Carême 1968 : L’EGLISE EN JUGEMENTLA DOCTRINE CONTAMINÉEIII LA DOCTRINE CONTAMINÉE
Jean 7/16-17 : Galates 1/6-10 : Apocalypse 2/12-17 :
Il y a un peu plus de trois ans celui qui était alors le secrétaire général du Conseil œcuménique des Eglises, le docteur Visser t’Hooft, publiait un livre intitulé : « L’Eglise face au syncrétisme » avec comme sous-titre : « La tentation du mélange religieux ». C’est notre sujet d’aujourd’hui, car c’est le sujet de la lettre à l’Eglise de Pergame. Le docteur Visser t’Hooft définissait ainsi le « syncrétisme » : « la tendance pour laquelle il conviendrait d’harmoniser au mieux tous les concepts religieux, pour aboutir à une religion universelle qui soit utile aux hommes. Pour elle la révélation historique de Dieu ne serait pas un phénomène unique, mais il existerait de nombreux chemins pour conduire à la divinité, toutes les formulations de vérités et d’expériences étant, de par leur nature même, inadéquates à cette vérité ». Dès l’abord, on peut penser qu’en entendant cela, beaucoup se demanderont s’il y a vraiment quelque mal à un tel désir de rassemblement des croyants. Pourtant, l’homme qui a consacré la plus grande partie de sa vie à œuvrer pour l’unité des chrétiens n’hésite pas à distinguer avec force la poursuite de l’unité chrétienne d’une sorte d’amalgame et de front commun des religions, confondu en effet trop souvent et à grand tort avec l’œcuménisme. Dès le premier chapitre de son livre, contrairement à ceux qui opposent religion et athéisme, il se demande, lui, si les véritables lignes de démarcation ne passent pas plutôt entre les diverses religions et croyances. Il ne croit donc pas inutile de mettre l’Eglise chrétienne en garde contre les efforts qui cherchent à « promouvoir une religion universelle englobant toutes les religions connues ». Constatant dans le monde entier — qu’il connaît bien pour l’avoir parcouru en tous sens — un regain d’intérêt pour les questions religieuses, parallèlement au développement de l’athéisme, il n’hésite pas à craindre que cette soif de connaissance ne contribue en fait à augmenter le chaos spirituel et la confusion. C’est ainsi qu’il en vient à mentionner notre Eglise de Pergame, telle que la présente l’Apocalypse, et à citer la lettre qui lui est adressée et que nous venons d’entendre. Car dans cette Eglise apparaissent, en effet, les symptômes de cette tentation du mélange religieux et de la contamination de la doctrine chrétienne, que ce mélange implique. « Il est certain, écrit-il, que la ville de Pergame était un des centres du syncrétisme ». En effet, à Pergame les dieux et leurs sanctuaires étaient nombreux et l’on n’a que l’embarras du choix si l’on essaye de mettre un nom sur la vigoureuse expression employée dans la lettre : « Je sais que là où tu demeures est le trône de Satan ». Certes, on connaît Pergame comme centre intellectuel de l’antiquité. Elle est célèbre par sa magnifique bibliothèque de 250 000 volumes. La petite histoire raconte comment elle excita la jalousie des libraires d’Alexandrie au point qu’ils lui firent interdire par Ptolémée l’exportation du papyrus, provoquant ainsi, sans le vouloir, l’invention du parchemin, auquel ainsi elle a donné son nom (le « pergaménè » grec, le « Pergament » allemand). Mais on ignore davantage le grand autel de Zeus, dressé dans cette ville d’Asie mineure, à moins d’avoir pu admirer au musée de Berlin la « gigantomachie » de Pergame. On se rappelle moins le célèbre sanctuaire d’Esculape, le dieu de la médecine, bien que soit partout reproduit aujourd’hui encore son serpent symbolique dans l’insigne médical du caducée. Ce sanctuaire faisait de Pergame une sorte de Lourdes païenne de l’antiquité. Car Esculape était appelé « Sauveur ». On adorait aussi dans la ville des dieux importés d’Egypte. Enfin Pergame fut la première ville d’Asie mineure à bâtir un temple à l’empereur Auguste et à la ville