Carême 1980 :

LES ENFANTS D’ABRAHAM

PREMIER ENTRETIEN :

LES ENFANTS D’ABRAHAM

Entretien animé par le pasteur Philippe de Robert
avec la participation du pasteur Daniel Atger

 

PASTEUR DANIEL ATGER
Soyez les bienvenus, chers amis auditeurs, à ce premier rendez-vous du Carême 1980. Demain après-midi à Notre-Dame de Paris comme ce soir dans ce studio de France-Culture, des chrétiens vont s’adresser à des femmes et à des hommes qui ne partagent pas nécessairement leur foi mais qui, tous, comme eux et avec eux, assument et affrontent les grandes questions et aussi les grandes épreuves de notre temps.

Il y a entre nous, sachez-le bien car c’est un lien très fort, une solidarité d’existence qui donne à nos convictions et à nos choix, si divers soient-ils, une sorte d’urgence et de nécessité communes. Embarqués sur le même navire, secoués par les mêmes tempêtes, il nous arrive certes de réagir de façon contradictoire, mais nous ne pouvons pas nous passer les uns des autres. Si la foi des uns n’est ni un luxe ni une nostalgie, nous pensons aussi que ce qu’on appelle l’incroyance des autres n’est pas davantage une tare ou un manque.

C’est dans cette volonté d’un respect mutuel et d’une écoute fraternelle et attentive que nous voudrions vous rencontrer sur le terrain de votre vie quotidienne et accueillir avec vous une Parole qui nous met en marche non seulement les uns vers les autres, mais, nous le croyons, ensemble vers un avenir possi­ble, un avenir différent de tout ce que nous pouvons craindre ou imaginer.

Nous avons demandé, cette année, à notre ami le pasteur Philippe de Robert, de conduire ces entretiens. Philippe de Robert est l’un des animateurs bibliques de la région parisienne. Comme il aime et connaît bien l’Ancien Testament, ces livres qui nous viennent de la Tradition juive et que le peuple d’Israël appelle la Torah, nous avons tout naturelle­ment pensé à lui pour entreprendre ce parcours de la « grande épreuve » d’Abraham, thème de notre Carême 1980.

Avec lui, Jean-Claude Dubs, pasteur à Enghien, Philippe Soullier et moi-même, pasteurs de l’Eglise réformée de l’Annon­ciation, nous nous entretiendrons en chemin, un peu comme les disciples d’Emmaà¼s, espérant être rejoint par Celui qui nous fait découvrir le visage de Dieu quand il ouvre à nos cœurs et à nos esprits d’hommes d’Ecriture Sainte.

Philippe de Robert, pour introduire ce soir ce cycle d’entre­tiens, qui ont déjà fait l’objet d’une recherche préalable d’un certain nombre de groupes bibliques, pourriez-vous nous dire sous quel angle et dans quelle perspective vous les concevez ?

PASTEUR PHILIPPE DE ROBERT
J’aimerais avant tout que ce soit l’occasion d’une vraie rencontre , rencontre entre ceux qui écoutent et ceux qui par­lent , mais aussi à travers l’aventure d’un homme, Abraham, que nous suivrons pas à pas, l’occasion d’une rencontre avec Celui que nous appelons Dieu. Même si la possibilité d’une telle rencontre est toujours ouverte à tout homme, en tout temps et en tout lieu, nous avons besoin d’y être invités, d’y être aidés, d’y consacrer du temps. Or, ce temps du Carême, qui, selon la tradition chrétienne, nous conduit vers la fête de Pâques, est comme une invitation à cette rencontre. Et d’ailleurs, les chré­tiens ne sont pas les seuls à ressentir cette nécessité : les Juifs et les Musulmans connaissent aussi ce temps de la rencontre, du rendez-vous avec Dieu. Pour les Juifs, c’est tout d’abord le jour du sabbat, qui se termine ce soir où, après les six jours de la semaine, l’homme se tourne vers son Créateur, mais c’est aussi la grande « convocation d’automne », où depuis le Nouvel An (Rosh Hashana) jusqu’à la fête des Tabernacles (Soukkôt) en passant par le jour du Grand Pardon (Yom Kippour) chacun est invité à se présenter devant l’Eternel. Et pour les Musulmans, c’est tout d’abord le Ramadan, mois de jeà »ne et de prière, mais aussi pour ceux qui le peuvent, le pèlerinage de La Mecque, culminant dans la station du croyant devant Dieu sur la montagne, qui évoque justement le sacrifice demandé à Abraham.

