Carême 1985 : Passion du Christ et souffrance des hommesLE MYSTÈRE DE LA VIEMarc Rezelman III
Marc Rezelman — Nous avons, samedi dernier, abordé le récit de Job qui se trouve dans une situation de souffrance extrême, souffrance physique et morale et notre propos se terminait par cette question de Job qui était l’attente d’une réponse. Il disait effectivement : "J’attends une réponse", ce qui manifestait dans l’attitude de Job le fait qu’il ne sombrait pas dans le désespoir. Il ne se résignait pas, en quelque sorte, à l’absurdité apparente de son existence. Job est donc dans l’attente d’une réponse, il souffre, il se trouve comme abandonné de celui dont il croyait pouvoir tout attendre. Des amis viennent le retrouver. Ils viennent partager d’abord sa souffrance. Ils la partagent sincèrement par un long temps de silence respectueux et ils vont essayer de réconforter Job, essayer de lui apporter une réponse qui ouvre la voie d’une solution. Seulement, comme nous allons le voir, le type même de réponse qu’apportent les trois amis n’est pas le type de réponse que Job attend. Nous avons ainsi Elifaz, l’un des trois amis, qui exprime sans doute leur argumentation à tous avec un extrait que nous allons lire au chapitre 15. Jacques Chopineau — "Alors Elifaz de Témân prit la parole et dit : Est-ce d’un sage de répondre par une science de vent, de s’enfler le ventre de siroco, d’argumenter avec des mots sans portée, avec des discours qui ne servent à rien ? Tu en viens à saper la piété, tu ruines la méditation devant Dieu. Puisque ton crime inspire ta bouche, et que tu adoptes le langage des fourbes, c’est ta bouche qui te condamne, ce n’est pas moi. Tes propres lèvres témoignent contre toi. Qu’est-ce donc que l’homme pour jouer au pur ? Celui qui est né de la femme peut-il se dire juste ? Même à ses saints Dieu ne se fie pas, et les cieux ne sont pas purs à ses yeux. Combien moins le répugnant, le corrompu, l’homme qui boit la perfidie comme de l’eau". M.R. — Dans ces quelques versets sont résumés les arguments soi-disant réconfortants des amis qui, en un mot, mettent Job en situation d’accusé. Les trois amis font référence à un système dont la logique est de dire : dès l’instant où nous souffrons, c’est que nous sommes punis. Punis par Dieu bien entendu, parce que nous avons commis une faute. J.C. — Elle est assez révoltante, l’attitude générale des amis de Job. A vrai dire, elle est courante : on trouverait aujourd’hui des gens qui reprendraient ce genre de raisonnement. Ils disent en substance : si tu es puni, c’est que tu as péché puisque Dieu est juste. Evidemment, ce sont des réponses que Job ne peut pas accepter. Nous non plus, d’ailleurs. M.R. — Et les propos de Job eux-mêmes, ses amis ne peuvent pas les accepter. Ce sont deux logiques différentes, si nous pouvons parler de logique. A propos des amis, oui, puisqu’ils font appel à un système de pensée qui se tient. A la limite, c’est comme une mécanique morale où tout pourrait se chiffrer, et on pourrait voir très rapidement si la balance penche d’un côté, et ce qu’il faut mettre pour rétablir l’équilibre. Job est dans une situation où il ne perçoit aucune logique. La seule chose que Job perçoit de sa situation, c’est la réalité de sa souffrance, et une souffrance sans raison. Tout ce qui arrive lui tombe dessus alors même qu’il n’a rien à se reprocher. En son âme et conscience, il passe en revue tout ce qu’il a pu faire dans sa vie qui puisse lui faire "mériter" ce qu’il subit, et il ne trouve rien. Reste donc cette réalité même de la souffrance, réalité que les amis semblent perdre de vue. Ils l’avaient perçue au départ, quand ils sont restés longtemps en silence auprès de Job, mais dès l’instant où ils ont pris la parole, c’est pour entrer dans un discours moral et une morale fondée sur la notion des mérites : œil pour œil, dent pour dent, un peu comme