Carême 1931 : QU’EST-CE QUE L’EGLISE ?LE CHEMIN DE l’UNITÉLE CHEMIN DE L’UNITÉ
Le problème de l’Unité chrétienne naît de la rencontre entre un fait : les divisions de l’Eglise et la conviction, vivante en un grand nombre d’âmes, que ces divisions sont contraires à l’essence même de l’Eglise, à la volonté du Christ et à l’enseignement apostolique le plus certain, et qu’au surplus les exigences de l’œuvre de Dieu dans le monde réclament une manifestation visible de l’unité de l’Eglise chrétienne. Précisons, tout d’abord, les données du problème pour être en mesure d’indiquer plus nettement, ensuite, le chemin de l’Unité. — 1 — Dans le livre, d’un intérêt si vivant, qu’il a récemment consacré à l’Unité chrétienne (1), le professeur André Paul écrit : « On peut se demander s’il a jamais existé un christianisme unifié ». Sans doute, dès les origines de l’histoire chrétienne, nous voyons s’élever, dans l’Eglise, des conflits de doctrine, et même des hérésies que le grand corps de l’Eglise élimine plus ou moins aisément ou qui sont formellement condamnées par les conciles. Toutefois, il est légitime de dire qu’en dépit de graves divergences dogmatiques et d’oppositions de tempéraments presque insurmontables, l’unité visible du corps du Christ a été maintenue jusqu’au schisme d’Orient de 1054. Dès lors, la chrétienté grecque a suivi sa voie particulière ; son unité doctrinale n’a cessé de s’affirmer dans l’acceptation sans réserve de l’orthodoxie formulée par les sept conciles œcuméniques antérieurs au schisme ; mais, sous l’influence de circonstances plus politiques que religieuses, elle s’est peu à peu divisée en un certain nombre d’Eglises autocéphales, ne reconnaissant plus qu’une primauté d’honneur au patriarche œcuménique de Constantinople. Ces Eglises ont conscience, néanmoins, de constituer toutes ensemble l’Eglise orthodoxe. Vous savez dans quelles circonstances l’Eglise latine, séparée de la chrétienté grecque, perdit son unité. L’Allemagne, les pays scandinaves, l’Angleterre, puis les Etats de Hollande, la Suisse, une partie de la France et de la Hongrie, l’Ecosse furent entraînées, par le mouvement de la Réforme, hors de l’obédience de Rome. Alors apparurent les grandes Eglises de la Réforme luthérienne, anglicane, réformée, qui, malgré les efforts d’un Mélanchton et de plusieurs autres, ne purent surmonter les motifs de division que portaient en elles les causes multiples et diverses de la Réforme. Et tandis que l’Eglise romaine, rendue plus que jamais romaine par le schisme du XVI° siècle, se contractait dans une unité de plus en plus centralisée, les siècles qui suivirent la Réforme virent le principe prophétique, au nom duquel s’était levé un Luther, isolé désormais de l’affirmation de la nécessaire unité de l’Eglise, produire ses conséquences dernières à l’intérieur du protestantisme. Baptistes, Quakers, Méthodistes, Indépendants de toute sorte, se séparent les uns après les autres des Eglises que, sur tel ou tel point de doctrine, ils jugent infidèles à l’enseignement du Christ ou des apôtres, et fondent des Eglises dont beaucoup seront, à leur tour, mutilées par de nouvelles séparations. En de trop nombreux endroits, Eglise se dresse contre Eglise et chapelle contre chapelle. C’est peu à peu un pullulement de sectes dont chacune, se glorifiant d’avoir remis en pleine lumière une vérité particulière, s’imagine par cela même posséder la vérité totale. La multiplicité des « dénominations », comme on dit en pays anglo-saxon, s’accroît à tel point que, pour justifier leur existence, bon nombre d’entre elles doivent accuser ce par quoi elles diffèrent des Eglises doctrinalement les plus proches. Que deviennent, dans une pareille frénésie d’individualisme, la vérité chrétienne dans la vivante complexité de ses aspects complémentaires, et la tradition chrétienne dans la richesse des apports de pensée, de foi et d’amour que, l’une après l’autre, lui ont faits les générations de croyants ? « Le catholicisme a déformé », reconnaissent des observateurs qui s’efforcent à l’impartialité ; mais, ajoutent-ils, « le protestantisme a appauvri ». Parole à laquelle fait écho celle d’un écrivain définissant l’état d’un grand nombre d’esprits devant le spectacle que je viens de décrire : « Le protestantisme ne les attire pas et Rome les repousse ». Rome les repousse, non seulement par sa doctrine qui apparaît comme une déformation de l’Evangile, mais aussi par le juridisme centralisateur et autoritaire par quoi elle s’est laissé dominer depuis le XVI° siècle. Et le morcellement du protestantisme, qui implique, par lui-même, un appauvrissement de la