Carême 1968 : L’EGLISE EN JUGEMENTLA PAROLE GARDÉECette prédication a été prononcée quarante-huit heures après l’assassinat du pasteur Martin Luther King. VI LA PAROLE GARDÉE
Jean 1/1-5 & 14 : 1 Jean 2/3-5 : Apocalypse 3/7-13 : « Tu as gardé ma parole ». Enfin, une Eglise qui ne reçoit du Christ que des éloges. Sans doute toutes les lettres précédentes en contenaient aussi, du moins à l’adresse des quelques Chrétiens restés fidèles au sein d’une « Eglise en jugement ». Tant il est vrai que le jugement de Dieu est toujours dominé par sa grâce et par son amour, et que ses condamnations ne sont pas sans espoir. Même l’Eglise de Sardes, dont nous parlions la semaine dernière, et qui était déclarée « morte », était pourtant appelée à une dernière espérance, à une dernière chance. Ici, aujourd’hui, il n’est plus question du moindre jugement. A l’Eglise de Philadelphie ne sont décernées que des louanges. Ainsi, après avoir constaté il y a huit jours qu’une Eglise pouvait être non seulement jugée, mais condamnée, il faut par contre remarquer aujourd’hui qu’une Eglise peut aussi réjouir pleinement le cœur de son Seigneur. Non pas qu’elle soit devenue une sorte de paradis, et qu’elle s’inscrive en faux contre ce que nous avons dit sur le caractère toujours relatif des œuvres les meilleures. L’Eglise de Philadelphie participe comme les autres de l’imperfection du monde. Elle marche, elle aussi, « par la foi », et non pas « par la vue ». Tout ce qu’elle fait de mieux est encore incomplet. Elle aussi aura besoin qu’éclate un jour la victoire finale du Royaume de Dieu. Elle ne pourra se passer de l’attendre et de l’espérer. Aussi bien sa fidélité ne rend pas superflues les exhortations de son Seigneur. Elle ne vivra jamais dans une sécurité totale, tant que ne sera pas définitivement venu le Règne déjà commencé. Mais au moins avons-nous ici sous les yeux une Eglise fidèle, la seule avec laquelle Dieu n’entre pas en jugement. Nous voyons ce qui lui est promis et ce dont elle peut être sûre, en découvrant sur quelles fondations elle est solidement assise : à savoir la Parole qu’elle a gardée. Ce n’était pourtant sûrement pas une grande Eglise, que cette Eglise de Philadelphie. L’histoire n’a gardé d’elle à peu près aucun souvenir. Elle ne jouissait d’aucun prestige. Elle n’avait pas clocher sur rue. Elle ne faisait pas partie des « autorités civiles, militaires ou religieuses ». Elle ne siégeait pas dans les comités d’honneur ou de patronage. Nous ne connaissons guère que son nom, Philadelphie, mais il est magnifique, puisqu’en grec il signifie « amour des frères » : la « parole gardée », c’est celle de l’amour. L’effacement de cette Eglise n’a pourtant pas empêché une des plus grandes villes des Etats-Unis de lui emprunter son nom : la ville chère aux Quakers qui, eux aussi, savent aimer leurs frères. Nous n’en savons pas davantage : la Philadelphie d’Asie Mineure n’a pas d’histoire temporelle. Car la fidélité n’implique nullement la notoriété. Le Christianisme des origines fut la religion des humbles. Ainsi apparaissait mieux sans doute le contraste entre la faiblesse de l’Eglise et la force de son témoignage. Il faut croire cependant que l’humble fidélité porte des fruits et en porte longtemps, puisqu’on dit que cette petite ville existe encore en Turquie, sous le nom d’Allah-SChar, ce qui signifie la ville de Dieu, alors que tant d’autres, comme Sardes l’opulente, ont totalement disparu. Bien plus, à Allah-Schar, les Chrétiens seraient encore aujourd’hui très nombreux. C’est cette modeste Eglise qui a, dans les lettres de l’Apocalypse, une place de choix, la place de choix. Elle est l’Eglise aimée de son Seigneur, et il veut qu’on le sache. La seule raison en est qu’elle a « gardé sa Parole », qu’il appelle « la parole de sa patience, ou de sa persévérance », c’est-à-dire, je pense, la Parole qui témoigne de l’Amour patient et persévérant manifesté en Jésus-Christ. Voilà donc enfin une Eglise solide, une Eglise qui a le droit de se dire « Eglise de la