Carême 1982 : La Croix Aujourd’hui

LA CROIX COMME FIGURE HISTORIQUE DE LA FAIBLESSE

Pourtant la croix reste la croix. Son universel dessein se réduit, ce jour-là , à l’exécution d’une banale sentence de mort. Elle fait mourir Jésus de mort humiliée, puisqu’elle combine à son propos la double ignominie du crime et de la servilité. La croix offre la figure historique de la faiblesse.

Que ne subit en effet Jésus ? La défaite, jusqu’à cette ironie finale qui tente de défigurer, autant que les coups et les fausses parures, et son projet et sa face [...].

Or, il consent à cette iniquité. Lui, le polémiste redoutable qui faisait taire ses adversaires, est désormais sans voix, comme s’il tolérait qu’ils prennent sur lui leur revanche, et définitivement [...].

Il ne répond pas : est-ce un acquiescement, ce silence ? C’est à n’y rien comprendre. Certes, Jésus n’est pas un violent et il ne s’arrachera pas à ses clous pour venir les frapper. A la brutalité de ses persécuteurs, le pacifique ne saurait répondre par des actes semblables. Comment userait-il d’une violence qui n’est jamais l’œuvre de ses mains ? Et s’il n’est pas violent, il lui faut inévitablement accepter la capitulation des innocents.

Alors, peut-être ici certains se reprennent à espérer : la douceur de Jésus va surprendre le brutal, désarmer sa hargne. Pourquoi s’enrager contre un être qui ne se défend pas ? Attente encore bien ignorante des réalités de la violence. Comment croire qu’en n’opposant pas de résistance au méchant, on l’apaise ? La douceur de la victime le fait au contraire progresser dans les abus auxquels rien, comme il le voit, ne fait obstacle. Et peut-être même le rend-elle plus acharné devant cette proie si peu complice de sa fureur. Quoi de plus ridicule que l’injustice qui se déchaîne toute seule, comme si elle était à elle-même l’objet de sa colère ? Quoi de plus irritant pour l’insulte que de ne pas rebondir sur une autre insulte ?

Le refus de la force peut ainsi, malgré lui, être une complicité avec la force, qu’elle n’interdit pas, et dont il facilite les débordements. Il y a, apparemment, une immoralité de la douceur, comme il y en a une du pardon.

Mais le consentement de Jésus à la croix n’a jamais signifié de si naïves espérances, en la conversion par l’exemple, du persécuteur. Cette obéissance est aussi éloignée de la résignation qu’elle l’était de la brutalité. Ni ruse destinée à fléchir le violent, ni lâche abandon aux forces du destin. Elle est, dans son immobile silence, le jugement posé sur l’injustice, le signe de contradiction que la patience offre à l’éternelle colère des pouvoirs. Elle n’arbore pas la puissance matérielle, mais elle fonde dans sa faiblesse même la libre conviction de la foi, à laquelle rien ne la fera renoncer, ni les coups ni la mort. Elle fait connaître à la force qui l’écrase qu’elle n’est rien d’autre qu’une force qui écrase, et qu’en vain celle-ci invoquerait les mots de la paix, de la justice, de la liberté ou de la loi. Ces beaux mots appartiennent au dictionnaire de Dieu, non aux desservants des idoles. Et jusqu’au bout, la faiblesse regarde la puissance dans les yeux, et elle lui dit son nom et elle lui désigne ses exigences vides et ses mains salies. La douceur renvoie les pouvoirs, toujours forts mais soudain dévêtus, à leur visible vérité, ce sang et cette servitude qui composent l’unique substance du persécuteur. Il n’y en a pas d’autres à l’arrière, ni loi qui le dirige, ni rêve qui l’effleure, ni cité juste à l’horizon qui honore son regard. Il n’y a que le mal présentement commis. Il n’y a que le dénombrement des plaies infligées. Et l’adversaire redouble ses coups pour que cesse cette implacable prédication, mais les coups martèlent la persistante vérité du persécuteur et le reconduisent à la nullité de ses raisons.

