Carême 1968 : L’EGLISE EN JUGEMENT

LA MESURE DE LA CROIX

VII

LA MESURE DE LA CROIX
(Laodicée)

 

Matthieu 16/21-26 :
Jésus commença à faire savoir à ses disciples qu’il lui fallait aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter. Pierre, l’ayant pris à part, se mit à le reprendre en disant : « A Dieu ne plaise, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera pas ! ». Mais Jésus, se retournant, dit à Pierre : « Arrière de moi, Satan ! Tu m’es en scandale. Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ». Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même et se charge de sa croix, et qu’ainsi il me suive. En effet, qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause de moi la sauvera. Que servirait-il donc à un homme de gagner le monde entier, s’il perd sa propre vie ? Ou que pourrait donner un homme en échange de sa vie ? ».

Jean 19/17-19 :
Jésus, portant la croix, arriva au lieu du crime, appelé en hébreu, Golgotha. C’est là qu’il fut crucifié, et deux autres avec lui, un de chaque côté et Jésus au milieu.
Pilate fit faire un écriteau, qu’il plaça sur la croix, et qui était ainsi libellé : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs ».

1 Corinthiens 1/18-25 :
« Le langage de la croix est folie pour ceux qui se perdent, mais pour nous qui sommes sauvés, il est puissance de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, j’anéantirai l’intelligence des intelligents. Où est-il, le sage ? Où est-il, l’homme cultivé ? Où est-il, le raisonneur d’ici-bas ? Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? Puisqu’en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie de la prédication qu’il a plu à Dieu de sauver les croyants. Tandis que les Juifs demandent des miracles, et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous prêchons, nous, Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs comme Grecs, puissance et sagesse de Dieu. Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes ».

Apocalypse 3/14-22 :
« Ecris à l’ange de l’Eglise de Laodicée : Ainsi parle l’Amen, le Témoin fidèle et vrai, le principe des œuvres de Dieu : Je connais ta conduite : tu n’es ni froid ni bouillant — que n’es-tu l’un ou l’autre ! Ainsi, puisque tu es tiède, ni bouillant ni froid, je vais te vomir de ma bouche. Tu dis : « Je suis riche, je me suis enrichi, je ne manque de rien ». Tu ne sais donc pas que tu es malheureux, pitoyable, pauvre, aveugle et nu ! Aussi je te conseille d’acheter chez moi de l’or purifié au feu, pour t’enrichir, des habits blancs pour t’en vêtir et cacher ta honteuse nudité, et un collyre pour t’en oindre les yeux et recouvrer la vue. Ceux que j’aime, je les reprends et je les corrige. Aie donc du zèle, et repens-toi ! Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avec moi. Le vainqueur, je lui ferai place auprès de moi sur mon trône, comme moi-même après ma victoire j’ai pris place auprès de mon Père sur son trône.
Celui qui a des oreilles, qu’il écoute ce que l’Esprit dit aux Eglises ».

« Ni froide, ni bouillante »... Telle est la septième et dernière Eglise à laquelle une lettre est adressée au début de l’Apocalypse : une Eglise sans extrêmes, sans outrances, sans exaltation ni insensibilité, une Eglise du juste milieu et de la juste mesure. Elle contient sans doute une égale proportion de foi et de raison. C’est une Eglise sans contrastes et sans contradictions. Tout se passe « normalement » dans la paroisse de Laodicée. Tout y est « sans histoire ». On y consacre sans doute le temps qu’il faut à la piété, le temps qu’il faut aux affaires, et le temps qu’il faut aux loisirs. On y est satisfait de son sort : « Je suis riche, je n’ai besoin de rien, je ne manque de rien ». On y pense qu’il ne faut rien exagérer, qu’il ne faut pas faire de folies. A condition de faire preuve de « sagesse » et de modération, on peut y être content de son sort et satisfait de soi.

