Carême 1937 : LE GRAND à€¦’UVRE DE DIEUL’OBEISSANCE DE LA FOINous avons été conduits à la fin de notre dernier entretien à écouter la phrase suprême du Sauveur : « Tout est accompli ». Tout : c’est-à -dire la plénitude de la justice divine est réalisée et offerte ; la décision sans appel, parce qu’elle est de Dieu, est intervenue sur toute vie qui accepte la Croix. Pâques atteste, authentifie ce salut gratuit ; par ses promesses de résurrection, elle en éclaire le contenu bienheureux, mais elle n’ajoute rien à sa réalité positive. Il faut, dans tout ce qu’on dit de l’Evangile et de la vie chrétienne, se souvenir de ce caractère décisif. Car notre plus grosse erreur serait d’imaginer que le grand œuvre de Dieu, une fois accompli, il serait nécessaire de le compléter par une œuvre humaine, fà »t-ce la plus petite œuvre ; autrement dit, d’imaginer que le salut comporte deux éléments : la part de Dieu et la part de l’homme, et qu’il est réel seulement si notre initiative vient achever ce premier, mais insuffisant accomplissement. A plus forte raison serait-il anti-biblique de considérer la foi comme le premier temps de la vie chrétienne, les œuvres en constituant le deuxième, et de prétendre séparer ces deux moments théoriquement ou pratiquement. Qu’on ne songe donc point à un schéma qui pourrait être suggéré par le titre de nos trois dernières études : à la grâce de Dieu extérieurement acquise succéderait une appropriation intérieure, la foi ; ensuite une manifestation visible de la foi, l’obéissance concrète, puis le résultat de cette décision prise et pratiquée, à savoir une nouveauté de vie, enfin comme l’aboutissement suprême, l’adhésion à l’Eglise et la participation à sa vie. Rien ne serait plus contraire à notre propos et plus ruineux des affirmations essentielles de la Révélation. On pourrait, en effet, tout aussi bien exposer inversement la signification personnelle que doit revêtir le don du salut en Jésus-Christ : dire par exemple que la décision du Calvaire consiste à nous incorporer à l’Eglise (puisque le sacrement du baptême en la mort du Christ inaugure toute vie chrétienne) et montrer comment nous ne faisons jamais, dans notre obéissance comme dans notre foi, que connaître cette grâce, déclarée avant même que notre conscience psychologique la connaisse expressément. Il n’y a pas d’itinéraire spirituel à plusieurs étapes, dont la première serait marquée par Dieu et les autres franchies par l’homme, fà »t-ce avec l’assistance de la grâce. Ce n’est pas là ce qu’entend la Bible quand elle parle de progrès. Nous aurons souvent à le rappeler et cette insistance ne tient pas à quelque théologie particulière, mais seulement à la volonté de ne rendre en rien la Croix de Christ vaine. Quand Dieu a agi en son Fils crucifié, tout est fait pour nous ; et, d’autre part, tout ce que Dieu fait en nous par Son Saint-Esprit, à chaque stade de notre communion avec Lui, c’est de nous attester ce qu’il a fait une fois pour toutes et définitivement en Son Fils crucifié. Ce sont uniquement les nécessités du discours qui veulent qu’on présente séparément et dans un certain ordre, l’œuvre unique et décisive de la grâce. De même que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont uns, de même la décision de Dieu le Père, Sa révélation en Christ le Fils, la connaissance accordée au croyant dans la communion de l’Eglise, c’est-à -dire le Saint-Esprit, ne sauraient être disjointes, même si elles doivent être distinguées quand on les expose. Nous le verrons aujourd’hui en étudiant les rapports de la foi et des œuvres ou, si l’on veut, de l’Evangile et de la Loi. Nous examinerons successivement la signification du pardon divin, les exigences de la foi, la nécessité des œuvres. * * *Dieu nous pardonne en Christ, « mort pour nos offenses, ressuscité pour notre justification » (Romains 4/25). Que veut dire cette affirmation centrale dont nous avons, dans notre étude précédente, exposé à grands traits la portée ? D’abord elle annonce, ou plutôt elle dénonce le radicalisme du péché. Non seulement elle confirme ce que savaient déjà scribes et pharisiens quand ils se scandalisaient de voir Jésus absoudre un paralytique : « Qui peut pardonner les péchés que Dieu seul ? » (Marc 2/7), mais elle révèle ce qu’il en coà »te à Dieu de pardonner. S’il faut le Fils unique pour porter le poids de la faute humaine, et si ce poids l’accable jusqu’à l’inconcevable mystère de sa mort, c’est bien que Dieu juge notre révolte avec une rigueur absolue ; c’est bien que ses yeux, « trop purs pour voir le mal » (Habacuc 1/13), ne voient dans notre révolte que de l’inacceptable. Quand les Juifs s’écrient : « Il mérite la mort », ils prononcent sans s’en douter un juste verdict, le jugement de Dieu lui-même qui a dit : « Le salaire du péché, c’est la mort » (Romains 6/23) ; ils ignorent seulement que ce verdict devrait les frapper, eux, nous tous, et non pas celui qui va le subir à leur place, à notre place. Donc, pour Dieu, le péché n’est pas l’erreur