vérité chrétienne, l’empêche d’attirer, non pas à lui mais à l’Evangile, des hommes qui, au milieu de cette diversité d’Eglises et de sectes, se sentent incapables de se frayer un chemin vers la vérité que, cependant, ils souhaitent de trouver. Au seuil du XX° siècle, il semblait qu’à l’exception de quelques esprits utopiques, la grande majorité des chrétiens acceptassent comme inévitables et même normales les divisions de l’Eglise de Jésus-Christ. Quelques années s’écoulent, et tout paraît changé. Que s’est-il donc passé ? Il s’est passé, Messieurs, que, sur les champs lointains de la mission en terre païenne et, très particulièrement dans l’Inde, en Chine et au Japon, les missionnaires envoyés par des sociétés de missions, aussi diverses par leurs « dénominations » que les Eglises qui les avaient fondées, constataient avec une évidence de plus en plus contraignante que leurs divisions, trop souvent aussi leur concurrence, étaient un scandale pour les païens venus au christianisme malgré ces divisions. Et, de plus en plus aussi, ils se heurtaient à la volonté déterminée des chrétiens indiens, chinois ou japonais, d’être, non pas des anglicans, ou des réformés, ou des luthériens, ou des méthodistes, mais tout simplement des chrétiens, membres de l’Eglise du Christ dans l’Inde, en Chine ou au Japon. Les expériences décisives faites ainsi par un très grand nombre de missionnaires éveillèrent un écho prolongé dans les sociétés de missions d’Europe et d’Amérique. Quelques hommes qui, par leur connaissance personnelle des principaux champs de missions, avaient acquis une autorité particulière dans la chrétienté évangélique où le zèle apostolique avait pris, au cours du XIX° siècle, un si magnifique essor, inspirèrent la convocation, pour 1910, d’une conférence où se rencontreraient, dans une commune étude du problème de l’unité chrétienne tel qu’il se pose en terre de mission, les représentants des sociétés de missions et les représentants des communautés indigènes d’Asie et d’Afrique. Telle fut l’origine de la conférence universelle d’Edimbourg, que présida l’un des apôtres les plus ardents et les plus persévérants de l’unité de l’Eglise, le Dr John Mott, alors secrétaire général de la Fédération Universelle des Etudiants chrétiens, aujourd’hui président du Conseil missionnaire international qui est l’un des fruits les plus authentiques de la Conférence d’Edimbourg. Cette Conférence restera, j’en ai la certitude, dans l’histoire du protestantisme, comme le moment où les tendances à la séparation et au morcellement marquèrent leur épuisement, et où s’affirmèrent, avec une vigueur qui, depuis lors, ne fit que croître, la conviction que l’unité du corps du Christ devait se manifester, non seulement dans les nouvelles Eglises nées du labeur apostolique de la chrétienté évangélique, mais dans l’ensemble du monde chrétien. C’est alors, en effet, que la Convention générale de l’Eglise protestante épiscopale des Etats-Unis décida « d’étudier la préparation, par l’Eglise épiscopale, d’une Conférence qui emprunterait la méthode générale de la Conférence missionnaire universelle, et à laquelle prendraient part des représentants de tous les groupes de chrétiens répandus dans le monde entier, qui acceptent notre Seigneur Jésus-Christ comme Dieu et Sauveur. La Conférence aurait pour objet d’examiner les questions qui se rapportent à la foi et à la constitution de l’Eglise du Christ » (2). Aussitôt, sous l’impulsion d’un admirable ouvrier de l’unité chrétienne, Robert Hallowell Gardiner, furent entrepris et poursuivis, avec une inlassable persévérance, même au cours des années de guerre, les travaux préparatoires de la Conférence qui se tint à Lausanne en 1927. Le problème de l’unité de l’Eglise fut repris et étudié sous tous ses aspects. Dans toutes les confessions chrétiennes, des théologiens, entraînés par le grand mouvement qui, des points les plus éloignés de l’action apostolique, avait gagné peu à peu le cœur même des vieilles Eglises chrétiennes, furent amenés à réviser les doctrines de l’Eglise, et, hélas, à constater parfois, dans leur Eglise, l’absence de toute doctrine cohérente de l’Eglise. L’enseignement apostolique, l’enseignement de Jésus-Christ furent étudiés, de ce point de vue, avec un sens aigu de l’importance vitale de certains problèmes trop négligés pendant longtemps. La signification tragique de la parole de Jésus : « Si un Royaume est divisé contre lui-même, ce Royaume-là ne saurait subsister, et si une maison est divisée contre elle-même, cette maison-là ne saurait subsister » (3), apparut, dans son actualité redoutable, aux yeux d’un grand