Carême 1937 : LE GRAND à€¦’UVRE DE DIEU

LA JUSTICE DE DIEU

La décision de Dieu sur notre vie ne peut être que sans appel. Notre décision pour Lui ne peut être que sans retour. A cause de ce caractère dernier, irrévocable, de part et d’autre, une double question s’est posée à nous, à la fin de notre dernier entretien : est-il possible que cette double décision intervienne : étant donné ce que nous sommes, pouvons-nous être ainsi choisis par Dieu et pouvons-nous ainsi Le choisir ? Etant ce que nous sommes, sommes-nous dignes de Son élection et capables de L’élire ? Aucune conscience, si elle a compris qu’il s’agit ici de vie et de mort, et non pas de quelque intéressante philosophie de la nature humaine et de la nature divine, aucune conscience, si elle a vraiment soif du Dieu vivant, ne peut éluder cette interrogation. Pour tout chrétien elle est, au fond de lui-même, crainte et tremblement, et certains l’ont connue comme une anxiété désespérée. Il nous faut d’abord en rappeler la rigueur.

Pourquoi est-elle donc si grave ? Parce que cette double question n’est double qu’en apparence ; une, en réalité, elle ne comporte qu’une réponse. Car si vraiment Dieu nous choisit, nous réellement, nous concrètement, nous corps et âme et pour toujours, cette élection doit nettement apparaître dans le choix réel, concret, que nous, corps et âme, et pour toujours nous faisons de Lui. Si nous ne Lui donnions pas tout, c’est qu’Il ne nous aurait pas tout pris, pris tout entier. Dans nos choix humains, il n’en est pas ainsi et nous l’avons souligné. Nous y conservons toujours une possibilité de nous reprendre. C’est qu’ils ne concernent pas Dieu, l’Unique. Le signe qu’il s’agit bien de Lui, quand nous prétendons L’élire ou être élus de Lui, c’est que nous ne nous réservions aucune possibilité de Lui échapper et que nous soyons assurés à jamais de Sa décision. « L’Eternel est celui qui te garde » disent souvent les Psaumes (cf. Psaume 121/5). Ce mot ne signifie pas quelque protection temporaire, il désigne la volonté absolue de nous conserver : Dieu nous garde pour Lui. Il ne peut et ne veut désormais nous céder à rien ni à personne.

Eh bien, je le répète : est-ce possible ? Est-ce réel ? Pour répondre nous ne pouvons nous placer, semble-t-il, qu’à un seul point de vue : le nôtre. Car Dieu est au ciel et même s’il est venu sur la terre en Christ, comment connaîtrions-nous avec certitude qu’en Christ Il a décidé de nous, de nous personnellement ? « Ses pensées ne sont pas nos pensées et Ses voies ne sont pas nos voies ». Quand, saisis par la majesté et le secret insondable de la Volonté qui dispose de notre vie, nous nous demandons : « M’a-t-Il choisi, moi ? », nous ne savons où chercher la réponse et il nous faut, pour être vraiment sà »rs, nous interroger nous-mêmes : « L’ai-je choisi moi, comme Il doit être choisi, uniquement et sans retour ? ». Or, quiconque se pose honnêtement la question sous cette forme sait bien la réponse. « Non, je ne L’ai pas choisi, de cette façon-là  ». Certes, Dieu tient une place, peut-être une très grande place dans notre vie. Nous Le voulons et Le cherchons ; nous souhaitons de Le vouloir et de Le chercher davantage... Nous L’aimons et nous souhaitons de L’aimer plus... Mais qu’il y a loin de tout cela à une décision dernière ! Hélas, nous sommes Nicodème qui ne comprend même pas, tant le choix de Dieu est nouveauté radicale, la nécessité de naître de nouveau ; nous sommes le jeune homme riche qui ne veut pas voir que, ne donnant pas tout à Jésus-Christ, il ne lui a rien donné de ce que Jésus-Christ lui demande ; nous sommes le disciple qui, lorsque Jésus passe, a encore une autre chose à faire avant de devenir disciple , et c’est donc qu’il n’a pas deviné quel Maître l’appelle ; s’il l’avait deviné, que pourrait-il avoir encore à faire ?... Oui, nous sommes tous ceux-là et la sixième béatitude n’est pas pour nous : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ! » (Matthieu 5/8). Car la pureté dont il s’agit ici [Kierkegaard l’a si bien montré ! ( )], c’est celle du cœur sans partage, tout absorbé à ne vouloir qu’une chose, à ne vouloir que Dieu.

La preuve que nous n’avons pas fait, que nous ne faisons pas ce choix dernier, c’est l’intolérable gêne, même la révolte que nous éprouvons à en entendre proclamer la nécessité. Toutes les fois où le message de l’unique nécessaire est annoncé, certains s’indignent et d’autres se désespèrent : « Ce n’est pas possible ! Ou le christianisme n’est pas cela, ou il est invivable ! ». Il est vrai qu’il est invivable, mais il n’est pas vrai qu’il soit autre chose. La seule façon de s’exclure du choix de Dieu, c’est de vouloir en nier l’exigence et l’absolu ; c’est de dire : « Dieu sait de quoi nous sommes faits » pour se persuader hypocritement : « Je ne suis pas fait rien que pour Lui » ; c’est de dire : « Dieu est bon » pour en venir à penser secrètement : « Il est faible et son pardon, c’est sa complaisance au mal que je veux continuer de faire » ; c’est de dire : « Je fais ce que je puis, on ne peut pas me demander davantage » pour se donner la permission d’être en même temps en paix avec Dieu et avec le Diable !... Horribles jeux intérieurs que ces fuites devant la Vérité ! Croit-on qu’à les pratiquer on connaîtra jamais la grâce du Dieu vivant ? S’imagine-t-on ainsi Le duper et parvient-on même à se duper soi-même ? Où est la joie, où est l’espérance dans ces excuses et ces prétextes ? Où « la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence » (Philippiens 4/7) parce qu’aucune intelligence, si habile soit-elle, ne peut l’abaisser au niveau de nos faux évangiles ?

