Carême 1985 : Passion du Christ et souffrance des hommesLA PAROLE HUMILIÉ‚¬Â°EJacques Chopineau IV
Marc Rezelman — "Il s’était levé devant lui comme une faible plante, comme un rejeton qui sort d’une terre desséchée. Il n’avait ni beauté, ni éclat pour attirer nos regards et son aspect n’avait rien pour nous plaire, méprisé et abandonné des hommes. Homme de douleurs et habitué à la souffrance, semblable à celui dont on détourne le visage, nous l’avons dédaigné, nous n’avons fait de lui aucun cas. Cependant ce sont nos souffrances qu’il a portées. C’est de nos douleurs qu’il s’est chargé et nous l’avons considéré comme puni, frappé de Dieu et humilié. Mais il était blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités, le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. Nous étions tous errants comme des brebis, chacun suivait sa propre voie et l’Eternel a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous. Il a été maltraité et opprimé et il n’a pas ouvert la bouche, semblable à un agneau qu’on mène à la boucherie, à une brebis muette devant ceux qui la tondent. Il n’a point ouvert la bouche". Nous venons de réentendre un texte lu et relu par toute la tradition chrétienne pendant des siècles. Ce texte du prophète Esaïe au chapitre 53, versets 1 à 7. Jacques Chopineau, c’est vous qui avez plus particulièrement préparé ce texte pour notre méditation sur la souffrance, et vous avez intitulé ce texte par cette phrase : "La Parole humiliée". En quoi ce texte illustre-t-il cette idée que la Parole est humiliée ? Jacques Chopineau — Oh, la Parole est humiliée ! Je dirais que dans un texte comme celui-ci, humiliée de deux manières au moins. D’abord, le prophète lui-même, car le livre d’Esaïe est un livre prophétique, est un homme de la parole. Mais cette parole est fondée sur une vision. Et premièrement peut-être, on dit souvent que le prophète est un homme de la parole, etc… mais c’est d’abord un homme de la vision. Si c’était un homme de parole sans vision, ce serait un bavard. Ce serait un discoureur et, dans la vision, c’est la parole qui est humiliée, simplement parce que la vision dépasse tellement de loin toutes les paroles qu’on peut dire qu’au fond tout essai de formulation, tout essai de retraduction de cette parole apparaît toujours comme dérisoire. Le prophète lui-même ne fait qu’indiquer la direction d’une vision. M.R. — Vous semblez, excusez-moi, centrer la visée de ce texte sur le personnage qui serait un ou le prophète : habituellement, dans nos milieux d’Eglises, nous voyons se profiler, à travers le personnage décrit par ce texte, l’image ou la silhouette du Christ. Est-ce vous-même, en tant que spécialiste de l’Ancien Testament, qui voyez cette même silhouette ? J.C. — Bien sûr, je crois que c’est bien, en effet, comme cela qu’il faut s’exprimer ; c’est du moins une lecture tout à fait traditionnelle, tout à fait indispensable dans une perspective chrétienne. Simplement, il ne faudrait pas oublier que la souffrance dont il est question ici et que l’homme souffrant, dans Esaïe 53, est un homme réel qui souffre d’une souffrance réelle. Il ne faudrait pas simplement le comprendre comme une sorte de préfiguration, d’annonce de choses à venir qui ne prendront toute leur signification, leur sens que dans la révélation ultérieure. Certainement pas. Les anciens ont vécu ce que nous vivons et voyez, pour une fois, j’ai envie de vous citer un texte de Calvin. Je ne suis pas du tout de ceux qui pensent qu’on peut citer ou doit citer Calvin comme d’autres citent d’autres auteurs comme une référence inéluctable et comme si on redisait une vérité chaque fois qu’on cite une formule ; bien sûr que non, mais ceci dit, il y a dans la vision exprimée par Calvin, des choses très profondes et tout à fait actuelles. Or, voilà comment s’exprime Calvin. Il dit à propos des anciens, de nos Pères anciens, comme il dit : "Ils ont bu le même breuvage spirituel que nous, combien que leur breuvage corporel fut autre. Les signes donc ont été changés sans