nombre. Il apparut aussi — et l’on me permettra de ne plus y insister aujourd’hui — que l’unité, considérée comme un caractère essentiel de l’Eglise, tient à la nature même de l’Evangile. Partout, en effet, où l’Evangile est prêché, les hommes se rapprochent les uns des autres et s’unissent en une société visible. L’homme ne peut retrouver le Père sans trouver les frères. L’unité de l’Eglise est impliquée dans la notion chrétienne de la conversion, qui est un retour de l’homme à la solidarité divine et humaine. L’on fut conduit également à voir plus nettement que le collège apostolique, dont Jésus fit l’embryon Et plus on scrutait et plus on méditait l’enseignement des évangiles, plus les paroles de la prière sacerdotale du Christ : « Qu’ils soient un comme nous sommes un » s’imposaient comme l’expression décisive de la volonté du Christ, plus aussi elles faisaient ressortir la conviction des chrétiens de l’âge apostolique que l’unité de l’Eglise était la condition immuable de l’accomplissement de sa mission à l’égard de l’humanité. Et tandis que l’unité de l’Eglise se révélait comme une conséquence nécessaire de l’enseignement de Jésus-Christ, elle apparaissait, dans la pensée de l’apôtre saint Paul, comme un fait qui est et doit être maintenu, comme un mystère surnaturel, certes, mais comme une réalité qui ne peut pas ne pas se manifester dans l’ordre des choses visibles. Relisez les lettres du grand apôtre qui fut aussi le grand docteur de l’âge apostolique : vous l’entendrez parler de l’Eglise comme de la société où toutes les divisions qui existent dans l’humanité naturelle sont surmontées. Les différences de dons et de fonctions subsistent, mais les divisions entendues comme une séparation ou un antagonisme sont abolies. La pensée de saint Paul dans son ensemble, et très spécialement sa doctrine du saint Esprit et sa doctrine du corps du Christ impliquent que l’unité est l’un des caractères essentiels de l’Eglise. « Que les fidèles, a écrit Calvin, pensent que la parolle de Dieu doit avoir plus de poids et importance à conserver l’Eglise en son unité, que n’a la faute d’aucuns malvivans à la dissiper » (4). De ce qui vient d’être dit faut-il conclure que toute séparation, que tout schisme ait été illégitime ? Nullement, Messieurs. Qu’il y ait eu des séparations fruits de l’orgueil humain, conséquences funestes de principes qui, encore une fois, cessent d’être vrais lorsqu’ils sont isolés de l’ensemble de la vérité chrétienne, aucun de ceux qui ont quelque connaissance de l’histoire de l’Eglise ne se refuserait à le confesser. Mais que d’autres séparations aient été exigées par la conscience chrétienne, éclairée et souverainement dirigée par le saint Esprit, nous avons le droit et, plus encore, le devoir de l’affirmer. Le mot de Luther à la Diète de Worms : « Je ne puis autrement » n’est pas, quoiqu’on en pense de certains cotés, le cri d’un orgueilleux en révolte contre l’autorité de l’Eglise ; il est l’héroïque affirmation, en face de toutes les puissances temporelles et ecclésiastiques, d’une conscience qui puise sa fière indépendance à l’égard des hommes dans sa dépendance totale à l’égard de Dieu dont la Parole, confirmée dans l’âme croyante par le témoignage de l’Esprit saint, exprime la souveraine volonté. La Réforme du XVI° siècle, déterminant une séparation imposée aux Réformateurs par le refus de l’Eglise romaine de répondre à leurs appels, est née des plus saintes et des plus pures exigences de la conscience chrétienne. Toutefois, la conviction qu’un schisme passé a été la douloureuse mais inévitable conséquence d’une volonté d’obéissance à Dieu et à la révélation qu’il a donnée de lui-même en Jésus-Christ n’emporte pas, par voie de conséquence, que toutes les séparations ultérieures aient eu le même caractère ou que la prolongation perpétuelle du schisme initial soit voulue de Dieu. « C’est une question ouverte, écrivait-on naguère, de savoir combien de temps un schisme peut être continué sans déraison et sans péché » (5). Et l’un des plus grands individualistes protestants du XIX° siècle, Alexandre Vinet, s’écriait déjà, il y a près d’un siècle : « On ne se sépare pas pour se séparer, but contradictoire à toutes les indications naturelles et aux intentions visibles de la Providence. On se sépare pour se réunir ; le protestantisme doit ramener au vrai catholicisme, la liberté à l’unité. Il y a deux erreurs, l’une des catholiques qui veulent l’être par anticipation, l’autre des protestants qui ne veulent pas devenir catholiques ; l’une des partisans de l’unité sans la liberté, l’autre des sectateurs de la liberté dans l’unité » (6). J’ajouterai volontiers qu’il y en a une troisième : l’erreur des chrétiens qui affirment que l’unité est un caractère essentiel de l’Eglise invisible, laquelle s’accommoderait fort bien des divisions et même des conflits qui séparent les Eglises visibles. Non, Messieurs, ni l’enseignement du Christ, ni l’enseignement apostolique — qui, pour nous, chrétiens des Eglises de la Réforme, sont la norme de la foi — n’autorisent cette distinction tranchée et, pour tout dire, cette opposition entre l’Eglise invisible et les Eglises visibles. C’est sur la terre, en pleine humanité, que l’Eglise, le corps du Christ, est appelée à accomplir sa mission salvatrice ; c’est en pleine humanité que doit se manifester son unité essentielle, « afin que le monde croie » (7) que le Christ est le Sauveur donné aux hommes par Dieu. — 2 — Ainsi, Messieurs, l’unité de l’Eglise découle nécessairement de la volonté de Dieu dont elle est la messagère auprès de l’humanité. Mais de quelle unité s’agit-il ? Au temps apostolique l’unité de l’Eglise était une réalité visible qui s’imposait aux adversaires du Christianisme ; aujourd’hui elle n’est plus, pour un grand nombre de chrétiens, qu’un objet de foi. Comment, sous quelle forme, peut-elle, doit-elle se manifester en réponse à l’appel à l’unité, si puissant aujourd’hui ? A cette question, que répondent les diverses confessions chrétiennes ? Sur la pensée ou, plus exactement, sur la doctrine de l’Eglise romaine, nous sommes parfaitement renseignés. Sa grande préoccupation, à travers toute son histoire, a été de sauvegarder, de renforcer son unité. A réaliser ce dessein, n’a-t-elle pas sacrifié bien des valeurs proprement religieuses ? C’est ce qu’a laissé entendre un prélat français aux conversations de Malines où, au cours des années 1921 à 1925, Anglicans et Catholiques romains se sont entretenus de l’unité de l’Eglise sous la présidence du vénéré Cardinal Mercier. « Il est sûr, a déclaré ce prélat historien, que l’autorité du siège de Rome est allée en devenant plus agissante, plus impérieuse, plus serrée. Rome a sauvé l’unité, mais cette unité s’est faite au détriment de l’extension et de bien d’autres traits du catholicisme antique » (8). Ces entretiens de Malines, qui prouvent l’intérêt avec lequel l’Eglise romaine suit les mouvements vers l’unité au sein des Eglises séparées de Rome, avaient fait naître de grands espoirs dans certains milieux anglicans, orthodoxes, peut-être aussi luthériens épiscopaux. Le Cardinal Mercier n’avait-il pas lu lui-même un mémoire anonyme où se trouvaient ces mots : « Union non absorption, telle est, me semble-t-il, la formule de la réconciliation. Il faut... qu’en conservant toute son organisation intérieure, toutes ses traditions historiques et sa légitime autonomie, à l’instar des Eglises orientales, l’Eglise anglicane établisse fortement ce lien indispensable de subordination à l’Eglise universelle dont le principe d’unité est à Rome » (9). Ainsi était posé « un principe de décentralisation » qui pouvait avoir, on le reconnaissait, de lointaines et immenses conséquences. « Que pensera Rome de ce projet ? » demandait l’auteur du mémoire de Malines, en avouant qu’il n’était pas « conforme aux tendances actuelles de la curie romaine ». Rome devait bientôt répondre, et sa réponse réduisit à néant les espoirs éveillés par les entretiens de Malines. L’encyclique Mortalium Animos, du 6 janvier 1928, a non seulement désavoué la participation des catholiques romains à des entretiens comme ceux de Malines où leur présence ne peut qu’attribuer « de l’autorité à une religion fausse, entièrement étrangère à la seule Eglise du Christ », mais elle a défini une fois de plus, et c’était son droit, les seules conditions auxquelles, selon l’Eglise romaine, se manifestera, dans sa plénitude visible, l’unité du corps du Christ. « L’union des chrétiens, dit l’Encyclique, ne peut être procurée autrement qu’en favorisant le retour des dissidents à la seule et véritable Eglise du Christ, qu’ils ont eu jadis le malheur d’abandonner. Dans cette unique Eglise du Christ, personne ne s’y trouve et personne n’y demeure à moins de reconnaître et d’accepter, avec obéissance, l’autorité et la puissance de Pierre et de ses légitimes successeurs » (10). Telle est, dans son intransigeance, qui a le mérite de ne laisser place à aucune équivoque, la doctrine de l’Eglise catholique romaine. En face d’une affirmation aussi tranchante, quelle est l’attitude de l’Eglise orthodoxe, qui, depuis sa séparation d’avec Rome, au XI° siècle, a maintenu l’unité de sa foi et de son culte ? « L’Eglise orthodoxe, a déclaré