vénielle d’un être irresponsable, c’est ce qu’Il doit châtier mortellement. La longue patience qui a laissé subsister l’humanité tout entière, le peuple élu constamment rebelle, qui laisse subsister chacune de nos vies désobéissantes ne saurait nous faire illusion. Elle n’est pas une complaisance que la grandeur souveraine consentirait, parce que tout ce que nous sommes et tout ce que nous faisons est trop infime pour lui porter atteinte. Elle est le temps que la miséricorde veut bien nous accorder pour nous repentir, c’est-à -dire pour nous accuser nous-mêmes, pour croire, et obéir : un temps précieux parce qu’il ne durera pas toujours. Comme dit l’apôtre Pierre : « Dieu use de patience envers vous, voulant que personne ne périsse, mais que tous viennent à la repentance. Le jour du Seigneur viendra comme un voleur » (2 Pierre 3/9). Oui, Dieu prend au sérieux cette culpabilité humaine qui exige pour Lui la mort de Son Fils bien-aimé ; Il la prend autant au sérieux que cette mort elle-même. Telle est la première signification du pardon de Dieu, en Jésus-Christ. * * *Mais dans cet acte de grâce il est un aspect tout aussi essentiel, trop souvent négligé. Et c’est qu’en l’accomplissant , et à quel prix ! , Dieu déclare une guerre mortelle au péché. Il ne se borne pas à l’anéantir dans ses conséquences, Il l’attaque de front dans sa réalité orgueilleuse. Il fait plus que le refuser, Il en triomphe. Ce n’est point là une lutte quasi fantomatique livrée contre une réalité équivoque au fond de l’âme humaine : c’est le combat contre un ennemi personnel, contre une volonté formidable, contre le Malin dont nous sommes à la fois les victimes et les complices. Jésus-Christ a été parfaitement explicite à cet égard. Sa vie est une offensive contre le Prince de ce monde. Quand il guérit, quand il délivre, c’est contre Satan. Quand il prédit sa mort (Luc 9/22), qu’il définira au Jardin des Oliviers « l’heure de la Puissance des ténèbres » (Luc 22/53), il s’écrie : « Le Prince de ce monde sera jeté dehors » (Jean 12/31). Ainsi, dans la perspective de la Révélation biblique, le grand œuvre de Dieu ne consiste pas dans une oisive absolution céleste, dont la Croix serait seulement la manifestation temporelle, c’est le drame réel d’une bataille, où Dieu s’engage parce qu’il nous y voit engagés, périlleusement engagés. L’ennemi n’est pas seulement l’adversaire d’une Toute Puissance, contre laquelle en fait il est impuissant, c’est notre ennemi qui, depuis les jours de la Genèse, s’acharne à ravir la créature à son Créateur, les enfants aimés de Dieu à l’amour de leur Père. Paul exprimera à de nombreuses reprises ce cadre grandiose et effrayant de notre histoire telle que Dieu la voit, le cadre où il faut situer la Croix et Pâques pour en connaître le vrai sens ; il dira des phrases mystérieuses sur les luttes diaboliques qui se déroulent silencieusement autour de nous et dont nous sommes l’enjeu. « Au reste, fortifiez-vous dans le Seigneur, et par sa force toute-puissante. Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes » (Ephésiens 6/10-12). Oui, le pardon de Dieu, c’est l’acte par lequel il détruit à jamais le pouvoir du Malin qui nous lie dans le péché. Tel est son deuxième sens. * * *Et ceci m’amène à sa troisième et plus profonde signification : il est la revendication souveraine de l’Amour de Dieu. Si nous lisions seulement le récit de la Genèse ou le message prophétique, ou l’Evangile sans la Croix, peut-être pourrions-nous méconnaître le motif de la décision éternelle dont nous sommes l’objet. Avec les courtes vues de notre égoïsme, capable seulement d’aimer pour s’annexer ceux qu’il aime, nous pourrions imaginer en Dieu une volonté de se glorifier à nos dépens. Au Calvaire, nous apprenons pourquoi Il nous a créés, pourquoi Il a laissé subsister notre rébellion, pourquoi Il nous cherche jusqu’à ce qu’Il nous ait trouvés. Non pas parce que notre absence ferait défaut à Sa majesté, ou parce que Sa divinité serait incomplète sans notre présence, comme un triomphateur victorieux a besoin de vaincus pour attester l’étendue de sa puissance. Si Dieu a besoin de nous, c’est pour nous aimer ; s’Il nous veut, c’est qu’il a librement fait consister Sa gloire « à nous donner toutes choses en même temps qu’il nous donne Son Fils, avec Son Fils » (cf. Romains 8/32). Ainsi tous les aspects de la grâce nous sont révélés. Elle est toujours Amour. Mais elle nous aime de deux façons, qui sont une seule et unique volonté de Dieu : celle de ne pas nous perdre. Deux façons antagonistes seulement en apparence : le pardon de l’Evangile, l’exigence de la Loi. « Tu nous as faits pour toi », dit Saint Augustin. Et Dieu aussi le dit, en oubliant la désobéissance dans le pardon et en réclamant dans le commandement l’obéissance. Quand Il donne tout, c’est qu’il veut tout. Et ce qui compte pour Lui, ce n’est, en dernière analyse, ni la désobéissance, ni l’obéissance, c’est nous. * * *Ceci nous amène à une deuxième considération. Qu’est-ce que la foi