de Rome divinisée. C’est donc tout un éventail de religions diverses qui s’y déployait à l’aise. On peut penser que pour les esprits « larges » d’alors, les « évolués », bref les « syncrétistes », toutes ces religions pouvaient bien coexister, faire bon ménage, et contenir toutes, comme on dit, leur part de vérité. Il est fort probable même que des Chrétiens, membres de la paroisse de Pergame, ne répugnaient pas à faire de tous ces cultes un généreux mélange. En tout cas, il apparaît dans l’Apocalypse qu’ils n’opposaient pas un refus très énergique aux pratiques de leurs concitoyens ou de leurs amis, qui professaient d’autres religions que la leur. A leur excuse on pouvait dire, et l’on peut dire encore (la lettre de l’Apocalypse le sous-entend), que là ou se trouve « le trône de Satan » — le texte insiste, répétant aussitôt : « ce pays de Satan » — on a affaire à très forte partie ; il n’est donc pas facile d’être ferme et catégorique. Si on l’est, on est vite qualifié de « sectaire ». Le Christ le sait bien, lui qui se présente ici comme tenant dans sa main l’épée effilée à double tranchant, puisque cette épée de sa Parole, selon l’épître aux Hébreux, « juge les sentiments et les pensées du cœur ». Il connaît et comprend, si l’on peut dire, les risques du milieu. Il sait d’ailleurs aussi, pour paradoxal que ce soit, que la contamination de la doctrine, qu’il va dénoncer, n’empêche pas un réel et vigoureux attachement à Sa personne : « Tu n’as pas renié ma foi », ce qui, dans le texte, ne signifie pas seulement la foi en moi, mais celle qui est issue de moi, celle qui a en moi ses racines. Cette fidélité de Pergame n’est pas un feu de paille. Elle semble solide et durable : « Tu n’as pas renié mon nom ». Tu as fait mieux que Pierre au procès de son Maître. Aussi bien un martyr au moins est à inscrire au palmarès de cette Eglise, celui qui est cité ici, Antipas, dont la tradition a fait le premier évêque de Pergame, et qui est appelé « le témoin fidèle », ou « le martyr fidèle » (nous avons vu la semaine dernière qu’en grec ces deux mots n’en font qu’un). Ainsi, même à l’heure de la persécution, l’Eglise de Pergame ne semble pas avoir flanché. Comme pour l’Eglise d’Ephèse, que demander de plus ? Quels reproches adresser à une Eglise d’une telle fermeté et d’une telle constance ? Pourtant, contre celle-là aussi, comme contre celle d’Ephèse, Dieu a un grief. Il a « quelque chose » contre elle, littéralement, dans le texte grec, « quelque peu de chose ». Pas grand-chose en apparence. Quelque chose qu’il pourrait sembler mesquin et dérisoire de faire remarquer, une petite chose dont l’importance peut être discutée. Tout au plus cette Eglise a-t-elle attrapé quelques bacilles, et sans doute même, la contagion n’a-t-elle atteint qu’un petit nombre de ses membres. Pensez donc ! Une question de « doctrine », une querelle de théologiens ! Cependant, visiblement, c’est l’Eglise entière qui est en cause, menacée et interpellée, en même temps que ces quelques-uns, dans une solidarité obligatoire dont personne ne peut s’abstraire. Tant il est vrai qu’il n’est pas facile de distinguer et de séparer dans l’Eglise en matière de doctrine les fidèles et les infidèles, les contaminés et les bien-portants. La responsabilité est partagée, et la guérison ne viendra que si elle est commune. Cette poignée qui contamine l’ensemble de l’Eglise, l’Apocalypse l’appelle étrangement, d’une expression qui, pour la plupart d’entre nous, aujourd’hui, n’évoque sans doute plus rien, mais que comprenaient sûrement alors des Chrétiens encore pétris de culture juive et connaissant bien l’Ancien Testament. Elle dit qu’ils sont « adeptes de la doctrine de Balaam, qui enseignait à Balak à tendre un piège aux enfants d’Israël ». J’imagine que je ne fais injure à personne en pensant que nous n’avons pas tous présente à la mémoire l’étrange et pittoresque histoire du livre des