Parole de Dieu ». Toutes celles qui ont cette ambition et cette prétention peuvent-elles en dire autant ? Je vous le demande en particulier, mes frères des Eglises de la Réforme, dont les ancêtres ont proclamé l’autorité souveraine de l’Ecriture sainte en matière de foi, et pour qui cette autorité était contraignante et libératrice. Je me le demande en ces temps où les théologiens s’interrogent tellement pour savoir où est véritablement la Parole de Dieu, ou si même il en existe une. Mais, en effet, où donc est cette Parole ? Où la trouver et l’entendre ? Même s’il s’agit de la Parole prononcée par les lèvres de Jésus de Nazareth, quel écho réel en vient-il jusqu’à nous ? Qui donc la répercute vraiment ? C’est une grande question, une grande préoccupation d’aujourd’hui, et pas seulement pour les théologiens professionnels. Il est significatif, par exemple, que la Revue « Esprit » lui ait récemment consacré un numéro volumineux intitulé « Nouveau monde et Parole de Dieu », et que le terme barbare d’« herméneutique », qui veut dire étude des textes anciens, ait retrouvé aujourd’hui une telle faveur. La Parole de Dieu se confond-elle avec le texte même de l’Ecriture Sainte, avec ce qu’on appelle le « canon » de la Bible, à chaque page et à chaque ligne, et quels que soient les auteurs de ses différents livres, les époques, les lieux, les milieux où ils ont été rédigés ? Certains l’ont pensé et le pensent. Ils se nourrissent d’une Parole de Dieu ainsi conçue et reçue. Ou bien faut-il fouiller dans cet ensemble de textes divers, pour n’en retenir que ceux dont les experts reconnaîtraient l’inspiration, ou bien où ils auraient authentifié la signature ou la « patte » du Christ, comme on authentifie un tableau ? Depuis que les textes déclarés sacrés ont été soumis à la même méthode critique que n’importe quel texte historique ou littéraire, on s’est demandé si l’Ecriture, dans le plus grand nombre de ses pages, n’était pas purement et simplement l’écho et le reflet de ce qu’ont cru et pensé les communautés au sein desquelles elles ont été écrites. « Dieu a parlé », certes, l’Eglise n’a pas abandonné cette affirmation fondamentale, sur laquelle Karl Barth a bâti toute sa dogmatique. Mais où est effectivement Sa Parole authentique, dépouillée de toutes les spéculations de ceux qui se réclament d’elle, de toutes les végétations parasites qui l’étouffent peut-être plus qu’elles ne la parent ? N’avons-nous pas seulement l’écho assourdi ou déformé de ce qu’ont dit et cru les premiers groupes de croyants ? La personne, l’œuvre, l’enseignement de Jésus ont-ils été défigurés, dénaturés, encombrés par toutes sortes de « mythes » auxquels ils empruntent leurs images, et qu’il faudrait essayer d’éliminer pour retrouver la vraie Parole de Dieu ? Allant plus loin encore, certains se demandent si, en Jésus de Nazareth, il faut voir autre chose que « le symbole d’une existence vouée à autrui », comme le dit — mais ne le pense pas — Paul Ricœur dans la remarquable préface par laquelle il introduit la récente publication d’une traduction française de Bultmann, dont le nom — on le sait — est attaché à ce qu’on nomme la « démythisation » de l’Evangile. Enfin, dit-on même parfois, la Parole est-elle vraiment la traduction de quelque réalité ou de quelque pensée qui la précède, au sens où l’on comprenait d’habitude le phénomène du « langage », ou bien, comme une philosophie actuelle le prétend, crée-t-elle ce qu’elle exprime, le « langage » étant en fin de compte la seule réalité ? Jésus en particulier ne serait-il alors qu’une sorte de « langage » des premières communautés sans plus, et sans que leurs croyances aient besoin le moins du monde d’avoir été précédées par quelque événement ou quelque sujet que ce soit ? Bref, pour traduire le prologue de Jean qui a tellement embarrassé le Faust de Goethe dans son célèbre monologue, faudrait-il dire : « Au commencement était le langage », au lieu de traduire : « Au commencement était la Parole » ? Ainsi, dans cette grande recherche