Carême 1986 : "NOTRE PÈRE" : LA PRIÈRE DE L’ESPÉRANCE

LE RÈGNE DU PÈRE : "...que ton Règne vienne"

"NOTRE PÈRE" : LA PRIÈRE DE L’ESPÉRANCE

Pasteur A. NICOLAS
22 février 1986

II
LE RÈGNE DU PÈRE : "...que ton Règne vienne"

 

Contre toutes les apparences, alors que le Notre Père prend souvent la forme d’une litanie quasi-machinale, d’une incantation inoffensive, d’une succession de vœux — de vœux pieux, pourrait-on dire —, contre donc toutes ces apparences, il est nécessaire de rechercher le caractère original de la prière de Jésus, la pleine signification des termes employés, la portée, subversive comme disent certains, qu’ils avaient en ce temps-là, et redécouvrir que ces quelques mots : "Père, que ton règne vienne", sont à la fois :

— une affirmation publique,
— un engagement,
— un cri d’espérance.

C’est ce que les historiens des deux premiers siècles nous permettent de comprendre en rappelant qu’à un certain moment du culte, on renvoyait ceux qui n’avaient pas encore été baptisés — les catéchumènes. Ne restaient alors pour célébrer l’eucharistie que ceux qui, ayant mesuré les risques de confirmer leur foi dans le Seigneur vivant, l’avaient manifestée en demandant le baptême.

Eux seuls prononçaient le Notre Père. Le Président disait alors la formule conservée dans la liturgie de Saint Chrysostome :

Daigne nous accorder, Seigneur, d’oser avec joie t’invoquer comme Père, et de dire ensemble :
"Notre Père qui es aux cieux...".

Osons dire... Pourquoi oser ?

C’est ce que nous voudrions comprendre pour retrouver un peu du secret de l’Evangile, car prier n’est-ce pas chercher à exprimer l’essentiel de son désir, de sa conviction et de son espérance ?

Une question de vocabulaire tout d’abord.

Depuis que les Eglises de France se sont mises d’accord pour une traduction commune, nous disons : "Que ton règne vienne", mais l’on continue par habitude à parler des paraboles du Royaume.

Il n’y a dans cette diversité rien de troublant ; c’est un problème de traduction : Jésus, qui parlait l’araméen ou l’hébreu, a utilisé un mot — malkout — qu’on retrouve à peu de choses près en arabe, dans les passages du Coran qui parlent aussi du Royaume de Dieu : "Gloire à celui qui détient en sa main la royauté de toutes choses" (36/83). Mais, quoiqu’il en soit, le terme grec utilisé dans le Nouveau Testament pour tous ces passages — basileia —, peut se traduire indifféremment en français par les termes de Règne ou Royaume, évoquant successivement la souveraineté du Roi et le lieu où cette souveraineté s’exerce.

Le fait de privilégier l’une ou l’autre de ces traductions peut avoir à la longue des effets très différents. Par exemple, la préférence donnée à certaines époques au mot Royaume, avec ses connotations territoriales, a facilité la confusion, lourde de conséquences, entre le Royaume de Dieu et les royaumes terrestres qui s’installaient.

Bref, de l’avis de tous, et sauf cas particuliers, il est préférable d’utiliser le mot Règne : le Règne du Père, que ton Règne vienne.

I — Le Royaume et ses résonances

Avant d’aborder ce que l’Ecriture nous dit de ce règne, je vous propose de prendre conscience tout d’abord de ce que l’expression évoque dans nos habitudes de pensée, dans les schémas que nous héritons de notre histoire, passée ou présente.

Deux exemples :

— En 1985, de nombreuses manifestations ont commémoré en France le 3° Centenaire de la Révocation de l’Edit de Nantes. A cette occasion, on a évoqué le règne de Louis XIV, de ce roi qui, sous certains aspects, a contribué à la grandeur de la France, mais qui reste le type de la monarchie absolue, voulant tout gouverner, y compris les convictions et les consciences de ses sujets.