le code pénal sanctionne tel délit, c’est automatique. Les amis ont perdu de vue la réalité même de la souffrance de Job ; dès l’instant où ils entrent dans leur système de pensée, ils oublient la réalité existentielle. Job ne peut pas supporter ça. Job attend une réponse qui le rejoigne dans sa souffrance et non pas un discours préparé d’avance, valable en toutes circonstances, pouvant apporter des réponses, quelles que soient les situations, valables à la limite éternellement, et de façon universelle. J.C. — Il arrive que notre langage religieux soit de même nature que ce que disent les amis de Job, ici. La question reste posée, à savoir le sens de cette souffrance, si on peut lui trouver un sens. M.R. — En tout cas, ce ne sont pas les amis qui convainquent Job d’un sens. Job n’ayant rien à se reprocher, même s’il reconnaît qu’il n’est pas parfait, ce qu’il subit n’est pas à la mesure de son imperfection. Reste donc la question du pourquoi, la question du sens, et Job tient jusqu’au bout face à ses trois amis. Il leur tient tête. Ses amis ont beau revenir toujours à la charge en l’agressant de manière plus vigoureuse et plus agressive, Job tient tête. Il sait ce qu’est sa souffrance, ses amis n’ont pas l’air de la mesurer et la pertinence de sa souffrance lui permet de garder la pertinence de sa question. Voici un autre extrait de la réponse de Job dans laquelle se manifeste cette pertinence, au chapitre 19 : "Jusques à quand me tourmenterez-vous et me broierez-vous avec des mots ? Voilà dix fois que vous m’insultez. N’avez-vous pas honte de me torturer ? Même s’il était vrai que j’ai erré, mon erreur ne regarderait que moi. Si vraiment vous voulez vous grandir à mes dépens, en me reprochant ce dont j’ai honte, sachez donc que c’est Dieu qui a violé mon droit et m’a enveloppé dans son filet. Je sais bien, moi, que mon rédempteur est vivant, que, le dernier, il surgira de la poussière. Et après qu’on aura détruit cette peau qui est la mienne, c’est bien dans ma chair que je contemplerai Dieu. C’est moi qui le contemplerai. Oui, moi, mes yeux le verront, lui, et il ne sera pas étranger ; mon cœur en brûle au fond de moi". Job tient donc dans la situation où il se trouve, situation proche du désespoir, près de succomber au désespoir de l’absurdité des choses, et il tient parce que sa question, il veut la tenir jusqu’au bout, jusqu’à son dernier souffle. C’est une question dans laquelle on perçoit, comme nous venons de l’entendre, une sorte de défi. Job a une attitude de défi dans laquelle il va même jusqu’à accuser Dieu, selon les propres termes du texte, d’avoir violé le droit. Devant le scandale, devant la violence de la souffrance qu’il subit, Job adopte un défi scandaleux dans lequel il accuse Dieu de mépriser le droit. Inutile de dire que les amis de Job ne peuvent accepter ce type de propos blasphémateur. Alors il se trouve qu’enfin Dieu répond à Job. Répond-il parce qu’il en a assez de supporter ses propos scandaleux, ou répond-il parce qu’effectivement, le temps est venu de répondre ? Toujours est-il que, comme nous allons le voir dans quelques extraits de cette longue réponse de Dieu à Job, nous allons avoir le sentiment que cette réponse de Dieu est complètement à côté de ce que Job attendait. Nous prenons quelques extraits de cette réponse de Dieu, à partir du chapitre 38. J.C. — "Le Seigneur répondit alors à Job du sein de l’ouragan : Qui est celui qui dénigre la providence par des discours insensés ? Ceins donc tes reins comme un brave, je vais t’interroger, tu m’instruiras. Où étais-tu quand je fondais la terre, dis-le moi, puisque tu es si savant ? Qui en fixa les mesures, le saurais-tu ? Et qui tendit sur elle le cordeau ? Le Seigneur apostropha Job et dit : Celui qui discute avec le Puissant a-t-il à critiquer ? Celui qui ergote avec Dieu, voudra-t-il répondre ? Ceins donc tes reins comme