Non, mieux vaut, cent fois mieux, connaître la détresse de l’âme que la Vérité accule à être vraie, qui ne se tire pas de l’affaire de Dieu en diminuant Dieu ! Mieux vaut, cent fois mieux, avouer son cœur partagé que d’imaginer en Dieu aucune tolérance de ce partage ! Et certes, lorsqu’on entre dans cette voie, on est conduit à la plus grande détresse et à la plus grande révolte. C’est comme si le visage de Dieu se fermait et que nous devenions un peu moins capables de Le choisir ! C’est comme si l’Evangile était soudain durci, redoutable, et non plus la Bonne Nouvelle, passionnément attendue ! Oui, il en est bien ainsi : parfois, dans une connaissance cruelle de nous-mêmes, incapables de nous faire illusion et tout aussi incapables de nous changer complètement, de nous renoncer jusqu’au bout, de vouloir mourir pour naître de nouveau, aux prises avec notre incurable réalité et la sainteté immuable de Dieu, nous sommes jetés au désespoir. Alors, au fond de l’abîme, de cet abîme d’elle-même, l’âme se demande si elle est bien choisie par Dieu, puisqu’elle ne peut pas arriver à Le choisir, si la décision éternelle n’est pas de la rejeter, puisqu’elle se sent constamment rejetée à elle-même ! Elle se demande si la sécheresse qui la dévaste ou bien l’invincible convoitise d’autre chose que Dieu, ne sont pas le signe de l’absence de Dieu, d’une Volonté divine d’absence. Alors l’âme prend peur.

Quiconque n’a pas connu, à un moment ou à un autre de sa vie d’homme et de chrétien cette épouvante, ne sait pas qui est Dieu, ni ce que veut dire le mot salut. Quiconque se sachant, se découvrant perdu n’a pas goà »té l’effroi de la perdition, n’a pas non plus goà »té la joie d’être trouvé ! Il faut être « enfermé dans la désobéissance » (Romains 11/32) comme dit Saint Paul pour connaître la miséricorde : enfermé, se heurtant aux murs de cette prison, sans aucune possibilité d’évasion, ne pouvant attendre que l’exécution de l’arrêt de mort qui nous y enferme.

Peut-être beaucoup trouvent-ils excessif ce commencement tuant de la sagesse de Dieu la crainte (Psaume 111/10). Pathologique obstination à se martyriser, songent-ils ! Et c’est peut-être le signe le plus poignant de notre déchristianisation que ce refus d’admettre le sérieux du christianisme... Je voudrais pour vous le rendre sensible, choisir entre tous ceux qui l’ont éprouvé, un de ceux qui l’ont le plus lucidement, le plus terriblement senti. Aussi bien la figure de Martin Luther doit-elle être évoquée dans u:ne étude de la justification par grâce.

Vous vous rappelez que l’unique désir qui avait mené ce jeune moine au couvent, c’était celui de n’avoir pas d’autre désir que Dieu. « Oh, si tu pouvais être vraiment pieux, et satisfaire ton Dieu, pour gagner sa grâce ; ce sont ces pensées qui m’ont poussé vers la vie monacale, qui m’ont engagé à souffrir de la faim, du froid, et à m’imposer une discipline sévère ». Dans sa cellule à la fois ce désir le ravageait et le fuyait. Il mettait tout en œuvre, pratiques, jeà »nes, macérations pour en assurer la pureté, pour qu’il devînt exclusif. Ecoutez une de ses confessions : « Etant moine, je ne voulais rien omettre des prières. Souvent, surchargé de besogne à cause de mes cours et de mes travaux écrits, je rassemblais mes heures de toute une semaine, voire même de deux ou trois semaines. Je m’enfermais alors parfois trois jours entiers sans manger, ni boire jusqu’à ce que j’eusse fini mon bréviaire. La tête m’en devenait si lourde que je ne pouvais fermer l’œil pendant cinq nuits. J’étais à l’agonie et tout hébété. Dès que j’allais mieux et que je voulais faire mon cours, la tête me tournait ». Ce fut l’époque , elle dura dix années , où la « prière elle-même lui était une torture, une prison ». C’est que, pour Luther, Dieu est vraiment Dieu, l’unique nécessaire. Et non seulement il faut, pour L’atteindre, ne vouloir que Lui, mais il faut que Lui nous veuille (identité des deux décisions dernières). Et comment nous voudrait-Il si nous ne Le voulons pas ? Ce qui est grave, ce qui est mortel, c’est cela : Luther ne veut pas Dieu, il ne peut pas Le vouloir uniquement ! Cette volonté partagée, c’est le signe qu’il n’a pas la grâce ; la preuve de sa condamnation...

