Carême 1982 : La Croix Aujourd’huiLA CROIX ET L’INTELLIGENCEDevant la Croix, scandale pour la raison, l’intelligence se trouve mise radicalement en question. Ou en tout cas notre manière ordinaire, naturelle, de raisonner. De quelque manière qu’on la regarde, la Croix dérange notre compréhension : qu’on en réduise le sens à n’y voir que l’échec d’un homme de bonne volonté, écrasé par les forces politiques et idéologiques de son temps, qu’on y perçoive le symbole cruel de la violence qui marque tout fonctionnement des institutions humaines, qu’on y confesse le signe du don de Dieu pour les hommes, dans tous ces cas il y a quelque chose qui résiste à notre compréhension. Pourquoi, en effet, faut-il que celui qui vient les mains ouvertes, sans violence ni arrière-pensée, pour attester la priorité de l’amour sur la haine, pourquoi faut-il qu’il meure, écrasé par ces forces implacables et aveugles dont nous avons aujourd’hui encore tant d’exemples ? Et s’il est le vrai visage de l’homme, comment le reconnaître dans ce tragique symbole de tous les abandons, de toutes les vilenies que l’homme sait faire à l’homme ? Et plus encore, s’il est le signe de Dieu, comment penser un Dieu qui inscrive sa présence et son amour dans la souffrance d’un crucifié, au lieu de l’en délivrer par un acte de puissance ? Parce que la Croix est une confluence mystérieuse du mal et du bien, de la mort qui pervertit la vie et de la vie qui subvertit la mort, de la fatalité d’une loi de mort, qui contraint à tuer l’innocent pour que l’ordre puisse demeurer et de sa mise en cause par une autre loi, de vie celle-là , qui en faisant de l’innocent crucifié le signe du don, l’arrache à la mort et avec lui tous ceux qui croiront à cause de lui au Dieu de la vie, parce que la Croix est cette confluence, la logique comme l’expérience commune sont ébranlées. Il faut un autre regard pour percer le sens de ce moment. Transmuer la mort en vie, sans pourtant nier la dramatique qui affecte la vie humaine, cela ne se peut pas par un artifice de rhétorique ou de logique. Et l’expérience dit le contraire, la nôtre aussi bien que celle des chrétiens des premiers temps. Tout se passe comme s’il fallait, en effet, pour percevoir la vérité de nos propres vies comme du monde, que notre intelligence soit d’abord ébranlée, mise en crise. Que nous cessions, pris de vertige devant l’ampleur de la tâche et la profondeur du mystère à affronter, de faire confiance aux apparences, de croire les évidences. Car si je réduis la Croix à l’apparence, ou si je l’interprète dans les seuls termes de rapports de force, ou encore que je n’y vois que l’expression symbolique de conflits inconscients, j’en manque l’essentiel, qui est justement dans le rapport qu’elle me propose entre le pensable et l’impensable, le visible et l’invisible, le politique et le théologique. C’est pourquoi, dès les premières élaborations de la pensée chrétienne, les deux choses ont été affirmées conjointement : que la Croix est une folie pour la sagesse humaine et que la Croix est une sagesse pour ceux qui savent en approfondir le sens. C’est l’apôtre Paul, ce premier et génial théologien du christianisme, qui a dans la même lettre aux chrétiens de Corinthe unit ces deux affirmations. La Croix est une sagesse « mystérieuse et cachée » que comprennent ceux qui se laissent habiter par l’Esprit de Dieu, par « la pensée du Christ » comme dit Paul. Cela signifie que la foi n’est pas le contraire de l’intelligence, mais une nouvelle façon de la mettre en œuvre. Il faut le dire : le fait que la vérité se manifeste de façon paradoxale dans l’épaisseur du drame de la Croix ne signifie pas que nous soyons réduits pour la comprendre soit à l’activisme spirituel, soit au dogmatisme. L’exaltation