Carême 2008 : ÉTRANGES TÉMOINS DE LA PASSION

LE JEUNE HOMME NU
MARC 14,43-52

Pour ce premier rendez-vous avec quelques témoins de la Passion du Christ, je vous propose de partir à la rencontre d’un anonyme. Un jeune homme mentionné, comme en passant, dans un seul des quatre évangiles, celui de Marc, lors de l’épisode de l’arrestation de Jésus. Un bien curieux personnage, au double sens de ce terme : curieux de nature sans doute puisque souhaitant, à ses risques et périls, assister à l’arrestation de Jésus. Curieux aussi dans la présentation qui nous en est faite : revêtu d’un drap pour tout vêtement, il se retrouve finalement nu pour pouvoir sauver sa peau !

Sans plus tarder, lisons le texte qui nous relate cette étrange histoire :

Évangile selon Marc, chapitre 14 versets 43 à 52 :

43 Aussitôt, comme Jésus parlait encore, survient Judas, l’un des Douze, et avec lui une foule armée d’épées et de bâtons, envoyée par les grands prêtres, les scribes et les anciens. 44 Celui qui le livrait leur avait donné un signal : Celui que j’embrasserai, c’est lui ; arrêtez-le et emmenez-le sous bonne garde. 45 Aussitôt arrivé, il s’approche de lui et lui dit : Rabbi ! Et il l’embrassa. 46 Alors ils mirent la main sur lui et l’arrêtèrent. 47 Un de ceux qui étaient là tira l’épée, frappa l’esclave du grand prêtre et lui emporta l’oreille. 48 Jésus leur dit : Vous êtes sortis pour vous emparer de moi avec des épées et des bâtons, comme si j’étais un bandit. 49 Tous les jours j’étais parmi vous à enseigner dans le temple, et vous n’êtes pas venus m’arrêter. Mais c’est pour que les Écritures soient accomplies. 50 Alors tous l’abandonnèrent et prirent la fuite. 51 Un jeune homme le suivait, vêtu seulement d’un drap. On l’arrête, 52 mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu.

Le récit de l’arrestation de Jésus met en scène un certain nombre de personnages qui nous sont plus ou moins familiers. D’abord, bien sà »r, Judas le « traître » auquel nous préférons ne pas trop nous identifier, mais dont il faudrait peut-être se demander s’il n’est pas une figure de notre humanité : à quoi sommes-nous fidèles lorsque, comme lui, nous trahissons ? à‚¬ quelle histoire, à quelle parole prononcée sur nous, mais aussi à quelles incompréhensions, à quelles déceptions cédons-nous ainsi en trahissant ? Ou encore à quels immobilismes nous empêchant de voir les choses autrement que nous les avions initialement imaginées ?

Il y a aussi la troupe anonyme venue arrêter Jésus, parce que chacun fait simplement ce qu’on lui demande sans se poser de questions. Le fougueux porteur de l’épée prêt à se battre pour éviter l’arrestation : celui-ci aurait plutôt notre sympathie admirative tant il est vrai qu’il est facile de vanter l’inconscience quand il n’y a aucun risque d’en subir directement les conséquences. N’oublions pas non plus le malheureux serviteur du Grand Prêtre à l’oreille coupée, symbole de l’impossibilité chronique des autorités, ici religieuses, à entendre la vérité de ce qui est en train de se passer. Et puis, surtout, ceux auxquels on ne peut échapper : les disciples en fuite. Eux qui, quelques heures auparavant, Pierre en tête, juraient leurs grands dieux que jamais ils ne lâcheraient le maître : sont-ils radicalement différents de Judas, c’est-à -dire de chacun de nous ?

Tous ces personnages ont en commun d’être, à un degré ou à un autre, impliqués dans cette histoire de telle manière qu’ils ne peuvent rester neutres : ils sont concernés et doivent prendre position. Ils ne sont pas, comme nous, spectateurs de l’histoire. Ils en sont des acteurs. Tous. Tous, sauf un peut-être. Un personnage que l’on oublie souvent et avec lequel je souhaiterais que nous fassions un bout de chemin ensemble cet après-midi : le « jeune homme » (Mc 15,51) vêtu d’un simple drap et qui va se retrouver, lui aussi comme les disciples, en fuite, mais dans le plus simple appareil, c’est-à -dire « tout nu » (Mc 15,52). Je vous invite à le découvrir, non pas comme un personnage historique au sujet duquel on s’interrogerait afin de connaître ses origines ou sa destinée, mais comme une figure du récit qui invite l’auditeur de l’évangile à réfléchir sur lui-même.