Et, croyez-moi, nous avons tous besoin de ce temps mis à part pour faire le point, pour retrouver les sources d’une vie authentique. Notre existence, en Occident du moins, est si hachée, précipitée, si monotone aussi parfois (je pense particu­lièrement aux malades et à tant d’autres), que nous ne prenons plus garde aux saisons, nous ne savons plus faire de halte, laisser des plages de temps en temps où puisse se manifester quelque chose d’autre que la succession quotidienne de souci, de tra­vaux, de luttes, de souffrance, d’espoirs et de déceptions, quelque chose d’autre que le flot de paroles qui vient battre nos oreilles. Le Carême pourrait être, pour chacun de nous, ce pèlerinage aux sources, ce temps de silence d’où peut jaillir une vraie Parole.

PASTEUR DANIEL ATGER
Mais le Carême, c’est aussi un temps d’épreuve. Une sorte de longue marche dans la nuit, un déracinement de nos posi­tions acquises, de nos certitudes faciles, une mise en question de cet univers familier dans lequel nous nous enfermons et où les mots nous servent davantage à nous rassurer qu’à communiquer.

C’est bien pour cela que nous avons choisi pour compagnon et pour référence cet homme nommé Abraham.

Abraham qui, au seuil de l’histoire humaine, apparaît comme le plus grand et le plus prestigieux des pèlerins de l’Absolu, des ancêtres spirituels de l’humanité.

PASTEUR PHILIPPE DE ROBERT
En effet, Abraham, c’est l’homme qui, le premier, a joué sa vie et la vie des siens à long terme, sur cette rencontre avec Dieu. Cet homme, comme le dit le Coran (Sourate 3,67), n’était ni Juif ni chrétien, n’appartient à aucune confession, mais Juifs, Chrétiens et Musulmans le reconnaissent comme ancêtre. Ancêtre selon la chair, ou du moins selon la culture, puisque ces trois religions sont de même origine sémite, et ont à tout jamais leurs racines dans les déserts du Proche-Orient. Mais aussi et surtout, ancêtre selon l’esprit, car il est pour chacun le modèle de l’homme croyant, celui qu’elle propose à tout homme comme projet d’existence. Ainsi les enfants d’Abraham, qu’ils se consi­dèrent entre eux comme cousins ou comme frères, ont en com­mun une même référence fondamentale, et sans doute une même responsabilité au sein de l’humanité : témoigner du vrai Dieu.

PASTEUR DANIEL ATGER
Mais là , justement, surgissent une foule de questions. D’abord, il n’est plus possible aujourd’hui d’affirmer Dieu comme une notion reçue, comme une sorte d’évidence préalable à laquelle tous devraient consentir. Il faudra sans cesse préciser de quoi et surtout de qui nous parlons. Que signifie pour nous, aujour­d’hui, cette familiarité, cette intimité d’Abraham avec cette Parole qui vient d’ailleurs et qui pourtant oriente et détermine son histoire et ses pérégrinations ?

N’est-ce pas précisément à l’école d’Abraham que nous pou­vons redécouvrir aujourd’hui toutes les conséquences de la mort des dieux ? Si les idoles et les idées grâce auxquelles nous pou­vions domestiquer les dieux de la tribu sont déboulonnées de leur piédestal, c’est en grande partie à Abraham que nous le devons ! N’est-ce pas lui, le premier, qui a fait cette expérience décisive, déterminante qu’il se passe toujours quelque chose quand l’homme écoute un Dieu qui parle, un Dieu qui vient, qui fait advenir, qui se présente comme un partenaire et un allié et non plus comme la figure lointaine et muette des vieilles terreurs sans cesse renaissantes ?

Il faut quand même avoir cela à l’esprit et à la mémoire quand nous nous imaginons que notre époque a tout réinventé en ce qui concerne nos rapports avec Dieu !

