Carême 1982 : La Croix Aujourd’huiLA CROIX ET LA VIE POLITIQUEParmi les six conférences de ce carême, le sujet est peut-être le plus passionnel, comme tout ce qui touche aujourd’hui à la politique. Qu’est-ce donc qu’une passion ? C’est un enchantement, un embrasement, un flamboiement d’intérêt pour une cause ou une personne. En ce sens, Hegel a écrit : « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ». Mais une passion devient aussi un enfermement, un épuisement, une souffrance. C’est dans le second sens que Madame de la Sablière écrivait : « Il est difficile de vaincre ses passions et il est impossible de les satisfaire ». Il y a donc un côté passionné et passionnant à chercher comment la croix de Jésus-Christ peut éclairer la vie politique, mais il y a aussi un côté passionnel et maladif à peut-être vouloir les mêler. C’est donc d’abord à trois objections que je commencerai par répondre. On court le risque de politiser la croix, de la tirer à soi, d’en faire l’emblème de son propre camp contre les autres. Malheur à la croix quand elle devient ainsi le drapeau des chrétiens contre ceux qui ne la reconnaissent pas. En 1959, dans son grand roman « Le dernier des justes », le juif André Schwartz-Bart faisait dire à l’un de ses personnages : « Les chrétiens disent qu’ils aiment Jésus, mais moi je pense qu’ils le détestent sans le savoir. Alors ils prennent la croix par l’autre bout et ils en font une épée et ils nous frappent avec. Tu comprends, ils prennent la croix et ils la retournent ». C’est la croix manipulée par les passions humaines, la croix asservie à une politique partisane. A l’inverse, la croix ne risque-t-elle pas de rendre impossible toute vie politique, si la politique consiste d’abord à prendre le pouvoir et à s’y maintenir, alors que Jésus, au long de sa passion, vit ses impuissances successives à transformer le monde ? La croix nous rend-elle capables d’affronter la vie ou seulement coupables de la gâcher, si, comme l’écrit Nietzsche : « La venue du Dieu chrétien a fait surgir sur la terre le maximum du sentiment de culpabilité » ? Or, la culpabilité paralyse. Elle n’équipe pas pour la vie, y compris la vie politique. La croix ici devient un obstacle à la vie active, par l’évidence déployée de la passion, silencieuse, impuissante, abandonnée. Vient enfin la troisième objection, qui est sans doute la plus triste à entendre. Si les uns manipulent la croix à leur propre service, si les autres se découragent de la croix, condamnatrice de la force et du succès de la vie, ne faut-il pas tout simplement en finir avec la croix, souvenir maladif qui empoisonne et ne guérit pas ? Je lis ce dégoà »t de la croix dans un aveu, caustique et odieux, de Goethe dans une lettre à un ami, écrite en 1831 : « Une petite croix d’honneur est un aimable joujou dans la vie, alors que le funeste arbre de la crucifixion, qui est bien la chose la plus déplaisante qui soit sous le soleil, aucun homme raisonnable ne devrait travailler ni à le déterrer ni à le dresser ». Le plus célèbre procès Et pourtant, cette croix que les uns manipulent, les autres rejettent et les derniers dédaignent, demeure au centre du plus célèbre procès de l’histoire humaine et nous croyons que Dieu parle par ce procès au centre de la politique universelle. Car ici tout est étalé, c’est le péché de tous et la grâce pour tous, au travers de la suppression et du resurgissement d’un seul. Historiquement, Jésus est mort à l’issue d’un procès qui l’a fait entrer dans l’histoire. Il n’est mort ni de vieillesse, ni de maladie, ni de dépression, ni par accident. Il est mort jugé, condamné, exécuté, à la suite d’un procès. Les évangélistes, sans être des spécialistes du droit, ont raconté le procès, semble-t-il, avec une très grande exactitude historique. Leurs écrits sont d’ailleurs étonnamment sobres et factuels sans rajouts édifiants ni émotionnels. C’est le compte-rendu de celui que le symbole des apôtres confesse : « Il a souffert sous Ponce Pilate, il a été crucifié » et que, déjà au début du II° siècle, l’historien romain Tacite mentionnait ainsi incidemment : « Celui qui est à l’origine du nom de chrétien, le Christ, fut exécuté sous le règne de Tibère par le procurateur Ponce Pilate ». Jésus n’est donc ni un mythe de rédemption, ni un idéal de sagesse, ni une essence divine. C’est