Carême 1986 : "NOTRE PÈRE" : LA PRIÈRE DE L’ESPÉRANCE

LA VOLONTÉ‚¬Â° DU PÈRE : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel"

"NOTRE PÈRE" : LA PRIÈRE DE L’ESPÉRANCE

Pasteur Philippe BERTRAND
1er mars 1986

III
LA VOLONTÉ DU PÈRE : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel"

 

Frères et sœurs,

Il est bien difficile de parler de la volonté de Dieu quand nous regardons le monde qui nous entoure — ce monde affreux et merveilleux !

Monde affreux : depuis 41 ans que la deuxième guerre mondiale est achevée, jamais le bruit des armes ne s’est réellement arrêté. Aujourd’hui, l’Afghanistan, le Liban, l’Afrique du Sud, le Nicaragua sont lieux d’affrontement, cependant que le terrorisme sévit un peu partout et que des hommes imposent à d’autres des régimes d’oppression et usent de la torture comme moyen de gouvernement.

Monde affreux : dans des pays ravagés par la sécheresse, des adultes, des vieillards, des enfants souffrent de la faim et meurent.

Monde affreux où des hommes et des femmes restent murés dans leur solitude, ressassent leur malheur et ne trouvent pas de sens à leur existence !

Mais en même temps, monde merveilleux, où des hommes et des femmes vont vers d’autres pour partager leurs souffrances et panser leurs plaies.

Monde merveilleux où des initiatives multiples se manifestent pour lutter contre les nouvelles pauvretés.

Monde merveilleux des médecins sans frontière et des missionnaires contre la lèpre.

Monde merveilleux où, autour d’un homme, dans un faubourg de Calcutta, renaît un espoir !

Dans ce monde affreux et merveilleux, que signifie cette demande du Notre Père : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel" ? Est-elle l’expression fataliste de la résignation, ou la prière fervente de ceux qui espèrent et qui s’engagent ? De ceux qui espèrent et qui s’engagent car ils ont confiance dans la volonté de Dieu.

Une volonté de Dieu, c’est vrai, que nous interprétons mal !

Les croyants, en effet, confondent souvent leur propre système religieux, moral et même politique, avec la volonté de Dieu. Cela n’est pas nouveau : c’est au nom de la volonté de Dieu qu’une partie du peuple juif rejetait l’enseignement de Jésus. "Nous ne sommes les esclaves de personne, disaient-ils ! Nous ne sommes pas des enfants illégitimes ! Nous avons un seul père : Dieu !". Vous vous souvenez de la réponse de Jésus : "Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père".

C’est aussi en confondant volonté de Dieu et jugements humains que persécutions, exactions, crimes, guerres de religion — dont il est clair que Dieu ne les voulait ni ne les veut —, ont été déclenchés ou perpétrés. Cette confusion est suffisamment ancrée dans les esprits pour que certains tentent, aujourd’hui encore, de l’exploiter, et nous avons tous en mémoire le tract trouvé sur un des terroristes arrêtés au moment du Nouvel An, et qui se réclamait des "phalanges de Jésus-Christ pour la lutte contre les Juifs".

Ne nous étonnons pas de cette erreur : elle est une des expressions de la tentation permanente des hommes, déjà décrite au chapitre 3 de la Genèse : "Vous serez comme des dieux".

L’homme confondant ses désirs, ses préjugés, ses ambitions avec la volonté de Dieu, c’est l’origine de bien des drames, c’est aussi — pour beaucoup — le scandale qui retient loin de Dieu des hommes et des femmes de notre temps.

Une autre manière de comprendre la volonté de Dieu — tout aussi dangereuse — c’est celle qui consiste à rendre Dieu responsable de tout événement heureux ou malheureux : la moindre rencontre, le soulagement d’une migraine, les épreuves personnelles comme les drames collectifs, tout serait à recevoir comme voulu par Dieu !