Ceux qui ne voulaient pas se soumettre (les protestants à cette époque) ont été, ou obligés de partir à l’étranger, ou envoyés aux galères ou en prison.

On ne peut malheureusement pas dire que cet événement : la révocation, et les réactions qu’il a suscitées en Europe, aient mis définitivement fin aux despotismes et dictatures de tous genres. Au moins peut-on affirmer qu’il a contribué à une prise de conscience telle qu’il sera difficile de revenir en arrière.

J’évoque rapidement en entracte l’usage du mot Règne dans les domaines plus connus du sport, du cinéma, de la vie artistique : on parle du règne de Greta Garbo, du règne de Platini, de Martina Navratilova, ou de tel roi du rock, mais l’on sait que ces royautés passent vite.

— Mais voilà qui est plus sérieux. Nous sommes entrés dans le règne de la technique : cela ne veut pas dire que nous soyons déjà gouvernés par des robots perfectionnés. Mais l’ignorant que je suis dans ce domaine sait, comme vous, qu’une dynamique irrésistible est en cours, rien ne pourra arrêter les chercheurs, les scientifiques, les techniciens d’aller jusqu’à l’extrême limite des possibilités humaines, de telle sorte que la vie — sociale, personnelle — est déjà et sera de plus en plus dominée par les techniques se mettant en place un peu partout.

L’homme en est-il maître ? En sera-t-il encore maître demain ? Vous savez que c’est une des plus graves questions qui se posent journellement dans tous les domaines ; la mise en place des Conseils d’éthique en est un signe, et l’on sait que le Vatican comme le Conseil Œcuménique suivent attentivement ces démarches.

Ces deux exemples : le règne de Louis XIV,
le règne de la technique,
permettent assez bien de comprendre, me semble-t-il, la tension constante qui traverse l’histoire de l’humanité et que chacun de nous vit à sa mesure.

— D’une part, l’homme a tout fait et fait tout, au cours de sa longue et cependant si courte histoire, pour acquérir toujours plus de pouvoir, pour dominer sur la création, les êtres vivants et les choses, selon la formule résumée dans le 1° chapitre de la Genèse où Dieu dit à l’homme — à l’homme et à la femme — : "Soyez féconds, remplissez la terre et soumettez-la".

Dans ce but, libération nécessaire des chaînes et des pouvoirs qui entravent ou semblent entraver le développement de l’homme, dans les domaines physiques, politiques, économiques, psychologiques, religieux. Libération du joug des divinités, de l’arbitraire des rois et des autorités, de l’étroitesse des morales, des forces obscures qui agissent au fond de l’inconscient ou de la mémoire collective des peuples... Dans un effort gigantesque et permanent pour devenir le maître de la création et même s’il existe des limites reconnues encore aujourd’hui comme infranchissables — par exemple, celle de la mort — personne ne se risquerait à prétendre qu’il ne faut pas les affronter.

— Mais, d’autre part, à tout moment, la tentative est là — faut-il dire la tentation ? — décrite avec perspicacité dans les chapitres 2 et 3 de la Genèse, d’être autre chose qu’une créature, de vouloir devenir le maître absolu, n’ayant en face de lui ou en lui ni règle à observer, ni prochain à respecter, ni Dieu à adorer… poussant donc l’homme à devenir comme Dieu, à devenir Dieu.

C’est dans cette humanité où nous sommes, marqués par cette tension qui parcourt notre histoire, qu’à travers les témoignages bibliques, des prophètes d’Israël aux apôtres de Jésus, une même parole se fait entendre, qui se cherche, se précise peu à peu pour devenir claire, visible, incarnée dans ce Juif de Nazareth.

Les évangiles la résument en quelques flashes :
Le règne de Dieu est proche ; repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle ;
Le règne de Dieu est au milieu de vous ;
Il vous a été donné de connaître les mystères du Règne de Dieu ;
Allez et annoncez la Bonne Nouvelle du Règne ;
Cherchez le Règne de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît.
Père, que ton Règne vienne.

II — Le Règne du Père

Règne ou Royaume des cieux ; Règne ou Royaume de Dieu.