Nombres à laquelle il est fait ici allusion. Je la rappellerai donc en quelques mots, dans l’espoir que nous apercevrons mieux ensuite en quoi cette affaire concerne aussi l’Eglise de tous les temps et l’Eglise d’aujourd’hui. Balak, un certain roi païen, effrayé par la puissance montante de son voisin, le peuple d’Israël, demande au magicien Balaam de prononcer contre lui une malédiction, qui, dans son esprit, ne saurait manquer de lui être fatale. Balaam refuse. Balak insiste, mais ne réussit qu’à s’attirer de la part de Balaam une réponse très nette : « Je ne ferai rien contre Dieu ». Voilà donc un homme solide et fidèle, qui ne se laisse pas écarter du strict service de son Maître. Mais insensiblement la situation évolue. Une nuit, Dieu lui-même conseille à Balaam de ne pas être aussi intransigeant, puisqu’il lui enjoint de retourner vers le roi Balak, mais en prenant bien garde évidemment de ne pas changer de ligne de conduite, et de rester obéissant à sa seule volonté. Balaam le magicien se met donc en route, monté sur son ânesse. Mais avec un illogisme flagrant, Dieu se met tout à coup en colère contre ce voyage que pourtant il semble bien avoir ordonné. Là se place l’épisode proverbial de l’ânesse plus clairvoyante que son maître, puisqu’elle voit se dresser devant elle le Dieu en courroux, que Balaam, lui, n’aperçoit même pas. Puis, décidément, Dieu semble savoir de moins en moins ce qu’il veut ! Car aussitôt après avoir dit à Balaam : « C’est un chemin de perdition qui est devant toi », il autorise à nouveau le voyage, insistant toujours, il est vrai, sur la condition essentielle ne rien dire d’autre à Balak que ce que Dieu dira. Car le Dieu de Balaam est à la fois le Dieu solide et le Dieu vivant. Balak et Balaam se rencontrent donc. Trois cérémonies, trois oracles, se succèdent alors. Balaam déclare avec entêtement ne pas pouvoir maudire le peuple d’Israël que Dieu n’a pas maudit. Il finit même par le bénir, à la grande fureur de Balak. C’est là sans doute que nous commençons à comprendre pourquoi cette histoire est exemplaire pour l’Eglise de Pergame et pour d’autres. Car lors du troisième et dernier oracle, le texte biblique dit de Balaam qu’il n’alla pas, comme les autres fois « à la rencontre des enchantements », ce qui signifie sans doute qu’il ne fit aucune concession à une sorte de magie risquant d’être confondue avec le service de Dieu. Il refuse toute compromission, il ne se laisse pas tenter par la moindre indulgence à l’égard des croyances et des rites païens pourtant marqués de l’estampille d’un roi. Il ne laisse pas contaminer les instructions précises et fermes qu’il a reçues de Dieu. A tout moment de son itinéraire mouvementé, où il y avait parfois de quoi perdre la tête, il comprend qu’il ne peut dire autre chose que ce que Dieu déclare. A vrai dire, un autre passage de l’Ancien Testament, dans le même livre des Nombres, fait au contraire allusion à une faute du magicien Balaam, qui semble avoir vivement impressionné plus tard les écrivains bibliques : il aurait, dit le texte, « invité les femmes madianites (donc païennes) à séduire les Israélites pour les faire participer aux sacrifices de leurs dieux ». Là donc, au contraire, il aurait encouragé le mélange religieux. De toute façon la leçon est claire. Ce qui est dénoncé dans les deux passages, c’est le « flirt » avec le paganisme. Car si l’on n’y prend pas garde, obéissance et désobéissance, révélation de Dieu et religion des hommes, foi et idolâtrie s’enchevêtrent et risquent de se trouver un jour dangereusement imbriquées les unes dans les autres. Il n’y a pas si loin que l’on pense du manque de fermeté à l’idolâtrie caractérisée. On passe parfois sans s’en douter de l’un à l’autre. Il est grave, et périlleux, de ne pas marcher pleinement selon les instructions précises du Seigneur, selon sa seule Parole. Ce n’est peut-être en apparence que « peu de chose ». C’est la porte ouverte à l’infection. A cette mention de l’histoire de Balaam, la lettre à l’Eglise de Pergame mêle d’ailleurs une allusion à un autre épisode, sombré lui aussi dans l’oubli pour la plupart d’entre nous, quoique beaucoup plus récent, mais certainement bien connu des lecteurs de l’Apocalypse : celui des « viandes sacrifiées aux idoles », sur lesquelles des éclaircissements nous sont donnés par la première lettre de l’apôtre Paul à l’Eglise de Corinthe. De quoi s’agissait-il ? Lorsque des animaux étaient alors sacrifiés dans des cultes païens, une partie de la viande revenait aux prêtres. Le reste était rendu aux donateurs particuliers, qui, soit les mangeaient en des sortes de repas sacrés (dans les temples ou en leurs domiciles), soit, s’ils étaient pauvres, les vendaient sur les marchés. On pouvait donc en acheter sans rien savoir de leur provenance ; ce qui posait à certains Chrétiens un cas de conscience. Les plus stricts considéraient de toute façon le fait de manger de ces viandes comme une grave souillure spirituelle, une sorte de « communion avec les démons », disaient-ils. Tandis que d’autres ne s’en faisaient aucun scrupule, usant d’une liberté spirituelle et d’une « largeur » que Paul d’ailleurs ne leur conteste pas, tout en les prévenant qu’ils peuvent scandaliser les plus faibles, et même être pour certains l’excuse à une rechute dans le paganisme environnant. Ces gens à l’esprit large justifiaient, à Pergame et ailleurs, leur comportement par « la liberté des enfants de Dieu » ; il s’agissait donc bien pour eux d’une « doctrine ». C’est en face de cette doctrine contaminée que Paul se trouve à Corinthe, et qu’il prend position : les idoles ne sont rien, dit-il, c’est bien évident. Vous avez donc bien raison de ne leur accorder aucun crédit. Il n’y a qu’un seul Seigneur et Sauveur. Mais cette connaissance, cette intelligence, est inutile sans amour, et risque d’être à son tour contaminée, non pas seulement d’idées fausses, mais d’orgueil. Il faut user de prévenances envers les plus faibles. Car s’ils voient leurs frères participer à des repas à relents de paganisme, ils seront tentés de suivre leur exemple, sans faire preuve d’une vigilance et d’une fermeté suffisantes. En tout cas, la participation aux sacrifices païens eux-mêmes est exclue, elle est incompatible avec la Communion de Jésus-Christ. L’auteur de l’Apocalypse, lui, est moins nuancé à l’égard de l’Eglise de Pergame, peut-être parce que l’influence païenne se faisait plus pressante. Il s’abstient d’explications et de commentaires : tout rapport avec une autre doctrine que celle de l’Evangile est pour lui risque d’infection et de prostitution spirituelle. Comme dans toute la Bible, le terme de prostitution ou d’impudicité est synonyme ici d’idolâtrie. Fraterniser de trop près avec ce qui n’est pas le pur Evangile aboutit à faire tomber les Chrétiens les moins solides. L’auteur appelle cela « tendre un piège aux enfants d’Israël ». Mais peut-être le mot d’impudicité n’est-il pas seulement une image. Peut-être l’idolâtrie allait-elle aussi avec une immoralité, sous couvert de liberté. C’est pourquoi reparaissent ici les Nicolaïtes dont nous avons déjà parlé il y a quinze jours, et qui préconisaient et pratiquaient sans doute la liberté charnelle, sous prétexte qu’elle ne souillait pas l’esprit. La lettre à Pergame met également en garde contre une telle contamination. On voit ce que peut être pour l’Eglise de tous les temps la tentation à laquelle, dans l’Eglise de Pergame, quelques-uns ont succombé, risquant de contaminer tous les autres, et profitant sans doute d’un manque de vigilance, d’une indulgence, d’une faiblesse, ou peut-être même d’une complicité de l’entourage. C’est celle que dénonçait l’apôtre Paul, lorsqu’il écrivait à son disciple et collaborateur Timothée : « Il viendra un temps où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine, mais