Carême 1967 : Aux sources de la liberté

LE TRIOMPHE DE LA LIBERTÉ

Job 19/25-27

Luc 24/36-39

Romains 4/17, 14/7-8

Jean 7/17, 14/15

1. UNITÉ DE L’HOMME

Nous voici parvenus au seuil de la liberté définitive, devant l’homme qui a parié sa vie pour elle, perdu son pari, et que son Père, ce Père inconnu qui l’avait reconnu le jour de son baptême et que Jésus a écouté, choisi et servi obstinément parmi les mille voix du Tentateur, ce Père qui l’a abandonné sur la Croix pour savoir si vraiment Jésus attacherait plus de prix à la liberté des hommes qu’à sa propre vie, ce Père dont Jésus a respecté jusqu’au bout la liberté en refusant de le tenter et de l’imposer, ce Père est libre aujourd’hui, oui, libre de rendre la vie à son Fils, de révéler ainsi qu’il était bien son Fils et qu’il a bien fait de mourir pour notre liberté. Dans la résurrection de Jésus triomphe absolument la liberté de Dieu et celle de l’homme. Dans la résurrection de Jésus se déploie tout ce qu’il n’a cessé de croire et d’espérer pour nous de la crèche à la croix, une liberté humaine intégrale, la pleine et totale liberté d’être un homme. Il n’y manque rien, car le ressuscité est pleinement et strictement celui qui est mort sur la croix. La première condition de notre liberté est l’identité absolue du Ressuscité et du Crucifié. C’est bien lui qui est vivant et non pas un autre, et non pas une partie de lui ; non pas son double, son fantôme, son âme ou son esprit. « Voyez mes mains, c’est bien moi ! ». La résurrection de Jésus, c’est la liberté de l’homme tout entier, dans son corps sur la terre. Nous avons perdu nos chaînes. Nous n’avons pas perdu notre corps et nous ne sommes pas sans lui. La révélation de l’unité de notre être qui nous est faite à Pâques est aussi importante que celle de l’unité du Père et du Fils. L’identité absolue de l’homme mort sur la croix et de l’homme ressuscité à Pâques, sur laquelle insistent lourdement tous les récits évangéliques, signifie que nous sommes un et indivisible, que les verbes vivre et mourir ne peuvent s’appliquer qu’à l’homme tout entier et confirment la vision pessimiste et radicale de la mort que nous avions déjà notée dans l’Ancien Testament, ainsi que la prodigieuse certitude de Job s’écriant au fond de l’abîme : « Je sais que mon Défenseur est vivant, qu’à la fin il se lèvera sur la terre. (Oui, le Défenseur de Job s’est levé sur la terre au matin de Pâques)... Et de ma chair je verrai Dieu. Mes yeux le verront et non ceux d’un autre. Je le verrai lui- même. Mon cœur se consume d’attente... ».

Donc : c’est bien lui que je verrai. C’est bien moi qui le verrai. De ma chair et non « quand je serai délivré de ma chair », comme on l’a interprété en détruisant le sens du texte. Les apôtres ne sont pas délivrés de leur chair quand ils voient leur Seigneur â Pâques. Et le Seigneur n’est pas délivré de sa chair quand il se montre à eux. L’intuition prophétique de Job s’accomplit mot à mot dans les récits de Pâques. C’est cette unité qui fait que les apôtres le Vendredi Saint perdent leur Maître, et à Pâques le retrouvent, non pas à moitié mais totalement. Ce n’est pas un autre maître, ce n’est pas un maître diminué ou augmenté. C’est Lui. Et devant Lui, c’est Pierre, c’est Jean, c’est Jacques, c’est André, c’est moi, c’est toi, c’est nous ; et rien d’autre, rien de plus que cette relation nouvelle de personne à personne qui est la liberté, et qui est l’amour.

2. LIBERTÉ DE VIVRE ET DE MOURIR

Nous n’avons pas la possibilité d’en faire ici l’inventaire, mais nous dirons que la liberté est avant toute chose celle d’être soi-même. Je ne connais personne qui l’ait dit de façon plus belle et plus simple que Roger Breuil dans « Augusta » (p. 130) :

« ...A travers cette épreuve, Dieu appelait Augusta. Elle le comprenait maintenant. Il ne l’appelait pas à devenir une Augusta différente, pieuse, raisonneuse, combative , mais une même Augusta, plus profondément elle-même et fidèle à son Dieu. Il ne s’agissait pas d’être impassible devant la souffrance. Elle pouvait pleurer. Il ne s’agissait pas de comprendre le pourquoi de la mort. Elle pouvait ne pas comprendre. Devant elle s’ouvrait une permission illimitée d’être Augusta, car elle ne pouvait être Augusta que dans la main du Seigneur ».