Ces expressions qui sont équivalentes, tiennent une place considérable dans le Nouveau Testament, plus de 130 fois, avec une forte concentration dans l’évangile de Matthieu. Il est impossible d’évoquer ici toutes les paraboles : le Règne de Dieu est semblable à... celle du levain qui fait lever toute la pâte, du trésor caché dans un champ, de l’invitation au festin, de la mauvaise herbe qui lève en même temps que le blé.

Impossible également de faire une synthèse des images de ce règne qui n’est pas un Royaume avec des frontières : on y entre, on y accède, on le cherche, on le reçoit, on lui appartient, etc...

On ne peut procéder que par approches successives :

a) en premier lieu, ce Règne, cette souveraineté, cette présence qui est l’essentiel de la vie de chacun et le centre mystérieux de l’histoire universelle, il s’est approché, il est devenu proche de nous dans la personne de Jésus de Nazareth.

L’Evangile raconte l’entretien avec les disciples de Jean-Baptiste envoyés vers Jésus : "Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ?".

Et Jésus répondit : "Allez dire à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres" (Matthieu 11/2-6).

Autour de lui se rassemble le peuple des Béatitudes : les pauvres, les malades, les persécutés, les méprisés ; mais contre lui les tenants de tous les pouvoirs se réunissent, et les démons se rebiffent. Il n’apporte aucune garantie, il attend d’être cru sur parole, d’être accepté avec confiance. Sa présence met à nu l’orgueil et le mensonge, et à ceux qui l’acceptent, elle signifie le pardon et rend possible la guérison.

Peut-on dire en d’autres termes, qu’elle est la présence de la Réalité ultime dont Jésus dit que nous pouvons l’appeler Père ? La présence qui veut être pour chacun la vie et l’être, sa libération et sa paix, sa plénitude et sa joie, celui dont la volonté seule en définitive compte, car elle n’a comme motif et comme objectif que l’amour ?...

Il est difficile de savoir exactement ce qui s’est passé dans les cercles qui ont connu, entendu et suivi celui qui inaugurait ainsi ce Règne. Nous savons au moins qu’ils ont été mis en marche, que les bouches se sont ouvertes contre toutes les menaces, et que la même Parole souveraine qui était devenue chair et avait été clouée sur la croix sous Ponce Pilate... continue son œuvre à travers l’histoire. "Nous recevons un royaume inébranlable" dira l’auteur de la lettre aux Hébreux (12/28).

b) Mais — et c’est le deuxième aspect — ce Règne n’a rien à voir avec ce que nous connaissons des royautés ou des puissances de ce monde ; le cortège des Rameaux où l’on dira : "Béni soit le Roi qui vient au nom du Seigneur" n’a rien à voir non plus avec les défilés massifs sur la Place Rouge ou les cortèges assourdissants dans la 5° Avenue.

Le Règne du Père qui s’est approché en Jésus, reste pour notre temps un règne caché, voilé, contesté, crucifié, exilé, en quelque sorte, un Règne comme non-pouvoir.

Si j’essaie pour ma part de comprendre ce cheminement, difficilement accessible à la raison, je ne peux l’apercevoir que dans l’approche du mystère de la Sainteté de Dieu et de l’amour du Père, qui veut à la fois prononcer un Non radical à tout ce qui est contraire à la Vie, et dire un Oui sans réserve, en Jésus-Christ, aux hommes qu’il veut délivrer du mal et de la mort. C’est ainsi qu’il nous approche à travers un homme comme nous, sujet à toutes les tentations, à la mort comme nous, et voulant jusqu’au bout obéir à la loi du Père.

C’est bien en ce Jésus crucifié, établi Fils de Dieu avec puissance par sa résurrection d’entre les morts, que le Règne de Dieu s’approche. Comme tel et pas autrement, il est le centre de l’histoire, son vrai sens, son avenir ; comme tel, il demande à être reconnu, accepté et attendu, un règne comme non pouvoir.

c) Mais dans cette approche, il met en question nos constructions et nos réalisations ; il signifie un jugement prononcé sur nos vies et nos royaumes, qu’ils soient privés, familiaux, nationaux ou ecclésiastiques. C’est pourquoi la première conséquence de sa présence ne peut être que le repentir, la constatation et la souffrance de ce que nous sommes, dans un changement de direction qui s’appelle conversion. Repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle.

