Carême 1982 : La Croix Aujourd’hui

LA CROIX, SYMBOLE ET SCANDALE

En
proposant comme thème de ces Entretiens, qui vont se poursuivre durant
six semaines : la Croix, la Croix de Jésus-Christ, nous nous
adressons à tous, croyants ou non, chrétiens ou non-chrétiens.

La
Croix, sans doute, ne peut laisser personne indifférent. Elle est au centre de
la foi chrétienne, au cœur de notre pensée et de notre vie, à nous chrétiens,
particulièrement en ce temps dit de Carême. Mais nous pensons , est-ce
présomption ? , qu’elle intéresse et même interroge ceux qui ne partagent pas
notre foi et ceux aussi qui la rejettent, ne serait-ce qu’en raison de la place
qu’elle a acquise dans la vie, l’art et la culture de tant d’hommes et de
peuples, mais surtout de la prétention des chrétiens eux-mêmes à lui donner un
sens universel.

« Les chrétiens, écrit Jacques Pohier, ont placé la Croix comme un signe
au-dessus des siècles et de tout ce qui passe. Ils l’ont élevée au coin des
carrefours où se croisent les allées et venues des humains ; ils l’ont dressée
au-dessus des lits où ils naissent, dorment, rêvent, font l’amour, souffrent et
meurent ; ils l’ont érigée au-dessus de leurs villes et de leurs campagnes ; ils
la tracent sur eux-mêmes au début de leurs jours et au début de leurs nuits.
Lorsqu’ils représentent le Christ dans sa gloire, ils le décorent de cette
Croix, emblème de ce qui lui vaut à jamais cette gloire, et signe qui ne sera
pas aboli par la fin de l’histoire. Ils font même de cette mort un événement qui
peut remonter le cours du temps jusqu’à leur origine : les confessions de foi
proclament que Jésus est descendu au séjour des morts pour renouer la chaîne de
tous ceux qui étaient morts depuis Adam, afin de pouvoir entraîner tout le passé
dans l’avenir qu’allait ouvrir le matin de Pâques. Voilà qu’un seul événement
advenu à un seul homme dans un moment et un lieu très particuliers de l’histoire
est censé embrasser tout le cours de l’histoire et même le transcender ». Et
nous ajouterons que si, chrétiens des Eglises issues de la Réforme du XVI°
siècle, nous sommes plus discrets en ce qui concerne la disposition un peu
partout, et même dans nos lieux de culte, de la Croix et particulièrement du
crucifix, essentiellement parce que la Croix ne peut être objet de vénération et
qu’elle est éclairée par la Résurrection, néanmoins la mort de Jésus a bien,
selon l’Evangile, pour nous et dans notre prédication, cette signification
universelle.

La
Croix a donc une prétention symbolique, en nous renvoyant à un événement, une
mort et aussi une vie d’homme, et en même temps à notre propre destin, à notre
mort et à notre existence d’hommes et de femmes sur cette terre.

Mais cette prétention va-t-elle de soi ? Dès lors qu’elle fait de la Croix plus
qu’une image et que l’aboutissement tragique d’une histoire édifiante ou d’une
vie exemplaire, dès lors qu’elle fait appel à notre adhésion et à notre
participation, elle se heurte à nos interrogations, à notre indifférence, même
polie, ou à nos refus. La Croix devient pierre d’achoppement, objet de scandale,
pour tout homme et pour le chrétien lui-même, pour le chrétien d’abord ! C’est
sans doute faute d’avoir compris cela et d’avoir accepté de l’assumer, que tant
de ceux qui se sont prétendus et se prétendent chrétiens, ont abusé et abusent
de la Croix : il y a une façon de la proclamer, de l’afficher qui en est la
négation et le rejet.

Que
n’a-t-on pas fait au cours des siècles au nom de la Croix ? On ne saurait le
dissimuler ici. On a condamné, tué, torturé, massacré, brà »lé les Juifs, les
infidèles, les hérétiques ; on a accompli les pires crimes, en pensant agir en
toute « bonne foi » !

Mais même les croisades les plus généreuses ne sont-elles pas très souvent aussi
une utilisation de la Croix ? Le pire scandale ne serait-il donc pas de refuser
la Croix comme scandaleuse en elle-même et pour soi ?

En
bref, deux termes : symbole et scandale, que nous ne voulons pas séparer pour
parler de la Croix ; ils demanderont sans doute à être explicités : le premier
pouvant paraître insuffisant à certains, le second trop fort à d’autres ! Ils
nous semblent pourtant conduire au cœur même de la signification de la Croix.

Enfin, il y a certainement nécessité et urgence à aborder un tel sujet
aujourd’hui. Dans les grandes mutations de notre époque, chrétiens, nous avons
besoin de ressaisir ce qui est au centre de notre foi, pour mieux en vivre :
notre compréhension de l’existence, notre façon de vivre, d’aborder les
problèmes de ce temps, trouvent leur sens, leur renouvellement, leur réalité
dans la Croix ; mais comment ? Et comment en parler, en rendre compte, pour
nous-mêmes et pour les autres, d’une manière et dans un langage qui tout à la
fois ne trahissent pas l’Evangile auquel nous nous référons et soient ceux des
hommes d’aujourd’hui ? La Croix ne serait-elle qu’un mythe, pour certains ancien
et dépassé, mais pour d’autres, et nous en avons combien de témoignages, porteur
d’espérance dans les souffrances, les injustices et la misère qu’ils
connaissent ?

Si
elle est réalité présente, comment le langage, même mythique, que nous utilisons
est-il aujourd’hui susceptible d’en rendre compte ?