La douceur du supplicié est résistance, dans ce renvoi de l’iniquité à elle-même. Telle est l’obéissance de la croix, tel est son consentement rebelle, qui reçoit les blessures mais demeure capable des hautes sentences de Dieu. Il place le bourreau devant la nudité du mal et ses ruptures avec la communauté des hommes. Je soupçonne que c’est cela, les « ténèbres extérieures » dont parle le Christ, et que ce n’est même que cela.

Le Jésus crucifié ne participe pas au péché, il ne s’en défend pas. Il ne peut pas même l’expliquer.

La croix est comme l’épieu qu’il enfonce au vif des pouvoirs devenus fous. Sur le Golgotha éclate la question plus épaisse que le mystère de la vie, plus profonde que notre sens du sacré, celle du mal : je n’y comprends rien, au péché. Je ne sais pas philosopher sur la haine qui oppresse le monde depuis ses origines. Qui donc a taillé, sur l’œuvre de Dieu, si belle en ses premiers matins, la plaie de ces fautes inutiles ? Pourquoi des forts ? Pourquoi des âmes de riches ? Pourquoi des dominateurs ? Pourquoi les avez-vous déchirées, ces offrandes somptueuses qu’étaient la liberté et la loyauté du partage ? Pourquoi cette impatience de conquêtes, de pouvoirs et de doctrines ? Pourquoi cette folie parmi les nations, si semblable au délire individuel de notre éternelle volonté d’être les maîtres ? Pourquoi cet affreux monothéisme de la haine, entre tous les dieux, le plus universellement, le plus constamment, et le plus dévotement servi ?

La croix est ainsi plantée au plus épais du mystère de l’homme, en ce mal que la divine intelligence ne comprend pas, en quoi justement consiste sa divinité : l’impossibilité de le comprendre.

Et puisqu’elle ne peut ni y participer ni l’expliquer, elle se tourne vers l’offrande et l’accomplissement. La croix prend en charge ce mystère dont Dieu ne sera pas le complice. Elle en assume l’étrangeté absolue. Cette étrangeté toujours endurée, jamais expliquée, c’est la souffrance. Jésus est avec les souffrants, et le souffrant lui-même. Il s’incarne jusqu’à la croix parce que, sans la croix, son incarnation fà »t restée une tentative incertaine, et Dieu n’eà »t pas été le Dieu du Christ. S’il n’avait pas été cette victime, Jésus aurait été un visiteur aventuré parmi les hommes... Or, s’il revêt l’humanité, c’est pour aller jusqu’à ce point où l’humanité entrouvre sa brèche tragique, le plus incompréhensible de ses secrets. Quelques théologiens des premiers siècles, effrayés à l’idée que Dieu ait pu se laisser mortifier autant que l’un de nous, avaient affectueusement rogné sur le sacrifice et ils prêtaient à Jésus en croix la réconfortante permanence du Dieu. Mais que signifie une incarnation aussi prudente ? Le sens de l’incarnation ne se livre qu’à l’extrême pointe d’elle-même. Jésus entre doublement et véridiquement dans la condition de la chair. Il se fait homme, mais surtout il se fait le moindre des hommes. La croix porte témoignage de cette oblation ultime. Le chétif qu’il est devenu, destiné à être pris et incompris, assume l’humanité jusqu’au dernier. Il se fait « tout l’homme, tout homme ». Et il sera toujours dans cet état d’extrême incarnation qui le lie au plus faible, tant que ce plus faible existera. Ainsi le poète, enfermé à Mathausen, Jean Cayrol, contemple dans la défiguration de ses proches, la face lumineuse de Jésus. « Je le vois partout », s’écrie-t-il. Jésus est à la fois le blessé et celui qui se penche sur le blessé. C’est toute la dialectique de l’amour : je suis le même et je suis l’autre...