A partir de là, tout est à construire, à reconstruire dans la liberté et le risque de la foi, tout devant s’ordonner, se réorienter comme autour d’un puissant aimant ; relisez à cet égard la parabole du jugement dernier dans Matthieu 25/31-46, autour de ce point OMEGA... dont nous ne savons rien sinon qu’il sera encore la présence de Celui qui était, qui est et qui vient, et qui s’est approché de nous en la personne du Christ.

III — Et maintenant, que faisons-nous quand nous osons dire : Père, que ton Règne vienne ?

Il me semble pouvoir y discerner 3 temps ou 3 aspects.

1)celui de l’affirmation

Prier ainsi, c’est se situer par rapport à cet événement qui a nom Jésus-Christ ;

C’est accepter d’appartenir à ce règne et d’être déterminé par sa volonté ;

C’est affirmer ce que l’on désire vraiment pour soi et pour les autres ;

C’est le choisir, par le oui de la foi.

Certes, il est des moments, des circonstances où le choix est clair, c’était le cas pour les premiers chrétiens, c’était peut-être le cas pour les protestants de France au moment de la Révocation de l’Edit de Nantes.

Et l’évêque Desmond TUTU disait à Paris il y a quelques mois qu’à la différence de ce qu’il constatait en Europe, il était plus facile d’être chrétien en Afrique du Sud, car au moins les termes du choix sont clairs.

Mais, à certains moments, nous avons de la peine à discerner les enjeux, à moins que, comme les invités au repas de noces dans la parabole (Luc 14/15-24), nous soyons passés maîtres dans l’art de trouver des excuses.

Et cependant, l’alternative est toujours là : vous ne pouvez servir deux maîtres, vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. A chaque période de l’histoire, et pour chacun, il faut décider qui nous voulons servir.

Nous sommes devant des choix inéluctables, et l’événement de la prière, c’est la possibilité d’exprimer notre désir : malgré les craintes, les calculs et les doutes, nous voulons accepter la grâce qui nous est faite et le service qui nous est offert.

Ce fut l’honneur, ou simplement l’humble fidélité de l’Eglise confessante en Allemagne, de déclarer à Barmen, le 31 mai 1934 : "Jésus-Christ, selon le témoignage de l’Ecriture Sainte, est l’unique Parole de Dieu ; c’est elle seule que nous devons écouter ; c’est à elle seule que nous devons confiance et obéissance dans la vie et dans la mort". Oui, à l’époque, ce fut un choix, radical, risqué et dangereux, mais le choix de la vie.

Quels sont nos choix aujourd’hui, à travers nos engagements collectifs et nos décisions cachées ?

Tous, chrétiens engagés ou hésitants, chercheurs ou athées, pour notre vie personnelle et nos choix de société, ne sommes-nous pas invités à nous situer :
— du côté de la vie et non de la mort,
— du côté de l’amour et non de l’égoïsme,
— du côté de l’espérance et non de l’absurde,
invités à demander avec conviction que le Règne du Père vienne, c’est-à-dire à accepter comme Seigneur celui qui est au centre de cette nouvelle création ?

2)Le deuxième aspect, c’est celui de l’engagement.

Que ton Règne vienne : prier ainsi, c’est accepter d’entrer dans la dynamique de ce Règne. Les conséquences en seront examinées de plus près avec la demande suivante : que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Mais tout est déjà là, dans cette simple phrase. Reconnaître le Père à travers la vie et l’enseignement de Jésus, c’est s’approcher d’une personne qui entraîne à sa suite, qui envoie en son nom, qui met en mouvement. "Le Règne de Dieu vient avec puissance" dit Paul dans les Corinthiens 4/20, qui emploie le terme grec : dynamis — et quand l’on prie pour qu’il vienne, on accepte d’être entraîné dans cette dynamique.

