Carême 1968 : L’EGLISE EN JUGEMENT

LE DÉLIRE MYSTIQUE

IV

LE DÉLIRE MYSTIQUE
(Thyatire)

 

Marc 1/23-27 :
« Jésus trouva dans la synagogue un homme possédé d’un esprit impur, qui se mit à crier : « Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Tu es venu pour nous perdre. Je sais qui tu es : le Saint de Dieu ». Jésus le menaça en disant : « Tais-toi, et sors de cet homme ». Et l’esprit impur sortit de cet homme, en le secouant avec violence, et en poussant un grand cri. Tous furent stupéfaits, et se demandaient les uns aux autres : « Qu’est-ce donc ? Une nouvelle doctrine ? Il commande avec autorité même aux esprits impurs, et ils lui obéissent ! ».

1 Jean 4/1 :
« Ne vous fiez pas à n’importe quel esprit. Mais éprouvez les esprits, pour voir s’ils viennent de Dieu, car beaucoup de faux prophètes sont venus dans le monde ».

Apocalypse 2/18-29 :
« Ecris à l’ange de l’Eglise de Thyatire :
Ainsi parle le Fils de Dieu, dont les yeux sont comme une flamme ardente, et les pieds comme de l’airain :
Je connais ta conduite, ton amour, ta foi, ton dévouement, la persévérance dont tu as fait preuve. Tes œuvres vont en se multipliant. Mais j’ai contre toi que tu laisses la femme Jézabel, qui se prétend prophétesse, enseigner et séduire mes serviteurs, de telle sorte qu’ils se prostituent et mangent des viandes sacrifiées aux idoles. Je lui ai laissé le temps de se repentir, mais elle ne veut pas se repentir de son impudicité. Je vais donc la jeter sur un lit, et envoyer une grande épreuve à ceux qui se prostituent avec elle, à moins qu’ils ne se repentent de leurs agissements.
Je vais frapper de mort ses enfants, et toutes les Eglises sauront que c’est moi qui sonde les reins et les cœurs. Je donnerai à chacun selon ses œuvres. Quant à vous autres, à Thyatire, qui ne partagez pas cette doctrine, vous qui n’avez pas connu « les secrets de Satan », comme ils disent, je vous déclare que je ne vous impose pas d’autre fardeau, mais ce que vous avez, tenez-le ferme jusqu’à mon retour.
Au vainqueur, qui restera jusqu’à la fin fidèle à mon service, je donnerai autorité sur les nations païennes. Il les mènera avec un sceptre de fer, comme on brise des vases d’argile, ainsi que j’en ai moi-même reçu de mon Père le pouvoir. Et je lui donnerai l’Etoile du matin.
Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Eglises ».

 

« Tu laisses la femme Jézabel, qui se dit prophétesse, enseigner et séduire... ».

Pour essayer de comprendre le sens et la portée de cette quatrième lettre aux sept Eglises, il convient évidemment de savoir qui pouvait bien être à Thyatire cette femme Jézabel dont il est question ici, ce qu’elle et ses disciples peuvent bien représenter.

Sans doute est-ce le songe d’Athalie qui nous revient d’abord à la mémoire, si nous l’avons jadis récité au lycée. Nous nous rappelons sa nièce Jézabel « comme au jour de sa mort pompeusement parée », et nous l’entendons lui annoncer qu’elle aussi périra sous les coups de celui qu’elle appelle « le cruel Dieu des Juifs ».

Mais remontons aux sources bibliques elles-mêmes et rappelons-nous ce que raconte le livre des Rois sur cette reine d’Israël, dont le nom resta à jamais pour ses compatriotes synonyme d’idolâtrie et de cruauté. Fille d’un roi voisin, le roi païen de Tyr, elle avait épousé Achab, roi d’Israël, qui s’empressa de faire construire à Samarie, à cause d’elle et pour elle, un temple au dieu Baal — celui que sa famille et son peuple adoraient. Elle ne tarda pas d’ailleurs à détourner Achab du Dieu d’Abraham, et à l’entraîner à rendre un culte au sien. Achab devint alors le roi impie par excellence, dont les conteurs bibliques disent qu’ « il fit plus encore que tous les rois d’Israël avant lui pour irriter l’Eternel ». Quant à Jézabel, elle se rendit surtout célèbre par ses démêlés tragiques avec le prophète Elie. Celui-ci ayant triomphé sur le mont Carmel, lors du grand défi lancé aux 450 prophètes de Baal et aux 400 prophètes d’Astarté, Jézabel jure de se venger et contraint Elie à prendre le maquis. Mais Dieu le nourrit et lui redonne courage en lui apparaissant, non pas dans la tempête, le tremblement de terre ou le feu, mais dans la douceur et le mystère.