Pourquoi donc ce jeune homme est-il resté plus longtemps que les autres ? Avait-il réussi à passer inaperçu ? à‚¬ ne pas trop se faire remarquer, comme les auditeurs de cette histoire que nous sommes ? Fut-il, comme nous , du moins au départ , un témoin discret et distant du drame en train de se jouer ? Ni disciple, ni traître, ni soldat, ni romain, ni juif. « Neutre » en quelque sorte. Ce jeune homme est peut-être tout simplement là pour se faire une opinion plus précise, à moins que ce ne soit par sympathie pour la cause défendue par Jésus, une sympathie que l’on pourrait dire à distance.

Or voilà que les événements vont l’obliger à s’impliquer beaucoup plus qu’il n’imaginait. Voilà que de simple spectateur qui pensait possible d’en savoir un peu plus que les autres en restant plus longtemps, et à distance, voilà qu’il va lui falloir maintenant « sauver sa peau » qu’il n’imaginait sans doute pas en danger au départ. Et pour cela voilà qu’il va lui falloir abandonner le drap rassurant qui le protégeait du regard des autres, ce drap qui lui donnait une contenance, une identité. Oui, il faut laisser le drap qui le couvre pour sauver sa peau.

« Qui veut sauver sa vie la perdra » dit ailleurs l’évangile (Mc 8,35). D’une certaine manière, confronté à la nécessité de sauver sa vie, le jeune homme perd l’image qu’il avait de lui et qu’il donnait aux autres. Il s’enfuit tout nu, déshabillé de toutes ses sécurités en perdant son drap, privé de toutes ses certitudes. Il vous est sans doute arrivé de rêver que vous deviez vous enfuir sans avoir le temps de vous vêtir : sentiment profond d’insécurité ; d’être livré aux autres et au monde dangereux qui vous entoure : véritable cauchemar. Et bien c’est ce qui arrive au jeune homme. Il n’a plus rien, il n’est plus rien. Le drap qui couvre aux yeux de tous ce qu’il est véritablement est tombé. Il est sans protection devant les autres, nu. Comme on dit de la vérité qu’elle est « toute nue ».

Pourquoi a-t-il fallu en arriver à cette extrémité ? Serait-ce que ce jeune homme qui pensait peut-être, comme moi auditeur de l’évangile, être moins directement concerné que les acteurs principaux de l’histoire, serait-ce que ce jeune homme a, au plus profond de lui-même, ressenti le désir d’aller jusqu’au bout, plus loin encore que les disciples ? Car les disciples ont fui avant. Avant d’être mis à nus. Et parce qu’ils se sont enfuis ainsi, avant d’être mis à nus, ils ont encore des certitudes sur eux-mêmes, ils sont prêts à élaborer toutes les théories possibles pour rebondir après cet échec retentissant : « c’est la faute à Judas » ; « si vous aviez pris les armes avec moi », « Si Jésus n’avait pas été aussi résigné »

Ce jeune homme, lui, quelque chose l’a poussé à faire un pas de plus. Plus exactement quelque chose l’a poussé à suivre encore un peu plus loin, pour tenter d’aller jusqu’au bout de cette histoire absurde et tenter d’en comprendre la vérité. Mais voilà qu’en attendant un peu plus longtemps, il a pris un risque inconsidéré, le risque qu’on mette la main sur lui. Et pour échapper à cette capture, il ne doit son salut que dans l’abandon du dernier bien qui est le sien, son vêtement dont on sait qu’il est signe d’identité. La fuite ne l’a donc pas laissé indemne. Nu, vidé de tout, il lui sera plus difficile de reconstruire sur des illusions. Son drap , celui dont on se drape, comme on dit de quelqu’un qu’il est « drapé de certitudes » , son drap est resté sur le bord du chemin à‚¬ moins qu’il ne soit entre les doigts du soldat qui voulait le saisir. Quoi qu’il en soit, ce drap, l’évangéliste en garde peut-être la trace. Écoutez plutôt.

Évangile selon Marc, chapitre 15 versets 42 à 46 :

42 Le soir était déjà là , et comme c’était le jour de la Préparation ,œ la veille du sabbat ,œ 43 Joseph d’Arimathée, un membre honoré du conseil, qui attendait lui aussi le règne de Dieu, arriva. Il osa se rendre chez Pilate pour demander le corps de Jésus. 44 Étonné qu’il soit déjà mort, Pilate fit appeler le centurion et lui demanda s’il était mort depuis longtemps. 45 Renseigné par le centurion, il donna le corps à Joseph. 46 Celui-ci acheta un drap, descendit Jésus de la croix, l’enveloppa avec le drap et le mit dans un tombeau taillé dans le roc, puis il roula une pierre contre l’entrée du tombeau.