Une fois de plus l’Eglise est d’ailleurs à l’image de la ville où elle se trouve. Car ce n’est pas facile, même pour la foi, de naviguer à contre-courant, de résister à la contagion de l’entourage, et de ne pas imiter plus ou moins consciemment les gestes et le comportement du monde. (Pas plus d’ailleurs qu’il n’est facile de ne pas faire de conformisme à l’envers, de ne pas prendre systématiquement le contre-pied de tout !). La ville de Laodicée était un nœud de routes et de commerce important. Elle se suffisait sans l’aide de personne. Ses banques étaient prospères et sûres, au point que, nous dit-on, Cicéron tirait, de Rome, des chèques sur Laodicée. Or, comme chacun sait, les banques sont des organismes prudents, qui ne se lancent pas facilement à l’aventure et qui ne peuvent être, en général « ni froides ni bouillantes ». Peu de temps avant le moment où est écrite l’Apocalypse, en l’an 60 après Jésus-Christ, Laodicée avait bien été secouée par un tremblement de terre. Rome lui avait alors offert son aide pécuniaire pour relever ses ruines. Mais alors qu’en général les villes de l’empire acceptaient comme une aubaine un secours de ce genre, elle avait fièrement répondu : « Je n’ai besoin de rien. Je suis riche, J’ai tout ce qu’il me faut ».

Peut-être aurions-nous plus de détails sur cette Eglise, si n’avait été perdue une lettre dont nous savons que l’apôtre Paul la lui a écrite parce qu’il y fait allusion dans l’épître adressée à sa voisine, l’Eglise de Colosses.

Sans doute leurs concitoyens païens savaient-ils gré aux Chrétiens de Laodicée de faire preuve de tant d’équilibre et de mesure. Car c’est bien ce qu’on demande volontiers à l’Eglise, de ne pas trop se faire remarquer, de ne pas se livrer à des écarts de langage ou d’action. Tous les gouvernements lui demandent de ne pas se mêler de ce qui, d’après eux, ne la regardent pas, et de rester tranquillement et sagement dans un secteur « religieux » : on ne le lui contestera pas si elle sait s’y tenir. Tous les régimes totalitaires ont clamé le même slogan : « Les Chrétiens dans les Eglises ». A ce prix, on est toujours prêt à leur reconnaître le droit d’exister. Qu’ils ne se mêlent d’aucune question brûlante, qu’ils demeurent inoffensifs, et tout ira bien. Personne ne leur cherchera noise. On donnera même au besoin à l’Eglise des subventions et à ses membres des honneurs. On la récompensera pour sa discrétion, à condition qu’elle ne s’occupe pas par exemple de politique, qu’elle ne proteste que mollement contre les abus de pouvoir, l’injustice, ou les nationalismes, à condition que ses conseils siègent gentiment sous la protection de n’importe quel régime, et qu’elle se contente de déclarations platoniques donnant bonne conscience à tout le monde. On ira même jusqu’à se louer de telle de ses protestations : cela donne le sentiment qu’on est un pays libéral. On mettra les drapeaux en berne pour la mort de ceux qu’on aura parfois emprisonnés...

Il faut d’ailleurs reconnaître que beaucoup de Chrétiens eux-mêmes ne demandent pas davantage à leur Eglise. Car il est parfois gênant de faire partie d’une Eglise qui se compromet. Preuve en est que, dès qu’elle le fait, si timidement que ce soit, tels de ses membres envoient leur démission, ou lui coupent les plus ou moins maigres vivres qu’ils lui consentaient. Où irait-on, en effet, s’il fallait prendre l’Evangile à la lettre, et mettre la Parole de Dieu en pratique, la plonger dans la vie de tous les jours, comme nous le disions samedi dernier ? S’il fallait, par exemple, prendre tout à fait au sérieux ce que disait Jésus de l’argent et de la richesse, comment les affaires seraient-elles possibles ? Par contre, si l’on sait garder « le sens de la mesure », on peut venir à l’Eglise le dimanche sans que cela entraîne trop de bouleversements !

« Le sens de la mesure » ? Mais de quelle mesure s’agit-il en ce cas ?