Un nouvel affrontement a lieu un peu plus tard, toujours entre Jézabel et Elie, au moment où la reine met en œuvre les moyens les plus hypocrites et les plus cruels pour aider Achab à déposséder Naboth de la vigne que le roi convoite. C’est alors qu’Elie annonce à Jézabel que les chiens la mangeront et lècheront son sang.

Enfin, lorsque, beaucoup plus tard, le fils de Jézabel, Joram, se fait prendre le pouvoir par un usurpateur, celui-ci dénonce les « prostitutions » et les « sortilèges » de Jézabel. Quant à elle, tenant tête au conspirateur, elle le reçoit avec la plus mordante ironie. Il ne l’en fait pas moins jeter par la fenêtre et fouler aux pieds par les chevaux. Voilà l’histoire. On comprend dès lors que le peuple d’Israël ait voué une haine tenace à la mémoire de cette païenne couronnée.

Pourtant, cette histoire ne suffit pas à nous faire deviner qui était la Jézabel qui sévissait à Thyatire. Car celle-là « se prétend prophétesse », et sans doute du Dieu d’Israël, ce que la Jézabel de l’histoire biblique ne semble jamais avoir fait.

Il s’agit donc ici probablement d’un surnom approximatif, donné à une certaine femme dont le vrai visage est ainsi à la fois masqué et démasqué. En réalité, il semble que cette femme personnifie une tendance dans l’Eglise de Thyatire — et dans l’Eglise de tous les temps — à une sorte d’ivresse et de délire mystique.

En effet, à Thyatire, petite ville artisanale d’Asie Mineure dont le nom a été parfois rapproché de celui d’un certain bois de thuya, servant à fabriquer un encens enivrant, une espèce d’ivresse religieuse se manifestait sans doute autour d’une femme au fluide communicatif et à la parole envoûtante.

La lettre semble dire qu’elle et ses adeptes se vantaient d’être tout à fait au clair sur le bien et le mal, puisqu’ils prétendaient avoir percé « les secrets de Satan ». Peut-être était-ce une femme pieuse très influente, qui répandait une sorte de surexcitation spirituelle et sensuelle à la fois (les psychiatres savent comment une certaine mystique et la sensualité peuvent se rejoindre). Aussi bien nous retrouvons ici l’impudicité, la prostitution, les viandes sacrifiées aux idoles dont nous avons parlé la semaine dernière à propos de l’Eglise de Pergame.

Cette femme enseignait, et en même temps provoquait sans doute une effervescence quelque peu maladive. (Est-ce le sens du lit sur lequel elle sera jetée si elle ne se repent pas ?) Bref, qu’il s’agisse d’un personnage symbolique ou d’un être réel, ce qui est dénoncé ici vigoureusement, ce pourquoi l’Eglise est « en jugement », c’est probablement une surexcitation mystique que l’Eglise ne combat pas avec toute l’énergie nécessaire. Surexcitation assaisonnée sans doute d’un orgueil spirituel se vantant d’être dans les secrets de Dieu, et même dans ceux du diable...

L’Eglise de Thyatire ne semble pourtant pas elle-même tenue pour responsable de ces égarements religieux. Elle est louée abondamment. Le Christ connaît et souligne son « amour », son zèle, sa foi, son service fidèle, sa persévérance : elle fait même de constants progrès. Mais peut-être est-ce justement d’excès qu’elle est coupable et par excès qu’elle pèche. Elle est responsable de laisser faire ce qui passe la mesure. Vis-à-vis de cette mystérieuse Jézabel, elle fait preuve d’une dangereuse apathie, voire d’une indulgence.