Il ne faut pas se débarrasser trop facilement de cette confession tragique. Ce ne sont pas les angoisses morbides d’un moine encore victime de terreurs médiévales... Si on l’imaginait, il suffirait de relire les pages de Pascal, ce savant, ce génie classique, cet honnête homme du Grand Siècle, et l’aveu de ce temps bien long où il se sentait si attaché au monde et si détaché de lui, tout ensemble, si avide de Dieu et si peu capable de L’aimer, que lui aussi se posait la question redoutable : « N’y a-t-il pas là un grand abandonnement du côté de Dieu ? ». , Non ce ne sont pas là de vains tourments, c’est la certitude à qui ce même Pascal a donné sa formule parfaite : « Tout ce qui n’est pas Dieu ne peut pas remplir mon attente » et c’est, en face d’elle, la conscience qu’un cœur endurci ne peut pas se déprendre de désirer « l’usage délicieux et criminel du monde » ( ).

Si nous suivons maintenant ces deux guides dans leur voie douloureuse vers Dieu, nous les entendrons l’un et l’autre, l’un comme l’autre, nous dire qu’à cette impasse : devoir chercher Dieu uniquement et ne pas le pouvoir, il n’y a qu’une issue possible, celle que Dieu ouvrira, et non pas nous.

Pour Luther, la première brèche dans le mur de sa prison, c’est la découverte qu’en se condamnant lui-même, en ne diminuant pas Dieu à sa propre mesure et en ne s’excusant pas lui-même dans le mensonge, oui, dans cette accusation désespérée qu’il porte contre lui-même il est , ô miracle ! , d’accord avec Dieu, il communie avec cette Volonté dernière. Elle le rejette, il est vrai ! Et c’est sa perdition. Mais lui l’accepte dans ce verdict... Et c’est... peut-être le salut ! Le moine d’Erfurt ne s’arrêta pas d’ailleurs à cette étrange forme de la grâce. , Car il est vrai que c’est une bien grande grâce de connaître le caractère mortel de notre péché. Comment le connaîtrions-nous sans la grâce, autrement que par la grâce ? , Un jour, il comprit que la justice de Dieu, seule dernière, n’est pas celle qu’on acquiert , on ne peut pas l’acquérir ! , c’est celle qu’on reçoit comme un don absolument gratuit ; et il comprit que cette justice consiste en ceci qu’elle nous pardonne, nous les impardonnables... Ce jour-là , Luther crut, vraiment, avec bonheur : il était justifié par la grâce et donc par la foi, la foi en cette grâce.

Et Pascal, lui aussi, sous une autre forme, découvrit que rien au monde ne pouvait faire de lui un saint, un élu ! Rien au monde et surtout pas lui, Pascal ; qu’il y fallait la grâce ( ). Et il s’adonna à cette grande œuvre, celle de la foi qui prie : « Je reconnais, mon Dieu, que mon cœur est tellement endurci et plein des idées, des soins, des inquiétudes et des attachements du monde, que la maladie non plus que la santé, ni les discours, ni les livres, ni vos Ecritures sacrées, ni votre Evangile, ni vos mystères les plus saints, ni les aumônes, ni les jeà »nes, ni les mortifications, ni les miracles, ni l’usage des Sacrements, ni le sacrifice de votre corps, ni tous mes efforts, ni ceux de tout le monde ensemble ne peuvent rien du tout pour commencer ma conversion, si vous n’accompagnez toutes ces choses d’une assistance tout extraordinaire de votre grâce. C’est pourquoi, mon Dieu, je m’adresse à vous... A qui crierai-je, Seigneur, à qui aurai-je recours, si ce n’est à vous ?... C’est Dieu même que je demande et que je cherche ; et c’est à vous seul, mon Dieu, que je m’adresse pour vous obtenir » ( ).

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Mais, après tout, il n’y a là que Luther et Pascal. Et nous, nous ne sommes pas Luther et Pascal. Et même si l’on pouvait en nommer à côté d’eux beaucoup d’autres qui ont connu cette détresse et cette seule issue, serait-il pour cela prouvé que tel est l’unique chemin chrétien ? Aucune psychologie individuelle , ou collective , n’est la norme nécessaire de la foi. Il faut, pour nous appeler à la foi, et pour nous donner la foi, une tout autre et plus sà »re vocation.

De même, nous ne saurions être touchés par les raisonnements de la théologie, si ceux-ci n’étaient que des raisonnements, même rigoureux. Ils ont raison ceux qui reprochent à certaines dogmatiques de jongler avec les concepts de justice de Dieu, de péché, de pardon, de satisfaction vicaire ; ils ont raison de refuser que d’habiles systèmes équilibrent, au sein même de la divinité, l’amour et la sainteté et fassent intervenir « la grâce qui est en Jésus-Christ » (2 Timothée 2/1) comme l’élégante solution d’un problème insoluble. Ils ont raison... Car il ne s’agit pas de concept et de solution... « Il s’agit de nous et de notre tout » (Pascal). Il ne s’agit pas de nécessité logique, mais du Dieu vivant, de notre vie et de notre mort...