De celle des hommes, et uniquement des hommes, même si ce sont des hommes « religieux », c’est-à-dire habiles à se relier à Dieu, à conclure avec Lui un petit contrat sans grands risques. (Je le dis sans agressivité contre personne, car je sais bien que j’en suis).

Mais le malheur est que cette mesure-là n’a rien de commun avec la mesure de Dieu. Dieu, Lui, en a une autre, pour laquelle tout cet équilibre est non seulement fade et tiède, mais tiède à faire vomir : « Je te vomirai de ma bouche ». Pas seulement tiède à faire vomir les hommes, l’Apocalypse est bien plus grossière. Elle dit : « Tiède à faire vomir Jésus-Christ » !

Que signifie cette tiédeur, si âprement jugée dans l’Eglise de Laodicée ? Ce n’est pas seulement une piété bien tempérée. C’est la situation et l’attitude des hommes — et de l’Eglise — qui ne choisissent pas, qui « clochent des deux pieds », comme le peuple d’Israël au milieu duquel vivait le prophète Elie, et qui venait en curieux admirer ses miracles sur le mont Carmel. C’est l’hésitation entre Dieu et Mammon, le balancement qui veut bien aimer Dieu un peu et le servir un peu, mais aimer aussi et servir quelqu’un d’autre, en particulier cet autre dieu que nous sommes pour nous-mêmes. N’est-ce pas l’impiété et l’incrédulité par excellence que celles qui consistent à prétendre aimer et servir Dieu en lui fixant des limites ? Quand Dieu n’est pas « premier servi », ou « seul aimé », cela revient en fait à en servir uniquement un autre. Il a l’audace, et la charité, de ne pas accepter le partage. Il n’accepte pas qu’Ananias et Saphira, dans le livre des Actes des apôtres, prétendent tout donner et gardent la moitié. Il ne veut pas des cœurs partagés, à qui le Christ disait : « Quiconque n’est pas avec moi est contre moi ». Bref, il ne nous laisse pas substituer notre mesure à la sienne.

Or, la mesure de Dieu, c’est celle de la Croix, celle du Vendredi Saint. Dieu n’en connaît pas d’autre. Ce jour-là, une autre sagesse que notre tiède sagesse a brillé sur la terre ; une « sagesse » qui est folie ou scandale, scandale pour ceux qui attendent de Dieu qu’il ne se manifeste que dans sa gloire et sa puissance, folie pour ceux qui cherchent ce qui est raisonnable. La paix offerte au monde le Vendredi Saint n’est certes pas celle de la tiédeur. C’est celle d’une « épée qui transperce l’âme ». « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée », disait Jésus. Aussi bien pour toutes les Eglises auxquelles s’adressent, dans l’Apocalypse, les lettres que nous écoutons depuis sept semaines, il est toujours question de combat et de victoire, et jamais de compromis ou de compromission.

Toute autre mesure que la Croix du Christ inverse les justes dimensions, et déforme les valeurs. C’est sans elle que toute optique est faussée, et non pas le contraire. Ce n’est pas la Croix qui est insensée, du moins aux yeux de Dieu, c’est le refus de la Croix. C’est sans les lunettes de la Croix que l’homme n’y voit rien, qu’il est aveugle, même et surtout s’il est persuadé qu’il y voit clair et qu’il est riche. « Tu ne sais pas que tu es aveugle. Je te conseille d’acheter chez moi, de moi, le crucifié, un collyre, pour que tes yeux voient ».

C’est la grande défaillance de l’Eglise de Laodicée que d’ignorer tout cela. Là se situe la différence entre elle et l’Eglise de Sardes, par exemple, pourtant riche, elle aussi. Sardes veillait à ce que les autres la trouvent en bon état. Laodicée se croit elle-même en bon état. Pour Sardes, il s’agissait d’une réputation, d’un « renom ». Ici, il s’agit d’une illusion dont elle est dupe elle-même. Pour Sardes, il s’agissait d’un mensonge. Pour Laodicée, d’un aveuglement.