« Cela lui parut d’abord si curieux qu’elle ne put s’empêcher de sourire. Elle aurait voulu se retourner pour examiner cette Augusta inconnue... Pour la première fois elle se sentait heureuse... délivrée de la honte qui pesait sur elle... Il lui fallait seulement ne jamais perdre le fil du courant des eaux paisibles, celles qui jaillissent pour la vie éternelle. Et Augusta se penchait au-dessus de l’autre courant, celui de la petite rivière qui coulait sous les arbres dans la vallée. Il était paisible et silencieux. Les peupliers en marquaient le passage, puisaient en lui la fraîcheur que leurs feuillages scintillants semblaient rendre à l’air nocturne ».

« La permission illimitée d’être "Augusta" ! ». Comment dire mieux la liberté fondamentale qui nous
vient de la rencontre avec le Seigneur ressuscité ? Liberté d’être soi-même. Liberté d’assumer sa condition humaine ; pouvoir vivre et pouvoir mourir. Plus d’échappatoire. La liberté, c’est de pouvoir être pleinement non pas celui que je rêve ou que j’invente, mais celui que Jésus a parié sa vie que je serais. Ma liberté, c’est de vérifier sans cesse qu’en ressuscitant, Jésus a bien gagné son pari. Il n’est de vie éternelle que dans cette liberté d’assumer notre condition de créature mortelle. Etre soi-même, être un homme, être une créature de Dieu, c’est la liberté de mourir et de vivre. Je ne puis vivre que si je puis mourir, si je m’accepte dans ces frontières de ma condition humaine qui furent celles de Jésus ; si Dieu est pour moi, comme pour Anne, celui qui « fait mourir et qui fait vivre », ou pour Abraham « celui qui donne la vie aux morts et appelle les choses qui ne sont pas comme si elles étaient ». C’est l’apôtre Paul qui interprète ainsi la vocation d’Abraham à travers sa propre expérience du chemin de Damas ; et nous sommes là devant l’expression unanime de ce qu’ont éprouvé dans l’histoire biblique tous ceux qui ont entendu la Parole du Dieu vivant, du Père de Jésus ; expérience simultanée de la création et de la résurrection ; rencontre de celui qui donne la vie et qui rend la vie. Et perte dans cette rencontre de l’il1usion d’une préexistence (Dieu appelle les choses qui ne sont pas) et d’une post-existence ou d’une survivance (Dieu donne la vie aux morts).

Point capital de la connaissance du vrai Dieu et de notre délivrance, car l’illusion qui se dissipe ici était justement provoquée par le Tentateur qui soufflait à nos premiers parents : « Vous ne mourrez pas, vous serez des dieux ». Un dieu, ça ne meurt pas en effet, c’est tentant. Pourquoi ne pas être un dieu ? Un Immortel ? Pour donner prise à sa promesse et endormir sa victime, le Mystificateur divise l’homme et le persuade qu’une partie de lui-même survit à la mort et qu’ainsi il est comme les dieux. Mais si les dieux sont morts, que devient l’âme immortelle ? Elle s’est évaporée sur la croix avec toutes ces divinités qui n’ont jamais existé. Nous ne sommes pas des immortels, et nous étions prisonniers d’un mensonge. Nous vivions de la Parole du Tentateur. Nous n’étions pas libres de mourir et c’est pourquoi nous n’étions pas libres de vivre. Nous n’étions pas des créatures. Nous n’acceptions ni de n’avoir été, ni de ne plus être ( ). Nous étions comme des dieux. Des dieux captifs d’un corps mortel, mais dont ils s’échapperont bientôt. Le dualisme de la plupart des religions n’est-il pas le bon moyen d’esquiver la Révélation ? Si elle est immortelle, l’âme n’est pas créée. Elle est une émanation de la divinité, elle « procède » de Dieu (comme il est dit du Saint-Esprit), étincelle divine tombée dans la chair. La chute n’est pas la chute de l’homme, mais la chute d’un dieu dans l’homme. Peu importe que ce soit dans un seul corps ou dans plusieurs corps successifs comme le veut la métempsychose. Je ne me battrai pas contre elle. Si l’âme est immortelle, j’avoue être séduit par cette possibilité de séjours variés dans divers corps et rôles humains, et cela n’est pas pour déplaire à l’humeur vagabonde de l’homme contemporain.