actuelle d’une Parole de Dieu, qui ne laisse pas d’être saisissante, voire surprenante, en un siècle parfois taxé de matérialisme, on ne sait plus très bien où la trouver, cette Parole que l’Eglise de Philadelphie est loué d’avoir « gardée ». Aussi bien la lettre aux sept Eglises ne peut pas nous être sur ce point d’un grand secours, car en ce temps-là il ne pouvait pas s’agir évidemment du « canon » des textes sacrés, qui n’était pas encore constitué ! Tel est le problème appelé « herméneutique », sans doute en rapport avec Hermès, le dieu des relations. C’est un problème qui trouble et agite dans l’Eglise nombre de croyants cherchant pour leur foi des fondements scientifiques et historiques rigoureux. Je n’aurai certes pas l’audace d’essayer de trouver l’amorce d’une solution à ce débat. Je n’en aurais d’ailleurs surtout pas la compétence. Aussi bien la question n’est pas récente. Peut-être est-ce même la toute première question des plus vieux auteurs bibliques, lorsqu’ils mettaient dans la bouche du serpent de la Genèse les mots célèbres : « Dieu a-t-il réellement dit ?... ». Qui peut vraiment prétendre dire où est la Parole de Dieu, à supposer qu’il existe vraiment un Dieu qui parle ? Qui ? Les historiens ? Les théologiens ? L’autorité hiérarchique de l’Eglise ? La recherche en commun dans l’étude des textes ? Ou l’humble prière de celui qui aborde l’Ecriture Sainte, dans l’espoir que la Parole de Dieu surgisse d’une phrase ou d’un mot, comme une interpellation qui vient d’ailleurs et vous saisit ? Faut-il même faire un choix entre toutes ces démarches ? Toutes ne sont-elles pas nécessaires, et complémentaires ? Autant de questions auxquelles il me semble bien difficile de répondre. Ce que je voudrais seulement — et en tout cas — dire ici, c’est un certain nombre de convictions qui sont les miennes. Qu’on me pardonne si elles semblent à certains simplistes ou surannées. Je ne puis dire que ce que je crois. Je crois d’abord qu’il y a bien un sujet à la Parole et au langage biblique, et que ce sujet, c’est Dieu, manifesté en Jésus-Christ. Je crois qu’il y a un Dieu qui a parlé et qui parle, et que cette Parole a été faite chair en Palestine, à une période donnée de l’histoire des hommes. Je veux dire, avec beaucoup d’autres, que la Parole de Dieu se nomme pour moi essentiellement Jésus de Nazareth, qu’il en est le témoin et l’incarnation. Je crois que Jésus-Christ est la Parole vraie. Je crois que la Parole de Dieu, au sens le plus plein, c’est lui, quel que soit le crible où l’on veuille passer ce qui se présente dans les évangiles comme ses actes et son enseignement. Je ne crois certes pas pour autant que qui que ce soit puisse garantir la coïncidence exacte de la Parole divine avec des mots ou des phrases du langage des hommes ; si je le croyais, je ne penserais plus vraiment que c’est une parole divine. Aucun de nos moyens humains d’expression ne peut tout à fait lui convenir. Mais je crois que, s’il est légitime de vouloir essayer de distinguer les mots réellement prononcés par Jésus de ceux qu’on lui a fait dire, les moyens scientifiques, historiques, psychologiques dont nous pouvons disposer ne sauraient vraiment nous permettre d’opérer à coup sûr cette distinction. On ne peut isoler la Parole de Dieu comme on isole un corps chimique pour le retrouver à l’état pur. La Parole de Dieu est une mine et celui qui l’écoute est comme un mineur, qui sonde et creuse, et extrait un mélange de minerai et de gangue. Mais l’usine de surface capable d’isoler parfaitement le minerai n’existe pas. A vouloir décider de ce qui est pur et authentique, nous courons le risque de remplacer une gangue par une autre, celle des modes de pensée d’autrefois par celle des modes de pensée d’aujourd’hui. Dire cela n’est pas paresse, mais prudence, et respect de la Parole elle-même. Car je crois que la Parole de Dieu, incarnée en Jésus-Christ, se présente et s’affirme, simplement, infailliblement, sans avoir besoin d’autre référence qu’elle-même. Pardonnez-moi, mais