le changement de foi". Ce qui veut dire que la perspective de Calvin, et celle d’autres après lui naturellement, est la suivante : nous n’avons pas une lecture de l’Ancien Testament qui prend tout son sens et toute sa saveur à la lumière du Nouveau Testament (c’est vrai pour tous les textes et pour celui-ci en particulier). Mais nous découvrons ce qu’est le Nouveau Testament, c’est-à-dire finalement qui est ce Jésus de Nazareth, dans les textes mêmes de l’Ancien Testament, ces textes appelés la Bible hébraïque, qui est l’ancêtre, le prototype, le répertoire inépuisable de tous les textes du Nouveau Testament. En ce sens, la souffrance est une souffrance réelle qui prend tout son sens et toute sa signification, j’allais dire sa saveur, dans le contexte même du livre du prophète Esaïe. M.R. — S’il est possible de le dire, dans l’état actuel de la recherche sur l’Ancien Testament, peut-on préciser les conditions dans lesquelles se situait le prophète qui décrit ce personnage souffrant ? J.C. — Ce texte est épouvantablement compliqué. Beaucoup de thèses ont été soutenues, toutes les hypothèses ont été défendues. On a vu quelquefois dans cette figure, ou bien le prophète lui-même, ou bien Jérémie, ou bien Moïse, mais au-delà de tout cela, et au-delà de ce qu’on peut savoir de la composition de ce texte, même son époque de rédaction est assez obscure ; tout le monde est à peu près d’accord pour dire l’époque perse, environ, peut-être le IV° siècle avant notre ère. Mais ce n’est pas une chose fondamentale. Le problème est plutôt de comprendre de quoi il est question ici. Que signifie, par exemple : "Nous l’avons considéré comme puni, frappé de Dieu, humilié, mais il était blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités" ? Naturellement, ce texte doit avoir un sens en lui-même, car c’est seulement une référence terminale que nous trouvons dans l’Evangile, dans les moments de la passion. Mais ce texte a toute sa saveur, tout son sens, tel qu’il est en lui-même. M.R. — Sans forcément le relier au personnage de Jésus qui n’apparaît vraisemblablement, dans l’histoire en question, que 4 siècles plus tard. J.C. — Quelque chose comme ça. En fait, dans tous les siècles, toutes les relectures que l’on a faites de la Bible hébraïque, entre autres évidemment de ce texte d’Esaïe 53, dans tous ces textes, il est nécessaire de choisir ce qui est pour nous. Aujourd’hui, et la question s’est posée ainsi à toutes les époques où cela a été relu, la question est de trouver ce qui est pour nous porteur d’aimantation, porteur de signification, porteur de sens et, pour cela, il faut se garder de toutes les notions habituelles, des mots tout faits, même s’ils paraissent appuyés par un long usage, de passer trop directement de la lecture du texte à une explication de genre, d’une sorte de théologie disons explicative de cette manière-là. Cela nous est difficile pour plusieurs raisons : d’abord parce que la lecture que nous faisons se veut toujours être une lecture ecclésiastique ou ecclésiale, pour l’Eglise ou en fonction de l’Eglise ; le problème est que notre conception de ce qu’est l’Eglise commande en même temps la lecture que nous faisons des textes de la Bible hébraïque. Je ne sais pas s’il est possible d’en dire deux mots. C’est une notion qui me paraît extrêmement importante. Finalement, quelles que soient les variantes, et il y en a beaucoup, il n’y a que deux sortes d’Eglises. Il n’y en a que deux : celle qui consiste à dire : "Là où est l’Eglise, là est le Christ", ou aussi "Là où les sacrements sont distribués...", ou bien "Là où le prêtre ordonné légitimement réside...", ou bien "Là où l’évêque est...", etc… Tout cela, ce sont des variantes et, finalement, là où est l’Eglise, là est le Christ. Et naturellement, dans cette perspective, on va relire toute la Bible hébraïque comme quelque chose qui préfigure, qui annonce ce qui devait être l’Eglise. Mais il y a une toute autre manière de faire, qui, je crois, est juste, plus profonde ; c’est de dire, non pas "Là