un brave. Je veux t’interroger, tu m’instruiras. Veux-tu vraiment casser mon jugement et me condamner pour te justifier ? As-tu donc un bras comme celui de Dieu ? Ta voix est-elle un tonnerre comme le sien ?". M.R. — Effectivement, la réponse de Dieu est surprenante. Bien sûr, il dit beaucoup de choses, puisque cette réponse couvre plusieurs chapitres, mais il serait fastidieux de la lire, puisque Dieu, dans cette réponse, décrit effectivement tous les hauts faits qu’il a accomplis d’une part dans cette réalisation de l’univers, réalisation de la terre et des animaux, tous les phénomènes mêmes de la nature que Dieu a créés, et il prolonge sa réponse par la description de tous ces monstres qui existent, plus ou moins fantasmatiques, des monstres qui terrorisent l’homme et qui sont pourtant des créatures de Dieu. Dans sa réponse, Dieu ne fait que manifester sa grandeur et sa puissance. J.C. — De manière complètement incompréhensible, dans la perspective de Job et aussi dans celle de ses amis. La réponse de Dieu est totalement incompréhensible, au-delà de toute raison, de toute explication simplement logique. Mais je ne sais pas si on ne pourrait pas dire que cette réponse-là, même si elle est difficile à comprendre, si elle n’est pas à mettre en relation avec la question que posait, au début du livre, le Satan, l’Adversaire. Quelle est la raison de tout cela, finalement ? Ça sert à quoi ? Comme si Dieu répondait maintenant au chapitre 38 et suivant : au fond, tout cela, personne ne peut m’interroger sur la raison que j’ai eue de faire comme ceci ou comme cela. Personne ne peut le comprendre. Tu ne peux que l’accepter, tu ne peux que le reconnaître sans chercher ni à justifier ni à expliquer. M.R. — Mais dans notre logique d’êtres humains justement, en référence à cette situation de départ où l’Adversaire met Dieu dans une situation de défi en quelque sorte, comme si un pari était joué entre Dieu et l’Adversaire, ce n’est certainement pas de bon gré, sans une souffrance qu’il a dû bien dominer, que Dieu a accepté que la souffrance soit infligée à un innocent. Dès lors, si Dieu finit par répondre, à cette victime innocente qu’est Job, on aurait pu attendre, dans sa réponse, ne serait-ce que le signe d’une affection, d’une émotion de douleur, puisque qui aime quelqu’un ne peut pas rester indifférent devant sa souffrance. Or, Dieu ne paraît pas avoir cette affection particulière pour Job, affection avivée sans doute par le fait que Job souffre. Il y a là une énigme. J.C. — Oui, il y a une énigme très certainement, mais ce qui m’étonne, c’est de voir que Job n’ait pas contesté cette réponse. Au contraire, il va dire ensuite… enfin, tout se passe comme si enfin il avait compris. M.R. — Oui, c’est ça qui me surprend, il faut que nous le lisions maintenant. Pourtant, Job change radicalement d’attitude dès l’instant où Dieu a parlé. Au chapitre 42, il répond au Seigneur et il dit : "Je sais que tu peux tout et qu’aucun projet n’échappe à tes prises. Qui est celui qui dénigre la providence sans y rien connaître ? Oui, j ‘ai abordé sans le savoir des mystères qui me confondent. Ecoute-moi, disais-je ; à moi la parole, je vais t’interroger et tu m’instruiras. Je ne te connaissais que par ouï-dire. Maintenant, mes yeux t’ont vu. Aussi j’ai horreur de moi, et je me désavoue sur la poussière et sur la cendre". C’est surprenant, cette réponse de Job. D’abord il avait l’attitude de défi allant jusqu’au scandale et même jusqu’au blasphème. Tout d’un coup, il s’abaisse. Ce personnage qui n’avait pas baissé la tête depuis le début de ses souffrances s’incline, on ne sait pas pourquoi. Il s’incline certainement, bien sûr, devant la grandeur de celui qui se manifeste. Celui qui lui rappelle, justement, qu’il est grand et puissant. Job, à la limite, ne peut pas faire autrement que de s’incliner, mais tel que nous l’avons perçu