ayant la démangeaison d’entendre des choses agréables, ils se donneront une foule de docteurs selon leurs propres désirs, détourneront l’oreille de la vérité, et se tourneront vers les fables » (2 Timothée 4/3-4). En réalité, ce temps-là est venu très tôt, la lettre à Pergame le montre. Très vite, et d’une manière quasi constante au fil de l’histoire de l’Eglise, des Chrétiens ont succombé à la démangeaison dont parle saint Paul. Il serait cependant injuste de le leur reprocher trop vite. Car cela ne consiste pas toujours à écouter « ses propres désirs », comme dit saint Paul, mais aussi à écouter les autres, et à ne pas vouloir être coupé de son temps et des hommes qui y vivent. C’est un désir d’être entendu par eux et de parler leur langage qui tourne parfois vers des « fables », inconsciemment et insensiblement. Aussi bien ce désir est à la fois légitime et redoutable. La mobilité des expressions de la foi est nécessaire en même temps que dangereuse. C’est toute une revue de la théologie et des formulations de la doctrine chrétienne qu’il faudrait faire. On y verrait vite — et l’on n’a pas manqué d’y voir — comment elle a été contaminée par toutes sortes de mouvements et de pensées d’ordre philosophique, moral, social ou politique. Peu à peu se sont comme incrustées dans la pensée et la prédication chrétienne des alluvions, pour ne pas dire des scories qui n’avaient rien à faire avec elles ou parfois même contredisaient l’enseignement évangélique. C’est ainsi, on le sait, que la doctrine a été marquée par la philosophie platonicienne, puis scolastique, et que par exemple l’affirmation d’une immortalité naturelle de l’âme quittant le corps a remplacé la foi biblique en la Résurrection, qui est fort différente. Je pense aussi à la manière dont un véritable culte des morts s’est installé dans la vie liturgique de l’Eglise. De même, certaines cérémonies dites « officielles » ne sont-elles pas entachées d’une sorte de sacralisation de la patrie fort éloignée du véritable civisme chrétien ? Il y a plus de cent ans que Kierkegaard signalait combien le message évangélique était devenu équivoque, pour s’être englué dans la culture européenne et la morale bourgeoise. Et que dire du mélange des croyances orientales avec le christianisme, et de la façon dont on peut se dire chrétien tout en croyant à la réincarnation ou à la métempsychose ! Il ne suffit certes pas à une doctrine d’être installée depuis longtemps dans l’Eglise pour qu’elle soit conforme à l’Evangile. C’est peut-être au contraire par les plus vieilles doctrines et pratiques qu’il faut commencer le décapage. Car la doctrine chrétienne a constamment besoin d’être décapée. Pour cela, il ne suffit pas de revenir à une théologie traditionnelle, de telle ou telle époque. Une doctrine orthodoxe peut être aussi gravement contaminée que telle autre paraissant plus révolutionnaire, et plus « moderne ». Il importe de s’en souvenir lorsqu’on s’effraye de voir remises en question — comme c’est le cas à l’époque où nous sommes — beaucoup de notions ou de pratiques établies. Harvey Cox, dans son livre suggestif, intitulé « la Cité séculière », dont la traduction française vient de paraître, parle d’« enlever la doctrine de Dieu au dissolvant métaphysique dans lequel elle a baigné ». Cela ne veut pas dire qu’il faille prendre son parti de contaminations nouvelles. Elles ne valent pas plus que les anciennes. Il est toujours grave — et cela tombe sous le jugement de Dieu — qu’une partie de l’Eglise se modèle sur l’intelligence du moment, et prenne pour critère les courants de pensée contemporains. « Détourner l’oreille de la vérité », cela peut consister à vouloir trouver pour l’Evangile une audience plus facile, en essayant plus ou moins consciemment de le rendre moins total, moins rigoureux, moins paradoxal aussi, mais du même coup moins salutaire. C’est emboîter le pas trop vite aux