Ah, comme nous comprenons alors la révolte de ceux qui ont connu l’enfer des tranchées, l’horreur des camps de déportation ou de ceux qui vivent aujourd’hui le drame de la famine, de ceux qu’accable la maladie ! Dieu veut-il cela, et notre attitude doit-elle être un simple fatalisme ? Notre prière n’est-elle pas autre chose qu’une déclaration accablée et résignée, bien éloignée sans doute de celle que le Christ attend de ses disciples ?

Car nous avons dans l’Evangile des indications bien différentes sur la volonté de Dieu !

Ce que Dieu veut, c’est la vie de tous les hommes dans sa communion et dans son amour. L’évangile de Jean rapporte ces paroles du Christ :

"Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui", et encore : "La volonté de Celui qui m’a envoyé, c’est que je ne perde rien de ce qu’il m’a donné, mais que je le ressuscite au dernier jour".

Les apôtres ont bien compris ce projet d’amour et de vie pour le monde :

"Dieu, dit la deuxième épître de Pierre, Dieu ne veut pas qu’aucun périsse, mais que tous arrivent à la repentance" ; et l’épître aux Ephésiens précise : "Dieu nous a dévoilé le secret de sa volonté, le dessein qu’il a formé dans sa bienveillance de tout réunir en Christ".

Alors pourquoi ce long délai ? Il y a bientôt 2 000 ans que Jésus a révélé aux hommes l’amour de Dieu. Pourquoi Dieu n’use-t-il pas de sa puissance pour imposer au monde un ordre conforme à sa volonté ? C’est pour beaucoup une question essentielle !

Je pense à cet ancien combattant de la guerre de 14, toujours hanté par les combats de Verdun, à ce médecin scandalisé par la souffrance de tant d’enfants à travers le monde ! Ils demandent — et il y a une réelle angoisse dans leur interrogation —, ils demandent si Dieu est Dieu, comment peut-il tolérer de telles souffrances sans y mettre fin ?

Mais la Bible nous révèle que Dieu n’impose pas sa volonté : il appelle les hommes à y adhérer librement. Dans l’Ancien Testament, cela nous est dit par la parabole du jardin d’Eden avec, en son centre, l’arbre de la connaissance du bien et du mal, dont l’homme doit (par amour pour Dieu et parce qu’il a confiance en sa Parole) s’abstenir de manger le fruit.

Dans le Nouveau Testament, Jésus souligne la liberté que Dieu donne à l’homme dans la parabole de l’enfant prodigue :

"Un homme avait deux fils ; le plus jeune dit à son père : « Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir ». Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné où il dissipa son bien en vivant dans la débauche".

Respectueux de la liberté qu’il laisse à l’homme, Dieu limite donc l’exercice de sa puissance.

Mais l’homme fait un mauvais usage de sa liberté ! L’histoire d’Adam et Eve choisissant d’écouter la voix tentatrice et mensongère : "Vous serez comme des dieux", donc soumis à votre seule volonté, c’est l’histoire de chacun d’entre nous, et nous sommes solidairement responsables du désordre, de la violence et de l’injustice de ce monde. L’histoire du fils prodigue, prenant sa part de bien et allant la dissiper loin du père, c’est bien notre histoire à nous, usant égoïstement de la Création, comme si elle nous appartenait en propre, oublieux qu’elle doit pourvoir aux besoins de l’humanité toute entière et que nous en sommes responsables devant Dieu.

Par ces textes, par l’histoire du peuple élu, de ses révoltes et de ses refus, par l’histoire (hélas !) de l’Eglise et de ses défaillances, comme par l’histoire du monde, Dieu nous montre que le grand obstacle à l’accomplissement de sa volonté, c’est l’homme, l’homme avec son égoïsme et son orgueil, son avarice et son esprit de domination, ses préjugés et ses haines.

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L’Evangile, la Bonne Nouvelle, c’est que quelqu’un est venu et a brisé cette fatalité et a ouvert pour l’humanité un chemin et une espérance.

"Je suis venu, dit Jésus, pour faire non ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé… et la volonté de Celui qui m’a envoyé, c’est que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle".