dans la perspective de ce pardon-là ? Je veux dire non pas de n’importe quel pardon, mais de celui que Dieu nous accorde en Christ et dont nous venons d’indiquer la signification pour Dieu. Nous n’avons, pour définir la foi en ce pardon, qu’à reprendre les trois sens que Dieu Lui-même accorde à Son grand œuvre en Christ. La foi, c’est d’abord la confession de notre péché comme étant le péché qui met le Christ en Croix. Ainsi non pas la confession de ces petites ou de ces grandes fautes dont nous pourrions faire la liste et dont nous saurions nous repentir équitablement, proportionnellement à leur gravité. Vous savez, cette tentation toujours renaissante de peser nos transgressions sur les balances faussées de notre justice humaine... « Je n’ai pas tant à me reprocher ! » dit-on. Comme si c’était à nous de nous reprocher nos offenses : elles ne sont pas contre nous-mêmes. , « On n’offense que Dieu qui seul pardonne », disait le pauvre Verlaine !... Ou encore « Je ne fais de mal à personne !... ». Comme si nous savions ce que c’est que le mal d’autrui, quand nous ignorons ce qu’est notre mal et celui que nous nous faisons à nous-mêmes. Vous savez aussi notre conscience tranquille , ce que nous appelons la joie du devoir accompli , et toutes les formes du pharisaïsme intérieur. Vous savez notre façon de traiter toujours Dieu comme Celui qui nous doit quelque chose, le bonheur comme nous le désirons, qui nous doit tout. Vous savez nos multiples « pourquois » qui sont toujours en fin de compte des reproches adressés à la générosité divine qui ne nous fait pas droit suffisamment. Bref, tout cet aveuglement surnaturel où nous nous jouons la comédie de notre propre justice... évitant ainsi, pour notre malheur, la grâce de la justice divine. En face de tant de misère, le pardon de Dieu, c’est la Voix qui nous demande de croire notre péché, tant nous sommes incapables de le connaître parce qu’il est devenu nous-même. Mais c’est aussi la Voix qui nous le fait connaître quand nous le croyons et quand nous regardons à Celui qui nous le remet. C’est une Voix qui, en nous déclarant absous, nous fait nous accuser. Chaque dimanche nous répétons : « Accorde-nous les grâces de Ton Saint-Esprit, afin que nous reconnaissions de plus en plus nos fautes... ». Oui, il faut les grâces du Saint-Esprit , c’est-à -dire de l’Esprit de Jésus- Christ mort pour nous et de Dieu qui était en Christ réconciliant le monde avec lui-même , il faut ces grâces-là pour que nous découvrions la faute que nous ne pouvons pas reconnaître par nous-mêmes ! Dès lors, la foi, c’est d’abord de nous laisser dire par cette Voix les dimensions, la profondeur de notre perdition, c’est de laisser cette lumière de l’Esprit éclairer les ténèbres où nous poursuivons nos œuvres mauvaises. Quand nous avons cette foi-là , notre vie prend un relief inattendu ! Nous ne pouvons plus demeurer seuls avec nos bonnes ou nos mauvaises actions, pour les juger nous-mêmes et, ensuite seulement, les offrir au jugement de Dieu, afin qu’il ratifie nos appréciations. Nous ne pouvons plus nous chercher dans quelque investigation intérieure et nous traduire nous-mêmes à la barre de notre tribunal. Car notre tribunal ne connaît ni l’acte d’accusation, ni les témoignages à charge. Toujours entre nous et nous-même, entre nous et le tribunal, celui de la justice divine, il faut qu’intervienne le grand témoin à charge, qui ruine nos alibis et nos circonstances atténuantes, qui découvre les préméditations , précis et redoutable témoin, d’autant plus redoutable qu’il n’est pas prévenu contre nous, qu’il nous est favorable, qu’il veut notre acquittement. Nos antécédents, il les connaît mieux que nous ; notre responsabilité, il ne l’atténue pas ; nos victimes il les énumère tellement plus nombreuses que nous ne le soupçonnions , et la plus grande d’entre elles, c’est Lui. Au cours de ce procès (je n’ai pas arbitrairement choisi cette image ; l’Ancien Testament a eu souvent recours à elle pour définir les relations de Dieu avec son peuple. Cf. Osée 4/1, Michée 6/2), tandis que ce témoignage se poursuit, il se poursuit sans interruption et sans terme , tous les arguments de notre défense se dérobent. Et il faut que nous arrivions à lui donner raison , raison contre nous. « Devant Dieu, dit Kierkegaard (et il faut dire : devant Dieu en Christ), l’homme a toujours tort ». Mais il faut le répéter, ce procès est étonnant, ce tribunal singulier : le témoin à charge y est avocat et aussi victime ! (en attendant qu’en dernier recours il devienne le juge). Cependant, le plus étonnant, c’est que nous connaissons d’avance le verdict : il est d’acquittement. Or, c’est cet acquittement qui nous fait sans cesse p1us coupables en rendant inutile toute plaidoirie que nous pourrions présenter. Car l’arrêt de la cour n’est pas une application de la Loi, c’est un grâciement de pure démence. S’il n’était pas cela, il ne pourrait être que de condamnation capitale. , La foi, c’est d’entendre en même temps ce témoignage qui