modes de pensée philosophiques ou aux tendances contemporaines, qu’elles portent les noms de Platon, d’Aristote, de la Renaissance, de Marx, de Freud, de Lévi-Strauss ou de Foucault. C’est aussi sacraliser la « nature » et verser dans toutes les formes de naturisme, comme si tout ce qui est « naturel » était innocent du même coup. Bref, c’est donner dans un syncrétisme où il n’est sans doute plus question, comme à Pergame, de Zeus, d’Esculape ou d’Auguste, mais d’autres idoles, moins visiblement, mais aussi sûrement étrangères à la foi chrétienne. « Quiconque vit de la Parole de Dieu, écrit un commentaire de l’Apocalypse, ne saurait se mêler à toutes les religions ». Or, que de religions ont été greffées sur le Christianisme au point qu’on ne sait plus parfois comment les distinguer ! Sans doute enfin faut-il aussi être attentif à cet autre risque de contamination — cette fois par le vide, si j’ose dire — qui prétendrait tout résoudre par l’absence de toute « doctrine », parce que ce terme fait penser à des contraintes spirituelles, à des « conditionnements », comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire à des croyances, à des credos, à des catéchismes imposés par des autorités ecclésiastiques, à des édifices intellectuels qui sont l’œuvre des hommes, et à des querelles aujourd’hui dépassées. « Les préoccupations des Chrétiens ne sont plus doctrinales » remarque un des collaborateurs du numéro spécial de la revue Esprit sur « Nouveau monde et Parole de Dieu ». Il ajoute d’ailleurs aussitôt que les Chrétiens sont pourtant constamment ramenés à des problèmes doctrinaux. « Si les conflits de doctrine ont disparu, écrit-il encore, est-ce parce que l’Eglise est devenue sereine et compréhensive, c’est-à-dire réellement puissante, ou parce qu’en même temps elle est devenue inoffensive, impuissante ? Plus de dragonnades, plus de Syllabus, mais aussi plus de saint Paul, plus de Dominique, plus de Péguy, plus de Claudel, plus de Voltaire, plus de Nietzsche... Les guerres de doctrine se sont éteintes faute de combattants... Ce qui s’est perdu, c’est la vision du monde en général... Le Christianisme a perdu ses armes, il s’est retiré du combat ». Personne, je pense, ne souhaite ressusciter les « guerres de doctrine ». Mais si saint Paul luttait si énergiquement pour ce qu’il appelait « la saine doctrine », et pour qu’elle ne soit pas contaminée, s’il jetait à l’avance et si violemment l’anathème sur quiconque prêcherait un autre évangile que celui qu’il avait lui-même reçu et répandu, c’est que pour lui il ne faisait pas de doute qu’il s’agissait là de la seule vérité capable de faire vivre. Sans doute y a-t-il bien d’autres risques de distorsion de la doctrine chrétienne. Chaque fois par exemple — et n’est-ce pas une des raisons de nos divisions ? — qu’un aspect de l’Evangile est souligné aux dépens d’autres aspects, chaque fois que n’est pas respecté sa dialectique, il est vrai parfois déroutante pour nos logiques humaines, n’est-ce pas encore une sorte de contamination interne qui se produit ? Je pense ici aussi bien à l’hypertrophie soit de l’autorité de l’Eglise, soit de celle de l’individu, et à beaucoup d’accents certes authentiques de l’Evangile, mais que des sectes ont parfois soulignés au point de ne plus entendre que ceux-là. Qu’il ne soit pas facile de définir une doctrine chrétienne sans mélanges, et de s’y tenir, c’est bien évident. Comment, en effet, empêcher l’Eglise de broder les arabesques de ses doctrines humaines sur le canevas de l’Evangile, et de leur donner autant ou même plus d’importance qu’au dessin original ? Comment faire pour que toute doctrine soit toujours prête à des révisions peut-être surprenantes ? Bref, quelle est donc cette « doctrine » dans laquelle le livre des Actes dit que persévérait la première Eglise de Jérusalem, cet « enseignement des apôtres », sans doute déjà menacé puisqu’il fallait déjà