Et puis, vous avez fait allusion à ceux qui se considèrent comme les héritiers légitimes d’Abraham : Juifs, Chrétiens et Musulmans. On peut se demander parfois s’il n’y a pas capta­tion d’héritage, détournement d’un bien commun, chacun pré­tendant tirer, si j’ose dire, la couverture à soi ou confisquer à son profit ce qui appartiendrait à tous.

Enfin, malgré les velléités de dialogue et les intentions offi­ciellement exprimées, on assiste plutôt, aujourd’hui, à un regain de fanatisme, à une sorte de réveil intégriste. Quand on prétend détenir la vérité, peut-on encore se réclamer d’Abraham ?

Les enfants d’Abraham apparaissent, en tout cas aux yeux de l’opinion publique, plus ou moins mal informée, comme des enfants... terribles ! La mobilité de la Parole aurait-elle fait place à l’immobilisme ou à la sclérose de l’Ecriture ? Le noma­disme spirituel d’Abraham et son étonnante jeunesse, malgré les soixante-quinze ans que la Tradition biblique lui attribue au moment où il entreprend sa longue marche vers l’Ouest, se retrouvent-ils chez ceux qui se réclament de lui tout en fixant plutôt leurs yeux sur le passé que sur l’avenir d’un monde en mutation ?

Redoutables questions qui témoignent peut-être de l’ignorance dans laquelle nous sommes des religions du Livre. Les connais­sons-nous autrement qu’à travers le prisme déformant des médias ? Et voilà que ces questions surgissent sans cesse dès que nous portons les regards vers le Proche ou le Moyen-Orient, vers ces points chauds du globe où s’est déroulée, voici plus de quatre millénaires, cette course à l’avenir, ce parcours de foi et d’espérance qui défie le temps et la mémoire des hommes.

Mais, avant de reprendre ces questions, dites-nous, Philippe de Robert, ce que nous apprend la science contemporaine quant à l’existence et à l’environnement historique et culturel de ce mystérieux personnage qui surgit au seuil de la Bible dans son face-à -face avec Dieu.

PASTEUR PHILIPPE DE ROBERT
Sur le personnage d’Abraham, l’histoire nous apprend peu de choses, j’entends l’histoire officielle, celle des grandes civili­sations de l’antiquité, celle dont les archéologues recueillent les traces. Car l’histoire d’Abraham est une histoire de famille, et c’est dans sa famille , entendue au sens très large de clans, de tribus, de peuples puis de communautés religieuses , à travers une tradition orale maintes fois reformulée, que se sont transmis puis que se sont fixés, dans la Bible puis dans le Coran, les souvenirs qui nous permettent de le connaître , ou du moins de connaître ce qu’en disent ses enfants ! Comment donc, à travers ces textes qui sont surtout des témoignages de foi, peut-on se représenter l’existence prophétique de cet homme ?

Il apparaît en tout cas qu’Abraham était un marginal ; parce qu’éleveur de petit bétail, il devait mener une vie de semi-nomade, habitant avec les siens sous la tente et se déplaçant en quête de terrain de pacage. Mais marginal aussi parce qu’appelé un jour à quitter le pays de ses ancêtres pour s’aven­turer dans les zones inconnues.

Et c’est là que se manifeste celui qu’Abraham appelle son Dieu : c’est l’auteur de cet appel mystérieux à prendre le large, à s’arracher aux parcours habituels pour découvrir de nouveaux horizons. C’est aussi celui qui conduit la marche, parce que seul il connaît la destination, celui qui fait découvrir les nou­veaux pâturages. Il joue, à l’égard de l’homme et de son clan, le rôle du berger à l’égard du troupeau : rôle de guide, de nourricier, de protecteur. C’est une sorte de compagnon invisible qui se déplace avec les siens, qui leur donne l’impression que leur sort est pris en main, et donc l’assurance de se risquer sans crainte dans l’inconnu. On ne lui donne peut-être pas de nom, mais on sait que celui qui a conduit le père continuera à conduire le fils, de même que la sollicitude du berger s’étend de l’une à l’autre des générations du troupeau. Présence fidèle, mobile, protectrice, exigeante aussi, puisqu’elle dérange et entraîne tou­jours plus loin vers un avenir qui n’est jamais la répétition de ce qui a été.