Mgr Germanos à la Conférence de Lausanne, rejette la théorie exclusive d’après laquelle une Eglise, se considérant comme la seule véritable Eglise, affirme que ceux qui cherchent la réunion avec elle doivent se ranger sous son autorité » (11). Et pourquoi l’Eglise orthodoxe se refuse-t-elle à dénier la qualité d’Eglise à d’autres confessions que la confession orthodoxe ? Parce qu’aucun Concile œcuménique, reconnu comme tel par l’orthodoxie, n’a été tenu depuis le schisme du XI° siècle, et que, seul, un Concile œcuménique serait qualifié pour répondre à cette question : les Eglises non-orthodoxes sont-elles de vraies Eglises ? Au surplus, en l’absence de toute définition doctrinale, l’opinion qui prévaut dans l’Eglise orthodoxe est que les grandes confessions chrétiennes ne doivent pas être considérées comme entièrement déchues ou séparées de l’Eglise du Christ. L’Eglise embrasse tous ceux qui ont reçu le baptême. Les murs de séparation entre les baptisés ne s’élèvent pas aussi haut que le ciel et leurs fondations ne vont pas aussi profond que le cœur de l’Eglise, qui est le saint Esprit. Les groupements chrétiens en dehors de l’Eglise orthodoxe sont regardés comme chrétiens ; tous ensemble ils constituent le corps du Christ. C’est ainsi qu’en 1920 le Patriarche œcuménique adressa une encyclique « à toutes les Eglises du Christ » (12). Et l’on sait avec quelle autorité et aussi avec quel esprit de fraternité chrétienne d’éminents prélats et théologiens de l’Eglise orthodoxe prirent part, avec les représentants des autres Eglises séparées de Rome, aux conférences œcuméniques de Stockholm en 1925 et de Lausanne en 1927. Leur seule présence à ces solennelles assises de la chrétienté était un acte dont il n’est pas encore possible de prévoir toutes les conséquences. Entre l’Eglise orthodoxe et les diverses confessions protestantes, l’Eglise anglicane et l’Eglise de Suède occupent une place intermédiaire qui les qualifie pour prendre une part prépondérante dans les débats que soulève le problème de l’unité chrétienne. On l’a vu, en particulier, dans la Conférence de Lausanne, où des délégués officiels de la plupart des Eglises protestantes ont apporté le point de vue de leurs Eglises respectives sur l’unité. La nécessité de l’unité doctrinale, sur la base d’une commune acceptation du symbole de Nicée, a été affirmée par l’Archevêque Soederblom disant : « Il est pour nous de toute évidence que l’unité de foi et de constitution ne peut être trouvée dans aucune autre direction que celle qui a été indiquée et définie par les Symboles primitifs » (13). Et l’évêque anglican de Gloucester a, de son côté, résumé la pensée de son Eglise dans ces paroles : « L’unité de l’Eglise doit être une unité de foi, une unité dans les sacrements et une unité dans le ministère » (14). Mais qu’est-ce que la foi ? demandera-t-on. Quelle est la signification, quelle est l’efficacité des sacrements ? Quelle est l’autorité des ministres de l’Eglise, et y a-t-il entre eux des distinctions d’origine divine ? A ces questions, les protestants présents à Lausanne ont donné des réponses qui, sans doute, accusent sur bien des points de sérieuses divergences. Mais ces divergences mêmes rendaient plus sensible, plus émouvante, la volonté de tous de préparer la manifestation, reconnue nécessaire par tous, de l’unité du corps du Christ. « Dieu veut l’unité de l’Eglise, est-il dit dans la Déclaration de la Conférence de Lausanne sur ce grand sujet. Notre présence ici prouve notre résolution de plier notre volonté à la sienne. Quelles que soient les raisons alléguées pour légitimer la désunion initiale, nous déplorons sa persistance, et nous sommes décidés à travailler désormais, dans la repentance et dans la foi, à rebâtir la muraille de Jérusalem... Comme il y a un seul Christ, une seule vie en Lui, un seul Esprit — qui nous « conduit dans la vérité », — il n’y a, et il ne peut y avoir qu’une seule Eglise, sainte, catholique (universelle) et apostolique » (15). « Une seule Eglise », ont confessé d’un même cœur orthodoxes, anglicans, luthériens, réformés, réunis à Lausanne. De tout ce qu’ils ont dit alors, de toutes les études que ne cesse de provoquer la question de l’unité, pouvons-nous dégager une notion de l’unité du corps du Christ fondée sur l’enseignement du Nouveau Testament et, très spécialement, sur la doctrine de l’apôtre Paul ? Il semble que oui. L’unité de l’Eglise, pour être vraiment chrétienne, ne peut être semblable à une uniformité imposée plus ou moins aisément par une autorité qui considère qu’elle a pour mission d’unir les hommes impérieusement du dehors en les