je ne puis m’empêcher de trouver un peu fragile, et en tout cas souvent stérilisant, tout ce qui prétend rogner, raboter, élaguer au nom de telle critique des textes, ou d’une science historique dont on sait trop combien elle évolue. Je n’ai d’ailleurs pas plus de confiance dans les arguments qui prétendent démontrer, selon la formule d’un titre célèbre souvent repris, que « la Bible a dit vrai ». On ne démonte pas la Parole de Dieu comme un mécanisme. Je ne puis suivre ceux qui réclament pour l’Ecriture Sainte une sorte d’autorité qu’elle n’a jamais eue et n’a jamais voulu avoir. Je suis de ceux qui ont entendu jadis Karl Barth rappeler, dans des conférences trop oubliées, rassemblées justement sous le titre « Parole de Dieu et parole humaine », que la Bible n’est ni un livre de morale, ni un livre de piété, ni un livre d’histoire, mais le livre où se révèle « le point de vue de Dieu », et où apparaît un « nouveau monde ». Je ne crois pas que la vérité qui est en Jésus-Christ, qui est Jésus-Christ lui-même, puisse être appuyée sur une autorité extérieure à elle-même, si savante soit-elle. Je pense que, dans toutes leurs recherches, les hommes ne peuvent jamais être assez maîtres de la Parole de Dieu pour être capables d’en éliminer ce qui leur paraît venir d’ailleurs que de lui. Je ne nie certes pas que des auteurs très humains aient été les instruments d’une Parole prononcée, écrite, écoutée et lue, mais je pense que le Saint-Esprit qui a présidé à tout cela demeure insaisissable. C’est dire ma conviction que l’Eglise fidèle ne peut pas cesser d’espérer, d’attendre, de chercher cette Parole, et de prier pour la recevoir, en comptant sur ce que Calvin nommait le « témoignage intérieur du Saint-Esprit », et en demandant les « oreilles pour entendre » dont parlent les sept lettres de l’Apocalypse sans exception. L’Eglise ne dispose pas de la Parole de son Seigneur, elle ne l’a pas à sa merci. Elle ne saurait tirer des chèques sur elle. Mais elle ne peut cesser d’être, comme Marie de Béthanie, assise, telle une servante, aux pieds de son Maître, pour qu’il lui dise ce qu’il voudra. Ecouter ainsi est bien « la seule chose nécessaire », comme disait Jésus. La tâche de l’Eglise est donc toujours de laisser la Parole de Dieu, à travers l’Ecriture Sainte, exercer sur elle, et peut-être par elle, son autorité, c’est-à-dire la nourrir, l’animer, la mobiliser, la réformer, la redresser et la juger. Or, je crois que l’Ecriture fait vraiment cela. Telle qu’elle est, elle reste actuelle. Parole de notre temps et pour notre temps. Ne mettons pas sur le compte de sa prétendue vétusté ce qui ne vient peut-être que de notre manière paresseuse ou maladroite de l’écouter ou d’en témoigner. Je crois par exemple que nous allons parfois un peu vite à déclarer périmés ou incompréhensibles des mots employés dans la Bible. Je crois, quoi qu’on en ait dit, que tout le monde comprend très bien ce qu’est la « grâce », dès qu’on pense à celle d’un condamné tout d’un coup libéré. Je pense enfin que la grande espérance œcuménique, c’est justement que la Parole de Dieu ait le pouvoir de se faire entendre, une et puissante, à travers toutes les interprétations, et qu’aujourd’hui, dans toutes les confessions, on lise et médite l’Ecriture Sainte. Je suis convaincu que cette démarche commune nous mènera quelque part ensemble. Bref, pas plus aujourd’hui qu’à l’heure de la conversion de Pascal, Dieu n’est seulement celui des philosophes ou des savants. Les prophètes de l’Ancien Testament n’étaient pas prétentieux en s’écriant constamment : « Ainsi parle Yahvé ». Ils prenaient simplement sa Parole au sérieux. De tout cela découle, me semble-t-il, ce que peut vouloir dire, pour l’Eglise de Philadelphie comme pour celle d’aujourd’hui « garder la Parole de Dieu ». A tout instant, l’enseignement du Christ répète cette invitation à « garder sa Parole », mais il peut y avoir diverses manières de l’entendre. On peut être tenté de croire qu’il est possible de détenir plus ou moins cette