Si je ne suis pas identique à mon corps, si mon corps et mon âme peuvent être séparés, si mon corps est un costume de théâtre interchangeable et qu’il m’est donc loisible de jouer plusieurs rôles successifs, soit ! Dès l’instant que nous ignorons ou tournons le dos à l’événement de Pâques, c’est-à -dire à la Révélation de l’identité corporelle du crucifié et du ressuscité, et trahissons l’ensemble du témoignage biblique, peu importe alors que notre croyance en l’âme immortelle prévoie un seul ou plusieurs points de chute, un seul ou plusieurs séjours terrestres. Et peu importe que notre croyance en Dieu soit monothéiste ou polythéiste, que le mensonge soit unique ou multiple. En fait, il n’est question dans l’Ecriture que d’un seul Tentateur. Ce n’est pas pour nous le rendre plus sympathique. Les dieux innombrables ne sont que les facettes multiples de la seule Puissance des ténèbres. « Vous serez comme Dieu » ou « Vous serez comme des dieux », est-ce bien différent ? En quoi le monothéisme serait-il moins dangereux que le polythéisme, si c’est le même Tentateur, le même Pouvoir du Néant, le même tenancier de tous les asiles d’aliénés qui les produit tous les deux, qui nous envoà »te et nous répète sur tous les tons : « Vous êtes dieux. Vous voyez clair. Vous êtes immortels. Vous n’avez ni commencement ni fin. Il y a eu l’accident de votre naissance, mais tout sera réparé à votre mort quand votre âme regagnera le grand foyer de la lumière ». Non, le déisme ni le monothéisme n’ont de quoi nous rassurer. Car il y a un seul Tentateur comme il y a un seul Père du Fils unique de Dieu. Et le « Dieu » d’un monothéisme universel peut aussi bien être celui qui fait descendre Jésus de la Croix que celui qui ressuscite le Crucifié. La Tentation demeure. Le choix demeure entre les deux pères possibles. Il n’y a aucune sécurité religieuse, jamais, nulle part, hors du choix que Jésus a fait de son vrai père. Et l’un des aspects de ce choix se traduit ici pour nous par : unité ou morcellement de la personne humaine, c’est-à -dire résurrection des morts ou immortalité de l’âme. Caractère unique et importance décisive de cette vie présente qui ressuscite, liberté incomparable de la vivre une fois pour toute l’éternité, ou éparpillement de notre personne au cours de plusieurs histoires et dilution de notre âme dans la divinité. Qui n’a découvert en Christ la liberté d’être lui-même, la liberté de mourir et de vivre, n’a point encore rencontré le Seigneur ressuscité. Il est encore séduit par la religiosité païenne qui est centrée sur l’au-delà , et la survivance des morts, et qui contredit sur toute la ligne la vérité chrétienne. On peut même conclure assez curieusement que si « la mort de Dieu » ne peut avoir de sens que chrétien et si toute la théologie trinitaire ne fut qu’un essai de l’interpréter, « l’immortalité de l’âme », elle, ne peut avoir de sens que païen. Elle nie la création, elle nie la résurrection, elle nie l’unité de la créature, elle nie le fait élémentaire que celui qui donne la vie peut la reprendre, et qu’une vie créée n’est immortelle que si son créateur lui confère, dans la souveraineté et la liberté de sa grâce, l’immortalité.

Or, c’est justement cette liberté de la grâce, sauvée par la résistance de Jésus au Tentateur, qui nous est révélée et donnée dans la résurrection. Pâques nous arrache à l’impossibilité de mourir et à l’impossibilité de vivre qui sont les lacets où nous tient ficelés le Père du Mensonge. (Les convulsions du « Roi se meurt », d’Ionesco, en sont une expression singulière). Si des siècles de chrétienté cléricale et de foi chrétienne obligatoire furent sa revanche au plan social et politique, des siècles d’envahissement de l’Eglise par la croyance en une âme immortelle furent sa revanche au plan individuel. On est alors bien gardé hors de toute liberté. On ne risque pas de croire si l’on est obligé de croire. On ne risque pas de vivre si l’on est immortel. On ne risque pas de mourir si la mort est escamotée. On ne risque rien de tout ce que Jésus a risqué pour nous du désert à la croix, une vie d’homme libre sans cesse contestée par le Tentateur, et abandonnée de Dieu. On ne risque rien du pari de Jésus ; et le fait qu’il l’a perdu avant de le gagner n’a pas de sens si nous sommes des immortels, si nous avons déjà la liberté et la vie. Jésus n’est qu’un supplément religieux qui devient vite un superflu.