subordonnant à un chef unique. Parce qu’elle exclut la spontanéité qui est un attribut essentiel de la vie, l’uniformité est incompatible avec la véritable unité. « L’uniformité exclut la catholicité. Chaque victoire gagnée en faveur de l’uniformité est une défaite du côté de la catholicité » (16). Mais l’unité de l’Eglise ne peut pas davantage se manifester dans l’indifférence et la confusion doctrinales ou ecclésiastiques. Semblable indifférence, fruit d’un individualisme sans frein, ignore les organismes créés par Dieu. On aime à répéter, dans certains milieux, que toutes les divisions des Eglises et toutes leurs intolérances proviennent de l’importance excessive qu’elles ont donnée aux questions de doctrine, et l’on suggère volontiers que l’unité de l’Eglise se manifesterait plus rapidement et plus complètement si l’on en finissait une fois pour toutes avec ce qu’on appelle le dogmatisme. On méconnaît ainsi, tout d’abord, le caractère véritable des oppositions doctrinales qui recouvrent, souvent, des oppositions réelles résultant de l’ignorance ou de la perversion des hommes. Et, erreur plus grave encore, on oublie que si l’Eglise ne parvient pas à l’unité doctrinale, l’unité qu’elle pourra manifester dans l’ordre de l’action ne sera jamais que de surface. C’est ici qu’il faut se souvenir de la parole attribuée à saint Augustin, et acceptée par l’Eglise orthodoxe aussi bien que par toutes les Eglises de la Réforme : In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas, « dans les choses nécessaires, l’unité ; dans les douteuses, la liberté ; en toutes, la charité » (17). Si l’Eglise du Christ est, comme nous le croyons, un organisme vivant, son unité implique la diversité de membres solidaires les uns des autres. Plus la vie gagne en intensité, c’est-à-dire en perfection, plus elle déborde en déterminations : l’organisme le plus riche et le plus vivant sera, sans contredit, l’organisme le plus compliqué et le plus varié. « L’universalité, a noté Foerster, n’est point une simple extension en largeur, avant tout elle est un façonnement du multiple en une vivante unité » (18). « L’unité et la multitude, disait déjà Pascal, erreur à exclure l’une des deux, comme font les papistes qui excluent la multitude, ou les huguenots qui excluent l’unité » (19). Les fils spirituels des huguenots n’excluent pas l’unité ; mais, dans la conviction qu’ « il n’est pas nécessaire que toutes les divergences soient abolies, mais bien qu’elles soient transformées par la suppression des divisions » (20), ils veulent contribuer de toutes leurs forces à préparer la manifestation de l’unité vivante qui, selon la parole de l’Archevêque anglican Temple, « doit délibérément comprendre et accueillir une riche diversité » (21). Ah, si nous savions nous laisser enseigner par l’Esprit qui « sonde tout, même les profondeurs de Dieu » (22) ne serions-nous pas conduits à reconnaître, dans l’unité de l’Eglise, un mystère qui n’est autre que l’unité de la Trinité elle-même, parce que, comme elle, elle est unité de vie, de relation organique et de fonction vitale (23) ! — 3 — C’est un long et difficile chemin, Messieurs, qui s’étend devant les Eglises et les chrétiens qui ne peuvent plus, désormais, détacher leurs regards de la vision, radieuse à l’horizon lointain, de l’unité de l’Eglise se manifestant dans notre humanité dont la détresse appelle ce grand miracle de l’amour. Vous signalerai-je, tout d’abord, quelques-uns des obstacles qui se dressent sur ce chemin ? Sans nous arrêter à ceux qu’accumulent le fait même des séculaires séparations, les incompréhensions, pour ne pas dire plus, et les ignorances réciproques, les partis pris et les préjugés, il importe de remarquer qu’en une matière aussi délicate les meilleures intentions peuvent aller à fin contraire. A vouloir parfois construire une unité humaine fondée sur des conceptions humaines, on risque de se jeter dans la confusion et la contradiction, parce que le côté humain est le côté, non de l’unité, mais de la différence (24). Il ne s’agit pas de construire l’unité vivante de l’Eglise, mais bien de la manifester. Qu’on se garde, d’autre part, de céder à la tentation de préparer la restauration visible de l’unité par des négociations et des accords où la spiritualité courrait le risque d’être étouffée. Lorsque je recueille, dans les procès-verbaux des entretiens de Malines, des paroles telles que celles-ci : « Les théologiens, comme les diplomates dans les cas analogues au point de vue civil, doivent trouver le moyen d’arriver au but en sauvegardant les droits et les susceptibilités des deux parties » (25), je frémis et