On voudrait la résumer d’un mot qui pourrait devenir un mot d’ordre. Mais l’Evangile utilise plusieurs termes qui pourraient tous en être la clé : libération, paix, justice, amour,... Et les images des paraboles du Royaume sont tellement variées qu’il est vain d’en chercher une synthèse. Jusqu’à la fin, tout auditeur attentif de l’Ecriture, tout homme à la recherche du Royaume, pourra y puiser des trésors nouveaux.

Ne faut-il pas alors se contenter de dire que celui qui prie pour la venue du Règne accepte lui aussi d’être mis en route, à la recherche du Règne et de sa Justice ? Et dans cette dynamique, chacun pour sa part et tous ensemble comme Eglises, deviennent les témoins, les partenaires actifs d’une tension continue en eux-mêmes et dans le monde.

Peut-être penserez-vous que c’est bien banal. Lisez ou relisez donc dans cette optique les rapports et les conclusions de la Conférence Mondiale tenue à Melbourne en 1980, par la Commission de la Mission et de l’Evangélisation du Conseil Œcuménique, sur le thème général : Que ton Règne vienne ! Comme le disait alors l’actuel Secrétaire Général du COE, le Pasteur Emilio CASTRO, "nous discernerons la présence des réalités dernières dans la lutte pour les réalités avant-dernières". La dynamique du Règne qui vient, elle s’inscrit dans les tâches quotidiennes, dans la vie familiale, dans le développement des dons confiés à chacun, dans le combat contre la faim, contre toutes les atteintes aux droits légitimes de l’homme et de la femme, contre la torture, l’injustice…

Ecoutez donc cet extrait du théologien Käsemann à Melbourne : "Jésus n’était pas un révolutionnaire. Mais sa venue dans le monde a eu des conséquences révolutionnaires, et celles-ci étaient inévitables. Car un conflit universel éclate chaque fois que celui qui est appelé Roi des Rois, revendique sa création, chaque fois que la vérité et le mensonge se disputent un être humain, chaque fois que le Crucifié arrache son Royaume aux tyrans et détruit les œuvres du Démon. Il faut considérer tout service chrétien, au sens le plus profond du terme, comme une sorte d’exorcisme, d’expulsion des esprits mauvais. Ce dont notre monde a besoin, c’est que l’on exorcise partout ses démons... Nous ne sommes pas appelés à faire plus, mais nous ne sommes pas appelés, non plus, à faire moins.

Cela signifie que nous ne devons pas laisser le royaume des démons en paix, mais nous devons l’attaquer sur tous les fronts". Que ton Règne vienne !

3) — Enfin, un troisième aspect, celui de l’Espérance.

La prière nous a tournés…
— vers la révélation du Père en Jésus-Christ,
— vers la rencontre du frère avec Jésus-Christ,
— et maintenant vers l’attente de son établissement.

Comment aborder ce troisième aspect tourné vers l’accomplissement de la promesse, vers l’établissement du Règne du Père pour tous, vers le retour du Fils de l’homme dans la gloire, vers la Révélation dévoilée ?

J’essaie de le saisir à ma mesure : le Règne de Dieu ne peut pas se borner à une simple réalité invisible, chaleureuse, dans le cœur de quelques croyants, même s’ils sont 144 000 comme l’affirment certains groupements à partir de l’Apocalypse.

Si l’Evangile de Jésus est la révélation d’un amour qui emplit de reconnaissance une vie d’homme en lui permettant d’aimer à son tour la loi du Père et les prochains de ses frères, il ne peut plus le laisser en repos devant sa propre vie, devant la souffrance des innocents et le scandale des injustices. Il pousse à son tour ce cri qui revient si souvent dans les psaumes : Jusques à quand ? Et il demande avec impatience le moment où tous se réjouiront, les uns avec les autres et dans la présence du Père, dans ce Règne dont les paraboles, les prophéties de l’Ancien Testament, les visions de l’Apocalypse nous parlent dans un langage symbolique que nous ne pouvons qu’essayer de déchiffrer et d’interpréter, ce règne où il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur...