Comment donc connaîtrons-nous notre énigme , et non pas celle de Pascal ou de Luther , et comment nous saurons-nous choisis par Dieu et capables de Le choisir autrement que dans des combinaisons théologiques ? Ici encore, il faut accepter que nous ne puissions pas résoudre et même pas poser a priori les vraies questions : il faut nous les laisser poser et en accepter la solution. Car nous ne pouvons pas davantage sonder notre réalité que nous ne pouvons imaginer ou décréter les nécessités divines. Pour reprendre encore une expression de Pascal, « Dieu parle bien de Dieu » ( ), mais il faut ajouter : « Dieu seul nous parle bien de nous ». Or, les pensées de Dieu sont « aussi élevées au-dessus de nos pensées que le ciel est élevé au-dessus de la terre » (Esaïe 55/9). Psychologies et systèmes ne se hausseront jamais jusqu’à cette altitude.

Il faudra donc que nous réfléchissions a posteriori sur la possibilité et la réalité de cette double et unique décision, c’est-à -dire que nous écoutions ce que Dieu nous en dit. Pourquoi alors, demanderont certains, nous être aussi longuement attardé à des examens intérieurs ou à des histoires individuelles ? Je répondrai que ces remarques avaient un seul but : nous inciter à prendre au sérieux la question en évoquant des âmes qu’elle a torturées et notre âme qui est ici en jeu. Mais la seule révélation, au sens fort du terme, nous allons la demander maintenant à la Parole de Dieu, c’est-à -dire concrètement à Jésus-Christ dans le témoignage biblique et, de façon très précise, à la Croix.

Dira-t-on que c’est limiter bien étroitement le lieu où tout est dévoilé, et tout se joue ? Avec Paul, converti cependant par le Christ ressuscité, qui ne voulait savoir à Corinthe « que Jésus-Christ crucifié » (1 Corinthiens 2/2), nous accepterons cette limite. Jésus-Christ ne nous y a-t-il pas convié lui-même en choisissant le sacrement de la Cène ? Que veut-il dire par cette institution, sinon que sa présence, c’est celle de sa croix, que communier avec lui, c’est se souvenir de son sacrifice, de son corps rompu, de son sang versé, que l’attendre, s’attendre à lui, c’est « annoncer sa mort jusqu’à ce qu’il revienne ! » (1 Corinthiens 11/26). Etonnante folie ! Les autres religions évoquent, pour gagner et garder leurs fidèles, la vie et surtout l’enseignement de leur fondateur : elles chantent leurs succès et leur sagesse. Le Christianisme déclare que le Christ ne veut de disciples qu’autour de son échec et leur propose sa mort pour les décider à le suivre. C’est « quand j’aurai été élevé de la terre que j’attirerai tous les hommes à moi » (Jean 12/32).

Notre question, la question de la décision dernière en ce qui nous concerne, devient donc très concrètement : que signifie la croix pour moi ? Me concerne-t-elle ? Prononce-t-elle sur ma vie, et quel verdict ?

Mais, avant de connaître la réponse à ces interrogations décisives, il convient de savoir ce que doit signifier cette croix selon Jésus lui-même, d’après les témoins, « ceux qui l’ont vu de leurs yeux, contemplé, touché de leurs mains » (1 Jean 1/1), d’après ceux qui ont « la pensée de Christ » (1 Corinthiens 2/16).

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Quelle est donc la pensée du Christ quant à sa mort ?

D’abord, il voit dans sa crucifixion une nécessité. Tout homme sait qu’il doit mourir ; mais pour lui cette nécessité est seulement inévitable, non pas obligatoire, comme un devoir. Dure loi de notre condition : et c’est tout ! Pour Jésus, sa mort, cette mort-là , au Calvaire est plus qu’une conclusion fatale, plus qu’une destinée générale ; elle est le sens même de toute sa vie. A trois reprises, pour la stupeur scandalisée de ses disciples, il leur annonce qu’il lui faut « souffrir beaucoup, être mis à mort » (Matthieu 16/21) ; car il ne veut pas qu’ils soient, plus que lui, pris au dépourvu par l’heure où il subira, où il accomplira cette tâche...

Et quand elle est là , proche, présente, quand il ne s’agit plus de la prévoir ou de marcher vers elle, comme lors de cette dernière montée à Jérusalem, où ses disciples derrière lui sont pleins d’effroi (Marc 10/32), qu’est-elle donc ? Beaucoup de souffrance, une agonie... c’est-à -dire littéralement un grand combat. Non pas la fin d’un héros ; une tristesse jusqu’à la mort, dans le Jardin des Oliviers... Une infinité de détresse... Non pas un corps seulement qui a peur, une âme épouvantée, un secret d’horreur qu’il ne semblait pas avoir connu d’avance tout entier, une coupe pleine dont il faut goà »ter la lie.

Mais il y aura plus que cette mortelle tristesse : la mort elle-même, qui est tout autre chose que la pensée de mourir. Un abandon, une solitude absolue, sans personne et sans Dieu : la vie qui s’en va, la fin du monde. Non pas le passage difficile à l’immortalité, l’entrée quasi normale dans la vie éternelle, mais le moment où tout fait défaut, et Dieu lui-même.

Le comble, cependant, n’est pas encore atteint. Ce qui fait, de la mort de Jésus, sa mort à lui, sa mort unique, c’est qu’il ne la subit pas aveuglément, il s’y engage comme un fils soumis. Il obéit. La nécessité qu’il avait prévue revêt, maintenant qu’elle s’exerce, son caractère effrayant et dernier : c’est une Volonté qu’il accomplit. Et cette Volonté n’est plus à ce moment que celle d’un autre : « Non pas ma volonté, mais la Tienne ». Il fait cette Volonté, comme il l’a toujours faite... mais elle est à ce moment-là hors de ses propres possibilités : « S’il est possible, que cette coupe passe loin de moi !... » (Matthieu 26/39).