Voilà ce que déclare, à toute Eglise qui l’oublie, Celui qui en sait plus long que quiconque, celui qui se nomme ici l’« Amen », le « témoin fidèle et vrai », le « principe des œuvres de Dieu », ou comme disent d’autres traductions : « le commencement de toute la création ». On pourrait traduire : Celui qui ne fait rien à moitié, celui qui est ferme et solide ; c’est le sens de la racine hébraïque du mot « Amen », qui signifie « c’est vrai ». (Ainsi quand nous terminons nos prières par « Amen », cela signifie « c’est vrai ». Nous disons « ainsi est-il », et non pas seulement « ainsi soit-il »). Le Christ est celui qui scelle de toute sa vie, de son témoignage et de son martyre (nous avons vu que c’est le même mot), la solidité de ce qu’il dit, c’est Celui qui résume en lui-même toute l’œuvre de Dieu, œuvre de création et œuvre de salut.

Voilà pourquoi Sa mesure à Lui est la bonne et la vraie, même si elle paraît dérisoire, fragile ou même scandaleuse. Il n’y a pas d’autre vraie mesure que l’ombre projetée sur le monde, sur l’histoire et sur nous-mêmes par les deux poutres de Golgotha.

Mais que révèle cette mesure de la Croix ? Quelles dimensions mesure-t-elle ? A la fois, me semble-t-il, la dimension de notre misère et celle de l’Amour de Dieu.

En premier lieu celle de notre misère cachée et ignorée, la misère ignorée et cachée de l’Eglise, que nous ne connaîtrions pas sans la Croix du Christ : « Tu ne sais pas que tu es pauvre, misérable, aveugle et nu ».

En effet, le sacrifice commencé le jour de Noël, continué tout au long de la vie de Jésus, et qui aboutit au Calvaire, est d’abord une exigence à l’égard de quiconque veut être son disciple, et donc à l’égard de l’Eglise. S’il est vrai qu’on a eu parfois trop uniquement tendance à ne voir en Jésus de Nazareth qu’un modèle, un exemple à imiter, il est pourtant indiscutable qu’en lui est apparu dans le monde le type et le modèle de ce que devrait être l’homme tel que Dieu l’avait voulu, le « nouvel Adam », comme dit Saint Paul, l’homme serviteur et non dominateur, l’homme pleinement heureux d’être soumis à son Seigneur, lié à lui par une adoration et une obéissance portant en elles leur joie et n’apparaissant même pas comme un devoir. Jésus de Nazareth, spécialement à l’heure de sa Passion, c’est l’homme dont la nourriture, comme il disait, était de faire la volonté de son Père, l’homme qui priait : « Que ta volonté soit faite et non la mienne », et qui le disait dans sa vérité d’homme, dans sa lutte d’homme, celle du Jardin des oliviers. Un tel exemple n’a pas existé sur la terre des hommes uniquement pour qu’on s’attendrisse devant lui, pour qu’à chaque Vendredi Saint on éprouve une pieuse émotion, ou même seulement pour qu’on l’admire, comme on s’émerveille devant l’inaccessible talent d’un génie, mais pour qu’on le suive. Ainsi déjà la Croix est une mesure pour nos existences.

Car la Croix est alors un terme de comparaison. Que suis-je, et qu’est l’Eglise, et que sont les « croyants » en face de Jésus-Christ et de son sacrifice ? Que sommes-nous en face d’un amour sans défaillance et qui va jusqu’à donner ainsi sa vie ? Si je me contente de m’examiner moi-même, je ne peux comparer mon comportement qu’à ce que je pourrais à la rigueur faire de mieux, à une possibilité de progrès — mais sans doute aussi à une possibilité de recul. Si nous nous comparons aux autres, je veux dire à la moyenne des autres, nous pouvons souvent nous dire que cela ne va pas si mal, que nous ne sommes pas si mauvais, que l’Eglise ne fait, en fin de compte, pas si piètre figure. Il y a tant de querelles, de divisions, de guerres, de hontes partout dans le monde, qu’il n’est pas difficile, en les considérant, d’avoir à peu près bonne conscience. Mais devant Jésus-Christ sur la Croix, à partir du moment où nous savons qu’il n’est pas une divinité hautaine, mais l’homme par excellence, l’homme que la volonté de Dieu me destinait à être, comment pourrions-nous, comment l’Eglise pourrait-elle avoir bonne conscience ? Notre manière de nous justifier, de vouloir « sauver notre vie », et surtout pas la « perdre » (malgré les paroles du Christ), peut se défendre devant les hommes ou devant nous-mêmes. Elle ne se défend pas devant la Croix. Ainsi la mesure de la Croix nous est bien un terme rigoureux de comparaison.