Parole, d’en disposer, et pour cela de la mettre en formules, en principes, en catéchismes officiels, en dogmes bien structurés, en morales bien définies, en règlements ne laissant aucune place à l’imprévu des événements, des personnes, ou surtout de la liberté de Dieu. On peut en faire une sorte de code, ou de livre de recettes, qu’il suffirait d’ouvrir pour savoir automatiquement ce qu’il faut dire ou faire. On peut ainsi être tenté d’en savoir finalement aussi long que le Dieu vivant, et de croire que, comme on dit, l’Evangile en mains, on a d’avance réponse à tout. On peut faire alors de la Parole de Dieu une provision de préceptes, chargée comme de bons accumulateurs, approvisionnée comme un confortable compte en banque. Mais ce serait gravement dénaturer la Parole vivante et efficace, prononcée chaque jour par un Seigneur qu’on ne peut jamais se passer de consulter lui-même à chaque instant. La « manne » que, selon l’Ancien Testament, les Israélites trouvaient chaque matin ne pouvait être consommée que le jour même. La Parole de Dieu ne se laisse pas capitaliser. Aussi bien, Dieu merci, ce qu’on appelle les « contradictions » de l’Ecriture Sainte, nous rappellent vite la vanité de simplifications de ce genre. Mais on peut aussi « garder » la Parole comme on conserve un bibelot, un souvenir ou une relique, un cadeau de mariage qui ne sort pas d’une vitrine. On peut garder « pieusement », comme on dit, sur quelque rayon d’une bibliothèque une Bible que l’on n’ouvre plus, à laquelle on ne se réfère plus. Que de foyers ont ainsi conservé quelque part la Bible qu’ils avaient reçue le jour de leur mariage. On peut aussi se faire sa Parole de Dieu à soi, comme le paganisme antique avait ses dieux-lares. On peut choisir et relire toujours les mêmes textes, selon ses préférences, et en leur donnant d’ailleurs le sens que l’on préfère. On peut prendre un bout d’une parole, et ne faire aucun cas du reste. On peut se servir de textes amputés, on peut par exemple répéter à tout bout de champ la célèbre parole du Christ : « Aimez-vous les uns les autres », et ne plus se souvenir de la suite : « comme je vous ai aimés », ce qui revient tout bonnement à éliminer la Passion. On peut enfin garder pour soi la Parole de Dieu, n’en faire qu’un usage égoïste et privé, comme d’un petit médicament personnel pour les jours de fatigue ou de maladie. On peut oublier que c’est la Parole de vie adressée à tous les hommes, et qu’on ne la reçoit vraiment qu’en la partageant. La Parole de Dieu n’est pas faite davantage pour être jalousement gardée que pour être imposée aux autres. Le silence peureux et jaloux qui enfouit le talent dans la terre est aussi infidèle que le prosélytisme et la propagande qui, comme me le disait un jour un agnostique, semblent croire plus à leur propre force de persuasion qu’à la puissance de Dieu. Tous ces sens de « garder » ne sont que contresens. Car garder la Parole de Dieu, au sens de l’Evangile, c’est plutôt être gardé par elle, se laisser garder par elle, la laisser monter la garde devant nous, et sur nous. C’est la Parole qui a l’initiative, et pas nous. C’est elle qui dispose de nous et qui agit sur nous. C’est Dieu qui parle. Jésus disait un jour à ses disciples : « Déjà vous êtes purs, à cause de la Parole que je vous ai annoncée ». Etrange expression, qui dit bien la secrète puissance de la Parole de Dieu. Aussi bien toutes les images bibliques de la Parole traduisent son mystérieux pouvoir. Elle est une lampe à nos pieds, elle est un marteau qui brise le roc, elle est un feu, elle est une épée à double tranchant, elle est le miroir qui nous renvoie notre vrai visage que nous ne saurions connaître sans elle. En un sens, on ne peut même pas espérer la « comprendre », si comprendre c’est saisir et dominer, prendre dans le creux de sa main ou de son intelligence, faire le tour, comme on dit, ou désamorcer une charge, pour la rendre inoffensive (c’est bien ainsi, hélas, que nous en usons parfois). La Parole de Dieu, écrit Paul