Pourquoi tant de débats, tant de détresses puisque tout cela était prévu, attendu, puisque tout homme doit mourir ? Ici je voudrais, avec la plus extrême sobriété, rappeler quelques indications de l’Ecriture Sainte qui laissent deviner la raison de cette lutte. C’est que cet abandon volontaire de Dieu, cette volonté de Dieu de laisser, de faire mourir Son Fils, le Fils les connaît comme une malédiction. Il savait, avant Saint Paul, et d’après l’Ecriture, que « celui qui est pendu au bois est un maudit » (cf. Deutéronome 21/23 et Galates 3/13) : il était maintenant ce maudit ; il connaissait maintenant non pas le goà »t du péché, mais son salaire : il était « fait péché par Dieu » (2 Corinthiens 5/21). « Le châtiment tombait sur lui, Dieu le frappait » comme Esaïe l’avait annoncé (Esaïe 53). C’est alors qu’il expira.

Pourquoi faut-il que nous sachions tout cela ? Cette Croix si atroce, si révoltante ? Et nous demandons encore davantage : pourquoi Dieu a-t-il voulu cela ? Comment a-t-Il pu le vouloir ? L’a-t-Il voulu ? Avant de nous indigner, et même de poser aucune question, il nous faut écouter Jésus-Christ lui-même et ses témoins nous répondre d’un mot. Pourquoi ? Pour vous, pour toi. Il n’y a pas à la mort du Christ de grandes raisons théoriques, cachées dans le ciel, il n’y a à cette nécessité, à tant de souffrances, à cette lutte, à cette fin, à cette Volonté de faire mourir, à cette malédiction qu’une raison : vous et moi. Tout au moins Dieu, Jésus-Christ et les apôtres ne nous en révèlent-ils pas d’autres. Et avant de refuser de les croire, il faut au moins les entendre. Toutes les pages de la Bible qui nous parlent de la Croix nous répètent ce « pour toi » avec trop d’insistance pour que nous nous en débarrassions aisément et vite.

Que veut dire Jésus quand il dit : « Ma chair que je donnerai pour la vie du monde » (Jean 6/51). « Le bon berger donne sa vie pour ses brebis » (Jean 10/11). « Le Fils de l’homme est venu donner sa vie en rançon pour beaucoup » (Matthieu 20/28) et tant d’autres paroles ? Que veut dire Pierre quand il écrit : « Christ a souffert pour vous » (1 Pierre 2/21) et « Il a porté nos péchés en son corps sur le bois ? » (1 Pierre 2/24) ? Et Paul ne se lassant pas d’annoncer : « Quand nous n’étions que des impies, Christ est mort pour nous... » (Romains 5/6). « Notre Seigneur Jésus-Christ est mort pour nous » (1 Thessaloniciens 5/10)... « Un seul est mort pour tous... » (2 Corinthiens 5/14). Et Jean : « Il est une victime expiatoire pour nos péchés » (1 Jean 2/2). Oui, que veut dire ce refrain toujours repris du Nouveau Testament tout entier ? Que veut dire ce « pour nous » ?

Je pense qu’on peut indiquer, indiquer seulement, trois significations : cause de nous, en notre faveur, à notre place.

A cause de nous. A cause de nous tant de souffrance et tant de mort ! Qui sommes-nous donc ? Ceux, les seuls, et non pas Dieu, qui rendent cette mort nécessaire. Pilate injuste, les pharisiens haineux, les disciples enfuis, Marie qui pleure, ne sont que nos représentants autour de la Croix. Les uns veulent ce supplice, d’autres en ont peur, d’autres le regardent avec désespoir. Mais personne ne sait ce qu’il fait là et pourquoi Jésus est là . « Père, pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font » (Luc 23/34). Personne ne le sait. Jésus-Christ seul le sait. Il faut croire qu’il le sait mieux que nous. Et il faut surtout, comme ils firent tous, ceux qui nous représentaient, qui étaient les hommes présents, ne rien dire là de nos vertus, de nos bonnes dispositions, de notre amour pour lui. Nul n’élevait la voix au Calvaire que les ennemis de Jésus pour l’injurier ou se moquer. Les autres se taisaient. Aucun ne pouvait expliquer, se justifier, parler de soi. Le seul qui osa sortir de ce mutisme impuissant, ce fut le brigand pour confesser sa misère, sa juste condamnation. C’est le seul à qui il fut donné de comprendre pourquoi il était à Golgotha... et aussi pourquoi le Christ y était... Oui, à cause de nous. A cause de qui ou de quoi subirait-il l’abandon de Dieu ? Pas à cause de lui-même. Il était le Christ du baptême et de la Transfiguration : deux fois déclaré par son Père le Fils bien-aimé ! Il n’avait rien en lui que Dieu voulà »t abandonner... Alors si nous ne pouvons concevoir aucune raison, il faut accepter la sienne, et dire nous aussi, sans romantisme, avec une sincérité sans phrases : « A cause de moi ». Intolérable aveu où sombrent tous nos grands et petits orgueils, notre connaissance de nous-mêmes, nos pieuses humilités, nos optimismes et nos pessimismes. Rien à dire que cette phrase du Mystère de Jésus : « Si tu connaissais tes péchés, dit Jésus à Pascal, tu perdrais cœur. , Je le perdrai donc, Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance ».