me demande si, vraiment, de tels procédés sont de mise lorsqu’il s’agit de faire apparaître, aux yeux du monde pécheur et incrédule, l’unité dans le Christ des membres de son corps. Mais il est un danger plus subtil qu’il convient de signaler : il consiste à prendre pour la manifestation de l’unité de l’Eglise ce qui ne peut en marquer que l’approche encore lointaine, et ce qui risque, si l’on n’y prend garde, de détourner les regards du but véritable. L’unité de l’Eglise, et non pas l’union des Eglises : voilà la réalité surnaturelle dont Dieu nous a donné la vision. « L’union, a écrit un théologien américain, est extérieure, accidentelle. L’unité est intérieure et essentielle » (26). L’union est l’œuvre de l’homme, l’unité vient de Dieu. L’union des Eglises n’implique pas nécessairement l’unité de l’Eglise ; l’unité de l’Eglise implique l’union. Assurément, nous devons encourager tous les efforts vers l’union ou la fédération des Eglises. Veillons, toutefois, à ce qu’en unissant ce qui prétendrait à demeurer distinct, elles ne consacrent les séparations au lieu de les surmonter. Sur le chemin de l’unité vivante, seules s’avanceront les Eglises décidées à demander à Dieu la grâce de l’humilité. Ce qui signifie que les Eglises, prenant conscience d’avoir péché les unes et les autres, de diverses manières, contre l’unité du corps du Christ, offriront ensemble leur repentance à Dieu, comme l’ont fait, dans une heure singulièrement émouvante, dans la personne de leurs représentants, les Eglises participant à la Conférence œcuménique de Lausanne. Grand exemple, Messieurs, qu’avaient donné jadis, dans la première session du Concile de Trente, au lendemain de la Réforme, les légats du Pape faisant la déclaration suivante, à laquelle il semble que leur Eglise ne soit plus disposée à souscrire aujourd’hui : « Si nous voulons confesser la vérité, nous ne pouvons pas ne pas dire que des maux que nous sommes appelés à guérir, ce n’est pas pour la moindre part que nous sommes responsables. Nous, pasteurs, nous devons nous constituer coupables devant le tribunal de la miséricorde de Dieu, prenant sur nous, non pas tant par pitié que par justice, les péchés de tous » (27). Dans la grâce de l’humilité, les Eglises, toutes les Eglises, découvriront que leurs divisions, quoi qu’elles en aient pu penser, les ont privées de la possession de la vérité totale. Seule l’Eglise vraiment catholique et vraiment universelle pourra incarner la vérité chrétienne dans sa plénitude. Toutes les Eglises sont en état de schisme. Si l’unité du corps du Christ doit être manifestée, elle le sera par l’action concertée de tous les chrétiens, par l’effort commun de toutes les Eglises, se reconnaissant les unes les autres en tant qu’Eglises du Christ, chacune s’approchant des autres, non pour les critiquer, mais pour discerner les dons particuliers que Dieu lui a confiés, et pour recevoir d’elles les richesses de pensée et de vie dont la grâce divine les a comblées pour qu’elles en fassent bénéficier l’Eglise universelle. Le chemin de l’unité est aussi le chemin sur lequel, fidèles au mot d’ordre de l’apôtre saint Paul, les Eglises pratiqueront la vérité dans la charité (28). Ne disons pas, Messieurs, comme certains aiment à le dire et à le redire, que « la charité n’est que dans la vérité », comme s’ils avaient d’abord la vérité sans la charité et comme si, à la vérité qu’ils prétendent avoir et telle qu’ils la conçoivent, il n’y avait qu’à se soumettre. Disons avec saint Augustin, faisant écho à saint Paul : « C’est par la charité qu’on entre dans la vérité ». Par la charité, amour surnaturel que Dieu éveille au cœur de ses enfants, et non pas par la tolérance. Le devoir commun de manifester l’unité de l’Eglise ne peut se mesurer au mot de tolérance. Ce mot n’est pas assez grand pour exprimer l’obligation qui s’impose à la chrétienté du XX° siècle. Un seul mot renferme la pleine mesure de notre obligation de catholicité, et c’est le mot amour. L’unité de l’Eglise suppose l’amour, et l’amour appelle l’unité. L’amour porte en lui-même l’instinct de l’unité et la foi en son triomphe définitif, et l’unité réclame énergiquement la constante collaboration de l’amour. L’amour ne prend pas son parti des séparations. Sans jamais masquer les divergences qui empêchent l’unité de l’Eglise de se manifester, mais sans jamais, non plus, se laisser décourager, il poursuit inlassablement son effort, accomplissant ce qui est possible aujourd’hui pour que l’impossible d’aujourd’hui soit le possible de demain. Sur tous les terrains où chrétiens et Eglises peuvent se rencontrer, prier ensemble, souffrir