Carême 1982 : La Croix Aujourd’hui

LA CROIX AU Cà€¦’UR DE NOTRE FOI

La
croix n’est-elle pas aujourd’hui un obstacle sur le chemin de la foi, de la
découverte de Dieu, de la vie spirituelle ?

Telle est la question que se posent beaucoup d’hommes et de femmes que
scandalisent la souffrance et la mort du Juste.

Certes, si Jésus n’est pas réellement ressuscité, si je ne fais pas l’expérience
du Oui créateur du Dieu qui me redresse sur un chemin de mort, il n’est pas
seulement inutile, il est aussi dangereux de revenir à la Croix, signe de mort
et de fatalité : ma foi peut alors y sombrer au lieu d’y renaître.

Mais nous risquons toujours de considérer la Résurrection de Jésus comme une
sorte de « happy end », d’heureux dénouement qui, après un suspense angoissant,
annule tout ce qui a été vécu par le Christ sur la croix, dans ce grand passage
où le silence de la mort me laisse et nous laisse tous sans paroles et
complètement désemparés.

Quel crédit, en effet, faudrait-il attacher à une foi qui se fonderait sur un
tel tour de passe-passe ? Si l’Evangile ressemblait à un mauvais roman policier
bâti sur une équivoque : la pseudo-mort d’une victime, quel impact aurait-il sur
des lecteurs affrontés quotidiennement à la mort et à la souffrance ? Or, Jésus
ressuscité ne tourne pas le dos à l’histoire de larmes et de sang qu’il vient
vivre avec nous et pour nous. Il atteste, par sa présence et par le don d’une
vie nouvelle, que je puis maintenant affronter autrement et sa mort et la
mienne. Tel est le premier mot de la foi. Elle me conduit à nouveau sur le
terrain où se jouent le présent et l’a-venir des hommes.

Ainsi, la rencontre avec le Ressuscité ne déracine pas la croix. Elle n’en
éloigne pas le croyant. Elle met en lumière ce qui reste si souvent obscur et
qui risque de détourner de la foi chrétienne les incroyants honnêtes et les
chercheurs d’absolu.

D’abord pour des raisons qui tiennent à la mentalité contemporaine, à ce qu’on
appelle l’esprit du temps. Dans nos sociétés conditionnées par les exigences du
progrès technique, on est beaucoup plus sensible aux valeurs de bonheur,
d’épanouissement, de sécurité, qu’à celles d’une ascèse personnelle ou sociale
qui mettent l’accent sur la nécessité du renoncement, du sacrifice, du risque à 
prendre pour assurer à long terme la vie à venir.

L’exigence du tout et tout de suite, le soupçon qui pèse sur les empêcheurs de
s’enrichir en rond et sur les paranoïaques du martyre, ne prédispose pas la
génération présente à « entrer en carême », à marcher vers la croix.

Ensuite parce que le christianisme occidental, marqué par une certaine tradition
« doloriste » a entretenu une équivoque au sujet de la Croix. Jésus-Christ y
apparaît comme une victime sanglante et passive et non comme le Fils qui, en
communion avec son Père, offre sa vie. La croix risque alors de couvrir d’une
ombre mortelle toute la vie humaine. Et du même coup Dieu apparaît comme un
justicier coléreux auquel nous n’échappons que dans le sang et dans les larmes.
Ces caricatures de la Croix n’ont-elles pas incité trop de croyants à un mépris
fondamental de la vie qui engendre, psychologiquement et spirituellement, une
crainte de Dieu (dans le mauvais sens de ce terme), une déshumanisation, une
tristesse aussi à quoi se réduit si souvent la foi ? Où est alors la parole qui
fait vivre, la joyeuse nouvelle (« évangile ») de la résurrection, le nouveau
regard qui m’est rendu ?


Une foi mise à nu

Il
faut donc le dire et le redire avec force : pour s’épanouir au grand soleil du
Dieu qui pardonne et qui aime, ma foi doit être décapée, mise à nu, elle doit
passer par le chemin étroit du dépouillement et de la conversion. Ce n’est pas à 
la croix de Jésus qu’elle doit renoncer, mais à toutes les caricatures de la
croix que la peur et les errances religieuses d’une piété morbide ont pu
imprimer au plus profond du subconscient chrétien.

Ce
ne sont pas, en effet, les pulsions contradictoires et souvent inconscientes de
nos cœurs brisés, ni la recherche angoissée d’un au-delà de la mort qui me
révèlent le mystère de la croix. C’est la seule initiative de Dieu qui
brise, au cœur de l’histoire humaine, tous les marchandages juridico-religieux
que l’homme a inventé pour se concilier les faveurs d’un destin aveugle.

Cette initiative de Dieu, à la source de ma foi, m’est révélée par le témoignage
des apôtres. Il leur a fallu rencontrer Jésus vivant, passer par le choc et par
le seuil de la résurrection pour comprendre, enfin, le sens que Jésus a voulu
donner pour nous à sa vie et à sa mort. Elles apparaissent alors comme la
révélation
d’un Dieu qui va jusqu’au bout de son projet d’amour et de
réconciliation. La croix devient alors le lieu et la source d’une création
nouvelle à laquelle l’homme est appelé à participer, par la foi. Elle manifeste
l’ampleur et la vérité du salut accompli en Jésus et dont nous sommes
appelés à être non seulement les bénéficiaires mais aussi les témoins.