Enfin, la Croix est mesure de notre misère par le fait que manifestement un innocent y subit un châtiment de coupable. Devant le Christ, l’homme parfait condamné à un supplice qu’il n’a pas mérité le moins du monde, il faut bien que je m’interroge, comme devant aucun autre supplice, aucune autre condamnation, aucune autre mort. D’autres peut-être ont souffert comme lui ou autant que lui. Mais personne n’a aimé comme lui. Personne n’a été irréprochable comme lui. Dès lors, je ne peux pas ne pas m’interroger, car la gravité de la sentence traduit en général la gravité du crime. Pour une telle condamnation, dès l’instant où Dieu lui-même ne la conteste pas, il y a bien une faute grave quelque part. Et puisque le condamné s’est tellement identifié aux hommes, si cette faute qui n’est pas la sienne, était finalement la mienne, la nôtre ? Car cela ne s’est sûrement pas passé pour rien. C’est la Croix dès lors qui nous dit : « Voilà ce que tu mérites devant ton Juge. Voilà ce que tu mériterais et subirais, si Dieu n’était qu’un Juge, s’il ajustait toujours la peine à la faute ».

Cette faute si grave, n’est-ce pas précisément de me refuser de mille manières à être l’homme que Dieu voulait, et qu’il destinait à l’amour et au bonheur tels qu’il les concevait, l’homme dont la vocation et la joie auraient été, comme pour l’homme et la femme de la Genèse, de « cultiver et de garder le jardin de Dieu », de dominer sur le monde, mais dans les limites d’une créature ne cherchant jamais à se prendre pour le Créateur ? Cette faute, c’est de ne pas vouloir apprendre de Dieu seul la parfaite « connaissance du bien et du mal », qu’il est pourtant le seul à posséder, mais de vouloir jouir de « l’arbre de vie » à notre manière à nous.

Le « péché » que révèle la Bible, ce n’est pas autre chose que ce refus, cet acte d’indépendance, ce départ de l’enfant prodigue loin de la maison du père, pour faire sa propre vie, orgueilleuse et misérable. Ce n’est pas la Bible qui a fait de ce péché, au singulier, le catalogue des péchés, au pluriel, c’est-à-dire des multiples infractions à un code de préceptes, où se mêlent les exigences de Dieu et celles d’une société humaine.

Or, toute cette réflexion sur nous-mêmes, je pense qu’elle n’a aucun sens hors de la mesure de la Croix. Si l’on ignore la Croix, je comprends que tout cela paraisse stupide, ou même nocif. Je comprends qu’on préfère s’en tenir à toutes les réelles possibilités de l’homme, à sa grandeur, à sa science, à son pouvoir. Je comprends qu’on parte en guerre contre un sentiment moral de culpabilité, tout juste bon à nous bourrer de complexes paralysants. Sans la mesure de la Croix, il est bien vrai que le terme de « péché » ne veut rien dire, rien en tout cas de ce qu’il signifie selon l’Ecriture Sainte, et je comprends qu’on le récuse.