Où sont, dans l’histoire de l’Eglise, au long des siècles, les émules de cette Jézabel ? Où sont-ils peut-être encore dans l’Eglise d’aujourd’hui ?

Faut-il ranger parmi eux tous les mysticismes dès qu’ils semblent quelque peu délirants ? La liste en serait longue.

Faut-il y voir par exemple ces mystiques rhénans autour de Maître Eckhart, avec leur ivresse métaphysique et panthéiste, pour qui l’homme deviendrait comme Dieu ? Ou les extases de Catherine de Sienne, effaçant jusqu’à la conscience de toute vie corporelle et de toute autre connaissance que celle de la divinité ? Ou les aberrations de la secte « du libre Esprit » et de sa prophétesse Bloemardine, à travers le tableau qu’en a laissé Ruysbroek l’admirable ? Ou encore, malgré la lutte qu’il mena contre cette secte, Ruysbroeck lui-même, et son « ornement des noces spirituelles », avec la triple voie devant finalement conduire à l’unité sublime se reposant en Dieu ? Ou sainte Thérèse et son « mariage spirituel », union mystique avec un dieu dont la présence est pour elle si concrète que, pour la désigner, le terme de « vision » ne peut même pas lui suffire ? Ou, à l’époque des persécutions en France, ces « prophètes huguenots » qui ont provoqué l’enthousiasme lyrique de Michelet à la lecture du « Théâtre sacré des Cévennes » ? Ou cette Isabeau Vincent par exemple, jeune fille de la Drôme, dont les oracles étaient écoutés comme des directives de Dieu dès qu’elle entrait en transes ? Ou ce Pierre Seguier, surnommé même Esprit Seguier, et qui déclencha le coup de main du Pont de Monvert et la guerre fratricide des Camisards sur une prétendue révélation du Saint-Esprit ? Bref, ces inquiétants et admirables « Fous de Dieu » que le roman de Chabrol a si bien fait revivre ! Ou encore les « anabaptistes » de Munster avec leur mysticisme exalté ? Ou leur successeur Jean de Leyde et sa Jérusalem nouvelle, si tragiquement étouffée par la répression ? Ou les Cathares et leur soif illusoire de pureté et de perfection absolues ? Ou les visions de Lourdes, de Fatima, ou d’ailleurs, dont les foules se montrent avides ? Ou toutes les surchauffes provoquées et entretenues dans les réunions dites « d’évangélisation », au style anglo-saxon, et que des films nordiques caricaturent volontiers, leur appel émotif à venir s’asseoir au « banc des pénitents » ou à donner immédiatement « son cœur à Jésus-Christ » ? Ou bien seulement les malades mystiques connus de la médecine, avec leurs hallucinations mêlées parfois d’idées ou d’images érotiques ? Ou leurs assimilations à la Vierge ou au Christ crucifié ? Ou les stigmates apparaissant sur les mains et les pieds de ceux qui vivent jusque dans leurs corps la contemplation de la Croix ?

Mais pourquoi pas aussi l’apôtre Paul, et ce qu’il appelle le moment où il fut « ravi au septième ciel », sans savoir si ce fut « avec son corps », comme il dit, et les manifestations pour le moins étonnantes de la première Pentecôte, avec le « parler en langues » ou « glossolalie », qui était bien aussi une sorte de délire mystique, et non, comme on le pense parfois, une subite connaissance des langues vivantes ?

On peut aller très loin dans cette énumération et dans cette interprétation. Paul Claudel, commentant cette lettre à l’Eglise de Thyatire, est même allé jusqu’à voir dans la femme Jézabel une préfiguration de ce qu’il appelle aimablement « l’hérésie protestante » !...

Je me rappelle par contre avoir entendu le R.P. Valensin (l’ami de Paul Valéry) parlant, devant un groupe d’étudiants, des « visions béatifiques », avançant que certains bénéficiaires de visions de ce genre étaient sans doute à la fois des saints et des malades, et ajoutant non sans malice, et à voix plus basse, que l’Eglise les avait peut-être parfois, sans s’en douter, canonisés plutôt pour leur maladie que pour leur sainteté.

