire un seul mot, se lève de bon matin, fait les préparatifs et chemine trois jours durant avec son incommunicable secret. Aussi bien la question qui vient brà »ler nos lèvres, la question que posent nos auditeurs qui ont étudié ce texte, c’est de connaître le pourquoi de cette épreuve : Dieu savait bien ce que pensait Abraham, alors pourquoi ? La question n’est certes pas nouvelle puisque nous la trouvons, avec une esquisse de réponse, dans les Légendes des Juifs qui remontent aux premiers siècles de notre ère. Voici la substance de ce texte : « Quand Dieu commanda au père de renoncer à sacrifier Isaac, Abraham dit : Un homme en tente un autre parce qu’il ne sait pas ce qu’il y a dans le cœur de son prochain. Mais toi, tu savais sà »rement que j’étais prêt à sacrifier mon fils ! PASTEUR PHILIPPE DE ROBERT Mais ce qui pour Job apparaît comme une simple permission, destinée à relever un défi, apparaît pour Abraham comme une volonté délibérée. Les croyants de tout temps et de toute confession ont été choqués de la brutalité de cette initiative divine. C’est ainsi que le grand commentateur juif Rachi rapporte deux opinions destinées à expliquer celle-ci : selon l’une, s’inspirant de l’histoire de Job, Satan fait remarquer à Dieu qu’Abraham ne lui a jamais offert de sacrifice. « Tout ce qu’il a fait, c’était pour son fils, rétorque Dieu, mais si je lui dis : Offre-le moi en sacrifice, il ne se dérobera pas ! ». L’autre explication met en scène Ismaël se vantant auprès d’Isaac de s’être prêté volontairement à la circoncision à treize ans, alors que son frère n’a pas eu ce mérite puisqu’il l’a subie à huit jours ! A quoi Isaac répond : « Si aujourd’hui Dieu me demande de lui offrir tous mes membres, je ne me déroberai pas ! ». Les choses sont encore très différentes dans le Coran (sourate 37), où c’est en rêve qu’Abraham se voit en train de sacrifier son fils , qui, selon la tradition musulmane, est Ismaël et non Isaac. Dans le texte de la Genèse, c’est sans aucune médiation que Dieu apparaît comme l’auteur de l’épreuve, d’une épreuve sans explication et sans précédent. La tradition juive compte une dizaine d’occasions où le patriarche est éprouvé au cours de sa vie : celle-ci est la dixième tentation, l’épreuve suprême. PASTEUR JEAN-CLAUDE DUBS Le crescendo des épreuves atteint, avec la dernière, à une telle hauteur, que la bienveillance du lecteur ou de l’auditeur rejoint ici son point de rupture. Et de la préoccupation pour Abraham, de la commisération pour son épreuve et pour sa solitude, notre attention se déplace alors vers ce Dieu qui redemande ce qu’il a donné et qui, semble-t-il, à ce moment du drame, est tout proche de se parjurer. Qui donc est-il, ce Dieu qui réclame de pareils sacrifices ? PASTEUR PHILIPPE DE ROBERT Est-ce un Dieu sadique, qui joue avec les sentiments des hommes ? Un tyran capricieux, qui s’amuse de l’embarras dans lequel il plonge les siens ? Il faut poser ces questions pour aller jusqu’au bout de notre étonnement scandalisé à la première lecture de ce texte. Ce ne serait rien d’autre qu’une réédition monothéiste du comportement irresponsable des divinités de l’Olympe, et comme tel inacceptable. Mais il faut prendre garde au nom de quoi nous élevons ces objections, même tout à fait pertinentes. Avons-nous donc une image préalable de ce que Dieu devrait être, et à laquelle il devrait se conformer pour que nous l’admettions ? Doit-il répondre à des normes morales préalables qui seraient les nôtres ? Avons-nous à lui poser des conditions ? C’est le grand débat du poème de Job : après avoir formulé tant de reproches, posé tant de questions sur Dieu, c’est lui qui se fait remettre en place, et mettre en question par Dieu : « Celui qui dispute avec le Puissant a-t-il à critiquer, celui qui ergote avec Dieu voudrait-il répondre ?... Veux-tu vraiment casser mon jugement, me condamner pour te justifier ? » (Job 40/2 & 8). Lui fait écho la vive interpellation de Paul aux chrétiens de Rome (9/20) : « Qui es-tu donc, homme, pour entrer en contestation avec Dieu ? ». Car ce Dieu est tout autre qu’un Dieu humaniste qui ne serait que la projection inconsciente de nos désirs, de notre sensibilité, de notre morale ou de notre culture. C’est le Tout-Autre, souverainement libre, qui n’est pas à l’image de l’homme, mais qui peut façonner l’homme à sa propre image. PASTEUR JEAN-CLAUDE DUBS Nous avons simplement oublié en chemin que, lorsque nous parlons de Dieu, nous essayons de dire qui est celui dont nous sépare une distance infinie. Pourriez-vous essayer de préciser encore comment la Bible exprime la réalité et la proximité de ce Tout Autre ? PASTEUR PHILIPPE, DE ROBERT Lecture de Genèse 22/15-19. C’est ainsi que le Nouveau Testament a compris l’épreuve d’Abraham : « Même un mort, se disait-il, Dieu est capable de le ressusciter ; aussi, dans une sorte de préfiguration, retrouva-t-il son fils » (Hébreux 11/19). « Il est notre père devant celui en qui il a cru, le Dieu qui fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas » (Romains 4/17). Et c’est ainsi que Jésus comprend la déclaration : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » : Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants (Marc 12/27). A cause même de son caractère impossible et radical, l’épreuve d’Abraham est une rencontre du Dieu vivant. |