Je sais aussi que tout cela, nous pourrions déjà l’entendre à travers l’enseignement de Jésus, dans les paroles qu’il a prononcées ou les actes qu’il a accomplis de son vivant. Mais tant qu’il ne faisait qu’enseigner et parler, nous pouvions encore discuter et nous dégager. Devant la Croix, il me semble que l’Eglise elle-même, l’Eglise d’abord, ne peut plus ignorer qu’elle est pauvre, misérable, aveugle et nue. Si elle persiste à l’ignorer, comme celle de Laodicée, si elle préfère la tiédeur, les demi-teintes et la grisaille des croyances inoffensives ou des petites morales, c’est alors qu’elle est « en jugement », et qu’elle sera « vomie ». Car le péché par excellence, si j’ose dire, c’est de se croire riche devant Dieu, de croire, comme l’Eglise de Laodicée, qu’on n’a besoin de rien, qu’on fait assez de progrès pour pouvoir atteindre un niveau honorable. C’est « rendre la Croix inutile », comme disait l’apôtre Paul, se passer d’elle, c’est-à-dire se passer du vrai Christ, ne prendre de lui qu’un petit morceau. C’est se débarrasser de lui tel qu’il est, pour en faire un professeur d’impossible morale. C’est s’associer à la foule de ceux qui l’ont tué.

Voilà ce qu’est en premier lieu, pour l’Eglise chrétienne, la mesure de la Croix. Je sens bien tout ce qu’elle peut provoquer de contestation ou de révolte : les Corinthiens criaient au scandale ou à la folie, selon que leur culture était juive ou grecque. Aujourd’hui on peut crier au masochisme. Les nazis la récusaient au nom de la grandeur de la race et du sang. C’est pourtant la vraie mesure de l’homme qui apparaît à Golgotha.

Ou du moins l’un des aspects de cette mesure. Son côté « pile ». Son verso. Son aspect négatif. Car il y en a un autre, inséparable du premier, ne faisant qu’un avec lui. Si, en effet, la croix est la mesure de notre vraie pauvreté, elle est en même temps la mesure de notre vraie richesse, celle de tout homme, croyant ou non. Elle est l’unique pleine mesure de l’Amour de Dieu pour les hommes et pour le monde. Un être humain, quel qu’il soit, une Eglise quelle qu’elle soit, qui ne seraient pas considérés dans la lumière de l’Amour de Dieu, ne seraient pas vus réellement tels qu’ils sont. L’amour de Dieu pour eux est leur réalité la plus profonde et la plus définitive.

Or, cela non plus, il me semble qu’on ne peut pas le savoir sans la Croix. Car, comme l’écrit Bonhoeffer, c’est seulement lorsqu’on sait que « Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la Croix », et que « Dieu est impuissant et faible dans le monde », qu’on sait aussi qu’« il est avec nous et nous aide ». En ce sens, c’est vrai, le fait que Dieu soit mort sur la Croix est notre grande et unique espérance. C’est bien la « mort de Dieu » qui est notre salut. C’est donc la Croix qui nous dit jusqu’où Dieu a aimé le monde et son Eglise misérable. On entend constamment parler aujourd’hui dans l’Eglise chrétienne de l’Amour de Dieu pour le monde. Sans la Croix, cela risque de n’être qu’une sorte de démagogie. L’amour de Dieu sans la Croix serait une espèce de complicité, celle que dénonçait Saint Jean quand il écrivait : « N’aimez pas le monde », celle que refusait justement Jésus dans l’étrange parole de la prière sacerdotale : « Je ne te prie pas pour le monde ».

Ainsi la Croix, qui nous montre notre vraie place de condamné, nous révèle que l’Amour de Dieu empêche que nous y soyons, en s’y mettant lui-même, et en ne nous laissant plus qu’une place de « sauvé ».

Voilà la double mesure de la Croix.

Le vieux Siméon avait compris cela dès la naissance de Jésus, lorsqu’il disait à Marie : « Cet enfant est destiné à provoquer la chute et le relèvement de plusieurs en Israël, et à devenir un signe de contradiction ». C’est parce que la prédication de Paul était celle de la Croix qu’il pouvait dire que son ministère était « odeur de vie et odeur de mort ». Hors de cela, il n’y a que tiédeur à vomir, ou christianisme à l’eau de rose.