où est l’Eglise, là est le Christ", mais au contraire : "Là où est le Christ, là est l’Eglise". M.R. — Là où est l’Eglise, là est le Christ, dites-vous. Nous avons tendance, nous qui sommes de l’Eglise — si je puis dire —, à considérer que cette réalité de l’Eglise n’apparaît dans l’histoire que dès l’instant où le Christ a vécu, depuis sa naissance jusqu’à sa résurrection. J.C. — Oui, c’est souvent ce qu’on peut comprendre par là. Mais alors on ne comprendrait plus des énoncés comme celui par lequel Jésus, dans l’évangile de Jean, dit : "Abraham s’est réjoui de voir mon jour". Et il l’a vu, et s’il l’a vu, qu’est-ce qui pouvait donc lui manquer ? Il ne lui manquait rien. Là où est le Christ, là est l’Eglise et cela n’est pas localisé historiquement en un lieu déterminé de l’histoire ou de la culture, et cela n’est pas non plus borné par notre conception de ce qu’est l’Eglise. C’est réellement comme cela en tous temps, c’est pourquoi aussi, Jésus, toujours dans l’évangile de Jean, dit : "Avant qu’Abraham ne fut, je suis". Je comprends bien que c’est là une manière chrétienne de relire la Bible hébraïque, les anciennes écritures. Je comprends que l’on puisse faire autrement, mais c’est une référence, une manière de voir qui est indispensable dans une perspective chrétienne. En sorte que, si Christ est présent et là où Christ est présent, on ne voit pas très bien ce qui pourrait manquer en fait d’Eglise. Il ne manque rien. Mais c’est aussi dans cette perspective qu’il faut comprendre les textes qui, dans l’Ancien Testament, nous parlent de la souffrance, parce que la souffrance ou la détresse n’ont pas été vécues imparfaitement ou en figures, mais réellement. Et nous ne comprendrions rien à Esaïe 53, par exemple, en feignant de penser que ce texte ne prend son sens qu’à la lumière de ce que nous avons appris ou de ce que nous avons compris de Jésus-Christ. Mais au contraire nous ne comprendrons comment Jésus peut donner naissance à cette situation que si nous la prenons d’abord pour ce qu’elle est réellement, totalement. M.R. — Les situation décrites dans l’Ancien Testament, qui sont des situations de souffrance et de détresse, sont à considérer de façon aussi réelle et réaliste que possible, avec tout ce qu’elles représentent, sachant donc, d’après ce que vous semblez dire, que le Christ était déjà alors présent dans ces souffrances vécues par les ancêtres. J.C. — C’est tout à fait indispensable de le penser, sinon c’est l’ensemble de l’Evangile qui va devenir obscur. C’est important d’ailleurs de le réaliser parce qu’on croit quelquefois, ou on feint de croire, ou on fait comme si on croyait, que ce qui garde l’Evangile, c’est l’Eglise. Mais, en réalité, dans la perspective selon laquelle là où est le Christ, là est l’Eglise pleinement, alors ce n’est pas l’Eglise qui garde l’Evangile et même d’ailleurs on pourrait dire que historiquement elle l’aurait plutôt défiguré aux yeux des hommes. C’est justement cela aussi la parole humiliée, car combien de nos relectures de textes comme celui-ci sont en fait une manière de défigurer aussi ce texte et c’est en cela aussi que la parole prophétique va être défigurée par ce que nous en faisons nous-mêmes. M.R. — C’est dans ce sens-là que vous liez Parole et souffrance : la Parole humiliée en ce sens qu’elle est... J.C. — Oui, mais la Parole est humiliée. J’avais annoncé tout à l’heure en deux sens, mais je n’en avais dit qu’un. La Parole est humiliée d’abord en ce que le porteur de la Parole est le Prophète. Ici, dans le texte d’Esaïe 53, le porteur de la Parole est humilié, méprisé. C’est une perspective. Mais un autre maintenant qui est complémentaire, simultané, c’est que le mystère de la souffrance relève non pas d’une parole humaine, mais d’une vision, dont toute parole n’est qu’une expression destinée à rester dérisoire. Nous n’avons pas d’explication. C’est le mystère de la souffrance. M.R. — La Parole n’est pas à la mesure de la vision qui est celle du prophète. J.C. — Non, aucune parole n’est à la mesure