En notre faveur. Ce sens du « pour nous » du Calvaire est plus étrange encore. Que nous puissions être responsables de la mort du Saint et du Juste, que la Croix soit notre crime, passe encore ! Mais que cette mort soit aussi en même temps une faveur de Dieu ! Tout ne crie-t-il pas plutôt au fond de nous-même : s’il y a là un acte de Dieu, c’est la barbare cruauté d’un despote ? , Il y a beaucoup de discoureurs et de spectateurs de la Croix qui ont de ces indignations. Et nous ne pouvons rien leur répondre. Mais il en est d’autres dont l’incompréhension est douloureuse et sincère. A ceux-là je répéterai seulement : « Croyez plutôt Jésus-Christ que vous-mêmes, plutôt Jésus-Christ que vos plus ardentes questions. Car il sait mieux que vous , oh, si infiniment mieux ! , que « Dieu est Amour » toujours. C’est pourquoi il savait que son agonie et sa mort étaient une faveur de Dieu, la faveur que Dieu nous fait, l’amour dont Il nous aime. Et il le savait , seul il pouvait le savoir, parce que cette inouïe préférence divine de nous, de notre vie, elle était exercée par Dieu à ses dépens ; parce qu’il savait le sens suprême de ce « pour vous » qu’il n’avait cessé d’annoncer : pour vous, c’est-à -dire « à votre place ».

A notre place ! Quel plus inconcevable mystère ! Inconcevable que Jésus-Christ soit là , devant Dieu , et devant nous celui qui nous est substitué. Inconcevable d’abord parce que nous ne le lui avions pas demandé, parce que nous n’aurions jamais eu l’idée de le lui demander. Inconcevable parce que nous ne croyions pas qu’il nous fallà »t être aimé ainsi pour être vraiment, divinement aimés. Inconcevable parce que nous ne comprenons rien à ce Dieu-là qui frappe l’innocent en lieu et place du coupable, pour satisfaire , disons-nous , une abstraite justice... Mais c’est justement parce que cet Amour-là et ce Dieu-là nous sont et nous demeurent à jamais naturellement inconcevables qu’il faut nous taire et nous laisser enseigner par Dieu et par Jésus-Christ de quel amour nous avons besoin et quel est notre Dieu. Ah, non pas Celui qui choisit au hasard un innocent pour châtier en lui des offenses que d’autres auraient commises contre Sa Divine Majesté, mais Celui qui met lui-même à notre place Son Fils unique et bien-aimé et le donne pour réconcilier avec Lui-même toutes ses créatures en révolte, tous ses ennemis : nous tous.

En tout ceci, je voudrais n’avoir fait aucune théorie, et je voudrais que personne n’ait objecté intérieurement ses théories. Je voudrais qu’en face de Jésus-Christ qui meurt, nous n’ayons tous eu qu’un désir : nous taire pour écouter seulement ce qu’il a à nous dire.

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Si nous l’avons écouté, si nous l’écoutons, alors, dans notre silence, le grand œuvre de Dieu nous sera, nous est annoncé ; nous savons ce qu’il en est de la décision dernière, nous connaissons Sa justice, qui n’est pas la nôtre.

Nous savons, oui, qu’il nous est impossible de nous décider pour Dieu, impossible puisque Jésus-Christ doit mourir pour nous et même pour nos meilleures décisions, à cause de nos bons comme de nos mauvais désirs, à cause de notre soi-disant amour de Dieu, à cause de nous. Mais nous savons aussi que ces hommes impossibles, Dieu a trouvé possible de Se décider pour eux, qu’Il a trouvé possible de les aimer dans leur inimitié contre Lui (Romains 5/10), de les sauver dans leur perdition, de leur donner ce qu’ils ne pouvaient pas Lui offrir, de les gracier. Oui, nous savons cela et nous espérons. On ne peut pas espérer, si l’on ne sait pas cela. On ne peut pas regarder à Dieu ni à soi-même, si l’on ne sait pas que Dieu, quand Lui nous regarde, voit toujours à notre place Jésus-Christ en Croix. On ne peut pas se présenter à Lui, à Sa justice comme à Son amour, si l’on ne se présente pas au nom de Jésus-Christ. Mais puisque « Christ est mort » (Romains 8/34), on peut espérer, on peut regarder à Dieu, on peut se présenter devant Lui. Tel est le salut par grâce, telle est la grâce du salut de Dieu.

C’est le salut de Dieu, le salut que Dieu seul pouvait inventer et réaliser, car Lui seul pouvait donner Son Fils, et nous, nous ne pouvons même pas nous donner nous-mêmes. Salut de Dieu, mais notre salut, celui de notre vraie vie, celui que nous pouvons réellement recevoir, réellement croire.

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Ici se pose la grande question, notre grande question. Puisque nous sommes ainsi sauvés, ainsi gratuitement sauvés, qu’avons-nous à faire ? Dans ce mystère de la Croix, la nécessité pour nous de choisir Dieu par un choix définitif et sans retour est-elle supprimée ? Ne subsisterait-il, dans cette double décision dont nous avons parlé, que le dernier mot de Dieu ? Tel n’est pas le message biblique. Le salut de Dieu n’y est pas une attribution mécanique des mérites du Christ, un grand œuvre dont nous ne serions que les spectateurs. En face de la Croix, il y a une chose à faire, une seule, mais qu’il faut faire : croire en elle. La grâce de Dieu en Christ ne réclame que la foi, mais, sans la foi, cette grâce ne nous est pas faite. « Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé » (Actes 16/31). C’est tout le message rédempteur de l’Evangile.