Serions-nous encore les prisonniers d’un christianisme obligatoire et de croyances que nous n’osons décroire ? Aurions-nous peur de perdre les sécurités que Jésus a refusées pour nous, et de n’être rien d’autre, corps et âme, que celui qu’il a créé et rendu à la vie ? Aurions-nous peur de vivre et de mourir, quand « nous vivons pour le Seigneur et quand nous mourons pour le Seigneur », c’est-à -dire quand notre vie et notre mort ne sont plus rien d’autre que l’objet de son pari, la réponse à sa confiance ; et quand son Père, notre Dieu, est celui qui a fait de son fils unique, l’enjeu de notre liberté ?

3. LA LOI DE LA LIBERTÉ

Avons-nous peur d’elle, peur de n’en pas discerner les contours et de n’en pas mesurer les risques ? Eh bien, c’est pourquoi Dieu intervient ici avec sa Loi pour décrire, dessiner, contenir la liberté et nous garder en elle ; cette Loi qui a pris corps en Jésus et qui devient dans sa bouche ressuscitée le chant triomphal de la liberté. Si nous n’avons pas compris la loi de cette manière, il est à craindre que notre foi au Ressuscité ne soit encore qu’une croyance dont il n’y aurait pas grand inconvénient à ce qu’elle soit démolie.

« Je suis le Sauveur qui t’ai délivré de l’Adversaire, délivré du mensonge, des idoles, de la peur et de la mort, tu n’auras pas d’autre Seigneur que moi ». Pour être libre et le rester, il suffit de n’avoir pas d’autre Seigneur que lui. Telle est la loi que l’apôtre Jacques appelle la « loi de la liberté », la loi qui ne « supprime pas mais qui exprime la liberté » (M. Réveillaud), la loi qui est la bonne nouvelle de notre libération, c’est-à -dire de ce que désormais nous pouvons faire. Ainsi le disait déjà Bonhoeffer dans son Ethique : « Le commandement divin est permission. Il se distingue de toutes les lois humaines en ordonnant la liberté » (p. 232).

Vous vous en souvenez, nous avons vu Jésus se réfugier dans le premier commandement pour tenir tête à la tentation d’asservir les nations : « Tu serviras Dieu seul ! », et sauver ainsi la liberté du monde. C’est encore son obéissance à cet autre commandement : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » (tu ne le provoqueras pas !) qui sauve la liberté de Dieu. Et c’est toujours son obéissance à cet autre commandement : « Tu ne vivras pas de pain seulement, le pain sans la Parole ne te suffira pas » qui sauve la relation de Dieu et de l’homme, la liberté de la rencontre entre le Dieu qui parle et l’homme qui écoute. On peut ajouter, bien sà »r, tous les commandements, en particulier : « Tu ne prendras pas le nom du Seigneur en vain ! » (Tu ne mettras pas son nom sur les entreprises de l’Ennemi. Tu ne confondras pas son nom avec celui d’un dieu. Tu ne lui rendras pas de faux témoignages).

Notre liberté est entièrement contenue dans l’obéissance du Christ et exprimée dans la loi qu’il a accomplie. La loi est donc pour nous à la fois le rappel de son obéissance et l’expression actuelle, concrète et victorieuse de ce Royaume qu’il a conquis pour nous et où nous sommes entrés. La Loi monte la garde aux frontières de la liberté, qui sont celles de notre humanité, l’humanité de Jésus-Christ. Si nous en convoitons une autre, alors malheur à nous ! La transgression de la loi prend une dimension absolue, car elle est agression contre la liberté du Christ et une « syncope de la liberté » de l’agresseur. C’est Kierkegaard qui appelle le péché une « syncope de la liberté », et que peut-on faire alors pour cet homme, pour cette Eglise qui connaît « le seul nom par lequel nous puissions être délivrés » et qui prend ce nom en vain ?