Mais ce n’est pas tout ce que dit la lettre à l’Eglise de Laodicée. Elle ne consacre à ce diagnostic que ses premières lignes. Plus longues sont celles qui proposent un traitement et qui disent ce que le Christ « conseille » à l’Eglise jugée pour sa tiédeur. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un petit conseil facile et sans risque, comme ceux dont on dit que « les conseilleurs ne sont pas les payeurs ». C’est une offre, en même temps : « Je te conseille d’acheter chez moi, auprès de moi... ».

Ce que Dieu offre ainsi en Jésus-Christ, ce n’est pas du clinquant, c’est de l’or, « de l’or purifié par le feu, pour t’enrichir ». Ce ne sont pas des oripeaux déchirés et percés, mais « des habits blancs pour t’en vêtir et cacher ta honteuse nudité ». Ce n’est pas une pauvre canne blanche pour les aveugles, c’est « un collyre pour t’en oindre les yeux, et recouvrer la vue ».

Les banquiers de Laodicée savaient bien ce que valait l’or pur. On ne discutait pas alors la valeur de l’étalon-or. Pourtant l’apôtre Pierre disait que cet « or périssable » était moins précieux que la foi.

Jésus avait souvent rendu la vue à des aveugles, qui devenaient du même coup clairvoyants sur eux-mêmes : « Je sais une chose, s’écriait l’un d’eux, c’est que j’étais aveugle, et que maintenant je vois ». Mais, là encore, Jésus était « signe de contradiction » : « Je suis venu pour que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles ». « Ceux qui voient », c’est-à-dire ceux qui ne voient que de leurs yeux d’hommes, ceux qui croient voir, qui se figurent qu’ils voient, sans utiliser le « collyre » qu’on ne trouve qu’auprès du Christ.

Car toutes ces richesses vraies (c’est encore la lettre à Laodicée qui le déclare) ne se trouvent pas n’importe où, mais seulement auprès du Crucifié. « Je te conseille d’acheter chez moi... ». Acheter ? S’agirait-il d’un marché ? Y aurait-il donc à payer ? Il faudrait ignorer tout l’Evangile pour le croire. On ne fait pas de marché avec Dieu. Déjà le prophète Esaïe disait : « Venez, acheter sans rien payer ». Dieu donne, il ne vend pas. « Acheter », cela veut dire ici, je pense, mettre tout son zèle, toute son énergie, toute sa passion à obtenir. C’est justement le contraire de la « tiédeur ». C’est la violence dont Jésus disait qu’elle s’emparait du Royaume de Dieu. C’est la persévérance que mettait un triste sire comme Jacob à s’approprier la bénédiction paternelle à laquelle il n’avait pas droit, mais dont il savait le prix.

Quel étrange chemin la Croix nous trace ainsi ! Quel chemin accidenté, heurté, contradictoire, où vie et mort ne font qu’un, où il n’y a pas de vie sans mort, où la vie n’est jamais qu’une résurrection. La courbe, ou le graphique, de la vie chrétienne, n’est pas une ligne régulièrement montante, faite de progrès continus. Elle est en dents de scie, jalonnée de chutes et de relèvements. Elle est faite de zèle, et de repentir, d’enthousiasme, et d’humiliation. « Aie donc du zèle, et repens-toi ». Comme nous l’avons rencontré souvent, dans presque toutes les lettres aux sept Eglises, ce mot-clé de la vie chrétienne ! Pour l’Eglise comme pour le croyant, il n’y a pas d’autre chemin de vie que celui du repentir, qui reconnaît et confesse devant Dieu, et sans doute aussi devant les hommes, tout ce qui est « misérable, pauvre, aveugle et nu ». Sans repentir il n’y a pas de réconciliation, ni avec Dieu, ni avec les autres. Les réconciliations apparentes ne peuvent être que fragiles : l’expérience le montre bien, pour l’Eglise comme pour les personnes.