Telle est la divinité qu’Abraham, le nomade, le marginal, a découverte à travers les expériences de sa vie, et en qui ses enfants reconnaîtront à leur tour leur Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

PASTEUR DANIEL ATGER
Si vous me le permettez, j’ouvre ici une parenthèse. Car le nom que porte ce personnage biblique dont l’historicité s’avère tout à fait probable n’est ni indifférent ni insignifiant. Ce n’est pas un nom générique ou banal. Comme toujours dans la Bible, il expose ou explicite la vocation, le destin de celui qui le porte. Abram ou Abiram, premier nom sous lequel est désigné l’interlocuteur privilégié de Dieu, signifie « mon père est en haut » ou « mon père est élevé ». Nous constatons ainsi que ce nom n’est pas neutre. Il engage d’une certaine manière la foi de celui qui le porte. Il le réfère à une paternité différente de celle dont les hommes font généralement l’expérience.

Autrement dit, l’image du père dont témoigne toute la vie et toute la foi d’Abram échappe dès l’origine à l’ambiguïté des relations humaines toujours perturbées ou perturbantes. Nous savons bien, Freud nous l’a suffisamment répété, que ces rela­tions père-fils sont marquées, abîmées par les rapports de force, par la volonté de puissance, par le désir de se survivre, parfois même par une possessivité castratrice. Or, il n’est pas indifférent, pour une juste compréhension des récits bibliques que nous allons parcourir ensemble, d’avoir présent à la mémoire ce qui est plus et mieux qu’un détail intéressant. Abram, c’est l’homme qui fait l’expérience d’une autre paternité que la paternité humaine. D’abord parce qu’il a rompu avec son propre père, avec son ascendance ; et si la Bible souligne ce fait, il faut préciser que le Coran insiste peut-être encore davantage là -dessus. Ensuite parce que, durant presque toute sa vie, il n’a pas d’enfant et surtout parce que sa relation avec un Dieu qui, nous allons le voir, est en constant dialogue avec lui, donnera à Abram une nouvelle image de la paternité, un nouveau modèle du père.

N’est-ce pas, en effet, à la suite de ce long apprentissage, de cette initiation dont tous ses enfants spirituels recueilleront le fruit, que Dieu changera alors le nom d’Abram en celui d’Abraham qui veut dire « père d’une multitude » ?

En résumé, et c’est ce que je tenais à dire, Abraham ne peut avoir des enfants et porter en vérité le titre de père qu’au terme d’un long apprentissage où lui sera révélé par Dieu lui-même ce mystère dont toute la Bible témoigne : on ne peut trans­mettre que ce que l’on reçoit dans l’écoute attentive, accueil­lante, d’une Parole fondatrice. Ainsi la paternité, selon la Bible, présuppose la foi, sinon elle risque d’être, surtout pour ceux qui prétendent tirer leur autorité de Dieu lui-même, une source permanente d’aliénation et de conflits. C’est en ce sens et en ce sens seulement qu’Abraham devientpère et que, de ce fait, il va vivre en vue de sa descendance, en vue d’un avenir et non plus d’une expérience passée.

PASTEUR PHILIPPE DE ROBERT
Cette paternité nouvelle lui sera reconnue par le titre de « père des croyants » que lui donnent Juifs, Chrétiens et Musulmans.

Chacun projette en lui son histoire et ses convictions fonda­mentales, telles qu’elles se sont développées à partir du message de Moïse, puis de Jésus, puis de Mahomet. Et c’est ainsi que le Dieu d’Abraham n’est plus seulement la divinité familiale et intime du patriarche, c’est désormais le Dieu révélé à Moïse, le Dieu libérateur de la Pâque, qui a donné la Torah au peuple d’Israël. C’est le Dieu de l’Evangile qui a envoyé Jésus comme Messie et qui l’a relevé d’entre les morts. C’est enfin le Dieu Tout-Puissant et miséricordieux dont Mahomet se sait l’ultime prophète. On se demandera peut-être s’il s’agit bien du même Dieu. Il me semble qu’au seul niveau où l’on puisse se placer pour répondre à une telle question : celui des textes de la Bible et du Coran et de la conscience de foi qui s’y exprime, la réponse ne peut être que positive. Lorsque je dis par exemple avec la Bible (Deutéronome 6) : « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est un » (ou encore , Esaïe 45 , : « C’est moi le Seigneur, il n’y en a pas d’autre. Moi excepté, nul n’est Dieu »), je rejoins la profession de foi musulmane : « Nul n’est dieu, excepté Dieu », ou encore la sourate 112 : « Dis : Lui Dieu est un. Dieu : le seul. Il n’engendre pas, il n’est pas engendré. Nul n’est égal à lui ». Et en tant que chrétien je donne ma pleine adhésion à cette affirmation de l’unicité et de la transcendance de Dieu. L’Evangile, en effet, n’est intelligible qu’à partir de cette affirmation monothéiste fondamentale : elle est présupposée par tout le message de Jésus. Ceci n’efface point les divergences, qui concernent précisément la personne de Jésus et les conséquences qu’entraîne sa reconnaissance comme Messie : elles en deviennent au contraire plus claires. Mais elles ne peuvent masquer la parenté foncière de trois grandes expressions de la foi en un Dieu unique.