Les paroles et les actes du Christ sont significatifs : Jésus invite les hommes à s’aimer les uns les autres ; mais, en même temps, il manifeste l’amour de Dieu qui fait vivre, accueillant et guérissant les malades, nourrissant ceux qui ont faim, pardonnant aux coupables...

Nous ne pouvons, dans les quelques minutes de cet entretien, reprendre tous les éléments de la vie du Christ. Il en est trois cependant, qui sont essentiels pour notre propos.

Le premier, c’est le baptême de Jésus par Jean-Baptiste :

"Jésus vint de la Galilée au Jourdain, vers Jean, pour être baptisé par lui. Mais Jean s’y opposait en disant : c’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi ! Jésus lui répondit : Laisse faire, maintenant, car il est convenable que nous accomplissions ainsi ce qui est juste. Et Jean ne lui résista plus. Dès que Jésus eut été baptisé, il sortit de l’eau ; et voici, les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et voici, une voix fit entendre des cieux ces paroles : « Celui-ci est mon Fils bien aimé en qui j’ai mis toute mon affection »".

Sans entrer dans le détail de ce récit, constatons que, d’emblée, au seuil de son ministère public, Jésus rompt avec la règle si fréquente du "chacun pour soi", ou pire, de l’homme accusant l’autre pour tenter de se disculper. Demandant le baptême pour la rémission des péchés, lui le juste, se déclare solidaire de l’humanité toute entière, et solidaire justement dans ce qui lui est le plus étranger, solidaire dans ce qui la sépare de Dieu ! Et c’est cette solidarité que Dieu approuve : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis toute mon affection".

C’est la même attitude de Jésus que nous retrouvons au terme de son ministère et de sa vie terrestre. C’est là le deuxième élément. Tout au long des mois où Jésus prêche et agit en Galilée, l’hostilité contre lui des chefs du peuple va se développer. Ils ne supporteront pas que le système figé dans lequel ils se sont enfermés soit mis en question par cet homme qui ne respecte aucun tabou, qui touche les lépreux, accueille des pécheurs, annonce le pardon de Dieu ; ils ne supporteront pas que le système figé dans lequel ils se sont enfermés soit mis en question par cet homme qui manifeste à tous — même aux plus méprisés et à leurs yeux les plus méprisables — l’amour sans mesure dont Dieu aime ses enfants.

Et c’est pour aller jusqu’au bout de cet amour que Jésus à Gethsémané — redoutant la souffrance du corps et de l’esprit, mais cependant prêt à donner sa vie — dit à son Père : "non pas ce que je veux, mais ce que tu veux".

Le troisième élément de la vie du Christ que je voudrais souligner, c’est la mention fréquente du dialogue entre le Fils et le Père, et pas seulement dans les heures douloureuses qui précèdent son arrestation.

"Vers le matin, pendant qu’il faisait encore très sombre, il se leva et sortit pour aller dans un lieu désert où il pria...".
"Quand il eut renvoyé la foule, il alla sur la montagne pour prier...".

Nous relevons souvent dans l’Evangile cette indication.

C’est que, pour Jésus, la volonté de Dieu n’est pas un code figé, établi une fois pour toutes, et qu’il n’y aurait qu’à appliquer exactement.

Pour Jésus, la volonté de Dieu n’est pas, non plus, un destin dont l’homme serait le jouet impuissant ! Jésus vit pleinement une double solidarité, avec Dieu et avec les hommes, et c’est cette double solidarité qui le conduit au don de lui-même. C’est cette double solidarité qui fait que les chrétiens, sur toute la surface de la terre, le reconnaissent pour Seigneur et Sauveur. C’est cette double solidarité que célèbre l’apôtre Paul lorsqu’il écrit aux Philippiens :

"Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes et, ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même la mort de la croix. C’est pourquoi aussi, Dieu l’a souverainement élevé et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que Jésus est le Seigneur, à la gloire de Dieu le Père".