Certainement des termes, mêmes bibliques, comme ceux de rédemption, de rachat,
de substitution, de sacrifice, d’expiation, non seulement ne sont plus compris
par beaucoup, mais suscitent des réactions parfois vives, de la part de bon
nombre de croyants !

Qui
maintenant, même parmi les théologiens, pourrait reprendre telle quelle la
pensée, si profonde et si grandiose pourtant, du « Cur Deus homo »
d’Anselme de Canterbury sur la « satisfaction » obtenue par la mort innocente du
Dieu fait homme ? Les formulations liturgiques, traditionnelles de nos Eglises,
encore parlantes pour certains, semblent bien étrangères, aux plus jeunes en
particulier ! Tout récemment, René Girard retrouvait, d’une manière nouvelle, le
caractère non sacrificiel de la mort de Jésus ; et sans doute cela parut
libérateur à ceux qui ne veulent pas d’un Dieu qui sacrifierait son Fils pour
l’expiation de leurs fautes, mais bien d’un Dieu non-violent, d’un Dieu d’amour
qui partage notre condition !

Alors nous voulons essayer d’y voir plus clair avec vous ! En définitive, quel
est ce Dieu qui se révèle à nous dans le symbole et le scandale de la Croix ?

L’événement, tragique sans doute, mais, somme toute, hélas banal au milieu de
tant d’autres morts, de la mort de Jésus, trouve son sens et sa portée, selon le
témoignage des évangiles et du Nouveau Testament, dans la Résurrection. Le grand
miracle, ou plutôt le grand mystère de Pâques, qui clôt les évangiles, est le
point de départ de la foi, conviction que la mort n’est pas le dernier mot, que
Jésus mort a resurgi, qu’il est le Vivant, vivant d’une autre manière mais
vivant, et que la vie qu’il a promise et apportée est vraie et possible. A cette
lumière, la Croix apparaît bien dans sa double dimension symbolique et
scandaleuse comme source de salut et de vie !

Pour Paul, dans le scandale et la folie de la Croix, se manifestent la puissance
et l’amour de Dieu pour tous les hommes. Les évangélistes entendent bien montrer
que la Croix est l’accomplissement d’un dessein de Dieu, que Jésus a librement
accepté et assumé.

Et
l’on est littéralement stupéfait de l’étonnante richesse dans sa diversité du
témoignage biblique relatif à la Croix sur des thèmes abondants et variés :
réconciliation avec Dieu, rédemption c’est-à -dire rachat de nos péchés,
expiation par la mort du Juste, offrande qui vient remplacer les sacrifices
offerts à Dieu par les hommes, sang versé pour une vie nouvelle, effets
salutaires comme pardon, puissance de libération, espérance de résurrection,
participation enfin du chrétien et de l’Eglise à la Croix dans le culte et
particulièrement la Cène qui en est l’actualisation en même temps que communion
avec le Ressuscité.

Autant de thèmes, on pourrait dire autant de symboles dans la mesure où le
symbole est source et structure de sens, autant de manières d’exprimer la Croix
qui prétendent non l’expliquer, mais signifier ce qu’elle est dans sa réalité
profonde pour nous et notre vie.

Autant de thèmes repris et développés par la théologie au cours des siècles,
avec les outils culturels et dans le langage de chaque époque, mais aussi en
succombant souvent à notre tentation, humaine et permanente, de minimiser le
scandale de la Croix ou de le rendre plus acceptable !

Max-Alain Chevallier, dans un intéressant travail sur la Prédication de la
Croix
(Le Cerf, 1971), exhortait les prédicateurs à oser faire un choix
entre ces thèmes et même, comme les auteurs du Nouveau Testament, à inventer de
nouvelles approches et interprétations de la Croix, dans la fidélité bien sà »r à 
l’essentiel du message évangélique et de façon à pouvoir être entendus par les
hommes de ce temps.

Il
est bien vrai que nous-mêmes et nos contemporains, nous sommes plus réceptifs et
ouverts au côté humain du Christ, au fait qu’en lui nous pouvons découvrir
l’homme en un temps où nous cherchons notre véritable identité. Jésus nous
apparaît comme celui qui est allé jusqu’au bout de ses convictions, jusqu’au
bout aussi dans la rencontre des autres, dans le partage de la souffrance du
plus méprisé, du plus solitaire, jusqu’au bout de la non-violence et de l’amour.
Et même s’il n’y avait au terme que l’échec, celui-ci n’en serait-il pas, à 
cause de tout cela, en un sens déjà salutaire ? Mais c’est précisément dans ce
« jusqu’au bout », au cœur même de l’échec, que jaillit l’inattendu,
l’impossible, la présence du Tout-autre ; c’est là que surgit le sens, la
possibilité d’être, la vie !

L’homme moderne ne paraît pas si inaccessible qu’on pouvait le dire, il y a
encore dix ans, à la transcendance, comme en témoigne le renouveau religieux qui
est un fait de notre temps. Mais si le recours à la transcendance est refuge et
évasion, où est le scandale de la Croix, pourrait-on s’écrier avec l’apôtre
Paul ! La Croix introduit la transcendance, ou plus exactement la présence de
Dieu, non au terme, mais au cœur de l’existence, même marquée et barrée par la
mort. C’est pourquoi la vie de l’homme Jésus prend sens, la présence du crucifié
nous est sensible et devient vérité de notre vie.

Conviction que tous sans doute ne partagent pas, mais qui est ouverte à tous !

La
Croix, symbole et scandale, dans notre prochain Entretien de Carême, nous
verrons avec le professeur Eric Fuchs comment elle peut nous conduire à une
nouvelle intelligence de la vie.