Ricœur, est un « acte objectif, elle vient à l’homme et n’en procède pas. L’écouter et la garder, c’est se mettre dans la dépendance d’un acte qui dispose de nous-mêmes. Elle n’achève son sens que dans l’appropriation personnelle ». Il écrit cela justement à propos de l’entreprise qui cherche à « démythiser » l’enseignement et la personne du Christ. Car rien ne supprime ni n’explique le miracle de la Parole qui se fait écouter comme Parole du Dieu vivant, comme exigence, comme promesse, comme regard de Dieu sur le monde et sur nous-mêmes. Là où la Parole est écoutée, ne peut-on pas dire qu’une sorte d’épuration, de pénétration se produit d’elle-même ? Il arrive que toutes les images — plus ou moins mythiques, c’est vrai — s’estompent et s’effacent, pour ne laisser paraître que ce qu’elles signifient. Une sorte de démythisation spontanée s’accomplit, chez ceux-là même qui n’ont jamais entendu parler de l’école théologique qui s’y emploie. L’accident de la liaison avec un monde d’images et de représentations s’éloigne, et Quelqu’un nous parle et nous dit ce que personne d’autre ne nous a jamais dit. Qu’importent alors ces « mythes », s’ils sont porteurs de la Révélation, comme ceux de la Genèse ! Il est possible, comme l’écrit le Père Congar, que le « problème herméneutique » soit le problème n° 1, mais je pense que par la force du Saint-Esprit, il trouve des solutions spontanées, comme il arrive qu’un organisme vivant rejette un corps étranger sans opération chirurgicale, ou se défende contre l’infection. La Parole de Dieu fabrique elle-même ses globules rouges. Elle est « vivante et efficace », comme dit l’épître aux Hébreux. On ne garde donc pas la Parole de Dieu si l’on a peur de la perdre dès l’instant où quelqu’un d’autre y touche. Que vaudrait-elle, cette Parole, si elle s’éteignait au premier courant d’air, ou le jour où quelqu’un doit mourir pour elle (1). Garder la Parole de Dieu, c’est paradoxalement la perdre, je veux dire la donner comme on l’a reçue, pour rien, parce qu’elle est à tout le monde, même à ceux qui ne savent pas qu’ils en ont besoin. La garder, c’est n’avoir pas peur de la risquer au milieu du monde, c’est-à-dire peut-être simplement devant des haussements d’épaules ou des moqueries, mais aussi devant le martyre (1), en sachant que, comme disait le prophète Esaïe, la Parole de Dieu ne retourne jamais à lui sans effet. Enfin, garder la Parole de Dieu, c’est la « mettre en pratique ». « Quiconque écoute ma Parole et ne la met pas en pratique, dit le sermon sur la montagne, est semblable à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable ». Mais ici encore, pas d’emphase, et pas d’illusions. Si « mettre en pratique » veut dire obéir sans défaillance, parfaitement, alors c’est bien rarement possible. Ce qui nous est demandé, c’est peut-être tout simplement de mettre dans la pratique, de plonger la Parole dans la vie de tous les jours, la vie de la famille, la vie des affaires, la vie politique, la vie des blancs et des noirs, la paix ou la guerre (1). C’est de la mêler à tout ce qui nous arrive. Ce n’est déjà pas si simple ! Pour avoir ainsi gardé la Parole de Dieu, l’Eglise reçoit une gerbe magnifique d’encouragements et de promesses. D’abord, il lui est dit que Celui qu’elle écoute est bien le vrai Seigneur. Elle ne s’est pas trompée en misant sur lui, si j’ose dire. Il est bien « le Saint et le Véritable ». Il détient la clé de David : allusion sans doute à la clé de la forteresse de Jérusalem, confiée sous le règne de David, à un certain Eliakim, en signe du pouvoir qu’il y exerçait. Jérusalem, c’est l’image du Royaume de Dieu. La « clé de David », c’est l’autorité dont le Christ dispose pour l’accès à ce Royaume. L’Eglise qui garde la Parole a donc choisi le bon chemin. Elle a frappé à la bonne porte, celle que le Christ ouvre souverainement devant elle, et pour toujours. Mais l’accès ouvert devant elle n’est pas seulement celui du Royaume de Dieu, c’est aussi, maintenant, celui des hommes, et de ceux-là même qui