Le drap du jeune homme n’est donc pas perdu pour tout le monde. J’aime à penser que ce drap a servi à autre chose. Nous le retrouvons en effet pour envelopper le corps de Jésus (Mc 15,46). C’est le même terme (sindôn en grec) qui est utilisé ici , seule autre fois dans l’évangile. Bien sà »r, rien ne garantit qu’il s’agit du même drap. Les plus prudents diront même que c’est là un rapprochement tiré par les cheveux. D’autres accepteront peut-être de faire un bout de chemin avec cette hypothèse de lecture.

Car, après tout, il y a bel et bien deux seules mentions d’un drap dans tout l’évangile de Marc : celui du jeune homme, laissé entre les mains des soldats , ces mêmes soldats qui se partageront sans doute les vêtements de Jésus, , et celui, acheté par Joseph pour envelopper le corps de Jésus, pour cacher, justement, sa nudité. Car Jésus, ne l’oublions pas, a été crucifié nu, après qu’aient été partagés ses vêtements (Mc 15,24). Crucifié nu c’està -dire crucifié dans la vérité de ce qu’il était, sans masque et sans fard, la vérité « toute nue », celle du Dieu mort, du Dieu crucifié.

Mais avec le drap, voilà que l’on se dépêche, pudiquement et religieusement, de le recouvrir. De lui redonner une dignité, de le rendre respectable, regardable, acceptable, vénérable même. Avec ce drap, dont certains prétendent avoir retrouvé la trace quelque part près de Turin, on pourra échafauder même des explications, des preuves ! Et oui, ce drap, ce sindôn, a même donné son nom à une discipline prétendument scientifique, la « sindonologie », terme étrange par lequel on désigne cette « science » qui consiste à analyser le fameux suaire de Turin pour tenter de discerner s’il s’agit bien du drap ayant enveloppé le corps de Jésus ! Ironie de l’histoire.

Il me plait d’imaginer que toi, Joseph d’Arimathée, avec ton argent, tu as racheté le drap du jeune homme. Que toi, Joseph, tu as payé de tes deniers les certitudes abandonnées d’un autre. Que toi, tu as récupéré ses restes et as ainsi permis que se perpétue, dans l’histoire, l’illusion que, devant le Dieu crucifié, nous pouvions être maître de quelque chose, que nous pouvions ne pas être totalement déstabilisés devant cette mort étrange et scandaleuse. Avec un corps à posséder, à embaumer, tu as permis que nous puissions croire possible d’aller jusqu’au bout sans nous dévêtir totalement de nos sécurités humaines, toujours drapés de quelques certitudes, religieuse, philosophique, morale, agnostique, scientifique, que sais-je encore. Des certitudes au moyen desquelles nous allons pouvoir donner un sens acceptable à ce corps mort, en l’enveloppant dans un drap désormais devenu « Saint Suaire ». Voilà donc le drap du jeune homme en quelque sorte sanctifié ! Mais le jeune homme nu, qu’est-il devenu ? Il n’a peut-être pas totalement disparu

Évangile selon Marc, chapitre 16 versets 1 à 8 :

1 Lorsque le sabbat fut passé, Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates, pour venir l’embaumer. 2 Le premier jour de la semaine, elles viennent au tombeau de bon matin, au lever du soleil. 3 Elles disaient entre elles : « Qui roulera pour nous la pierre de l’entrée du tombeau ? » 4 Levant les yeux, elles voient que la pierre, qui était très grande, a été roulée. 5 En entrant dans le tombeau, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d’une robe blanche ; elles furent effrayées. 6 Il leur dit : « Ne vous effrayez pas ; vous cherchez Jésus le Nazaréen, le crucifié ; il s’est réveillé, il n’est pas ici ; voici le lieu où on l’avait mis. 7 Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. » 8 Elles sortirent du tombeau et s’enfuirent tremblantes et stupéfaites. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur

Non, le jeune homme n’a pas disparu. Il est simplement ailleurs. à‚¬ l’intérieur du tombeau, au matin de Pâques. C’est en effet un « jeune homme » (en grec neaniskos, seul autre emploi du terme dans l’évangile) que Marc nous présente. Nu il s’était enfui comme, dans l’Église ancienne, nu l’on descendait dans les eaux du baptême pour signifier la mort avec le Christ. Mais voilà que de cette mort il est ressorti pour « s’asseoir à droite » (Mc 16,5). à‚¬ droite d’une place vide. Il est là pour constater l’absence du corps et l’absence du drap qui enveloppait le corps et qui l’emprisonnait. Mais lui, le jeune homme, il est maintenant assis, revêtu d’un vêtement blanc, ce vêtement que recevait le nouveau baptisé au sortir de l’eau pour signifier que, plongé dans la mort avec le crucifié, il en ressortait revêtu de la vie nouvelle qui est celle du Ressuscité. Revêtu d’une nouvelle identité, celle d’enfant de Dieu. Le voici alors qu’il se met à parler, lui silencieux jusque-là  : « Il n’est pas ici », « Le crucifié n’est pas ici ». « Ce n’est pas ici qu’il faut venir le chercher. Ce n’est pas ici qu’il vous attend. Ce n’est plus dans le drap de vos certitudes, fussent-elles des certitudes éplorées comme celle des femmes. La mort par laquelle il est passé n’est pas un semblant de mort. Le Dieu nu et crucifié, le Dieu nu comme le jeune homme, ce Dieu est ressuscité. Il est passé de la mort à la vie. Il a traversé et il nous attend de l’autre côté de la vie. Mais l’autre côté n’est pas là où nous l’imaginons. L’autre côté n’est pas au ciel, l’autre côté est du côté de notre vie quotidienne, de nos Galilée à nous où il nous précède.
Serait-ce alors qu’il s’agit de recommencer comme avant ? Non car, si nous avons suivi le jeune homme, c’est nus que nous sommes passés par la croix, vidés de nos vêtements de scène, ceux avec lesquels nous donnons le change. Ceux avec lesquels nous justifions de notre existence devant les autres. Nus, déshabillés de ces vêtements de scène et revêtus d’un vêtement nouveau, celui de la résurrection qui nous fera prendre les routes humaines d’une manière nouvelle : simplement accompagnés et aimés pour ce que nous sommes.

Nous voilà donc, aujourd’hui, dans de beaux draps, ceux avec lesquels nous sommes venus, plus ou moins récents, plus ou moins acceptables pour les autres, mais qui nous permettent d’exister devant eux. Nous avons assisté à l’arrestation, et comme nous sommes privilégiés par rapport au jeune homme, nous n’avons pas été poursuivis et nous n’avons pas été contraints de laisser notre vêtement. Il va pourtant falloir partir, je veux dire, bientôt retourner à nos occupations quotidiennes. Nous ne pouvons pas faire autrement. Mais, comment allons-nous nous partir ? Supporterons-nous la vision du Dieu nu, crucifié, vidé des images que nous en avons ? Ou partirons-nous tout habillés encore de nos certitudes et de nos protections ? Quel Joseph d’Arimathée sera là pour nous acheter un drap et rhabiller pour nous le Christ que nous pourrons alors venir embaumer selon nos convictions personnelles. Et, au matin de Pâques, serons-nous les disciples loin du tombeau, les femmes à la recherche du corps où le jeune homme revêtu de blanc, témoins que la vie a fait son chemin, non pas à côté de la mort, non pas en niant la mort, non pas en la cachant, mais que la vie a fait son chemin en traversant la mort, en passant par la mort ? Il faut avoir perdu le drap qui à la fois protège et emprisonne notre existence pour pouvoir être revêtu d’un vêtement nouveau qui nous ouvre à la vie en nous réconciliant avec Dieu, avec nous-mêmes et avec les autres.

Les disciples enfuis, Joseph qui attend le Royaume de Dieu, les femmes et leurs aromates, Judas et son baiser, le possesseur de l’épée et sa victime, tous sont des figures de notre humanité qui croit espère, attend et tente de trouver des réponses appropriées à ses angoisses, à ses échecs, à ses impasses. Et puis il y a cette autre figure. La même personne que les autres au fond : les mêmes attentes, les mêmes peurs, les mêmes espérances, les mêmes échecs. Mais une personne qui a fait un pas de plus, vous savez le pas de trop, la catastrophe qui fait que tout bascule. Oh, s’il avait su où cela allait le mener, il se serait sans doute enfui avant, avec les disciples. Mais le désir était trop fort : il n’a pas cédé sur lui et le voilà mis à nu. Mis à nu il devient alors témoin de la vérité de son existence qui à travers cette nudité. Témoin que son existence est désormais réconciliée, ressuscitée.

Aujourd’hui, le jeune homme nous dit : « Il n’est pas ici. Il est au plus profond de ce qui fait votre humanité et vos failles. C’est là que vous le verrez, c’est là qu’il faut aller le chercher. Il vous y attend. Mais il faut pour cela laisser votre vêtement de scène. Il faut faire un pas de plus, se laisser dépouiller pour revêtir l’homme nouveau ».

Il faut que quelque chose meure en nous pour que surgisse la vie nouvelle.