d’abord un homme exécuté au milieu d’un enchaînement politique qui l’a jugé capable et coupable de provoquer un désordre préjudiciable. Contre lui se sont coalisés les adversaires traditionnels : les juifs qui le jugent blasphémateur et qui le dénoncent à la puissance occupante, qui a seule le droit de le condamner à mort, les romains qui le jugent séditieux et qui acceptent dans la suggestion juive de le faire mourir. Jésus passe d’autorité en autorité, d’Anne le beau-père de Caïphe, qui n’en tire pas grand-chose, à Caïphe lui-même, grand prêtre assez adroit pour garder sa fonction durant dix-neuf ans à cette époque tumultueuse, qui le maudit au nom de Dieu, puis à Hérode le galiléen, qui se moque de lui, enfin à Pilate, cruel et hésitant, qui accepte sous les pressions de la foule, de prononcer la sentence. La raison historique qui est derrière cet enchaînement de livraisons est évidente : juifs et romains ont peur du tumulte populaire autour de Jésus. Mieux vaut qu’un seul périsse, fut-ce par une certaine erreur judiciaire, plutôt que de voir les romains saisir le prétexte d’une émeute autour de Jésus, pour détruire la fragile subsistance du peuple juif en son entier, comme ils le feront d’ailleurs partiellement quarante ans plus tard en 70 et définitivement en 135. Voilà ce que dit avec certitude l’histoire. Que dit donc la théologie, qui ne se surajoute pas à l’histoire, pour la fausser et l’enjoliver, mais qui croit que Dieu lui-même parle et agit dans cette histoire-là , si bien que nous n’avons pas seulement à faire à la condamnation erronée d’un innocent, d’ailleurs difficile à bien défendre, comme il y en a eu tant dans l’histoire du monde, mais à notre propre procès à tous, hier, aujourd’hui et pour toujours ? La théologie dit d’abord que l’histoire n’est pas le lieu du destin et de la fatalité, mais du péché et des responsabilités, librement manquées. Les autorités calculent comment préserver l’ordre, sans se soucier ni de la vérité ni de la justice. La foule est versatile. Elle est d’autant plus rageuse et haineuse, qu’elle a été enthousiasmée, puis déçue. Les disciples sont craintifs et lâches. Aussi, vraiment tout le monde est coupable ici. C’est toujours un slogan, c’est-à -dire un mensonge politique, quand les coupables se trouvent seulement chez les autres et jamais aussi dans notre propre camp. La croix, c’est d’abord la mise à mort des propagandes mensongères, qui cherchent des boucs émissaires par refus d’accepter qu’il y ait un agneau de Dieu, envoyé pour porter nos propres péchés. La théologie dit aussi que Dieu retourne les choses à sa manière, non pas en retournant la croix en épée contre nous, mais en la retournant en pardon pour nous. Dieu retourne ce sinistre désastre en salut inattendu, nos démissions en missions, nos haines passionnelles contre Dieu et entre nous en amour passionné pour nous au milieu de nous. Dieu retourne la croix, si bien qu’elle n’est plus ni un instrument de nos envies, ni un obstacle à notre énergie, ni un emblème malodorant, mais le seul moment de l’histoire où un mal absolu a, de fait, engendré un bien nouveau, où aucun monument au mort ne perpètre la nostalgie chez ceux qui regrettent, et l’ennui chez ceux qui secrètement se sont réjouis d’en avoir vraiment fini avec une difficulté menaçante. Dieu retourne le tragique et le cynisme de l’histoire en l’espérance et la découverte de la foi. A la vie politique la croix apporte donc une double salubrité : elle détruit le mensonge d’avoir raison et elle détruit aussi la désespérance d’avoir eu tort. La croix est un révélateur de vérité humble et un détonateur de recommencement offert. C’est une vérité non passionnelle au sens de partisan et c’est une réalité passionnée, au sens de revigorant. Car ici Dieu a retourné et retourne la nuit du cynisme politique dans le jour de la droiture politique. Et finalement, si Jésus a été inscrit dans l’histoire grâce au jugement de Ponce Pilate, c’est à cause de Jésus que tous les Ponce Pilate de la terre ne demeurent pas les gestionnaires de l’injustice, mais peuvent devenir les attestateurs de la justice, si, dans leur propre métier politique, ils osent préférer écouter la crainte de Dieu que la peur des hommes et d’eux-mêmes. La croix est plantée dans le monde politique pour le dévoiler et pour le redresser. |