PASTEUR DANIEL ATGER
Cette parenté n’est-elle pas précisément mise en lumière par le déracinement d’Abraham, par la rupture qu’il doit opérer avec un monde, avec un univers où les dieux assurent un certain ordre ? La première parole qui détermine la foi d’Abram et, par conséquent, celle de ses enfants, de ceux qui se réclameront de lui, n’est-elle pas un appel subversif ? « Quitte ton pays, ta famille, la terre de tes aïeux ». De ce fait apparaît toute la différence entre un Dieu qui tient ce langage-là et le dieu, fà »t-il unique, qui maintient l’ordre des choses, et auquel se réfère généralement l’homme qui parle de dieu sans avoir pris la peine de l’écouter.

PASTEUR PHILIPPE DE ROBERT
En effet, selon l’expression bien connue de Pascal, « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, n’est pas le Dieu des philosophes et des savants ». Il n’a rien à voir avec les divinités officielles de Mésopotamie, d’Egypte ou de Grèce, pas plus qu’avec le « grand horloger » de Voltaire ou l’ « Etre Suprême » de la Révolution française. Le monothéisme des enfants d’Abra­ham est d’abord une affirmation polémique : contre toutes les idoles et contre toutes les idéologies, il s’agit d’affirmer le caractère unique et exclusif du vrai Dieu. C’est Celui dont l’idée n’a pas germé du cœur de l’homme, mais qui s’est révélé, qui s’est imposé, qui s’est taillé une place, c’est le Dieu venu d’ailleurs, le Tout-Autre. Sa reconnaissance implique le rejet de toute autre divinité, le refus de toute conception du monde fondée sur des valeurs autonomes. En ce sens le monothéisme est iconoclaste et révolutionnaire, il suppose un bouleversement des positions acquises non seulement au plan religieux, mais aux plans culturel et sociopolitique : on sait dans quels combats Moïse, Jésus et Mahomet ont été conduits par leur message. Certes, il ne s’agit pas d’une intolérance de principe à l’égard de toute autre tradition religieuse ou philosophique. Mais il s’agit de la différence radicale entre le Créateur et les créatures, à plus forte raison les créations de l’esprit humain.

Toute rencontre authentique du Dieu d’Abraham suppose une révision déchirante des convictions les mieux établies, un pas­sage au crible de toutes les idées reçues, de tous les comporte­ments admis. Cette exigence est d’autant plus impérieuse que ce Dieu est aussi le juge ultime de toute vie humaine, c’est le Dieu de la crise. Il ne s’agit pas seulement du jugement dernier au sens chronologique, mais de la mise en question décisive qu’entraîne pour tout homme, et pour le monde, la rencontre du vrai Dieu. C’est ce que constate Jésus (Jean 9/39) : «  Je suis venu en ce monde pour une remise en question ».