Transgresser la Loi, c’est perdre la liberté (c’était pour Israël retourner en Egypte ou à Babylone). C’est la seule chose à craindre, et non pas la souffrance ou la mort provoquées par les idoles, et moins encore l’athéisme. Que des chrétiens souffrent l’injustice, cela est douloureux et déplorable, cela doit nous engager à toutes les intercessions et à toutes les interventions nécessaires, mais cela n’est point à craindre, cela n’est point désespérant, cela ne pervertit point le témoignage et ne touche pas à la fidélité du Christ. Cela ne concerne pas notre problème. Quand nous disons : « Ne nous soumets pas à la tentation », nous ne demandons pas d’abord de ne pas subir d’injustice, mais de ne pas en commettre. Commettre l’injustice au nom du Christ, voilà qui est sans espoir, voilà le triomphe de l’adversaire. Je prends un exemple facile et tout chaud : quand un candidat aux élections gouvernementales, qui a tué de ses mains un Noir, déclare : « J’exprime ma profonde gratitude aux bons chrétiens du Mississipi pour leur soutien... Ayons tous le cœur pur pour défendre ce qui est juste avec l’aide de Dieu tout-puissant », oui, quand un raciste assassin emploie ce langage pieux, ou quand d’autres justifient l’apartheid au nom de la Parole de Dieu, ou quand nous apprenons par une récente enquête en France que l’antisémitisme augmente « avec l’âge et la pratique religieuse », alors nous pouvons gémir et crier, nous pouvons déchirer nos robes pastorales et fouler nos croix huguenotes, alors nous sommes couverts de honte, car nous n’avons plus le droit d’être chrétiens ; l’adversaire triomphe, non parce qu’il nous fait souffrir, mais parce qu’il nous fait triompher, parce qu’il a mis la vérité au service de l’infamie, de sorte que tout homme digne du nom d’homme ne peut que se détourner d’elle.

Voilà qui est grave, absolument, et non pas l’athéisme. Il n’est qu’un danger pour l’Eglise : la transgression de la Loi, spécialement le 3° commandement : « Tu ne prendras pas le nom du Seigneur en vain » parce que, « quand le sel a perdu sa saveur, avec quoi la lui rendras-tu ? ». C’est ici que le Tentateur triomphe, non pas quand il crucifie le Christ, mais quand il le met au service de sa cause et lui fait rendre par les chrétiens de faux témoignages. L’art du Tentateur n’est point d’abord de persécuter l’Eglise mais de devenir son Christ, de détruire sa liberté en détruisant en elle l’obéissance de Jésus, en y érigeant un Evangile sans Loi, c’est-à -dire un Jésus qui n’a pas obéi à la Loi, qui n’a pas parié jusqu’au bout pour notre salut, ou bien une Loi sans Evangile, une Loi qui ne contient pas l’obéissance et la liberté de Jésus, une Loi qui ne peut faire alors de nous que des pharisiens et devenir l’instrument privilégié de notre convoitise religieuse et de notre propre justice.

Le triomphe de la liberté, c’est très précisément le triomphe de l’obéissance de Jésus à la Loi. La Résurrection, c’est la vie éternelle de cette obéissance, et pas d’autre chose. C’est par cette porte étroite que nous entrons dans le Royaume de la justice et de la paix. C’est par cette porte que la création entière entrera pour participer à la liberté des enfants de Dieu. Il ne peut y avoir une foi quelconque en la Résurrection du Christ hors de son obéissance à la Loi, hors de cette décision qu’il a prise pour nous face au Tentateur. « La vie éternelle, c’est de connaître l’envoyé du seul vrai Dieu », dit Jean. Et qu’est-ce que le connaître sans son obéissance ? Qu’est-il hors de son obéissance, sinon le Tentateur ? « Si quelqu’un veut faire la volonté de mon Père (cette volonté qui était notre délivrance), il connaîtra que ma parole est de Dieu ». Il n’est de connaissance du Père et du Fils que dans la participation à l’obéissance du Fils au Père, et dans la demande incessante faite au Père de ne pas nous soumettre à la Tentation, c’est-à -dire de ne pas nous laisser oublier un instant la victoire de son Fils sur le Tentateur.