recommander de s’y tenir ? Ce n’était sûrement pas une architecture complète à laquelle ne manquerait aucune pierre et dont la logique donnerait en tous points satisfaction au jugement des hommes. C’était d’abord, et c’est toujours, et sans doute uniquement quelqu’un, ce qu’il a fait et dit : quelqu’un qui était la Parole vivante, la Parole faite chair. C’est Jésus-Christ lui-même. La vérité, c’est LUI. Sans doute est-ce par souci de le servir que ses fidèles et son Eglise de tous les siècles l’ont habillé et orné de toutes sortes de vêtements. Mais saint Paul, lui, qu’on a pourtant accusé d’avoir construit sur l’Evangile des superstructures doctrinales trop personnelles, disait à l’Eglise de Corinthe qu’il n’avait pas voulu « savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié ». Je pense qu’il est aujourd’hui particulièrement urgent d’en revenir, purement et simplement à cette base de départ : « Jésus crucifié ». C’est urgent pour les Eglises elles-mêmes, si elles veulent en particulier que leur recherche d’unité n’aboutisse pas à une impasse. C’est urgent pour leur témoignage dans un monde qui récuse largement l’Eglise comme institution, sans refuser toujours pour autant, me semble-t-il, d’écouter la voix de Jésus de Nazareth. Je sais tout ce qu’on peut dire, et ce que dit une école théologique moderne sur la nécessité de débarrasser Jésus de mythes où s’exprime seulement la foi de la première Eglise. Nous aurons l’occasion d’y revenir à propos de la lettre à l’Eglise de Philadelphie. Notons seulement aujourd’hui que l’Evangile du Christ apparaît à travers le Nouveau Testament, à la fois comme un enseignement (c’est le sens du mot « didakè », qu’on traduit aussi par doctrine) et comme une manière de vivre, une « voie », disait-on alors. On disait même « la voie », « le chemin » en parlant de la foi et de la vie chrétienne, et en se rappelant la parole de Jésus : « Je suis le chemin, la vérité, la vie ». Jésus lui-même n’a pas séparé ces deux aspects. Il parle d’un enseignement qui ne vient pas de lui, mais de Dieu, et qu’on ne connaît qu’en faisant sa volonté. Lorsqu’un des deux aspects est oublié, l’Evangile est contaminé, comme une maladie se déclare lorsqu’un germe présent devient prépondérant. La « sagesse » prêchée par saint Paul, signifie également enseignement et manière de vivre. De même celle que l’apôtre Jacques invite à demander à Dieu. Tous deux rappellent d’autre part que cette « sagesse » ne peut pas être le seul résultat d’efforts humains, mais qu’elle doit être reçue du Saint-Esprit. Là donc aussi, il importe d’écouter « ce que l’Esprit dit aux Eglises ». Pour le grand travail de vigilance qui empêchera la doctrine d’être par trop contaminée, aussi bien sur le plan de la pensée que sur le plan de l’action, il n’y a pas d’autre recours. Sans cette prière, l’Eglise ne peut qu’être livrée à de nouvelles pollutions. Cette grave menace, accompagnée d’ailleurs, comme toujours dans l’Apocalypse, de solides promesses, explique l’exhortation brève et vigoureuse qui termine la lettre à l’Eglise de Pergame, et qui, à travers elle, s’adresse aux Eglises de tous les temps. C’est même plus qu’une menace, car le mal est déjà fait, l’Eglise a succombé, elle est contaminée, puisqu’elle est appelée à se « repentir », ici encore, à se convertir, à faire demi-tour. Là non plus, il ne lui est pas demandé seulement une correction, une rectification progressive. La simple médecine serait insuffisante. Il faut la chirurgie, l’ablation radicale de toutes les tumeurs doctrinales qui repoussent si facilement dans le corps de l’Eglise. Ce repentir n’est pas exigé seulement de quelques-uns, plus coupables que d’autres. Ce qui s’est passé chez un petit nombre a contaminé toute l’Eglise, puisqu’elle a au moins laissé faire. Elle est donc appelée tout entière à une solidarité de repentance. La solution n’est pas ici de condamner, d’excommunier, d’amputer