Faut-il aussi apercevoir quelque embryon de délire, ou du moins d’ivresse mystique dans la manière dont certaines options chrétiennes, certains désirs d’obéissance absolue, infiniment respectables, d’ailleurs, se présentent comme la seule manière authentique d’être chrétiens ? Je pense par exemple à la guérison des malades par la prière, si elle devait condamner tout recours à la médecine humaine.

Faut-il aller enfin jusqu’aux illuminés qui s’arrogent le droit de prendre la direction d’une communauté en vertu de révélations ou de convictions uniquement personnelles, ou même d’en fonder une à leur gré ? Bref, n’y a-t-il pas quelque parenté entre cette femme Jézabel et tous les idéalismes, les angélismes qui croient pouvoir instaurer sur la terre un « Royaume de Dieu » avant que le Seigneur en ait fixé le temps ? Ou avec beaucoup de « grands initiés » qui prétendent avoir reçu des révélations perpendiculaires d’un Saint-Esprit avec qui ils auraient des relations directes et privilégiées ? Sans doute une énumération comme celle qui précède est-elle injuste, fausse et irritante. On y trouve, en effet, des valeurs très inégales, et d’énormes différences tenant à la nature même de ces divers phénomènes, et aussi aux époques, plus ou moins fertiles en manifestations de ce genre, où ils se situent.

Mais tout le monde ne ressent pas ces différences de la même manière, et si nous devions, les uns et les autres, y opérer un classement, il est certain que nous ne serions pas d’accord. Là où les uns voient du délire, d’autres ne verront qu’un aspect normal d’une foi intense, et vice versa. Le passage est parfois insensible de l’un à l’autre. Dans quelle mesure doit-on parler seulement de spiritualité dégagée des formes habituelles (ce qui peut être une définition de mysticisme) ou de phénomènes relevant de la médecine, ou des deux à la fois ? Sur le plan même de la pathologie, les limites ne sont pas faciles à tracer. Il n’est que de parcourir des traités médicaux pour s’en rendre compte. Un agnostique, même médecin, ne jugera sûrement pas de la même manière qu’un croyant.

Comment faire pour suivre le conseil de l’épître de Jean, invitant à ne pas se fier à tout esprit, mais au contraire à éprouver les esprits, pour voir s’ils viennent de Dieu ? Car « plusieurs faux prophètes, dit-il, sont venus dans le monde ».

Peut-être est-ce justement parce que c’est difficile et délicat, que l’Eglise de Thyatire, dans son ensemble, tolérait la présence et les agissements de cette « Jézabel » et de ceux qu’elle avait entraînés à sa suite. Peut-être est-ce pour cela aussi qu’il est toujours si hasardeux en pareille occurrence de faire preuve d’autorité, et de trancher dans le vif, c’est-à-dire de faire mieux que l’Eglise de Thyatire.

Aussi bien toute la foi n’a-t-elle pas un aspect mystique, toujours difficile à comprendre, il est vrai, pour quiconque la considère du dehors ? C’est si vite fait de donner à ce terme de « mystique » un sens péjoratif ! Pourtant, n’est-ce pas l’âme même du croyant qui s’exprime ainsi ? Le vieux commandement repris par Jésus ne dit-il pas d’aimer Dieu de tout son cœur et de toute son âme, et pas seulement de toute sa pensée et de toute sa force ? Tout Chrétien est plus ou moins un mystique, je veux dire quelqu’un dont la foi ne s’exprime pas seulement en termes de raison, de formes visibles et de formules claires, mais se traduit aussi en contemplation intérieure, en adoration personnelle et secrète, faite des « soupirs inexprimables » dont parlait Saint Paul, et où il cherche une union profonde avec Dieu auquel il croit, et avec la personne du Christ, pour lui aussi vivant qu’au temps de son incarnation. Je n’hésite pas à dire qu’en un sens il n’y a pas de foi sans mystique. Ce sont d’ailleurs souvent les mystiques qui ont sauvé le christianisme des dessèchements doctrinaires. On ne peut pas opposer mystique et doctrine. Les plus grands théologiens ont souvent été les plus profonds mystiques. Il y a donc sûrement une mystique normale et bonne, et qui n’a rien d’un délire.