lui semblent le plus hostiles. « Je te donne ceux de la synagogue de Satan ». Dans d’autres lettres, on s’en souvient, ces faux frères étaient dénoncés et combattus. Ici, ils sont « donnés ». Ailleurs, les Eglises fragiles et contaminées étaient mises en garde, car il fallait les protéger. Ici, il n’y a plus rien à craindre. La maison est bâtie sur le roc. Les adversaires n’en sont plus. Ils ne seront pas dominés, ou vaincus. Ils seront convertis, réunis. Le Christ les « donne » à son Eglise fidèle. Ainsi la mission n’est plus un combat ni une conquête, c’est un cadeau fait par Dieu. Quelle magnifique et simple définition des résultats du témoignage : « Ils connaîtront que je t’ai aimée ». Ils verront l’amour de Dieu en acte, ils verront son reflet sur le visage de l’Eglise. Si c’était toujours cela, la « Mission » ! Et comme il est précieux de recevoir de telles promesses les jours où l’amour semble vaincu par la haine (1). Autre don fait à l’Eglise qui a gardé la Parole : à son tour elle sera gardée, lors de « l’épreuve qui va venir sur le monde entier ». Car le Seigneur n’est jamais en reste de générosité. Pour elle est à l’avance exaucée la prière du "Notre Père" : « Ne nous soumets pas à l’épreuve ». Sans doute les premiers lecteurs de l’Apocalypse ont-ils pensé — avec raison — à la grande persécution de Domitien dont nous avons déjà parlé. Cette persécution qui commence à peine ne fera que croître et embellir. L’Eglise de tous les temps ne sera pas épargnée, mais elle sera « gardée ». Dieu montera la garde. Il la montera jusqu’à la grande et dernière épreuve, jusqu’aux moments redoutables qui précèderont l’avènement final du Christ. L’Eglise fidèle aussi passera par la Croix, elle devra, elle aussi, prendre cette mesure de la Croix dont nous parlerons pour finir le Vendredi Saint. Mais tout au bout se trouve la rencontre attendue. L’Eglise verra enfin Celui dont elle aura écouté avec persévérance la voix derrière la porte. Dans le Royaume enfin venu, elle sera comme une colonne du temple. Elle sera définitivement consolidée dans la fermeté dont elle a fait preuve. Rien ne pourra plus l’ébranler. La Communion avec son Seigneur ne connaîtra plus d’éclipses. On dit que les colonnes du temple de Salomon portaient des noms. C’est pourquoi, sans doute, il est dit à cette Eglise fidèle que trois noms seront gravés sur elle, trois noms qui comme tout nom d’alors signifient la réalité même de ce qu’ils disent : — le nom de Yahvé tout d’abord. Entre l’Eglise et Dieu sera abolie cette distance, cette différence fondamentale qui jusque-là ne peut pas être abolie ; — le nom de la nouvelle Jérusalem, c’est-à-dire l’héritage du Royaume de Dieu, l’appartenance définitive, sans écrans ni voiles, au monde nouveau inauguré par Jésus-Christ ; — enfin, le nom nouveau du Christ lui-même, ce qui veut dire, je pense : non pas seulement son nom d’homme, celui de Jésus de Nazareth, mais celui du Ressuscité, c’est-à-dire la communion vivante avec la personne de celui qui est toujours présent. Comblée de toutes ces promesses, comment cette Eglise pourrait-elle flancher ? Aussi bien une seule chose lui est demandée, une seule exhortation lui est adressée : « Tiens ferme ce que tu as, pour que personne ne te ravisse ta couronne ». On aura sûrement envie de te dérober ta victoire. On cherchera sûrement à te dire que tu as fait un mauvais calcul, que tu t’es engagée dans une impasse, que la Parole que tu n’as pas voulu lâcher n’est que du vent et que tous tes efforts se soldent par un échec (1). La Croix du Christ aussi eut l’air d’abord d’un formidable échec. « Tiens ferme ». C’est tout. Pas besoin d’une plus haute ambition, car il n’y a pas de fidélité plus grande. Comme Marie de Béthanie aux pieds de son Seigneur, écoutant sa Parole, « tu as choisi la bonne part, qui ne te sera point ôtée ». « Heureux ceux qui écoutent la Parole de Dieu, et qui la gardent ». (1) Cette prédication a été prononcée quarante-huit heures après l’assassinat du pasteur Martin Luther King. |