Mais ce repentir n’est pas laissé à notre seule initiative. Car nous ne sommes guère capables de le vouloir et de le vivre. Quelqu’un — encore Lui — « se tient à la porte et frappe ». Il est derrière la porte. Il appelle. Il ne demande qu’à venir, Lui, faire ce que nous n’osons pas ou ne pouvons pas faire. Le seul geste qu’il attende de nous est que nous lui ouvrions la porte, que nous ne nous obstinions pas à la laisser fermée, par paresse ou par crainte. « Si quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avec moi ». Mot à mot on pourrait aussi traduire : « Je prendrai la Cène avec lui ».

Or, il l’a prise à la veille de sa mort, le Jeudi Saint, hier soir, avec ses disciples, qui lui avaient un jour ouvert la porte, quand il avait frappé à l’heure de leur vocation, mais qui avaient été souvent tentés de la refermer. Pierre l’avait refermée un soir, dans la cour du grand prêtre. Un autre l’a refermée pour toujours.

Cette Cène, il l’offre à toute son Eglise, en ce temps de Pâques où beaucoup croient devoir communier, parfois par un reste de tradition ou presque de superstition. Mais communier, c’est ouvrir la porte au Christ, pour s’unir précisément à Sa Croix, où a été rompu le pain de son corps, et versé le vin de son sang.

En ce repas, il apporte aussi la promesse du grand souper de Son Royaume. La Communion, c’est le rendez-vous pour le Royaume de Dieu. « Le vainqueur, je lui ferai place auprès de moi sur mon trône, comme moi-même après ma victoire j’ai pris place auprès de mon Père ». Images que tout cela, bien sûr, mais qui, si nous les déchiffrons, appliquent sur nos vies la mesure royale de la Croix.

Ainsi, en cette fin de Carême et de Semaine Sainte, l’histoire de Jésus de Nazareth n’est plus seulement une belle histoire, la plus émouvante, « la plus belle histoire jamais contée », mais bien notre histoire, une histoire projetée sur la nôtre, s’identifiant à la nôtre pour que la nôtre s’identifie à elle.

Saint Paul écrivait aux Philippiens que le but de sa vie était de « connaître Christ, la puissance de sa résurrection, et la communion de ses souffrances ». Saint Jean, au début de cette Apocalypse dont nous avons ensemble, pendant ce Carême, écouté quelques pages, se présentait à ses correspondants comme « leur frère et leur compagnon de souffrance, de royauté et de persévérance en Jésus-Christ ». La voilà, la « correction » ; le voilà, le « châtiment » que Dieu inflige, je devrais plutôt dire : dont il fait la grâce à ceux qu’il aime : Son Amour fait passer par la Croix de Jésus-Christ. Son jugement consiste à soumettre l’Eglise et les croyants à cette mesure de vérité et de grâce.

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Nous voici au terme de ce Carême, où nous avons, chaque semaine, passé ensemble un moment devant la Parole de Dieu, frères et sœurs connus ou inconnus, visibles ou invisibles, vous en particulier qui m’avez écrit, et que je remercie profondément de m’avoir ainsi aidé.

Avons-nous écouté quelque chose de ce que l’Esprit dit aux Eglises, conformément à l’invitation qui terminait chaque lettre ? Avons-nous eu des oreilles pour entendre ? C’est la question que je ne peux m’empêcher de me poser en terminant. La réponse n’appartient qu’au jugement de Dieu, à ce jugement sur l’Eglise dont nous avons aperçu quelques aspects.

Le pasteur Alfred Boegner, dans ses « Pensées du matin », confesse qu’avant de descendre de chaire, il demandait à Dieu d’effacer chez ses auditeurs tout ce qui n’avait été que parole humaine, et de faire germer ce qui était semence divine. Et il s’en remettait à cette prière.

Je voudrais vous quitter, en cette avant-veille de Pâques, avec la même prière, avec le même point d’interrogation, mais aussi la même espérance.

Que l’Esprit Saint nous donne des oreilles pour entendre ce que l’Esprit dit aux Eglises,
et que la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ,
l’amour de Dieu notre Père,
et la communion du Saint-Esprit
soient avec vous tous.
Amen.