D’autre part, même lorsqu’il semble que la mystique commence à s’égarer, comment ne pas craindre de s’opposer à une intervention imprévue, et toujours possible après tout, de Dieu lui-même ? Il faut être radicalement incroyant pour récuser une semblable éventualité. Le Saint-Esprit n’est-il pas, par définition, toujours libre et souverain, s’il est vrai qu’il est l’Esprit de Dieu ? La foule rassemblée à Jérusalem pour la fête juive des moissons (devenue la Pentecôte) et qui entendait les apôtres parler un langage mystérieux, était sûrement composée de croyants. Or, s’il est vrai que furent nombreux ceux qui, à travers ce langage, eurent l’impression d’entendre parler du « grand œuvre de Dieu » dans leur langue maternelle, d’autres accusèrent les disciples d’ivresse, d’ivresse de vin, et ne reconnurent pas le Saint-Esprit à l’œuvre. Comment donc savoir ? Vaut-il pas mieux se taire que de prononcer des condamnations erronées ? Ne risque-t-on pas d’ailleurs de négliger les mises en garde de Jésus lui-même, lorsque, dans la parabole bien connue de l’ivraie, il montre un cultivateur interdisant à ses ouvriers d’arracher la mauvaise herbe dans son champ de blé, par crainte de compromettre en même temps la récolte du bon grain ? Faut-il donc attendre la moisson finale ? L’Eglise a-t-elle d’ailleurs jamais le droit d’intervenir avec la certitude de prononcer un jugement conforme à celui de Dieu ? Toute une conception de l’Eglise est à la base de la réponse qu’on peut donner à cette question. Ce que d’aucuns appellent son « magistère » lui confère-t-il le droit de trancher avec autorité ? Tout jugement humain — et celui de l’Eglise en est un aussi, au moins en partie — n’est-il pas soumis à l’unique et dernier jugement de Dieu seul ? Dans quelle mesure le célèbre « pouvoir des clés » accordé par Jésus aux apôtres vaut-il pour l’Eglise qui a recueilli leur succession ? Et où est cette Eglise ? Et la prétention d’user de cette succession apostolique au profit d’une institution est-elle légitime ? La disparition des apôtres « témoins de la Résurrection » n’a-t-elle pas marqué irrémédiablement la fin d’une période ? On le sait, ce sont des questions auxquelles l’Eglise romaine et les Eglises de la Réforme ne donnent pas exactement la même réponse. Le souvenir de toutes les inquisitions est d’ailleurs trop cuisant dans l’histoire de l’Eglise, pour qu’on ne préfère pas pencher résolument du côté de la tolérance. C’est sans doute déjà ce que faisaient les chrétiens de Thyatire, en raison même, je pense, de la piété, de la foi, de l’amour que loue chez eux la lettre qui leur est adressée.

D’autre part, en intervenant pour refuser droit de cité dans l’Eglise à des effusions risquant de conduire au dérèglement des passions, religieuses ou autres, ne risque-t-on pas aussi d’aboutir à la « tiédeur » que nous entendrons bientôt reprocher sévèrement à la dernière des sept Eglises ? Ne risque-t-on pas d’ôter à l’Eglise son élan, sa ferveur, son enthousiasme ? De n’y laisser parler que la froide raison ? De la voir devenir peu à peu une institution, sans doute bien organisée et bien administrée, mais sèche et froide, et laissant sur leur soif et leur faim des hommes avides de chaleur et d’amour ?

Enfin, il faut bien l’avouer, un dernier mobile, certes mesquin, mais cependant réel, peut aussi retenir les membres de l’Eglise, devant ceux qui se prétendent prophètes, comme Jézabel : on ne voudrait pas passer pour moins fervent et moins croyant que d’autres, en refusant de s’associer aux manifestations de leur zèle, même si au fond de soi on les considère comme un peu intempestives et à la limite de la névrose. On craint d’avoir l’air sceptique, ou indifférent. Alors on laisse faire, s’inclinant devant l’espèce de faveur dont jouissent souvent — du moins aux yeux de la piété populaire — les enthousiasmes et les exaltations. On ne veut pas non plus paraître plus ou moins complice de ceux qui sont fermés à toute vie mystique.