Mais cette attente est une véritable souffrance. Les disciples demandèrent à Jésus : "Dis-nous quand cela arrivera et quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde" (Matthieu 24/4).

Quand ? Certains historiens estiment que les années 70 à 80 de notre ère ont été difficiles pour les Chrétiens d’alors ; ils attendaient vite un retour dans la gloire du Seigneur crucifié. Comment accepter qu’il ne vienne pas encore, et continuer à attendre ? Il ne nous reste que cette réponse conservée dans l’Evangile : "Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne les connaît, ni les anges dans les cieux, ni le Fils, mais le Père seul... C’est pourquoi tenez-vous prêts, car le Fils de l’homme viendra à l’heure où vous n’y penserez pas".

Attente active : tous ceux qui s’associent à cette prière de l’espérance deviennent, sans le chercher, des protestataires contre la résignation et le désespoir. Leurs cris d’espérance, leurs rêves, leur recherche de la justice peuvent revêtir les formes les plus diverses.

Je pense au rêve de Martin Luther King, prononcé à Atlanta le 28.08.1963, dont voici quelques extraits :

"Je fais un rêve aujourd’hui.

Je rêve qu’un jour l’Etat d’Alabama... se transformera en une terre où les petites filles et les petits garçons noirs pourront donner la main aux petites filles et aux petits garçons blancs, et aller ainsi, la main dans la main, comme des sœurs et des frères.

Je rêve qu’un jour les vallées seront élevées et les collines et les montagnes abaissées. Ce qui est inégal sera aplani, et ce qui est tordu sera redressé. Et la gloire du Seigneur sera révélée, et toute chair la verra.

Quand nous laisserons résonner la liberté, quand nous la laisserons résonner dans chaque village et chaque hameau, chaque Etat et chaque ville, nous pourrons hâter les jours où tous les enfants de Dieu, Noirs et Blancs, Juifs et Gentils, Protestants et Catholiques pourront se prendre par la main et chanter les paroles du vieux négro spiritual : "Enfin libres ! Enfin libres ! Grâce en soit rendue au Dieu tout-puissant ; nous sommes enfin libres !".

Plus modestement, je pense au document du Centre de Villemétrie : "Appel aux hommes d’espérance" ou encore à la petite phrase de l’Assemblée du protestantisme à La Rochelle en 1983, peut-être naïve politiquement, mais ouverte sur l’avenir provisoire d’un "gel nucléaire". De toute façon, la question reste posée : comment devrait se manifester aujourd’hui en France, en Europe, la protestation des chrétiens contre la résignation et le désespoir, qui soit le visage concret de leur attente du Règne qui vient ?

Jusqu’à la fin... avec la création toute entière qui gémit et souffre, avec le peuple d’Israël qui, martyrisé au long des siècles, combat avec son Dieu pour qu’il tienne sa promesse... avec ceux qui pleurent, les pauvres, les persécutés pour la Justice, nous demandons ardemment : que ton Règne vienne !

Jusqu’à la fin, nous serons comme des mendiants, disait Martin Luther King.

Jusqu’à la fin, nous serons tenus par la Parole, témoignée dans l’Ecriture ; nous aurons les signes du pain et du vin, offerts à tous : "car toutes les fois que vous mangez de ce pain, et que vous buvez de cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne".

Jusqu’à la fin, sans oublier aucune des étapes parcourues dans notre réflexion :

la prière — comme affirmation de la foi,
— comme engagement de l’amour,
— comme impatience de l’espérance,

il est enfin possible — c’est l’Evangile qui le dit — de vivre le présent :

— sans crainte du lendemain :
"Ne vous mettez pas en souci pour le lendemain. Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume".

— confiants comme des enfants :
"Laissez les petits enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi, car le Royaume des Cieux est pour ceux qui leur ressemblent".

Maranatha, c’est le dernier mot de la Bible :
Oui, je viens bientôt !
Amen, viens, Seigneur Jésus !