Autant dire que Celui que les enfants d’Abraham ont pour mission de proclamer au monde n’est pas un dieu facile, une espèce de Père Noël inoffensif et rassurant. Le reconnaître et le suivre implique des ruptures, souvent douloureuses : c’est ainsi que nous voyons Moïse conduit à protester contre la politique du Pharaon, puis en butte aux critiques de ses compatriotes ; nous voyons Mahomet aux prises avec les grandes familles de La Mecque ; et nous connaissons le grand débat de Jésus avec les autorités de Jérusalem. Les trois religions reconnaissent en Abraham celui qui a connu une telle rupture, celui qui a dà » répondre à l’appel : « Quitte ton pays, ta famille, la maison de ton père ». L’auteur de cet appel n’est pas seulement un Dieu unique, créateur et juge universel, c’est une personne vivante, aux interventions imprévisibles, comme nous allons le voir, mais c’est en même temps celui qui s’engage pleinement dans ses décisions : s’il a exigé d’Abraham cette rupture, c’est pour le conduire vers un pays nouveau, et pour lui promettre une des­cendance à travers laquelle tous les peuples de la terre pourront connaître le bonheur.

Tel est le Dieu d’Abraham, le Dieu auquel, aujourd’hui encore, ses enfants rendent témoignage.

PASTEUR DANIEL ATGER
Il était sans doute indispensable pour introduire notre lecture de la Bible et éviter certains malentendus que soit ainsi rappelé l’originalité du Dieu d’Abraham et la capacité libératrice et créatrice de sa Parole qui retentit constamment dans les récits de la Genèse sans toutefois se réduire et se limiter à un langage.

Celui de ces récits que nous allons recevoir et méditer durant ces Samedis de Carême, c’est le célèbre chapitre 22 auquel, comme nous aurons l’occasion de le vérifier, les traditions juives, chrétiennes et musulmanes ont attaché une importance capitale. C’est vraiment le sommet de l’itinéraire abrahamique, le point culminant d’une foi mise à l’épreuve et qui découvre cependant, à l’heure où tout semble compromis, cet au-delà de l’absurde et de la mort qui change radicalement la marche, fà »t-elle incer­taine et tâtonnante, du croyant.

Avant d’entendre ce récit dont vous apprécierez, je pense, la sobriété littéraire, le rythme et le suspense, malgré l’inévitable handicap d’une traduction, aussi proche du texte soit-elle, repla­çons-le brièvement dans le cycle d’Abraham qui commence au chapitre 12 de la Genèse et qui se poursuit jusqu’au début du chapitre 25.

Abram s’est donc mis en route avec les siens et ses troupeaux sur un mystérieux appel de Dieu, appel qui s’accompagne d’une promesse encore imprécise. Il a pris le chemin de l’Ouest. La famine le conduira jusqu’en Egypte où il connaîtra l’humiliation. Puis, s’étant séparé de son neveu Lot qui choisira la plaine fertile du Jourdain, Abraham campe avec ses troupeaux sur les hau­teurs de Judée, aux portes d’Hébron. Il prend part, sans l’avoir cherché, à une étrange guerre qui met aux prises des rois incon­nus qui se disputent , déjà ! , des puits de bitume. Nous dirions aujourd’hui des zones pétrolifères. Il en sort vainqueur et reçoit la bénédiction du mystérieux Melchisédek, « le roi de Justice », prince de Salem. La promesse de Dieu lui est alors réitérée avec, cette fois, l’annonce d’une descendance innom­brable. Mais il n’a toujours pas d’enfant et sa femme Sara, qui a passé l’âge d’en avoir, souffre de sa stérilité. C’est alors l’épi­sode bien connu de la naissance d’Ismaël, ce fils que lui donnera sa servante Agar et qui sera l’ancêtre des peuples arabes. Ensuite Abram, dont le nom est devenu Abraham, reçoit la visite de trois messagers qu’il accueille avec toute l’hospitalité orientale d’un homme du désert, et qui lui annonceront, ainsi qu’à Sara, la naissance, impossible à vues humaines, du fils de la promesse qui sera, à sa naissance, appelé Isaac, l’enfant du rire.

Entre temps, Abraham aura vécu le drame de Sodome et de Gomorrhe, la fuite précipitée de Lot et des siens, d’autres évé­nements tragiques. Et c’est à la fin de sa vie, à la dernière étape de ce chemin qui n’en finit pas, jalonné par une promesse répétée et par les démentis qui semblent lui être opposés, que se déroule la grande épreuve finale précédant de peu la mort de Sara et celle d’Abraham qui nous sera racontée au chapitre 25 de la Genèse.

Ecoutons la lecture du chapitre 22 de la Genèse, dans la traduction œcuménique de la Bible (TOB).