C’est ainsi que pour de bonnes et de moins bonnes raisons, on en arrive à laisser faire, comme l’Eglise de Thyatire, pourtant florissante à bien des égards. On n’approuve ni ne s’oppose, en pensant sans doute que Dieu saura bien lui-même faire le triage. On s’abrite derrière l’exemple du rabbin Gamaliel, dont le début du livre des Actes des apôtres raconte l’intervention au procès de Pierre et de Jean après la Pentecôte : « Si cette œuvre vient des hommes, dit-il, elle se détruira. Mais si elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire. Ne courons pas le risque d’avoir combattu contre Dieu ».

Pourtant, la lettre à l’Eglise de Thyatire rend un autre son. Elle semble bien être là pour dire à l’Eglise universelle qu’il est des moments et des cas où il est très grave de « laisser faire », et où il faut intervenir. « Ce que j’ai contre toi, dit le Christ, c’est que tu laisses la femme Jézabel enseigner et séduire ». Et d’annoncer un certain nombre de sanctions dont le sérieux suffit à révéler la gravité de la faute. Voyons donc comment le Christ s’adresse successivement aux deux interlocuteurs que sont d’une part Jézabel et ses amis, et d’autre part ceux qui sont seulement appelés « les autres ».

Pour Jézabel et ses agissements, qualifiés ici aussi de « prostitution » ou « d’impudicité », c’est-à-dire de parenté avec un paganisme camouflé, le Christ, après avoir été longuement patient, est maintenant extrêmement sévère : cela ne peut plus durer. Ils vont cueillir les fruits qu’ils ont semé. « Je vais la jeter sur un lit ». Les médecins ont raison : c’est la névrose qui est à la porte. Les déviations pathologiques, les véritables délires ne sont pas très loin des visions, des extases, des hallucinations. Or, l’Evangile par lequel tant de malades, de possédés, d’obsédés ou de névrosés ont été rendus à l’équilibre, à la santé et à la paix ne saurait rendre malade ! Nous l’avons entendu, Jésus lui-même fermait la bouche aux possédés qui pourtant le saluaient comme le Fils de Dieu et le Messie. Saint Paul voyait dans une pratique dévoyée de la communion à Corinthe la cause de véritables maladies physiques. Capable de parler en langues, comme les Corinthiens exaltés, il préférait dire une parole sensée que tout le monde comprenne. « Là où l’on prétend détenir la plénitude de l’Esprit dans l’enthousiasme, la séduction de l’aberration sensuelle est proche », écrit un commentateur de cette lettre à Thyatire. Et encore : « Qui franchit les limites supérieures tracées par Dieu à l’homme, franchit aussi les limites inférieures ». « Les promenades célestes, les randonnées mystiques, au-delà de toute limite biblique, ont tôt fait de glisser dans l’anarchie des sens ». Qui veut faire l’ange... Voilà l’« épreuve » qui va frapper Jézabel et ceux dont il est dit qu’ils « se prostituent » avec elle. Troubles et désordres apparaissent, que l’on ne peut plus contrôler, et qui peuvent même aller jusqu’à une véritable mort, jusqu’à la « maladie mortelle » du péché qui sépare de Dieu, la mort aussi des immenses déceptions qui suivent les grands enthousiasmes, et vous laissent sans ressort et sans vie pour quelque entreprise que ce soit. Ayant donné dans la démesure et dans l’égarement, on ne peut même plus accepter la mesure. Ainsi le vide de l’incrédulité succède souvent aux enthousiasmes délirants, le jour où on en découvre les égarements et les limites. D’où l’appel pressant que le Christ adresse à ces égarés, toujours le même appel : l’appel au repentir. Cet appel, il l’a adressé avec une immense patience. Il a accordé délai sur délai (la lettre à Thyatire le rappelle). Mais un jour vient où il est trop tard, lorsque devient notoire le refus de faire demi-tour et d’entendre raison.