4. DIMENSION DE LA VICTOIRE

Reste à souligner l’aspect communautaire de ce triomphe : si l’obéissance de Jésus a été de parier sa vie pour la liberté des hommes et que nous avons ainsi dans sa résurrection la liberté d’être nous-mêmes, liberté définitive et illimitée, comment cette liberté pourrait-elle se concevoir un seul instant sans celle des autres, puisqu’elle a été dans son essence le pari pour la liberté de l’autre ? La liberté que j’ai d’être moi-même, en Christ, c’est la liberté que j’ai de parier pour mon prochain, non pas d’un pari arbitraire ou téméraire, mais fondé dans l’espérance qu’en Christ il a comme moi et avec moi la liberté définitive et illimitée d’être lui-même, et qu’ensemble nous formons sur la terre la communauté des hommes libres que rien au monde ne pourra distraire ni dissocier. La liberté que nous avons chacun d’être nous-mêmes est au service de la liberté que chacun des autres a d’être lui-même. Il est impossible que l’obéissance du Christ produise une autre liberté que celle-là , ou alors nous l’aurions confondue avec celle du Tentateur. Jésus a refusé jusqu’à la mort d’être libre sans nous. Comment pourrions-nous faire de sa liberté ressuscitée une liberté sans les autres, une liberté qui ne soit pas celle de l’autre ? Comment puis-je garder la liberté du Christ sans qu’elle soit celle de mon prochain, ou son pardon sans qu’il soit celui de mon prochain ? Ici encore la loi est la gardienne de mon salut. Si je n’aime pas mon prochain comme moi-même, sa liberté comme la mienne, je l’ai perdue, je suis perdu. Il y a là un niveau de solidarité qu’on ne peut se figurer sans le vivre. C’est le mystère de l’Eglise, de ces hommes libres les uns avec les autres et les uns pour les autres, et les uns par les autres ; « compagnons de royauté et de patience », comme dit l’Apocalypse. Cette liberté est le caractère spécifique de la communauté chrétienne. « Quels que soient, dit Michel Bouttier, les liens de solidarité qui puissent cimenter des destinées analogues dans l’assujettissement au péché et à la mort, ceux-ci ne souffrent aucune comparaison avec le lien de vie qui réunit dans la justice , "les enfants de Dieu dispersés" » (« En Christ », p. 106).

Les sources de la liberté sont intarissables. Mais elles jaillissent en un temps et en un lieu extraordinairement précis, la mort et la résurrection de cet homme qui s’est appelé Jésus de Nazareth. « Toutes nos sources sont en Lui ». Car la liberté qu’il nous a acquise par son pari n’est que la condition du déploiement de l’amour, de la justice, de la vérité, de la paix, de la joie. Là où l’homme est sauvé, c’est-à -dire tout simplement libéré de ses dieux et de la convoitise par où le menait l’Adversaire, là où l’homme est libre, là peut se déployer dans toute sa dimension humaine, l’obéissance du Christ à son Père, le bonheur des béatitudes. Rendu à la liberté, l’homme est rendu à tout ce que Jésus a fait pour elle. Tout devient possible à l’intérieur des frontières marquées par les commandements. « Celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais, et même de plus grandes ». Tout est possible, oui et même un miracle. Si l’homme est libre, il n’a plus à avoir peur des miracles, il peut même en demander. Tout le ministère royal de Jésus est réintroduit dans la liberté de Pâques. Les signes que Jésus a dressés pour signaler la proximité du Royaume, et qui éveillaient dangereusement la crédulité de l’esclave, ces signes ne font plus que tressaillir l’espérance de l’homme libre. Ils peuvent être donnés et reçus en tremblant, non pas comme l’intrusion d’un merveilleux séduisant, mais au contraire comme l’attestation que Jésus a gagné son pari, que tout lui a été remis, et qu’il peut se permettre , en attendant de revenir juger les vivants et les morts, établir son Royaume et « détruire ceux qui détruisent la Terre » (Apocalypse 11/18) , il peut se permettre çà et là une petite anticipation, une petite réparation des dégâts de l’Adversaire, une guérison, une rencontre, une vision, un signe de vie particulier que n’accomplit pas un Jésus se jetant du haut du Temple ou descendant de la Croix, mais le Ressuscité ; un miracle qui ne répond pas au Tentateur, mais à la foi d’une prière humble et libre.

Oui, tout est possible par delà cette radicale impossibilité faite au Prince de ce monde, faite à toutes nos idolâtries, de franchir le seuil de la Croix. Tout est possible dans la liberté de Pâques, gardée par l’obéissance de Jésus jusqu’à la mort. Tout est possible à ceux qui sont morts avec Jésus. La vie éternelle est ici, présente et secrète, dans toute parole libre, dans tout geste d’amour. L’éternité est partout où l’acte de foi, d’amour et d’espérance répond à la parole donnée. Partout où la parole donnée suscite l’acte de foi, d’amour et d’espérance.