Mais la question revient plus précise et plus pressante. Qu’est-ce donc que croire, de cette foi-là , c’est-à -dire en ce Sauveur-là  ? Certains se hâtent d’élever leurs objections. S’il ne s’agit que de croire, c’est trop facile, c’est trop commode ! Si Dieu seul sauve, nous n’avons qu’à continuer notre vie incapable et pécheresse, sans nous tourmenter de notre salut. Si la grâce annule devant Dieu notre péché sans que nous, nous ayons à le détruire, alors « péchons pour que la grâce abonde » (Romains 6/1). Oui, il en est pour élever ces objections ; et ce sont d’ordinaire les mêmes qui accusent le message de la Croix d’être trop dur, trop rigoureux, trop désespérant. Leur orgueil s’offense d’être ainsi toujours réduit à néant : à la fois la rigueur de Dieu leur apparaît trop grande, et Son amour trop gratuit... Oui, il en est pour s’étonner, s’alarmer que la « sagesse mystérieuse et cachée » fasse aussi complètement fi de nos possibilités ou de notre bonne volonté ! , Je viens de dire il en est... Comme si ces objectants tout dressés dans leur surprise, ce n’étaient pas nous tous ! Nous tous, quand nous nous détournons de la Croix, quand nous adorons Dieu ailleurs et autrement que dans l’abaissement jusqu’à la mort de Son Fils ; nous tous quand nous ne croyons pas... Oui, le salut par grâce serait trop facile, trop commode s’il était une doctrine et non pas Christ... Oui, le pessimisme chrétien , janséniste ou calviniste , serait exagéré, désespérant si le péché était connu et expié ailleurs qu’en Christ. Mais il y a Christ crucifié, et c’est de lui, humblement, que nous apprenons ce que c’est que croire.

Et son premier enseignement, c’est que la foi n’est pas quelque vague optimisme, une confiance en la Vie, comme nous disons, un élan généreux et aveugle de l’âme. Croire n’est pas croire au Bien et à son triomphe, au Progrès, à un Dieu doucement bienveillant, c’est-à -dire pitoyablement complaisant que sais-je ? Toutes ces fois-là sont toujours en fin de compte des fois en nous-mêmes, en notre bien, nos progrès, notre Dieu, nos vertus. Et croire, ce n’est pas non plus éprouver tel ou tel sentiment, avoir tel ou tel système, faire tel ou tel acte. Qu’importent ces formes de la foi ? Elles sont inévitables, diverses comme les croyants. Mais elles ne sont que des formes. Ce qui importe, c’est Celui en qui on croit et non l’aspect psychologique de la foi. Croire, selon Jésus-Christ, c’est croire en Jésus-Christ. Et c’est ce « en Jésus-Christ » qui doit nous préoccuper. Non pas le mouvement de notre foi, mais le terme où il tend. Non pas l’ardeur ou la tension de notre foi : son objet, c’est-à -dire Jésus-Christ crucifié.

Croire en Jésus-Christ crucifié, c’est ne plus croire en soi-même, ne plus avoir aucune confiance en aucune de ses propres œuvres, ne plus se faire valoir devant Dieu, et ne plus Lui offrir pour L’apaiser ou Le satisfaire, ce qu on n’a pas : être pauvre, absolument pauvre, les mains vides et le confesser (sans avoir, surtout, l’orgueil de sa pauvreté).

Croire en Christ crucifié, c’est accepter qu’il ait tout fait pour nous, et ne pas lui opposer le misérable démenti de nos prétentions quand, au moment de mourir, il s’écrie : « Tout est accompli ». Avons-nous quelque chose à ajouter à cette parole, à cet accomplissement ?

Croire en Jésus-Christ crucifié, c’est vouloir toujours recommencer de croire en lui, rien qu’en lui ; c’est vouloir vivre toujours de son pardon, et non, demain, de nos vertus « chrétiennes » qui auraient pris la place de nos péchés païens d’hier.

Croire en Jésus Christ crucifié, c’est nous réjouir à cause de cette définitive faveur de Dieu, et ne pas nous laisser assaillir par la crainte et le désespoir, par le remords à cause de notre passé, ou l’angoisse de nos lendemains spirituels.

Croire en Jésus-Christ crucifié, c’est remettre nos journées et notre éternité, avec tout ce qu’elles ont été, sont et seront, à cette décision dernière, avec un sérieux, une gratitude, une espérance dernières.

Est-ce facile ? Est-ce difficile ? Ce n’est point la question que pose la Bible et ce n’est pas son souci. Son souci, c’est que la Croix de Christ ne soit pas rendue vaine, c’est que les hommes ne se perdent pas en refusant de se savoir perdus et en refusant de se savoir sauvés. C’est qu’ils ne recommencent pas de se perdre en cherchant à se sauver autrement, c’est qu’ils ne croient pas ou qu’ils cessent de croire au message unique de la Croix. « Aucun autre nom n’a été donné aux hommes par lequel ils puissent être sauvés » (Actes 4/12). C’est le souci de la Bible. Ce devrait être notre seul souci. Car si nous rendions pour nous-même la Croix de Christ vaine, c’est alors que nous serions rejetés.