Quant au reste de l’Eglise, aux « autres » qui ne sont pas désignés autrement que par ce terme vague, ils ne doivent pas « laisser faire », en faisant preuve d’une timidité finalement désastreuse. Car s’il y a des inquisitions et des condamnations abusives, il y a aussi des moments et des situations où l’ensemble de l’Eglise serait lâche et coupable de ne pas intervenir.

« Gardez-vous des faux prophètes, disait Jésus dans le sermon sur la montagne. Ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines ou des figues sur des chardons ? Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits » (Matthieu 7/16-17).

On connaît des périodes de l’histoire des Eglises où, pour éviter à temps les désastres, on ne redoutait pas la censure mutuelle, et l’on savait dire fraternellement à un frère, sans esprit de jugement, qu’il s’égarait. Jésus lui-même avait recommandé de savoir reprendre les frères. C’est évidemment une arme qu’il faut manier avec beaucoup de prudence, mais est-ce une raison pour ne pas s’en servir ? La faiblesse si fréquente du témoignage de l’Eglise ne vient-elle pas du fait — bien souvent remarqué et complaisamment souligné — qu’on peut très bien s’en déclarer et en être un membre pratiquant, tout en croyant, disant ou faisant n’importe quoi ? Est-ce qu’en disant cela je préconise le retour à une sorte d’excommunication ? En tout cas pas sans préciser de quelle sorte d’exclusion de la communion il peut s’agir. Il est bien clair que personne n’a le droit de s’introduire dans les rapports toujours secrets de Dieu et de chaque homme. Mais, du point de vue de l’Eglise, comme dit le catéchisme de Heidelberg, « l’alliance de Dieu peut être profanée et sa colère excitée contre toute la communauté ». Là encore, il n’est pas question de juger les intentions secrètes des cœurs. Dieu aime et sauve qui il veut. Il est le seul à pouvoir sonder « les reins et les cœurs » (la lettre à Thyatire le rappelle aussi). L’Eglise ne saurait jamais dire : voilà un homme damné. Mais elle peut dire par contre : voici quelqu’un qui s’égare et qui égare les autres en défigurant de façon notoire l’alliance de Dieu avec les hommes. Il va sans dire qu’une telle excommunication ne peut jamais être prononcée que dans l’inébranlable espérance qu’elle sera de courte durée. De toute façon, le véritable amour ne laisse pas tout faire et tout dire. Sinon, se prépareraient pour l’Eglise des ruines plus graves encore.

Mais comment juger ? Peut-être en se rappelant ce que dit Jésus des épines et des chardons. On ne peut juger les cœurs. Mais on ne peut ignorer les « œuvres », ou les « fruits », comme dit l’apôtre Paul aux Galates. Or, « le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la fidélité, la douceur et la tempérance ». « Si nous vivons par l’Esprit, ajoute Saint Paul — c’est-à-dire si nous prétendons être conduits par lui — comme le prétendent justement les Jézabel — marchons aussi selon l’Esprit ». Sans doute est-ce ces signes qui permettront à ceux qui « ne suivent pas Jézabel et ne connaissent pas les secrets de Satan », de trouver le lieu et le moment où il faut intervenir. C’est une lourde responsabilité. La lettre à l’Eglise de Thyatire dit bien que c’est un « fardeau ». C’est une charge écrasante confiée à l’Eglise par son Seigneur, que ce devoir de vigilance et d’intervention à l’égard des égarements trop complaisamment attribués à l’action du Saint-Esprit. Mais il la lui confie, et il faut qu’elle l’assume.

D’autre part, au milieu du faux prestige des délires mystiques et de leur apparente supériorité sur les manifestations plus effacées de la foi, il est demandé à l’Eglise, si j’ose dire, de ne pas faire de complexes, c’est-à-dire d’avoir conscience de sa vraie richesse, de « ce qu’elle a », réellement, comme le dit la lettre à l’Eglise de Thyatire. Elle n’a pas le droit de se croire une sorte de parente pauvre, ne jouissant pas des mêmes grâces que les visionnaires. Du moment qu’elle met réellement sa confiance en Jésus-Christ, elle a vraiment reçu ce qui est solide, ce qui a plus de prix que tout : cette vie et cette mort de Jésus de Nazareth, par qui nous sommes, dit Saint Paul, « réconciliés avec Dieu ». « Vous avez tout pleinement en Christ », dit-il d’ailleurs. Et encore : « Dieu a voulu que toute plénitude habitât en lui ». Pourquoi vouloir ajouter quelque chose à ce qui est plein et complet ? Pourquoi chercher des événements insolites, comme s’ils avaient plus de valeur que le grand événement miraculeux de l’Incarnation, et du pardon gratuitement offert ? Lorsque les journaux ou revues à succès croient servir l’Eglise en montrant les foules se précipitant vers le merveilleux, en fait ils contribuent à les empêcher de trouver le chemin des valeurs authentiques.