Si
je séparais, d’une manière arbitraire, les trois aspects de cet événement unique
qui donne à la foi chrétienne son élan et sa plénitude, ou si j’en privilégiai
un au détriment des autres, je me condamnerai par là même à toutes les impasses
d’une théologie de l’imitation de Jésus, d’une religion des œuvres méritoires et
de la souffrance rédemptrice, ou encore d’un humanisme post-chrétien mais sans
horizon.

C’est ce que Paul, le seu1 des apôtres qui ait rencontré le Ressuscité avant de
découvrir le vrai visage du crucifié, a si fortement exprimé lorsqu’il a fait
part aux Corinthiens de ce qu’il considère comme sa mission essentielle :
« ...J’ai décidé de ne rien savoir parmi vous, sinon Jésus-Christ et
Jésus-Christ crucifié afin que votre foi soit fondée non sur la sagesse des
hommes mais sur la puissance de Dieu »
(1 Corinthiens 2/1-5).

Mais en quoi donc la mort de Jésus sur la croix, considérée si souvent comme
l’échec d’une mission impossible, comme l’abandon d’un Dieu lointain et
impuissant, comme le triomphe de la violence et de l’injustice, peut-elle rendre
la foi possible et Dieu crédible ?

Tant que nous n’avons pas affronté cette redoutable question, tant que nous
n’avons pas, avec Paul, découvert au-delà des apparences contraires,
l’extraordinaire bouleversement que la croix apporte à nos conceptions
traditionnelles de Dieu et à nos résignations soi-disant réalistes, devant les
défis de l’histoire, nous sommes prisonniers d’un malentendu fondamental : nous
cherchons parmi les morts Celui qui est vivant, nous réduisons à néant, par
notre incrédulité même, la croix du Christ.

Toute la révélation biblique, pourtant, nous l’atteste : c’est cela même le
péché. Non pas une somme de transgressions qui donneraient lieu à des calculs
sordides ou à des justifications aberrantes, mais cette incrédulité,
source d’angoisse et d’incertitude, rupture d’alliance et de communion, que Dieu
seul peut rétablir quand il choisit d’entrer sur le lieu même où se jouent notre
présent et notre avenir : l’agonie et la mort de l’homme.


Le sens ultime de la vie

C’est dans la mesure même où le dernier mot « Tout est accompli »
n’appartient plus à la mort, que la croix me fait passer avec le Christ dans une
découverte du Dieu vivant qui donne à l’aventure humaine son sens ultime en
m’arrachant du même coup aux pièges de l’incrédulité et de la religion
utilitaire ou militante !

Jusque sur la croix le Christ reste, par sa foi, en communion étroite
avec son Père et ainsi il ouvre à tous les hommes qui croiront en lui, le chemin
par où se répand l’Esprit Saint. Grâce à sa solidarité avec nous, nous sommes
tous appelés à devenir solidaires de sa foi qui peut seule vaincre en
chacun de nous l’incrédulité humaine. Il accomplit ainsi notre salut et nous
ouvre un nouvel a-venir. Mais il ne peut le faire sans nous. Le drame de la
croix c’est aussi, c’est d’abord, la possibilité d’un refus : devant ce Dieu
dépossédé de tout moyen de puissance, livré à la torture et à l’insulte, exposé
par sa passion de l’homme à la nuit totale qui menace un monde enfermé sur
lui-même, je puis refuser la démesure de cet amour. La démarche naissante de ma
foi ne sera jamais une garantie ou une nécessité. Elle reste toujours un choix,
un consentement à la communion et à la vie qui me sont offertes.

L’étrange et beau film d’Andréi Tarkovsky « Stalker » nous aide peut-être à le
comprendre. Le stalker, c’est un passeur qui accompagne aux limites d’un monde
inaccessible deux rescapés de l’univers concentrationnaire où la liberté
n’existe plus. Il connaît le chemin. Il conduit ses compagnons à travers les
dédales d’un no man’s land où, pour avancer, il faut abandonner tout ce qu’on
possède, y compris les armes désormais inutiles et dérisoires. Au terme de cette
marche initiatique dont chaque étape évoque des symboles évangéliques, les deux
compagnons hésitent puis reviennent en arrière. Le film, cependant, ne s’achève
pas sur ce refus, mais sur le regard d’une enfant infirme. Peut-être est-ce la
petite fille espérance ? Son regard déplace les objets familiers d’un monde
secoué par la peur et par le bruit. Il pénètre au-delà du voile qui cache à nos
yeux d’aveugle l’horizon même de l’amour de Dieu. Tel est le « passage par la
croix », le regard de la foi, quand nous ne la séparons ni de l’amour ni de
l’espérance.

Nos
frères de l’Est le savent peut-être mieux que nous, prisonniers que nous sommes
des biens accumulés et d’une liberté dont nous ne savons plus que faire.

Ce
voyage au bout de la nuit n’est-il pas cependant le parcours du Carême que tous
les chrétiens sont invités à entreprendre pour que leur foi ne défaille pas en
route ou qu’elle ne prenne ces raccourcis ou ces impasses dans lesquelles elle
risque de s’affadir ou de chavirer ?