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Lorsque le Christ nous dit de prier : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel", il nous invite donc à nous engager sur la route qu’il nous a lui-même ouverte.

Constamment, en effet, l’Evangile souligne qu’il n’y a pas deux chemins, un pour le Maître, un autre pour les disciples, mais un seul sur lequel le Maître précède et soutient ses disciples.

Dans la parabole du bon berger, Jésus dit : "Lorsque le berger a fait sortir ses brebis, il marche devant elles, et les brebis le suivent parce qu’elles connaissent sa voix". Ou encore, le soir de Pâques, le ressuscité se manifestant à ses disciples, leur dit : "Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie".

Dire à Dieu : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel", c’est donc la prière d’hommes et de femmes qui savent que des signes doivent être donnés, ici et maintenant, de la souveraineté de Dieu.

Dire à Dieu : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel", c’est la prière d’hommes et de femmes qui désirent que cette volonté soit faite en eux et par eux.

Dire à Dieu : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel", c’est la prière d’hommes et de femmes qui s’engagent au service de Dieu et des hommes, et qui sont prêts à en payer le prix.

Prêts à en payer le prix ! Je le dis en tremblant !

Ne sommes-nous pas tous comme le personnage que Gabriel Marcel fait intervenir dans sa pièce "Rome n’est plus dans Rome", et qui, évoquant des souffrances possibles, déclare : "Je ne sais pas ce que l’événement fera de moi… peut-être une loque, mais je crois en Dieu et j’ai confiance qu’il ne m’abandonnera pas" ?

C’est que cette soumission à la volonté de Dieu est soutenue par une espérance sûre — l’espérance du règne de Dieu promis par les prophètes et confirmé par l’Evangile ; ce règne dont Jésus nous commande de demander à Dieu qu’il vienne !

"Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel", cette prière est exaucée chaque fois que l’amour de Dieu est manifesté, chaque fois que la souffrance est dominée, chaque fois que quelque chose apparaît de l’ordre, de la paix, de la fraternité qui caractérisent le règne de Dieu.

Plusieurs commentateurs suggèrent que les mots "sur la terre comme au ciel" concernent aussi bien l’honneur du nom de Dieu, la venue du règne de Dieu et l’accomplissement de sa volonté. Et c’est vrai que nous aurions là une conclusion à cette première partie du Notre Père, tout à fait dans la tradition de la poésie juive, et à laquelle ferait pendant, à la fin de la prière "car c’est à toi qu’appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire".

Mais n’y a-t-il pas aussi, dans la demande "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel" l’affirmation que notre monde et notre temps sont directement concernés par notre prière, et que nous demandons à Dieu le discernement de sa volonté ?

Parce que — et ce sera ma conclusion — si la volonté du Père ne saurait être confondue avec un code ou un système, elle ne peut être découverte que dans une relation vivante du croyant avec son Dieu, du disciple avec son Maître.

Le récit de la Création, dans la Genèse, précise que Dieu, lorsqu’il a créé l’homme, l’a créé homme et femme, l’a créé à son image.

Cela veut dire, notamment, que Dieu a créé l’homme pour cette double relation (avec lui, Dieu) et avec son prochain, et que la volonté, le plaisir de Dieu, c’est que cette double relation soit vécue. Il n’y a d’ailleurs de bonheur vrai pour l’homme que dans cette double relation.

C’est face aux situations concrètes des hommes, à leurs joies et à leurs peines, à leurs désirs légitimes ou à leurs ambitions erronées, que doit être discernée la volonté de Dieu, l’obéissance par laquelle sera manifestée notre foi en son amour et en ses promesses.

En sachant, avec Calvin, que "le principal de toutes nos requêtes, c’est que Dieu domine sur nous en telle sorte qu’il y ait un accord pour nous ranger à sa bonne volonté visible", Seigneur, que ton Esprit agisse en nous afin que nous puissions te dire en toute vérité : "Voici nos corps, nos cœurs et nos esprits pour ton service et le service de nos frères. Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel".