Carême 1967 : Aux sources de la liberté

LE PARI PERDU OU LE PRIX DE LA LIBERTÉ‚¬Â°

« Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? »

Luc 24/5

Job 14/7, 10, 12

Luc 16/27, 31

Actes 3/13-15

Apocalypse 1/18

1. LE SECRET DE PÂQUES

Nous posions la question en terminant la semaine dernière : comment des hommes ont-ils osé proclamer que le Dieu vivant occupait dans ce monde la place d’un homme exécuté ? Comment une poignée d’hommes insignifiants, ni savants, ni sages, ni spéculateurs, ni sociologues, ni spécialistes, comment quelques Juifs pêcheurs de poissons et petits fonctionnaires, et après eux, comme par ironie, un théologien ajouté après coup, ont-ils osé donner à la mort de Dieu un sens historique ? Comment des hommes ont-ils pu déclarer : « Vous avez tué le Prince de la vie » en sachant ce qu’ils disaient ?

C’est ici que nous atteignons les frontières de ce monde et l’extrême bord de notre réflexion et de notre existence, l’espèce de terrasse d’où notre regard portera non plus sur l’abîme de l’infini des années-lumière, l’infini d’en deçà et d’au delà de la mort, mais sur un fait minuscule et précis et qui concerne cet homme que nous suivons depuis le désert et que son refus d’appuyer sur aucun pouvoir du monde son autorité et sa liberté, conduit à l’échec et à la mort la plus atroce.

Il est très difficile d’en parler sans retomber dans le langage religieux ou mythologique, dans le langage du Tentateur. Disons qu’en tout cas il s’est passé quelque chose d’assez décisif et bouleversant pour transformer du tout au tout cette poignée d’hommes désemparés que l’arrestation, la condamnation et l’exécution de Jésus avaient plongés non pas dans le deuil seulement et les consolations de circonstance, mais dans un désespoir à la mesure de l’espérance qu’ils avaient mise en lui. « Nous avions cru que ce serait lui qui délivrerait Israël ». Oui, ils avaient cru tout ce que le Tentateur leur avait fait croire et, malgré tous les avertissements de Jésus, ils attendaient la manifestation, ils se préparaient à la prise du pouvoir, au grand miracle, au grand festin. Au lieu de quoi ce supplice ignoble et quelconque, cet effondrement sordide, ce cri désespéré d’un agonisant, la mort, la mort qui a tout englouti sans recours, la mort point final de la plus grande espérance qui se soit attachée à un homme, la mort de celui que l’on croyait être le Fils du Dieu vivant !

Il importe ici extrêmement de ne pas prendre la tangente, de ne pas s’évader du cercle infernal où la communauté des disciples est enfermée le soir du Vendredi Saint ; de ne pas inventer un au-delà où Jésus serait descendu de la croix ; de ne pas chercher après la mort l’exaucement refusé par Jésus au Tentateur. L’Ancien Testament ne nous le permet pas. A l’encontre de toutes les religions, les psalmistes, les prophètes, les sages, tous les témoins de l’Ancien Testament sont unanimes : la mort ne conduit nulle part, et surtout pas à Dieu. Elle n’est pas un lieu de communion, mais de séparation. Elle n’est pas retour, mais abandon. Elle n’est pas une issue, mais une fosse. S’il existe un Dieu vivant, un Dieu qui parle, c’est avant de mourir qu’il faut le rencontrer, l’entendre et le servir. C’est ici et maintenant qu’il parle. C’est avant la mort qu’il délivre de la mort et non après. Après, c’est terminé. La mort n’est pas la sortie d’un tunnel, à moins que les morts ne disent avec Hémery (Curriculum Vitae) : « Quand je suis sorti du tunnel, il faisait nuit ».

Oui, nous devons rappeler, car c’est essentiel à notre propos, si nous voulons dépister le Tentateur, que la mort n’offre aucune compensation en Israël, qu’elle n’y était point, comme dans les nations païennes, une réalité consolante, un passage vers un monde meilleur, une délivrance de l’âme qui s’évade du corps comme l’oiseau de sa cage, mais au contraire une voie de garage, un cul de sac, un trou dont on ne ressort pas, un lieu de déréliction totale où toute relation avec Dieu est à jamais rompue :
« Les morts dont tu n’as plus souvenir et qui sont retranchés de ta main » dit le Psaume 88.
« La mort ne te célèbre pas. Ceux qui choient dans le trou n’espèrent plus en ta fidélité » fait dire Esaïe (38/18) au roi Ezéchias qui ajoute : « Le vivant, le vivant seul te loue comme moi aujourd’hui ».
« L’homme meurt, et alors, où est-il ? », dira Job. « Il se couche et ne se relèvera plus ».

Jésus étant mort, les disciples n’ont aucune des consolations que les Grecs, les Egyptiens, les Malgaches, les Hindous, les Gaulois auraient à leur disposition, aucune de ces survivances rassurantes. Ils ne croient pas à l’immortalité de l’âme. L’homme n’est pas à demi-mortel et à demi-immortel ; il est un tout. La mort est totale ; le salut ne peut, lui aussi, qu’être total. Le salut n’est pas la survivance d’une partie de l’homme. En ce sens, il n’y a pas de salut au delà de la mort, mais seulement en deçà , dans la mesure où l’homme entier est arraché à la mort. C’est une marche arrière. « O toi qui m’as fait remonter des portes de la mort ! » dit le psalmiste. Impossible par conséquent de dire devant la croix : « Dieu a rappelé Jésus à lui » (quand Dieu appelle un homme à lui, c’est pour le faire vivre et non mourir) ; ou « Dieu avait besoin de lui » (quand Dieu a besoin d’un homme et l’engage, c’est pour travailler à sa vigne qui est plantée sur la terre et non sur Saturne) ; ou « Dieu lui réservait une meilleure part » (la meilleure part, c’est celle que Dieu réserve à Marie de Béthanie quand, assise aux pieds de Jésus, elle écoute sa parole, et non à Lazare quand il est enseveli) ; ou « Dieu l’a fait passer sur l’autre rive » (quand il est question d’une autre rive dans l’Evangile, c’est celle du lac de Tibériade et non celle du Styx de la mythologie grecque) ; ou encore « Jésus a regagné son domicile » (le domicile de Jésus n’est justement pas parmi les morts), etc etc Tout ce langage pieux, ce patois de Canaan funéraire n’a absolument pas cours dans cette équipe d’hommes qui assistent au supplice et qui enterrent celui qu’ils avaient cru être le Fils de Dieu et dont ils attendaient la délivrance d’Israël. Si Dieu a laissé mourir son Fils, cela ne peut signifier pour eux que deux choses : il n’a pas pu le sauver ou bien Jésus n’était pas son Fils. Dans les deux cas, c’est l’autre dieu, le dieu tentateur qui avait raison. Jésus a eu tort de ne pas l’écouter. Jésus s’est trompé de père. Jésus n’a pas su prendre les hommes. Il a parié sur une liberté qui n’existe pas. Il a tout perdu et nous a perdus avec lui. Où l’a conduit sa liberté ? Où est son sens ? Une potence n’est pas un but. Dieu n’a pas pu... il n’est pas Dieu. Ou il n’a pas voulu, et c’est alors que Jésus n’est pas son Fils. Personne ne songe à un troisième terme, d’ailleurs impensable, que le Père de Jésus soit vraiment un autre Dieu que celui que nous rêvons, un Dieu caché et inconnu, capable de renverser la situation et de faire que cette mort devienne la vie, que ce mort devienne le Vivant, que le non-sens de cette mort devienne le sens de l’Histoire, qu’en mourant, Jésus entraîne avec lui dans le néant tout ce qui nous anéantit, tout ce que lui proposait la Puissance des ténèbres, tous les pouvoirs de séduction et d’oppression, bref, tout ce qu’il a refusé. Que sa mort soit celle du Tentateur.

Nul ne pense à ce troisième terme qui intervient envers et contre toute attente, tout espoir et tout désespoir, et dont il est très difficile de parler sans retomber dans les embà »ches du Tentateur, et sans refabriquer du merveilleux, du religieux, du miraculeux, du mystifiant, toutes choses à jamais mortes sur la croix.

Il faut en parler cependant, et qu’avons-nous à dire d’autre, et qu’avons-nous dit jusqu’à présent de ce Jésus, sinon à cause de ce qui arrive deux jours après son exécution, quand ces femmes et ces hommes, chargés de lui « rendre les derniers devoirs », s’aperçoivent avec stupéfaction qu’il n’est pas parmi les morts et que ceux qui le chercheront parmi les morts ne trouveront rien, absolument rien, pas la moindre trace, pas le moindre reste mortel, pas la moindre relique ? Vide, le tombeau où nous l’avions laissé. On a violé sa tombe, on a volé son corps. Vides aussi les lieux et le temps de sa présence. L’historien et le journaliste ne trouvent que du vide. Cet homme mort sur une croix et enseveli, n’est pas parmi les morts. On peut dénombrer la cohorte innombrable des centaines de milliards de trépassés, le dénommé Jésus de Nazareth ne se trouve pas parmi eux. Il a bien appartenu à leur histoire, mais il en a été retiré. Il est vivant. Il n’appartient plus au passé mais à l’avenir. Il est devant nous. Il vient.

Il est vivant, non pas au sens de « il a survécu » ou « il a obtenu un sursis », mais : Mort et descendu dans la fosse où toute vie s’éteint et toute mémoire s’efface, son Père, le Père inconnu de ce fils de Marie, s’est souvenu de lui et, comme à l’instant où il sortait des eaux du baptême, l’a reconnu une fois encore et une fois pour toutes. Il n’a pas seulement violé sa tombe et volé son corps, il l’a appelé comme s’il vivait, il l’a retiré, il a retiré sa vie entière du trou de l’histoire, il l’a, en un mot qui est le cœur du monde et le commencement et la fin et la lumière du monde, un mot qui est la Révélation chrétienne, un mot qui échappe à tout ce que les hommes peuvent mettre derrière un terme religieux, Dieu l’a ressuscité d’entre les morts. Voilà le mot lâché ! Le mot qui gêne, qui fait peur, qui fait sourire, qui fait rire, qui fait hausser les épaules, depuis les Athéniens et les Juifs, auditeurs de Paul, jusqu’au cosmonaute qui prend soin de nous avertir que le cosmos est inhabité, et qu’il n’y a malheureusement pas, installé sur une station interplanétaire, un chef de gare à barbe blanche et son fils, un gars sympathique, pour l’aider à la satellisation des âmes.

Vous croyez à cette histoire, à ces récits de Pâques, vous croyez qu’on peut y croire à l’époque des fusées ? , Cher monsieur, ne jouez pas à M. Homais. Ce n’est jamais une preuve d’intelligence de prendre son interlocuteur pour un imbécile. Votre incrédulité serait-elle si mal assurée qu’elle ait besoin des fusées comme béquille ?

Voilà trois siècles que Pascal s’effrayait du silence éternel des espaces infinis. Et 2000 ans que Lucrèce jalonnait le parfait désert du déterminisme de la nature. La physique nucléaire n’est vraiment pas indispensable à notre incrédulité. On avait depuis longtemps d’autres moyens de découvrir l’absence de Dieu, et le silence de Dieu, j’allais dire la mort de Dieu... mais nous l’avons vu, la foi seule peut s’approcher d’un tel mystère et se tenir devant la croix. La science peut nous aider, à la rigueur, à détruire les idoles, à parcourir le silence de Dieu, mais pas à nous approcher de sa mort et de sa résurrection. Il y faut le témoignage des apôtres.

, Vous croyez donc à ce témoignage ? Vous croyez que Jésus n’est pas à chercher parmi les morts ? Vous croyez qu’il est vivant, que sa liberté est vivante, que sa justice est souveraine ? Vous croyez qu’en perdant son pari, il l’a gagné ? N’êtes-vous pas en train de vous payer de mots, de faire des jeux de mots ? N’êtes-vous pas un jongleur, assez habile je l’avoue, mais d’autant plus malfaisant ?

, Savons-nous ce que nous disons ? Je l’ignore. Mais, je sais une chose, c’est que les hommes du Nouveau Testament, eux, ne se paient pas de mots, mais de faits. Et tous leurs mots vont s’appuyer désormais à un fait sans lequel ils n’auraient pas de sens, et ne seraient pas les mots d’un apôtre, mais ceux d’un bavard. Si nous ne voulons pas être des bavards, il faudrait commencer par gagner avec eux le silence de la consternation, de la perplexité et de l’incrédulité , par les rejoindre dans le grand désert du Samedi saint, plus désertique encore et plus désolé que celui de Lucrèce ou de Nietzsche, de Pascal ou de Sartre, de Becket ou de Ionesco, le désert sans absolu ou, si l’on veut, le désert absolument vide du dérisoire et de l’absurde , les rejoindre là , pour essayer de les comprendre.

Quand Jésus leur en avait touché un mot, c’était du sanscrit ; quand les femmes sont venues leur raconter une histoire de tombeau ouvert, « elles sont folles, elles rêvent, ce sont des mythomanes », et même quand tous s’y mettent, il y a Thomas qui ne se laisse pas gagner par ce délire, qui ne se laisse pas mystifier : « Si je ne mets mes doigts dans ses plaies, je ne croirai pas ». Il y a les deux disciples d’Emmaà¼s qui s’en retournent dans leur village, maintenant que tout est terminé, et malgré les bruits qui courent, pour ne rendre leur deuil que plus amer.

Il est important d’être aussi dépouillé, aussi désarçonné que tous ces hommes. Il est important de ne pas croire plus que Thomas, ni que ce Saul de Tarse, ce Juif savant et pieux qui avait toutes les raisons d’estimer que de pareils mystificateurs devaient être éliminés par tous les moyens. Ah oui, tant mieux, si seulement nous n’y croyons pas plus que ces hommes ; tant mieux si notre Dieu pouvait être aussi mort que le leur. Il faut nous dépouiller de toute la crédulité accumulée dans nos cœurs et nos esprits par le Tentateur, pour réagir avec la même froideur, avec le même bon sens, avec le même refus de nous laisser « avoir » que Thomas.

Ne pas croire, ne vraiment pas y croire. La mort de Dieu au premier sens du terme, la mort du dieu de ma convoitise, la mort du dieu de ce monde, c’est la première étape, c’est la plateforme de bonne foi à partir de laquelle nous pouvons nous demander à quelle évidence extraordinaire et précise ces incrédules ont dà » se rendre, à quelle espérance ces désespérés ont dà » céder, qui a fait d’eux les témoins d’un événement qu’ils étaient aussi incapables de susciter ou d’inventer que de prévoir. Honnêtement, pouvons-nous ignorer que tous ces hommes ont été mêlés, bon gré mal gré, à une affaire et ont reçu un choc qui a changé leur incrédulité délibérée en une foi inexpugnable, leur peur en hardiesse et leur tristesse en joie ? Que s’est-il donc passé qui ait obligé tous ces incrédules ?...

, Obligé, dites-vous ? Mais vous êtes fou. Vous détruisez d’un mot tout ce que vous avez laborieusement tenté de nous faire avaler ces dernières semaines, à savoir que Jésus était libre et qu’il était mort pour refuser d’aliéner qui que ce soit.

, J’ai dit « obligé ». Je vous en demande pardon. Je retire ce mot. Mais lequel inventer pour dire ce qui s’est passé dans les yeux, dans les mains, dans les oreilles, dans le cœur de ces futurs témoins des choses qu’ils ne croyaient pas et qu’ils n’auraient jamais crues ? Quel mot faut-il employer pour désigner le mouvement qui fait revenir d’Emmaà¼s à Jérusalem ces deux hommes qui avaient peur de la nuit ? Jésus leur avait bien dit que « s’ils ne croyaient pas Moïse et les prophètes, ils ne seraient pas persuadés quand même un mort ressusciterait ». Ainsi l’événement de Pâques n’a en lui-même aucun pouvoir de persuasion et, si nous nous accrochons au miracle, nous sommes perdus, comme s’il nous fallait un Jésus descendu de la Croix. C’est la présence du Ressuscité comme sens de l’Ecriture, et comme accomplissement des promesses de l’Ancien Testament qui va provoquer leur découverte et entraîner leur décision. L’Ecriture seule ne le pouvait, mais aucun miracle ne le peut davantage. Les deux disciples d’Emmaà¼s ont beau la savoir par cœur, l’Ecriture est pour eux aussi morte que Jésus. Et Jésus a beau marcher à côté d’eux, ils ne le reconnaissent pas tant qu’il n’est pas devenu le sens de l’Ecriture. Il est mort dans leur cœur, qui pourtant, nous dit-on, se met à brà »ler à mesure que ce compagnon inconnu leur explique tout ce qui le concerne, et que l’Ecriture se met à vivre de la vie de Jésus, jusqu’à ce qu’éclate la reconnaissance dans le geste de rompre le pain. Oui, l’Ecriture vécue et vérifiée par Jésus, c’est-à -dire l’obéissance de Jésus au Dieu d’Abraham et de Moïse, contre les autres dieux et contre les représentants mêmes de ce Dieu aujourd’hui (les scribes assis dans la chaire de Moïse), l’interminable appel des prophètes à la fidélité exclusive au Dieu d’Israël qui tout d’un coup prend corps dans la résistance de Jésus au Tentateur ; , c’est bien cette conjonction de la parole prophétique et de la personne de Jésus, mort et ressuscité, qui est l’aspect décisif de l’événement de Pâques. Voilà ce qui persuade les apôtres, provoque leur témoignage et suscite leur liberté.

(Moïse et les prophètes ne suffisent pas à persuader, ne sont encore que le pain qui ne nourrit pas. Mais le tombeau vide et les apparitions d’un mort et tout l’entraînement d’un milieu chrétien ne suffisent pas davantage, ne sont encore que les miracles et les pressions refusées par Jésus. Si l’Ecriture ne nous donne pas le sens de la mort de Jésus et si la mort de Jésus ne nous donne pas le sens de l’Ecriture, si ces deux sens ne viennent pas se confondre et se révéler dans sa Résurrection, il n’y a pas de persuasion, il n’y a pas de foi).

« Obligés », non bien sà »r, les apôtres ne le sont pas, justement pas du tout comme l’auraient été les pharisiens si Jésus s’était jeté du haut du Temple, s’il était sorti de son incognito, s’il avait fait n’importe quoi de ce qu’ils s’attendaient à le voir faire pour manifester sa messianité, n’importe quoi de ce que le Tentateur faisait espérer de lui.

Il est clair que ce qui se passe après la mort de Jésus n’entre pas dans la chaîne des événements qui la précèdent. Jésus ressuscité n’est pas celui qui serait descendu de la croix, mais justement celui qui n’en est pas descendu et qui n’en descendra jamais, qui sera pour l’éternité l’Agneau immolé. Il y a juste la même différence entre ces deux Jésus qu’entre le Diable et Dieu, c’est-à -dire entre ce que nous appelons Dieu et ce que Dieu est en réalité. En ressuscitant, Jésus ne succombe pas à une ultime tentation, il ne fait pas un ultime effort pour répondre quand même au Tentateur et pour exaucer quand même nos convoitises. Le monde de la tentation, le monde de la religion est mort et bien mort sur la croix. L’événement de Pâques ne saurait en aucune manière devenir ce qu’aurait été un miracle de dernière heure, permettant â Jésus d’échapper à la mort et aux hommes d’échapper à la liberté de le reconnaître et de le suivre, c’est-à -dire d’être contraint, et captivé par ce miracle. L’événement de Pâques, parce qu’il se situe au delà de la vraie mort de Celui qui fut le vrai Fils du vrai Dieu, parce qu’il est la Révélation de cette mort comme refus absolu et définitif de tout ce qui pourrait devenir pour nous une aliénation, l’événement de Pâques ne saurait en aucune façon intervenir comme quelque preuve rendant la conviction obligatoire et fabriquant des esclaves chrétiens, mais par delà la mort de toutes les preuves, de toutes les magies, de toutes les séductions et de toutes les raisons, comme l’évidence d’une liberté qui éclate à la surface du monde ; une liberté de le reconnaître, une liberté de dire : « C’est le Seigneur ! », « Mon Seigneur et mon Dieu ! », « Christ est ma vie ! ». Une liberté jaillie de cette mort elle-même qui est la mort de tout ce qui me séduisait, de tout ce qui me captivait. Une liberté qui est la sienne et la mienne en même temps, puisqu’il n’a cessé de me l’attribuer et qu’il a payé le prix de cette attribution.

2. LE PARI DE JÉSUS

Reprenons les choses au départ, et serrons-les de plus près. Jésus refuse au désert tout ce qu’on lui offre pour nous « avoir ». Il refuse de nous croire esclaves et de nous traiter comme tels. Il refuse de nous prendre pour ce que nous sommes et par ce que nous sommes. Il parie pour notre liberté. Le fait est qu’il perd son pari lourdement et qu’il meurt atrocement solitaire sans que se soit révélé autour de lui un seul homme libre, sans que rien soit venu donner un semblant de raison à son attitude, sans que son Père témoigne quelque désapprobation à ses meurtriers. Mais voici qu’à Pâques son Père se révèle en lui donnant raison, en signifiant par ce geste de vie, par cet acte créateur, que Jésus ne s’est pas trompé, qu’il a fait ce qu’il fallait faire et que son Père lui demandait de faire, en payant de sa vie le prix de cette liberté qu’il nous a follement attribuée, de cette con- fiance qu’il a follement mise en nous, de ce pardon qu’il a follement distribué comme des chèques en blanc. Il nous aurait perdus s’il avait fait autrement ; mais il a pris le seul chemin qui pouvait le conduire jusqu’à nous. Il nous a rejoints par où nous ne l’attendions pas, et par où l’Adversaire n’avait aucun accès. Il a perdu son pari, mais cela n’a aucune importance, signifie Pâques ; ce qui est important, c’est qu’il ait parié pour nous ; c’est qu’il ait refusé de parier contre nous ; c’est qu’il n’ait jamais pris son parti de notre déchéance, c’est qu’il n’ait jamais désespéré. Vous êtes sauvés par ce pari que vous lui avez fait perdre et qui lui a coà »té la vie. A partir de cette mort que lui inflige votre convoitise et le refus de tout ce qu’elle le tentait de devenir, vous êtes libres, vous en êtes libérés. Prodigieuse pédagogie de Dieu ! Prodigieux traitement des aliénés par le Libérateur ! Ecoutez-le !

« Tu es celui que j’ai cru que tu étais jusqu’au bout. Tu es désormais celui en qui j’ai espéré contre toute espérance. Tu es celui que j’ai aimé jusqu’à la mort et tu n’es plus celui auquel j’ai dà » résister jusqu’à la mort. Tu n’es pas celui que ta convoitise me tentait d’exaucer. Et je ne suis pas celui que ta religion me tentait de devenir. Je n’ai pas succombé à la tentation que tu n’as cessé d’être pour moi, et c’est pourquoi tu n’es pas, tu n’es plus celui qui me tente, celui qui fait de moi une idole, celui qui m’exploite, celui qui a peur. En un mot, tu n’es plus un pécheur, ton péché est enlevé, tu n’as plus de péché. Tu es libre. Tu n’es plus un homme religieux, tu es un homme libre, c’est-à -dire un homme tout court. Si le Tentateur t’apporte la religion, moi, je t’apporte la liberté, la sortie d’Egypte, l’ouverture de toutes tes prisons, en un mot, le salut.

« Ecoute-moi bien : j’ai gardé ta liberté, je l’ai sauvée dans ma foi, dans mon amour et dans mon espérance ; je l’ai emportée dans ma mort comme le seul trésor qui valait que je donne ma vie. Je ne l’ai pas lâchée à ceux qui me criaient : « Descends de la croix et nous croirons ! ». Je suis mort avec elle. Et voici qu’elle m’a sauvé la vie. Si j’étais mort pour quelqu’autre raison, si j’étais mort au cours d’un accident de la prise du pouvoir, si j’étais mort comme finissent par mourir tous les maîtres du monde, si j’étais mort par erreur, si j’étais mort de maladie ou de vieillesse, ma mort serait définitive. Mais ta liberté m’a sauvé la vie. Elle était la volonté de mon Père qui ne voulait pas être libre sans toi et qui m’avait confié ton salut. En mourant pour ta liberté et avec elle, je rendais à mon Père la liberté de détruire la mort, de faire un geste qui ne contraindrait personne, un geste inaccessible à toute espèce de convoitise religieuse, un acte qui ne serait rien que le triomphe de la liberté de Dieu confondue avec la tienne et devenue la tienne, à travers ma mort ; un acte qui s’appelle Pâques et qui signifie : « J’étais mort, mais je suis vivant aux siècles des siècles ». Dieu est mort, non, Dieu était mort et sa mort ne fut que provisoire. Sa n’a duré que deux jours qui ramassaient en eux tous les jours de notre mort, toute l’histoire de notre mort. Le séjour des morts n’a pas pu contenir la mort de Dieu et ta liberté. Il a éclaté. Le moindre souffle de liberté, le plus petit geste d’amour détruit la mort. Le tombeau s’est ouvert. La mort de Dieu ne fut la mort définitive que de ce dieu que l’Ennemi a fait de toi et qui te liait et t’empêchait de connaître le Dieu vivant. Te voilà délié, te voilà mort, te voilà libre ! ». « Celui qui est mort est libre du péché » dit Paul.

Sommes-nous parvenus à destination ? Avons-nous saisi la signification de Pâques, le renversement de Pâques ? Comment, en pariant sa vie pour notre liberté, Jésus l’a sauvée et nous l’a rendue, de sorte qu’il peut se dire en toute vérité et sans qu’il y ait l’ombre d’un patois ou d’une illusion : notre Libérateur. On le voit : ce n’est pas notre foi qui nous sauve, non, c’est la foi de Jésus
 [1]
. , foi en ce que son Père a voulu pour nous. Notre foi n’est que reconnaissance de la sienne. Nous croyons en lui et nous entrons dans sa liberté parce qu’il a cru en nous et choisi de perdre la vie plutôt que la foi, préféré mourir que séparer la liberté de Dieu de celle de l’homme, le service de Dieu de celui de l’homme.

Elle est donc là maintenant, la liberté du monde et de chacun, la « vérité qui affranchit », à hauteur d’homme dans la mort et dans la vie de Jésus. A Pâques les apôtres ont tout simplement rencontré et découvert leur liberté. Ils se mettent à vivre du pari de Jésus. Ils deviennent ceux que Jésus a parié qu’ils étaient. Ils vivent de ce que Jésus a espéré jusqu’à la mort qu’ils deviendraient : des hommes libres. Croire, pour eux, c’est vivre de la foi de Jésus. Non pas d’abord de ce qu’ils croient que Jésus est, et qui pourrait contenir toutes les illusions de l’autosuggestion, mais de ce que Jésus a cru qu’ils étaient. Et de fait, la foi, l’amour et l’espérance de Jésus sont là , en chair et en os. La source d’eau vive est là , jaillissante : ils sont pour l’éternité ce que Jésus a cru. Ils vivent l’espérance de leur Seigneur. Ils sont libres. Pierre est libre, non plus de renier trois fois, mais de redire trois fois : « Tu sais que je t’aime ».

La résurrection du Christ n’a aucun sens hors de la transformation, hors de la recréation de sa communauté. Elle n’est pas un fait autour duquel nous puissions tourner avant de prendre une décision. Elle n’est l’objet d’aucune curiosité possible. Elle n’a pas sa réalité sans notre propre résurrection, sans cette liberté à laquelle nous naissons quand nous apprenons que « Dieu a fait Seigneur celui que nous avons crucifié » et qu’il a confondu en lui sa liberté avec la nôtre. Notre nouvelle naissance, notre libération, ou encore notre résurrection est tellement liée à la sienne que Paul peut dire : « Si les morts ne ressuscitent pas, alors Jésus n’est pas ressuscité ». Il est donc inutile de fatiguer nos cervelles d’esclaves pour savoir si oui ou non le tombeau est vide, si oui ou non l’événement de Pâques a eu lieu, comme ceux qui disaient à Jésus : « Prouve-nous qui tu es ! Ne nous laisse pas l’esprit en suspens ». Il n’est pas de remède à cette perplexité, pas la plus petite miette de nourriture pour les appétits du Tentateur. Répétons-le une fois encore et inlassablement : l’unique preuve de la Résurrection de Jésus de Nazareth, c’est, à l’ouïe de sa proclamation, la liberté avec laquelle nous nous lèverons pour attester que le pari que nous lui avons fait perdre à Vendredi Saint, Dieu le lui a fait gagner à Pâques ; que notre liberté est à la fois ce qui lui a coà »té la vie, et ce qui lui a sauvé la vie ; et qu’ainsi, désormais, par lui et avec lui, nous sommes ce que nous n’étions pas, ce que nous ne pouvions pas être, des hommes justes et véridiques, des hommes pacifiques et miséricordieux, des hommes nouveaux, des hommes vivants, des hommes libres.

Notes

[1Pierre Vallotton l’a bien souligné dans « Le Christ et la Foi » (Labor)