religieuse sentimentale et anti-intellectuelle ou l’affirmation dogmatique autoritaire sont de faux chemins qui conduisent à un faux « mystère », faux puisqu’il n’est pas compatible avec la liberté. Ce que nous apprenons là a portée universelle : la vérité s’éloigne dès qu’on prétend la capter en deçà ou au-delà du langage, dans l’exaltation de l’irrationnel, du spontané, dans le refus des limites ; elle n’est pas non plus dans l’assurance idéologique de ceux qui ont réponse à tout et se croient appelés à faire le bonheur de leur prochain, fà »t-ce en le forçant un peu, si celui-ci ne se laisse pas convaincre. Une nouvelle pratique de l’intelligence Dire avec Paul que la Croix est la révélation de la sagesse de Dieu, cela signifie un nouveau rapport à la vérité et une nouvelle pratique de l’intelligence ; et la démarche théologique me paraît constituer par analogie le modèle de cette pratique juste de l’intelligence. Je veux dire que tout commence par la prière, c’est-à -dire l’accueil à ce qui advient. Prier pour le chrétien, c’est cesser de préjuger, cesser de poser son savoir comme protection contre les risques de la quête de la vérité, ou contre les risques de son désir et des douleurs possibles de son aventure. L’intelligence commence par la disponibilité. La Croix, c’est ensuite le lieu de la reconnaissance que, dans le non-sens de la mort, et qui plus est de la mort d’un innocent, dans l’absurde de ce moment, il y a tout le sens d’un don et d’un amour. Cela signifie que rien n’est insignifiant et qu’il y a vraiment toujours quelque chose à penser. L’intelligence humaine n’est pas réduite à penser toujours plus de la même chose, en tournant sans fin dans l’éternel retour du même. Il y a de l’autre, si le puis dire, quelque chose qui advient et que l’intelligence peut accueillir. La Croix dénonce ici la tentation du nihilisme, cette perversion de l’intelligence qui s’aveugle en prenant la mort d’un crucifié pour le triomphe de l’éternelle injustice ou l’exaltation morbide d’une mort qu’on ne peut que subir ; au cœur de l’impensable, la Parole naît pour arracher l’homme à la séduction des apparences, à l’illusoire supériorité du scepticisme hautain et élitaire. Mais qui peut dire, devant la Croix, qu’il a tout compris ? Ici, comprendre veut dire entrer en débat, ne pas se contenter de mots, ou de faciles explications. Il s’agit de se mettre en question, jusque dans ses propres certitudes. Prendre garde de ne pas annexer la vérité. Il y a de l’ascèse dans l’acte de comprendre, dans l’intelligence vraie ; un refus de la séduction rhétorique, Paul le disait déjà , comme du système trop bien « ficelé ». Cette humilité têtue pour apprendre à refuser le mensonge, pour toujours laisser ouverte la question de la vérité, qui ne voit qu’elle est aujourd’hui une vertu majeure pour résister à la barbarie de notre temps ? Enfin, la Croix n’appelle pas que le silence de la contemplation, elle invite aussi à la confession, comme l’histoire du centurion à Golgotha le rappelle. La vérité doit prendre corps dans notre parole et dans notre vie. Dans la fragilité de l’existence humaine. Elle ne peut rester secrète, initiatique. C’est pourquoi le Christ meurt à la vue de tous, publiquement. Le mystère le plus profond doit être partagé par tous, et proclamé à tous. Là encore, c’est une parabole de ce que peut être au milieu de nous aujourd’hui la recherche de la vérité, dans quelque domaine que ce soit : elle doit être publique, ouverte, partagée. Les castes sacerdotales, quel que soit leur uniforme, sont disqualifiées. C’est pourquoi l’Eglise n’est pas une secte et la vérité dont elle témoigne n’est pas sa propriété. Telle pourrait être, à partir de la Croix, le chemin possible de l’intelligence vers la vérité. |