Je sais combien ces affirmations déconcertent nos sagesses et que nous ne nous en détournons pas seulement pour de mauvais motifs. Mais je sais aussi qu’elles sont le message de joie, l’unique message de Dieu en Jésus-Christ. Je sais aussi que nous nous demandons : « A quoi aboutissent-elles pratiquement ? A quoi aboutiraient-elles dans mon existence pratique, quotidienne, si je les croyais ? Et que signifient-elles dans le monde où je vis , quels rapports entre ce mystère et mes devoirs, extérieurs, familiaux, civiques ? ». , Questions légitimes, questions nécessaires que nous traiterons dans nos entretiens ultérieurs.

Pour aujourd’hui, j’ai voulu seulement vous dire jusqu’où vous êtes aimés, vous demander d’entendre comme la première fois , n’est-ce pas chaque fois une première fois, tant la connaissance de cet amour est un miracle de grâce ? , la grande nouvelle de joie : « Dieu a tant aimé le monde qu’Il a donné Son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jean 3/16). J’ai voulu, j’ai demandé que la Semaine Sainte ne soit pour aucun de nous l’anniversaire d’un grand drame humain religieux, mais vraiment notre salut offert gratuitement, et cru avec une foi nue et entière. Et si ce salut n’est pas absolument gratuit, si notre foi n’est pas entièrement dépouillée de confiance en nous-mêmes, tout ce que j’ai dit, tout l’Evangile n’est que folie, vanité et désespoir.

Il y a des moments dans notre existence où nous comprenons cela, où nous n’avons plus rien à produire, plus rien à revendiquer, où nous sentons que nous-même ne sommes rien. « Fatigués et lassés par l’inutile recherche du vrai bien , je cite encore Pascal , nous tendons les bras au Libérateur ». Ces moments nous font peur, nous les déclarons anormaux, excessifs, nous les fuyons. Et ce sont cependant les vrais moments de notre vie, ceux de la foi et ceux de la délivrance. Alors la Croix se dresse. Et nous ne pouvons plus regarder qu’elle, nous ne pouvons plus croire qu’en elle ; nous n’avons plus rien que Jésus-Christ crucifié. Mais il est là . Et le monde entier est moins vrai que lui ou plutôt il est la vérité du monde. Et le monde entier est plus faible que lui : ce vaincu triomphe. Et la mort n’a plus d’aiguillon, il lui est arraché par ce mourant. Il est là  ; il n’y a plus que cela qui existe, qui compte, pour nous comme pour Dieu. La grâce a appelé la foi et la foi a reconnu la grâce.

On ne peut pas susciter artificiellement ces moments ; on ne doit pas se torturer pour en goà »ter l’amertume et la joyeuse assurance... Mais dans tous les autres moments, les moments moins vrais que nous vivons, il nous faut cependant vivre comme ceux qui ont cette vérité-là derrière eux et devant eux et, quoi qu’ils en éprouvent, comme ceux dont cette vérité-là est la vérité ; il nous faut refuser de nous ressaisir et d’inventer, pour une vie soi-disant plus normale, d’autres assurances, d’autres plans de salut, d’autres confiances. La Croix ne doit pas cesser, même en ces autres moments, d’être notre unique espoir. Parce qu’elle nous parle moins fort, nous ne devons pas renoncer à la regarder. Nous souvenant de notre baptême et communiant à la Table sainte, il nous faut suivre notre chemin, comme gardés par elle. Et ceci est encore la foi, et encore une grâce.

Et, un jour, viendra le grand moment, notre dernière heure. Plaise à Dieu que nous ne soyions pas surpris par elle, comptant sur autre chose pour la vivre en paix que sur la miséricorde du Crucifié.

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Que dirons-nous de plus ? Aurions-nous encore quelque chose à dire ? Nous n’avons cessé de l’affirmer : puisque ce mot est dernier, nous n’avons pas un autre mot à dire. Mais nous n’avons pas fini de dire ce mot-là . Paul s’est écrié : « Christ est mort, bien plus, il est ressuscité ! » (Romains 8/34.) Est-ce une nouvelle vérité ? Non, pour nous, c’est la même. La même ; seulement, voici que Dieu la signe, l’authentifie. Voici que l’œuvre de la Croix apparaît dans la lumière de Pâques. Toujours l’œuvre de la Croix, mais éclairée d’En-Haut. Tout était accompli au Calvaire. Et maintenant Dieu le montre. S’Il ne l’avait pas montré, nous pourrions en douter. Nous devrions en douter. « Notre foi serait vaine et nous serions les plus malheureuses des créatures » (1 Corinthiens 15/17-19), comme dit encore Saint Paul. Pâques, lumière de Dieu sur le monde perdu et sauvé où la Croix est plantée. Lumière qui annonce qui annonce seulement , le jour où la Croix ayant fini avec la terre son office, « toutes les choses anciennes seront passées » (Apocalypse 21/4). Lumière qui n’éclaire pas seulement la mort de Jésus-Christ, mais notre mort, et qui fait de notre foi une espérance, de notre salut acquis une promesse de résurrection glorieuse.

Je ne veux pas, je ne peux pas en dire davantage... Pâques est notre joie, mais nous ne l’avons pas encore goà »tée dans sa plénitude divine. Loué soit Dieu que Sa justice nous ait dès maintenant et définitivement été accordée comme une grâce, mais que nous puissions encore attendre de Lui grâce sur grâce, « attendre les nouveaux cieux et la nouvelle terre où la justice habitera » (2 Pierre 3/13).