ensemble des souffrances du monde qui sont les souffrances du Christ, agir ensemble, l’amour, qui vient de Dieu, qui est Dieu, leur inspire, comme à Stockholm, de s’unir dans une coopération qui, à sa manière, fraye la voie à la manifestation de l’unité. Et surtout l’amour, en qui seul la vérité peut être connue et vécue, l’amour que les Eglises portent au Christ et à son Eglise, entraîne chacune d’entre elles vers un approfondissement de ce qui est en elle l’essentiel de sa foi : son attachement, son union à Jésus-Christ. C’est alors, Messieurs, que les Eglises apprennent à reconnaître que ce qui les sépare les unes des autres, c’est ce qui, en elles, n’est pas lui, le Christ, et qu’elles ne peuvent pas s’unir à lui dans une adoration et une consécration plus entières sans se sentir, sans se savoir, sans se vouloir unies les unes aux autres en lui dans une vivante et féconde unité. Si les Eglises marchent résolument sur ce chemin d’humilité, d’amour, de prière et d’obéissance, j’en ai, Messieurs, la conviction profonde, des rapprochements toujours plus nombreux s’effectueront, des barrières artificielles tomberont, la foi à l’unité de l’Eglise s’affermira dans les âmes. Une catholicité évangélique se constituera, non pas comme un bloc s’opposant à un autre bloc, mais, dans une union spirituelle toujours plus étroite avec l’Eglise orthodoxe, comme une force de vérité et d’amour au service du seul berger qui se servira d’elle pour hâter le jour où il n’y aura plus qu’un seul troupeau. Et les temps marqués par la sagesse et la miséricorde divines ne seront plus éloignés où, dans notre humanité si souvent séparée de Jésus-Christ par les divisions des Eglises, l’unité du corps du Christ s’affirmera comme le plus irrésistible témoignage que les chrétiens puissent rendre à la vérité de l’Evangile et à la toute-puissance de l’amour rédempteur. Alors, aux hymnes de foi et d’amour de l’Eglise militante, s’uniront les chants de louange et d’adoration de l’Eglise triomphante. Car c’est vers l’Eglise triomphante, Messieurs, qu’au terme de cette étude, je vous invite à diriger votre regard. En elle seule, en effet, lorsque, selon la parole de saint Paul, « le parfait sera venu » (29), se manifestera parfaitement, dans la parfaite harmonie de ses membres, l’unité parfaite du corps du Christ. Qu’est-ce que l’Eglise ? nous sommes-nous demandé. Et nous avons répondu : l’Eglise est, en pleine humanité, la société, voulue de Dieu, où, dans la communion du Christ, se réalise surnaturellement, dans l’acceptation de la grâce divine par la liberté humaine, la destinée de l’homme et de l’humanité. Et l’Eglise a la sainte, la glorieuse mission d’amener tous les hommes à vouloir pour eux et pour les autres la fin que Dieu leur propose. Mais l’Eglise ne s’arrête pas aux limites de l’existence terrestre. Ceux qui, sur la terre, sont entrés dans l’Eglise ne lui sont pas arrachés par la mort. Par delà le voile qui dérobe leur vie incorruptible à nos regards de chair, ils sont plus que jamais membres de l’Eglise parce qu’ils sont plus que jamais, dans leur foi et leur amour purifiés, membres du corps du Christ. Solidaires d’eux comme ils sont solidaires de nous, parce que, dans le Christ, nous sommes membres les uns des autres, le pressentiment que nous avons de leur béatitude et les inspirations que nous donne notre communion vivante avec eux sont un lien incessamment renouvelé entre l’Eglise militante et l’Eglise triomphante. C’est là, Messieurs, dans ce monde invisible qu’est le Ciel et où, selon la magnifique expression de l’épître aux Hébreux, nous sommes appelés à jeter dès ici-bas l’ancre de nos âmes (30), c est là que, dans l’Eglise enfin triomphante à force d’amour persévérant et d’humble obéissance, nous verrons, si nous sommes fidèles, les glorieuses moissons préparées par les semailles douloureuses de l’Eglise militante. C’est là que les disciples du Christ, parvenus « à l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu » (31), auront la révélation définitive des divins mystères et « connaîtront comme ils ont été connus » (32). C’est là qu’ils salueront de leurs chants d’allégresse l’avènement du Royaume de Dieu. C’est là que seront enfin satisfaites les aspirations profondes de l’âme humaine altérée d’amour, de vérité et de sainteté. C’est là que se consommera l’unité ineffable dont l’humanité, depuis l’aube de son histoire, porte en elle la nostalgie, et dont l’Eglise est ici-bas l’ouvrière prophétique, parce que c’est là, Messieurs, que Dieu sera tout en tous (33).
------------------- (1) L’Unité chrétienne, par André PAUL, Paris, Rieder, 1930. |