nous accable et ce verdict qui nous fait grâce. C’est, en d’autres termes, de ne plus pouvoir avoir bonne conscience, tout en ne cessant pas d’avoir la paix, c’est de savoir que notre seule bonne conscience possible, c’est la paix de Dieu, la paix que Dieu a faite avec nous et qu’Il nous donne en Christ. Et certes, je sais combien paradoxal, absurde, peut paraître cet aspect de la foi. Je sais combien ces deux révélations : culpabilité absolue, grâce absolue, sont inconciliables pour notre jugement intellectuel et moral, exclusives l’une de l’autre. Peu importe ! C’est le paradoxe de la foi. Il ne faut pas vouloir le résoudre en supprimant l’une de ces deux révélations ou en les reliant artificiellement. Car elles sont aussi rigoureusement liées qu’antagonistes, et c’est ce lien qui est le grand œuvre de l’Amour divin. En tout cas, il ne faut pas prétendre expliquer et justifier l’absolu de la grâce en disant de quelque façon que ce soit, que la culpabilité n’est pas absolue. Eternelle tentative, éternelle tentation de l’homme qui ne peut pas se résigner à ne pas se sauver lui-même, à ne pas ajouter ses œuvres à la grâce pour mériter la faveur divine. C’est contre cette adjonction que Paul a protesté avec force dans l’épître aux Galates, montrant que si les œuvres interviennent, à un moment quelconque, dans le procès de l’homme avec Dieu, c’est le code de la justice des œuvres qui sera appliqué ; nous serons privés absolument de la grâce, soumis à la rigueur de la Loi et, en fin de compte, condamnés sans appel. * * *Mais sans doute pénètrera-t-on mieux ce mystère, la joie de ce mystère, en soulignant le deuxième aspect de la foi. Dans son pardon, avons-nous dit, Dieu déclare une guerre mortelle au péché. C’est pour en triompher complètement qu’il l’absout au Calvaire. Croire au pardon, ce sera donc engager le même combat que Dieu. A vrai dire, c’est le sérieux avec lequel nous entreprenons cette lutte qui atteste si nous croyons ou non au pardon gratuit. Car le péché, nous savons désormais qu’il est impossible de le nier, ou d’en diminuer la gravité. Nous le voyons désormais comme Dieu le voit : c’est-à -dire comme ce que Sa Sainteté ne peut pas voir. Nous le considérons comme Il le considère, c’est-à -dire comme ce qu’Il ne peut pas tolérer. Nous y découvrons non pas seulement notre œuvre, mais aussi une œuvre de notre ennemi, autant que de l’adversaire de Dieu. Nous commençons de le haïr et non plus seulement de le désirer. Il n’est pas seulement notre passé qu’il faut anéantir, il est notre présent qu’il faut attaquer. Il n’est pas au fond de nous-même quelque vague « impuissance à faire le bien », un legs de nos hérédités, notre condition qu’on ne peut changer ; il nous affronte comme un guerrier qui veut nous vaincre avec sa force et ses ruses, et que nous affrontons, avec la même décision que lui de ne pas échanger, dans ce duel à mort, quelques balles sans résultat. Ici encore, apparaît le paradoxe, l’absurde. Car l’issue victorieuse du combat est sà »re. Mais c’est précisément parce que la victoire est sà »re qu’il faut livrer le combat, gravement, furieusement ; davantage, c’est parce qu’elle est sà »re que nous avons envie de le livrer, que nous ne nous dérobons pas. Et c’est aussi parce que cette œuvre est sà »re que nous combattons joyeusement, que la foi est un bon combat (1 Timothée 6/12). Notre ardeur est à la mesure de notre confiance. Nous aussi, comme Jésus, nous voyons de notre ciel « tomber Satan tel un éclair » (Luc 10/18) et c’est pourquoi nous bataillons contre cet ennemi vaincu. Images guerrières ! Elles sont celles qui conviennent à la foi qui croit au pardon gratuit, c’est-à -dire à la victoire de Dieu. « Grâces soient rendues à Dieu, s’écrie Saint Paul, qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soyez fermes, inébranlables, progressant toujours dans l’œuvre du Seigneur » (1 Corinthiens 15/57-58). Ecoutez bien ces derniers mots : il faut être fermes, inébranlables, parce que la victoire nous est donnée, et que cette victoire c’est l’œuvre du Seigneur, l’œuvre accomplie. Ce n’est pas notre œuvre, c’est la Sienne. Et elle a triomphé de tout, même de la mort, dit l’apôtre dans le même passage. Elle n’est pas au terme de nos batailles : elle est, dès notre premier engagement, entièrement terminée. Mais c’est justement pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous engager à fond. « Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement puisque c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire » (Philippiens 2/12-13). Ne comprendront jamais ce paradoxe ceux qui voudraient qu’il ne fà »t pas un paradoxe de la foi, mais seulement une contradiction de la sagesse humaine. Pas davantage que ne pourront jamais s’accuser de leur péché ceux qui ne le savent pas pardonné. Mais le croyant, lui, comprend. Et il revêt toutes les armes de la foi dont parle la lettre aux Ephésiens après avoir évoqué le péril extrême des embà »ches du Diable (Ephésiens 6/10-17). Ce sont les armes de la foi et non du bon sens. Mais ce sont des armes qui doivent servir et qui servent... Nous ne dirons donc pas, nous ne pourrons donc pas dire : « Péchons pour que la grâce abonde » , Dieu nous en garde ! Nous dirons : « Nous qui sommes morts au péché , par le pardon , comment vivrions-nous encore dans le péché ? » (Romains 6/1 et 2). Ce caractère combatif et triomphant de la foi doit apparaître également dans notre assurance du pardon. Car s’il y a des âmes pour imaginer une foi qui les laisserait dans leur farniente ou dans leur tolérance du péché, il en est d’autres qui ne réussissent pas à croire que leur péché soit oublié, leur iniquité expiée. Eclairée à la lumière de la Croix, leur vie est devenue ténèbres, des ténèbres où elles s’enfoncent et se désespèrent. Leur mémoire réveillée, leur conscience rendue chaque jour plus sensible les excluent de la joie. Elles ne parviennent point à s’oublier. Et pourtant Dieu a oublié tout ce qu’il faut oublier. Christ est vainqueur du mal qui le fait mourir. Serait-ce encore croire en Dieu, croire en Jésus-Christ, de douter , cette fois d’une autre façon , que l’œuvre du Seigneur soit accomplie ? C’est l’œuvre du Seigneur, il faut toujours se remettre à le croire. N’avoir aucun autre Seigneur que Lui pour nous sauver, certes ! Mais ne pas douter qu’Il soit souverain dans tout ce qu’il fait, pleinement, totalement et jusqu’au bout : donc ne pas croire que lorsqu’Il pardonne, il y ait encore quelque chose d’impardonnable ou d’impardonné ! Le même sérieux avec lequel nous acceptons que le péché est radical, nous devons l’apporter à savoir que la grâce est radicale. Le même sérieux avec lequel nous confessons que nous sommes « nés dans la corruption, incapables par nous-mêmes de faire le bien, que nous attirons sur nous, par le juste jugement de Dieu, la condamnation et la mort », nous devons l’apporter à confesser avec joie qu’« il n’y a plus de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ » (Romains 8/1). Le même sérieux avec lequel nous nous sentons obligés de combattre Satan, nous devons l’apporter à le savoir sans force contre nous. Et tout ceci c’est encore la foi. * * *Tous ces aspects de la foi, confession du péché, lutte contre le péché et assurance du pardon, se résument en un troisième trait qui la désigne quand elle est la foi chrétienne : elle est obéissance ; c’est-à -dire qu’elle est toujours référée à autre chose qu’elle-même, qu’elle regarde à son Seigneur, et non pas à sa propre perfection ou imperfection, qu’elle est acceptation d’une dépendance, renoncement à se diriger ou à se sauver soi-même. C’est pourquoi la foi s’attache à l’obéissance de Jésus-Christ en deux sens qu’on ne peut dissocier comme à son modèle et comme à son salut. Comme à son modèle ! Elle ne connaît Dieu qu’en Christ, mais Christ, c’est « celui qui, bien qu’étant le Fils, a appris l’obéissance par les choses qu’il a souffertes » (Hébreux 5/8), « celui qui s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et même la mort de la Croix » (Philippiens 2/8). Christ, c’est « celui dont la nourriture est de faire la volonté de son Père » (Jean 4/34), et non pas comme nous l’imaginons à contre-temps celui qui se nourrit de sa volonté propre pour faire ensuite la volonté de Dieu. Mais si la foi trouve dans l’obéissance de Jésus son modèle, c’est qu’elle peut s’attacher à cette obéissance comme à son salut. Elle obéit en croyant à l’obéissance de Jésus, en acceptant cette obéissance étrangère, vicaire. Ici encore, ici toujours, c’est Jésus-Christ qui nous sauve. Et s’il nous sauve, c’est par ce que Lui fait : Lui, Lui seul. , Mais encore, dit notre cœur naturel, qui a tant de peine à admettre que, lorsque Dieu opère en nous le vouloir et le faire, ce soient vraiment notre vouloir et notre faire, que sera alors notre obéissance ? Elle consistera tout simplement à recevoir la Loi de Dieu comme un Evangile, Son commandement comme une grâce. Peut-être est-ce là la plus profonde intelligence de l’Evangile que la Réforme calviniste nous ait rendue, et peut-être celle que nous devons particulièrement recouvrer. Pour nous, hommes naturels, quand, dans le Décalogue, ou plus expressément dans le Sommaire de la Loi, Dieu nous réclame tout, c’est toujours comme s’Il venait à nous avec des exigences impossibles de souverain ; et que l’office unique, la Loi, ce soit de nous acculer à l’aveu de notre misère, de nous contraindre à accepter un salut gratuit. Il est bien vrai que c’est l’ordre de Dieu, son ordre souverain, sans complaisance ni faiblesse, qui nous fait reconnaître que nous ne pouvons pas nous sauver nous-mêmes ; car nous constatons bien que nous n’accomplissons pas cet ordre. Il est bien vrai que la Loi devient ainsi le dur « pédagogue qui nous conduit à Christ » (Galates 3/24) et que la puissance de Dieu est au terme de notre impuissance. Et il est bien vrai qu’il doit en être ainsi à tous les moments de notre vie chrétienne (et non pas seulement dans les prolégomènes, les stades préparatoires de notre conversion) , à tous les moments où nos convoitises naturelles ont besoin d’être découvertes et vaincues dans l’absolu du pardon. Il est vrai que les phrases étranges de Saint Paul dans la lettre aux Romains sont celles d’un chrétien et non d’un païen : « Autrefois quand j’étais sans loi, je vivais ; mais le commandement étant venu, le péché a pris vie, et moi, je suis mort ; et il s’est trouvé que le commandement même qui devait me donner la vie m’a donné la mort, car le péché, ayant saisi l’occasion, m’a séduit par le commandement, et m’a donné la mort par ce commandement même » (7/9-11). , Mais il est tout aussi vrai que Dieu ne nous donne pas seulement ses ordres pour nous « enfermer dans la désobéissance », qu’Il nous les donne par Amour, par le même Amour qui nous justifie gratuitement, par lequel Il veut nous « faire miséricorde à tous » (Romains 11/32). Pour le croyant, la Loi n’est plus seulement l’inflexible rigueur qui nous juge et nous condamne, elle est aussi l’Evangile, c’est-à -dire la revendication de l’Amour. Il faut en discerner l’intention qui est aussi de nous garder de la perdition, et non pas seulement de nous la montrer. Je prendrai un exemple pour éclairer tout ceci. Dieu nous interdit dans le premier commandement « d’avoir aucun autre dieu devant Sa face » (Exode 20/3). Et quand nous écoutons sérieusement cet ordre, notre premier mouvement est de découvrir toutes nos idoles, secrètes ou patentes, Amour de nous-même, amour de notre argent, amour de nos succès humains, passions politiques et sociales qui nous font haïr, veaux d’or et idéals humains soi-disant sauveurs, tous nos faux dieux sont dévoilés dans cette lumière : nous ne pouvons plus nous tromper sur ce qu’ils sont. Nous ne pouvons surtout plus ignorer combien ils nous sont chers, précieux par-dessus tout, par-dessus Dieu, et nous découvrons avec effroi que nous déprendre de l’attachement qui nous lie à eux est impossible humainement, ce serait mourir ! Alors la Croix se dresse avec le vrai Dieu qui y meurt. Et elle nous dit ceci : s’il y meurt, c’est parce que nous avons, parce que nous gardons, nous ne pouvons pas ne pas garder tous nos faux dieux. Mais elle nous dit aussi que nous sommes absous du péché de les aimer tant, si invinciblement. Elle nous gracie. Pourquoi ? Parce que Celui qui la subit à notre place n’a, Lui, jamais eu de faux dieux, que, dès le début de son ministère, à la parole de Satan : « Adore-moi, et ton œuvre divine sera assurée », il a répondu : « Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et c’est à Lui seul que tu rendras un culte » (Luc 4/8). Le rôle du commandement en tout ceci a été de nous convaincre de désobéissance pour nous donner confiance en l’obéissance vicaire de Jésus-Christ. , Mais, sans que rien de tout cela soit supprimé, diminué, au chrétien qui se confie en l’obéissance vicaire de Jésus-Christ et rien qu’en elle, la Croix découvre, dans le pardon qu’il reçoit, la véritable intention du Dieu du Sinaï et du Sermon sur la montagne, et donc l’intention de la Loi. Elle découvre qu’en nous interdisant les idoles, Dieu ne veut pas mettre des conditions à notre salut ; qu’Il veut ici comme toujours, comme au Calvaire, une seule chose : nous sauver. S’il défend que nous nous attachions à ces dieux, c’est parce qu’ils sont faux, incapables de nous délivrer. Oui, le chrétien qui croit au pardon de la Croix reçoit la Loi de Dieu, si dure qu’elle lui paraisse, comme une grâce, et il peut répéter véridiquement l’admirable Psaume 119, celui que Pascal se récitait chaque jour, avec son refrain : « J’aime ta loi ». Ainsi en est-il de tous les commandements de Dieu : ils nous contraignent à recourir uniquement à la miséricorde, mais ils nous racontent aussi, à leur façon, la miséricorde qui nous est faite ; ils réclament notre obéissance comme une reconnaissance. * * *D’où la nécessité de l’obéissance. Car elle est nécessaire. Il faut qu’elle ne soit pas une velléité ou l’idée de l’obéissance, mais une réalité vécue : en langage théologique, ou plus exactement biblique, il faut que nos œuvres existent, afin que, comme Jésus l’a dit, « ceux qui les voient glorifient votre Père qui est dans les cieux » (Matthieu 5/16). (Naturellement ceci exclut que nous les leur montrions de façon à ce que personne ait la moindre idée de nous glorifier, nous). La foi et les œuvres ! On sait comment ces deux termes reviennent souvent, et non pas seulement dans les controverses entre le catholicisme et les héritiers de la Réforme. On se rappelle les inquiétudes de Luther quant à la lettre de Jacques, l’épître « de paille » dont le champion du Sola fide trouvait dangereuse la présence dans le canon. Et on sait aussi combien chez beaucoup de protestants, étrangement, les œuvres ont peu à peu rejeté la foi dans l’ombre, ou comment , ce qui est pire ! , ces protestants en sont venus à faire de la foi une œuvre méritoire ! Qu’eu est-il donc des œuvres, selon la Réforme ou plutôt selon la Bible ? On peut les définir d’un seul mot : elles sont la forme que doit revêtir notre foi. Mais encore faut-il expliquer cette définition. Insistons d’abord plus explicitement sur leur nécessité. Sans les œuvres la foi est morte, c’est-à -dire tout simplement : elle n’existe pas. Une foi sans œuvres n’est pas une foi à qui il manque quelque chose ; c’est tout uniment de l’incrédulité, une incrédulité qui ne diffère des autres formes d’absence de foi que par son hypocrisie. Cette nécessité de l’obéissance montre qu’on ne saurait dissocier la foi des œuvres, comme on dissocie la cause de l’effet, le fait de ses conséquences. Redisons-le, dans la vie chrétienne il n’y a pas deux moments : celui où l’on croit et celui où l’on obéit, avec la possibilité de vivre séparément chacun de ces moments. Si une distinction était possible , non une dissociation , il faudrait dire non pas les œuvres précèdent la foi, mais bien, selon la formule de Calvin : « La foi naît de l’obéissance ». N’est-ce pas ce que Jésus enseignait dans le verset paradoxal : « Si quelqu’un veut faire la volonté de Celui qui m’a envoyé, il connaîtra que ma doctrine est de Dieu » (Jean 7/17) ? A vrai dire, les deux réalités sont conjointes. La foi est une foi qui œuvre, et les œuvres sont toujours œuvres de la foi, et non pas des actions indépendantes qu’on pourrait rattacher à la foi ou déduire d’elle. Mais il faut dire aussi que ces œuvres de la foi sont la forme visible d’une foi particulière, de la foi au pardon de Dieu en Christ. Ici, nous reprendrons le mot de reconnaissance. ™uvres de reconnaissance, c’est-à -dire qui reconnaissent que Dieu a d’avance tout fait pour nous et qu’Il sera toujours celui qui prévient notre désobéissance , et nos obéissances , par l’obéissance vicaire de son Fils. ™uvres de reconnaissance parce que celui qui les accomplit ne saurait y voir qu’un sacrifice de louanges et jamais un sacrifice propitiatoire, c’est-à -dire qui nous concilie la faveur de Dieu. Donc et tout simplement des œuvres jamais et à aucun degré méritoires. Car notre seul mérite, c’est de n’en avoir pas, de n’en vouloir produire aucun, c’est de croire au seul et unique mérite de Jésus-Christ, qui ne saurait être transféré à nos œuvres. (La différence entre le Catholicisme et la Réforme n’est pas dans l’affirmation de la nécessité des œuvres : l’une et l’autre confession la soutiennent également. Mais pour la doctrine romaine, nos œuvres peuvent devenir méritoires en Jésus-Christ ; pour le protestantisme, elles ne sont jamais que les œuvres du serviteur inutile). ™uvres de reconnaissance parce que Dieu ne les accepte que par miséricorde, que leur valeur n’est point en elles-mêmes, mais dans leur intention désintéressée, dans la défiance que nous avons d’elles ; plus, dans la conviction où nous sommes qu’elles ne peuvent être agréées que par le pardon, comme tout le reste de notre vie. Car ces œuvres, si chrétiennes soient-elles, sont des œuvres de pécheur, donc pécheresses, donc inacceptables par la Justice souveraine. Et cependant, par amour, Dieu les accueille parce qu’Il y discerne l’humble intention de Lui plaire, selon le beau mot biblique, le désir de « Lui être agréable ». Voici comment un grand théologien définit cette reconnaissance chrétienne à quoi se réduisent les œuvres : « La gratitude ne consiste pas en quelque action par laquelle l’homme penserait pouvoir rendre à Dieu l’équivalent de ce que Dieu a donné. Ce ne serait plus de la reconnaissance, mais bien de l’esprit mercantile. La vraie reconnaissance, c’est celle de quiconque confesse : Dieu m’a donné ceci que je ne peux ni ne dois Lui rendre par une valeur équivalente. Car la vraie reconnaissance aperçoit toujours dans un cadeau quelque chose de grand à l’infini. Elle sait qu’elle n’a qu’une possibilité : donner quelque chose à son tour. Ici, quelque chose qui veuille dire à Dieu : j’ai compris Ton intention, j’ai compris ce que Tu penses, je me réjouis que Tu m’aimes, je me sens obligé envers Toi ; et maintenant, autant qu’il est en mon pouvoir, je veux me le répéter. Cette répétition que nous faisons à nous-mêmes de la bonté de Dieu, cette reconnaissance, c’est le seul sacrifice que nous puissions offrir. Cela ne signifie pas que nous fassions quelque chose de divin car ce que Dieu fait pour nous est infini , cela signifie seulement que nous voulons dire à Dieu : j’ai compris, j’ai entendu, je veux T’appartenir parce que Tu m’aimes » ( ). Dira-t-on que tout ceci est bien abstrait ? C’est la réalité la plus concrète du monde pour qui croit en Jésus-Christ crucifié. Car le croyant en Jésus-Christ crucifié n’a pas le temps, ni le désir de « se justifier lui-même » devant Dieu, comme le scribe à qui fut racontée la parabole du Bon Samaritain (Luc 10/29). Il n’en a pas le temps, car il n’a plus de temps que pour regarder au grand œuvre de Dieu qui s’accomplit au Calvaire. Et il n’a plus le désir de se justifier lui-même, car lorsque ce désir renaît en lui, le Crucifié lui en dénonce le péril. Mais ce croyant-là a le temps et le désir de bénir Dieu de l’avoir justifié, de Le bénir par sa vie et par ses paroles, par son témoignage et par ses œuvres. Il a le temps et le désir, ne se souciant plus de soi, de reconnaître l’amour insondable dont il est aimé par le peu d’amour qu’il peut donner en retour. Et s’il se préoccupe encore de ce qu’il fait ou de ce qu’il dit, c’est seulement pour souffrir de ne faire que cela, de n’avoir qu’une infirme parole d’homme pour raconter les merveilles de Dieu, c’est pour en demander pardon et s’appliquer à être plus fidèle en toutes choses, non pas à ses propres vertus méritoires, mais à la Loi miséricordieuse de son Sauveur. Dira-t-on que tout ceci est bien négatif ? C’est la réalité la plus positive du monde pour qui croit en Jésus-Christ crucifié. Car le croyant en Jésus-Christ crucifié connaît le grand combat positif, livré pour lui, livré au fond de lui-même, contre lui-même et auquel il doit acquiescer en s’y engageant , sinon grâce ne lui est pas faite , . Ce croyant-là sait que, dans la lutte de Dieu contre Satan, il est le territoire disputé et que la victoire, c’est la négation , oui, il y a bien un caractère négatif , la négation de lui-même et de ses droits et de tout ce qu’il est. Qui dira que renoncer à soi-même est aisé ? Et qui dira que c’est négatif, quand il s’agit de connaître la victoire de Dieu, de connaître, dans cette offensive de chaque instant, la paix que toutes les choses positives et négatives de la terre ne peuvent donner et même pas concevoir ? Dira-t-on que tout ceci est bien passif ? C’est la réalité la plus active du monde pour qui croit en Jésus-Christ crucifié. Car le croyant en Jésus-Christ crucifié se réjouit bien que son salut soit l’œuvre de Dieu, toujours, à chaque instant, et qu’en effet il ne doive que le recevoir. Mais il sait que recevoir ce salut, ce n’est pas le subir comme une contrainte, c’est l’accueillir de toutes ses forces et avec bonheur. C’est vouloir activement que Dieu fasse toujours, à chaque instant, toutes choses, mais qu’il les fasse réellement pour nous, c’est-à -dire en nous, et donc en se servant de nous, en nous faisant servir, en revendiquant l’activité de notre amour. Oui, ce croyant-là , le croyant au Christ crucifié, ne peut pas ne pas faire les œuvres de la foi. Sa devise n’est point « Noblesse oblige », car il n’a pas de noblesse et il le sait. Mais bien « Amour oblige ». Et il se sait aimé. Il ne veut qu’une chose : se savoir davantage obligé, parce qu’alors il se saura davantage aimé. Un jour que Jésus était invité à dîner chez un pharisien, une femme de mauvaise vie entra pour voir le Maître. « Elle se tenait derrière lui, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à mouiller ses pieds de ses larmes et à les essuyer avec ses cheveux ; elle couvrait ses pieds de baisers et les oignait de parfums » (Luc 7/38). Le pharisien était intérieurement scandalisé de la scène. Une parabole fut dite à cet homme surpris, celle du créancier et des deux débiteurs. En voici la conclusion : « Celui à qui on pardonne peu aime peu ». Etonnante formule. Nous la comprendrions, semble-t-il, si elle était inverse, si elle disait : « On pardonne beaucoup à qui aime beaucoup, on pardonne peu à qui aime peu ». Mais le Christ a une autre sagesse. Il sait que l’amour n’est amour que s’il n’attend rien, ne calcule rien, ne revendique rien : même pas le pardon. Mais il sait aussi que c’est le pardon qui suscite cet amour oublieux de soi, et même qu’il est la seule force par laquelle les hommes deviennent capables d’aimer non en paroles, mais en acte. * * *Foi, œuvre, obéissance de la foi. Que signifie cette justice de Dieu, gratuitement accordée au Calvaire, quant à la réalité concrète, quotidienne de notre vie ? Est-ce là une vérité pratique praticable ? Le fait est que l’Evangile nous convie et nous ramène sans cesse à cette réflexion devant la Croix ; et il ne pense point qu’il nous fasse ainsi négliger la réalité concrète, quotidienne de notre vie. Car, pour l’Evangile, ce qui est concret, c’est ce que Dieu fait ; ce qui est réel, c’est la réalité de Christ. Et tout ce que nous faisons, tout ce que nous réalisons n’est jamais qu’un signe, un signe très relatif, que nous avons compris le vrai concret, le vrai réel ; ce n’est jamais qu’une preuve , une preuve très relative , que nous ne voulons pas faire du grand œuvre de Dieu, notre chose, notre œuvre. L’Evangile sait notre tentation de l’appliquer comme une recette, de le pratiquer comme une règle, de vivre selon lui sans vivre de lui. Et il sait notre habileté à transiger avec ses rigueurs, notre aveuglement devant ses promesses. Aussi veut-il que le pain quotidien de notre âme, ce soit de subsister par le pardon, d’avoir foi en l’amour de Dieu, de faire des œuvres de reconnaissance. Quiconque croit et obéit à cet Evangile est un homme nouveau. Etre cet homme nouveau, en plein monde ancien et en face de notre « vieil homme », c’est la seule vérité pratique et praticable. |