quelques membres plus ou moins gangrenés. C’est à l’ensemble qu’il est dit : « Repens-toi ». Mais Dieu n’exige pas ce combat sans intervenir lui-même avec cette « épée à double tranchant » dont il est question ici comme dans l’épître aux Hébreux, et qui est Sa Parole : Jésus-Christ, est-il dit ici, combattra lui-même avec « l’épée de sa bouche ». Encore une affirmation qui peut faire sourire, en un temps où la parole des hommes est si dévaluée qu’on se méfie et qu’on n’y croit plus guère. Mais une Eglise qui sourirait de la puissance de la Parole de Dieu ne serait plus une Eglise chrétienne. Le seul remède aux contaminations de toutes sortes ne se trouve que dans l’action souveraine et infaillible de la Parole de Dieu, dont nous verrons dans trois semaines qu’une Eglise est louée sans réserve pour l’avoir « gardée ». Aussi bien cette Parole purifiante n’est pas seulement comparée ici à une épée qui pénètre et qui tranche, mais aussi à une nourriture, à la « manne » dont le peuple d’Israël avait gardé le souvenir, et que ses ancêtres trouvaient chaque matin sur le sol pendant leur austère périple vers la Terre promise. Manne « cachée », comme la vraie sagesse de Dieu est cachée à l’intelligence naturelle des hommes, nourriture qui, malgré toutes les Bibles grand ouvertes dans les sanctuaires, n’est sur aucun étal à la disposition du client qui passe et n’aurait qu’à saisir. Nourriture qu’il faut venir quémander humblement à la Table du Christ, la Table du Jeudi Saint, et non pas à celles des banquets auxquels nous sommes de tous côtés si complaisamment invités. Caché aussi, le « nom nouveau » dont la lettre à Pergame promet l’inscription sur le « caillou blanc » offert à quiconque remportera la victoire. Encore une allusion bien obscure. Ce « nom nouveau » signifie en réalité une personne nouvelle, en ce temps où le nom n’était pas considéré comme une simple étiquette, mais identifié à l’être qui le portait. Un nouveau baptême est ici promis à l’Eglise. Quant au « caillou blanc », sans doute est-il la petite pierre blanche sur laquelle, dit-on, certains juges antiques écrivaient le nom de l’accusé qu’ils acquittaient. Ce serait donc le caillou blanc du pardon accordé au nom de Jésus-Christ. Voilà le cœur même de toute doctrine, et de toute vie chrétienne non « contaminées ». Ainsi, nous l’avons vu aujourd’hui, le Seigneur entre en jugement avec son Eglise chaque fois que la « doctrine du Christ » perd de sa pureté. Mais il ne la juge que pour la convertir, pour la ramener à Sa Parole, et la faire renaître en lui faisant grâce. « L’Apocalypse, écrit le docteur Visser t’Hooft dans le livre que je citais en commençant, fait retentir le jugement de Celui qui tient l’épée acérée à deux tranchants, à savoir la Parole décisive de Dieu. L’Eglise de Pergame a pris fait et cause pour son nom, le nom qui est au-dessus de tout nom. Elle n’a pas trahi, quand il est apparu que les chrétiens devaient choisir entre une fidélité qui risquait de les conduire au martyre et une sécurité terrestre acquise au prix du reniement. Tout va dépendre maintenant de la capacité de cette Eglise de persévérer dans son intégrité. Elle ne devra pas faire la plus petite concession au syncrétisme. Le Seigneur lui-même combattra tous ceux qui communieront à ce breuvage impur. Quant aux fidèles, ils recevront la manne qui est le pain de vie, le caillou blanc et le nom attestant qu’ils sont désormais citoyens du Royaume de Dieu ». Oui, tout va dépendre maintenant, pour nos Eglises d’aujourd’hui, de leur capacité à persévérer dans l’intégrité de la Parole de Dieu. Je sais bien qu’en disant cela on est fort loin d’avoir tout résolu, et que cette intégrité n’est pas facile à définir. Nous y reviendrons. Mais j’entends la lettre à l’Eglise de Pergame nous dire aujourd’hui que ce serait déjà beaucoup si l’Eglise universelle ne faiblissait pas dans cette persévérance. |