Ces valeurs, cet héritage suffisant, tout entier contenu en la personne de Jésus-Christ, il est demandé à l’Eglise de s’en contenter, je veux dire d’en être contente et heureuse, jusqu’à ce que vienne son Seigneur, c’est-à-dire jusqu’au moment où s’accomplira la rencontre directe, définitive, splendide, avec Celui dont nous n’aurons pu auparavant qu’entendre la Parole à travers une voix humaine, jusqu’au jour où cessera enfin, et sera totalement dépassé le caractère incomplet et relatif de toutes choses, y compris des manifestations mystiques les plus spectaculaires. Nous aurons à reparler la semaine prochaine de cette perspective, de cette heure où se lèvera l’aube d’une lumière vraiment toute jeune. Mais on l’aperçoit déjà à la fin de la lettre à l’Eglise de Thyatire, dans la promesse de « l’Etoile du matin ».

Enfin l’Eglise qui saura résister aux Jézabel et mettra courageusement de l’ordre dans sa maison, ne doit pas craindre un instant que soit diminuée pour autant l’autorité de son témoignage. Il n’en sera ni amoindri ni amputé. C’est au contraire dans la mesure où elle refusera tout ce qui est plus ou moins trouble qu’elle sera plus écoutée dans le monde qui l’entoure. Car on attend de l’Eglise sobriété et pureté. Celle qui saura ne pas compter sur les manifestations exceptionnelles pour impressionner les foules recevra de son Seigneur une autre sorte d’autorité, la véritable « autorité sur
les nations », dit la lettre à l’Eglise de Thyatire. Nations veut dire ici nations païennes. On dirait peut-être aujourd’hui : « les masses incrédules ».

Pour dire la force royale de cette autorité, la lettre à Thyatire la compare à un sceptre de fer, servant à conduire peuples et troupeaux, et capable de briser des vases d’argile, ces vases à quoi Saint Paul compare les croyants eux-mêmes, car leurs prétentions ont toujours besoin d’être brisées.

L’apôtre Paul ne voulait pas pour lui-même d’autre autorité que celle d’un « esclave de Jésus-Christ », et cependant il exerçait cette autorité avec une fermeté singulière, car il avait conscience de la tenir du Christ, comme Jésus lui-même la tenait de son Père.

Aussi bien, au début de la lettre, le Christ est représenté avec un regard de flamme et des pieds d’airain. Les traits retenus dans le portrait du chapitre 1 de l’Apocalypse sont ceux qui illustrent sa totale clairvoyance et son inébranlable autorité. Pour l’Eglise non plus, il n’y a pas d’autre clairvoyance et d’autre autorité que celles-là. Elle ne peut pas en souhaiter d’autres.

Ainsi on est saisi de voir comment la lettre à Thyatire insiste sur l’autorité d’une Eglise mise en garde contre les superlatifs et les égarements de la piété, et rappelée à l’équilibre et à la discrétion. Tant il est vrai que foi et bonne santé ne sont pas contradictoires. Pour l’Evangile, la foi est sœur de la santé mentale. L’amour de Dieu ne conduit pas au délire — fût-il mystique — ceux qui reçoivent de lui des oreilles pour entendre ce que son Saint-Esprit dit réellement aux Eglises. Car le Christ est toujours le Bon Samaritain, l’Etranger qui confie à l’auberge des hommes, en leur donnant tout ce qu’il faut pour cela jusqu’à son retour, le soin de remettre sur pieds les malades ou les blessés.