de la vision. Et la Parole ne peut être la parole prophétique, et c’est ce que nous apprennent continuellement les Ecritures, la parole prophétique est une parole bafouée, méprisée, oubliée, etc… M.R. — Pourquoi cela ? Indépendamment du fait qu’elle n’est pas à la mesure de la vision, pourquoi la Parole du Prophète, nécessairement, est humiliée, bafouée ? J.C. — Alors, cela nous place devant un grand mystère. C’est que nous constatons à tout moment, quand nous lisons les Ecritures, que les Prophètes ont été poursuivis, humiliés, massacrés, etc… Un passage de l’évangile de Mathieu nous dit que depuis Abel, le premier Prophète et en même temps le premier tué, cette situation s’est reproduite tout au long de l’histoire. Evidemment, l’exemple le plus frappant, c’est celui de Jésus lui-même. Mais dans le texte d’Esaïe 53, que nous avons entendu tout à l’heure, au fond ce qui relève de la vision et ce qui n’est pas visible autrement qu’à travers une vision et donc ici aussi son expression textuelle et poétique, c’est ceci : c’est que la figure de ce serviteur qui est anonyme, qui est mystérieux, ou ne sait pas de qui il s’agit, mais il a évidemment une existence historique ; or, il est placé dans cette vision comme au centre, au cœur de toute l’histoire de l’Ancien Israël, comme si Dieu faisait comparaître dans un jugement celui qui est appelé son serviteur, qui dans d’autres textes s’appelle Jacob ou Israël aussi. Mais c’est vrai également que ce sont des lectures qui se superposent, comme s’il faisait comparaître ce serviteur-là, et puis tout autour toutes les nations de la Terre qui sont convoquées pour assister à ce jugement. Or, voici, dit Dieu, voici celui qui est humilié, écrasé, torturé ; eh bien, c’est celui-là que j’appelle mon serviteur. Voici comment je traite ceux que j’aime. M.R. — La parole est donc nécessairement humiliée, semble-t-il, d’après toutes ces évocations de situations dans l’histoire de l’Ancien Testament et j’ai le sentiment qu’il y a là quelque chose de désespérant, comme si on ne pouvait pas faire autrement que, dès l’instant où une parole est à annoncer, à transmettre, elle soit inéluctablement exposée à la souffrance. J.C. — Oh, çà, on sait bien depuis longtemps que la parole prophétique — c’est ce que nous apprennent les Ecritures — est rejetée, qu’elle n’est pas crédible, mais ce qu’il n’est pas possible de dire, car nous sommes ici en présence d’un mystère. La souffrance est un mystère d’abord, et la souffrance est présente au cœur de notre monde. Nous avons besoin de rappel, nous avons besoin de choses qui nous le rappellent, et même, pour voir, pour comprendre mieux ce qu’est la réalité, de quoi elle est faite, justement des textes de l’Ecriture comme celui-là, nous rappellent qu’au centre, au cœur de ce monde, celui qu’on appelle le serviteur comparaît dans ce vaste jugement, car finalement c’est un grand jugement dans Esaïe 53, qui nous est proposé, et celui qui est au cœur, ce serviteur souffrant, c’est justement celui-là que Dieu appelle "mon serviteur, en qui je me complais". Or, cela, c’est une manière de dire, allusive, une manière de suggérer, de présenter non pas des mots, mais une vision. Or, cette vision est toujours aussi centrale pour la réalité de notre monde. Je pense à ce que disait, bien qu’il ne soit pas habituel qu’un protestant cite un Père jésuite, Teilhard de Chardin, mais je voudrais le citer juste une fois, parce que, sur un point, il ne semble pas avoir très bien compris cela. Il dit, dans un autre contexte : "Dans la souffrance est cachée une intensité extrême, la force ascensionnelle du monde". M.R. — Cette idée de la force ascensionnelle du monde, je la retrouve dans un verset du chapitre 53 d’Esaïe. Je vais le lire, mais en l’incluant dans une série de versets à partir du verset 8 : "Il a été enlevé par l’angoisse et le châtiment et, parmi ceux de sa génération, qui a cru qu’il était retranché de la terre des vivants et frappé pour les péchés de mon peuple ? Je retrouve là, dans ce dernier