pendant toute la durée de son épreuve et de son dialogue avec ses amis, il a paru comme un personnage orgueilleux, attendant une réponse précise et, sur le terrain même de sa souffrance, il s’incline, comme s’il avait eu la réponse qu’il attendait. J.C. — A vrai dire, la souffrance est une question. Il y a beaucoup de souffrances de par le monde et toutes peut-être sont destinées à rester comme des questions. Peut-être d’ailleurs qu’il faut qu’elles restent des questions et, le jour où elles ne seront plus des questions posées de façon âpre, eh bien, peut-être que ce jour-là, l’humanité, ou en tout cas ce qui fait la grandeur de l’homme aura cessé d’exister, le jour où nous ne nous interrogerons plus sur les questions. M.R. — Job dit (ce passage me paraît être une clé pour comprendre ce qui, au premier abord, paraît incompréhensible)… Il dit, au verset 5 du chapitre 42 que nous avons lu : "Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant mes yeux t’ont vu". Il y a dans ces deux phrases quelque chose qui manifeste qu’il s’est passé quelque chose de l’ordre de la reconnaissance. Si Job dit : Je ne te connaissais que par ouï-dire, c’est que Job ne connaissait pas vraiment Dieu. On lui avait parlé de Dieu et il avait prêté foi aux paroles qui lui avaient été adressées à propos de Dieu. Il avait réglé son comportement à partir de ces paroles, mais sans jamais avoir eu lui-même, semble-t-il, l’expérience de la relation directe avec Dieu. En quelque sorte, c’était une relation de confiance sans preuve. J.C. — Oui, mes yeux t’ont vu. Voir, dans le langage biblique, c’est connaître. J’ai vu, j’ai connu. Je suis vu, je suis connu. Mais cela aurait-il été possible sans cette longue épopée de souffrance qu’a traversée Job ? Ça l’a transformé, car on n’est jamais le même, après une grande souffrance, que nous l’étions avant. Il n’y a pas de transformation sinon à travers un processus de cet ordre-là. M.R. — On pourrait se dire, si Job n’avait pas connu cette grosse épreuve de la souffrance, qu’il aurait continué sa vie comme à l’ordinaire, une vie sans trop de problèmes, apparemment, comme on peut le supposer d’après le récit. Il se serait réglé, jusqu’à la fin de sa vie sur un ouï-dire, sans jamais toucher du doigt ce qui est de l’ordre de la véritable reconnaissance. De la même façon, Dieu se serait contenté de se féliciter, du haut de sa cour, d’avoir sur terre un personnage aussi admirable que Job. Ça ne l’aurait pas particulièrement rapproché de Job. En quelque sorte, il n’y aurait pas eu de relation entre Dieu et Job, dans laquelle ils se seraient véritablement reconnus l’un l’autre. Si, au départ, la question posée par Satan, c’est : "Est-ce que l’amour de Job pour Dieu est gratuit, véritable ?", la nature de la relation visée est celle de l’amour justement. Est-ce qu’un amour peut être considéré comme tel s’il n’a pas été mis à l’épreuve ? Une épreuve qui justement met en évidence la vérité. J.C. — En même temps, Job ne se contente pas de dire : "Mes yeux t’ont vu", mais il ajoute : "J’ai horreur de moi, je me désavoue sur la poussière et sur la cendre". Tout se passe comme s’il avait non seulement découvert Dieu, mais comme s’il s’était découvert lui-même au travers de ce passage à travers le feu. M.R. — Une question reste posée finalement à propos de la souffrance, puisque c’est le thème qui nous préoccupe tous, c’est la fonction de la souffrance. Faut-il, a priori, considérer que la souffrance a une fonction, c’est-à-dire qu’elle a effectivement un rôle à jouer, ou la souffrance est-elle de l’ordre des choses naturelles qu’il faut assumer comme il faut assumer tout le reste de l’existence et que c’est à travers la manière dont on assume la souffrance que se révèle la vérité de notre être, et la vérité de nos relations ? Je préfèrerais, personnellement, voir la souffrance avec ce simple statut. |