verset, l’idée de prospérité, et non pas d’ascension comme dit Teilhard de Chardin, mais de prospérité de l’œuvre de l’Eternel, comme si, dans cette souffrance, qui a été vécue par le serviteur, et uniquement dans cette souffrance, pouvait se manifester pleinement l’œuvre de l’Eternel. Il y a quelque chose qui me gêne un peu. J.C. — A vrai dire, en termes bibliques, l’œuvre de Dieu se poursuit, mais nous ne le savons pas, nous ne comprenons pas comment ni pourquoi. Quelquefois la question est posée de façon très explicite : c’est ce que dit le livre de l’Ecclésiaste, par exemple, celui qu’on appelle Qohéleth. En face de toutes les tentatives d’explications, de tous les raisonnements que nous faisons pour nous représenter ce que Dieu fait, et pourquoi il le fait, où va le monde ? Vous voyez, toutes ces questions qu’on entend souvent, eh bien, ce que nous devons dire avec Qohéleth, c’est que nous ne savons pas, et même quand nous pensons pouvoir dire que nous avons une explication, eh bien, cette explication n’est pas valable. Nous sommes en présence d’un mystère. Mais remarquez que ce qui est dit, par exemple, justement dans ces quelques versets que l’on vient de réentendre : "Il verra une prospérité et prolongera ses jours, et l’œuvre de l’Eternel prospérera entre ses mains". La vie continuera. On est souvent effrayé, inquiet, de la situation du monde, de l’univers, où va le monde, avec toutes les menaces qui pèsent sur la vie, sur la terre, les menaces de guerre, etc… Mais dans une perspective chrétienne, il n’y a pas tellement lieu d’être inquiet de ce point de vue ; on peut craindre évidemment les guerres, beaucoup de malheurs ou de destructions, beaucoup de morts, mais, une fois encore, dans une perspective chrétienne, le sort de l’humanité n’est pas, en définitive, dans les mains de l’homme, sinon, précisément, c’est là qu’il y aurait des choses à craindre. Mais remarquons, d’autre part, que quand on dit : "On a mis son sépulcre parmi les méchants, son tombeau avec le riche, quoiqu’il n’eut point commis de violence et qu’il n’y eut point de fraude dans sa bouche", c’est la situation de millions et de millions d’hommes aujourd’hui qui sont, en effet, quelquefois traités comme du bétail et qu’on laisse mourir dans la souffrance, dans le désespoir, et pourtant il est complètement impossible de les accuser ou de les tenir responsables d’une faute quelconque. C’est comme ça, c’est la situation d’hommes souffrants, aujourd’hui, comme à l’époque d’Esaïe 53. Simplement, une figure comme celle qui nous est présentée en Esaïe 53 nous oblige à considérer ce symbole extraordinaire de celui qui est le juste souffrant, et précisément placé au cœur de la réalité, en tous temps, en tous lieux comme le centre du monde. Et on comprend mieux alors comment on va pouvoir, comment les premiers chrétiens, les disciples de Jésus, vont pouvoir reconnaître une figure tout à fait centrale de Jésus, justement dans ce texte d’Esaïe 53, non pas parce que ce texte n’aurait de valeurs, n’aurait de sens que par rapport à cette relecture chrétienne, mais simplement parce que c’est une donnée permanente de notre existence, de l’homme sur la terre, c’est notre situation aussi. M.R. — Oui, c’est notre situation. Ce qui me frappe aussi, c’est l’insistance dans ce texte comme dans la mission qu’a accomplie Jésus, sur le fait que c’est le juste, c’est l’innocent, qui sont en quelque sorte punis pour toute l’humanité qui est considérée comme coupable. Comme s’il n’y avait qu’à travers l’image que présente le juste, que pouvait être comprise réellement la souffrance pour ce qu’elle est. J.C. — Oui, nous sommes placés devant le même mystère fondamental qui est celui, sous le soleil, de toute l’existence de l’humanité sur la terre. C’est comme cela, et dans la Bible, c’est même tellement fondamental que ça nous est déjà raconté dès l’histoire d’Abel. Car Abel, le premier tué, le premier assassiné, est en même temps celui qui, dans l’épître aux Hébreux, sera cité comme un exemple de la foi. |